Roland Li-Marchetti

This is a transcription of the memoires of my grandfather Roland Li-Marchetti. Corrections of typos most welcome. 😉

Voir Agnes Li-Marchetti.

Agnes Li-Marchetti

A ANJA (1978 - 1993)

Elle a rĂȘvĂ© de l’histoire chinoise de la famille. C’est un vrai conte transcrit Ă  partir de mes souvenirs, de ceux transmis par mon pĂšre et ses amis de Chine.

Maintenant libre de ses craintes et de ses douleurs, elle peut revivre avec nous à travers ce récit qui appartient aussi à sa maman, notre fille ASTRID.

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Marié à **GAGGERO ThérÚse**, née à Toulon le 25 avril 1886, décédée à Toulon en (?). Ils ont eu quatre enfants:

* **ThérÚse** qui est à Hong Kong mariée à **THOMAS Louis**. Ils ont deux enfants, **Sandy** et **Eric**.

* **Michel** au Canada marié avec **Jenny**. Ils ont trois filles **Andrea**, **Barbara** et **Christine**.

* **Jean-Pierre**,marié à Irma Klobertanz et décédé à Vancouver qui a eu trois filles, **MichÚle**, **Alexandra** et **Wanda**.

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//Descendants//

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Roland Li-Marchetti 1996 Tout a commencé un 15 juillet 1924. Enfin pas tout, ce ne fut que ma naissance.

Roland Li-Marchetti 1996

Auparavant d’autres Ă©vĂ©nements et personnages ont patiemment tissĂ© les cordes du temps en marquant les diffĂ©rentes Ă©tapes de l’existence.

Si seulement nous possĂ©dions une bibliothĂšque du passĂ© avec les noms, les dates, les couleurs, les bruits aussi bien dĂ©crits que je pourrais revivre ces Ă©tapes au travers d’eux.

Non, rien. Ou presque, car il n’existe que ma mĂ©moire. Elle est un peu fatiguĂ©e aprĂšs soixante-douze annĂ©es qui m’ont fait traverser des instants de toutes sortes. C’est aussi une rĂ©serve de connaissances sujettes aux fantasmes, aux rĂȘves et parfois aux improvisations que je devrais ĂȘtre seul Ă  connaĂźtre. Et ce ne sera pas le cas ainsi que je viens de vivre ces jours-ci! Il n’y a pas de mensonges mais, comme disent les mĂ©ridionaux dont je me sens proche, des “embellissements”, peut-ĂȘtre exagĂ©rations, voire oublis volontaires, tant il est vrai que vĂ©ritĂ© n’est toujours pas bonne Ă  dire! ...

Le film que je fais défiler est un assemblage de plans sans liens apparents parfois. Entre les personnages qui se meuvent dans des décors, hélas réels, le mien est de science fiction.

NĂ© sous les signes du Cancer et du Rat, horoscopes qui se contredisent, c’est un privilĂšge de pouvoir sĂ©lectionner celui qui est le meilleur pour l’instant vĂ©cu. Le paradoxe des signes d’oĂč je suis sorti pour m’acheminer sur le chemin de ce qui me mĂšnera inexorablement vers la cendre qui purifie tout. De cet instant vont s’additionner les questions et les problĂšmes que tout individu rencontre entre l’Alpha et l’Omega.

Je viens de naĂźtre et suis vivant: mais oĂč exactement?

Tsao Tien Li

Dans la chambre de mes parents qui se trouve dans un des pavillons qui entourent la cour centrale oĂč vivent les autres membres de la famille, regroupĂ©s autour de l’Ancien, patriarche ayant tous les droits, de vie et de mort, sur ses sujets... j’invente cette chambre, car je ne sais pas oĂč j’étais Ă  cette Ă©poque troublĂ©e de l’histoire de la Chine et de mon pĂšre pas fidĂšle dans ses sentiments... mais ceci est une autre histoire.

Notre maison appartenait Ă  mon grand-pĂšre LI Tsao Tien. Mon pĂšre, LI Tching Tchoung Lin, s’était retirĂ© dans une maison situĂ©e Ă  HA TA MEN, non loin de la CitĂ© Interdite qui renfermait le Palais ImpĂ©rial, siĂšge du Fils du Ciel, PĂšre de l’Empire du Milieu.

Cet emplacement dans la ville se justifiait par les activités de mon pÚre et surtout de mon grand-pÚre paternel, Vice-Roi de la Province du Fou-Kien.

Cette province maritime Ă©tait le berceau de la construction navale impĂ©riale (vraisemblablement des jonques!) et le grand-pĂšre, qui Ă©tait Ă©galement ministre impĂ©rial de la marine chinoise y trouvait bien sĂ»r sa place. Il faut encore ajouter Ă  ses titres qu’il Ă©tait mandarin de 3Ăšme ou 4Ăšme classe, Ă  ce que l’on m’a dit. Ce grand homme avait conçu mon pĂšre lors d’une escale Ă  TOULON (Var), ce qui est Ă©galement farfelu, pas la conception, mais le lieu...

Toulon, alors passage obligĂ© pour les flottes de guerre et bĂątiments navals officiels, assurait l’avitaillement de ces escadres. Il y en avait beaucoup, et avouez que c’était plus prestigieux qu’un avion officiel avec un petit fanion sous l’essuie-glace qui semble avoir Ă©tĂ© accrochĂ© par le cockpit! ...

Mon grand-pĂšre s’est donc arrĂȘtĂ© Ă  TOULON, sur le chemin de la Grande-Bretagne oĂč allaient se passer les fĂȘtes du jubilĂ© de la Reine Victoria. L’arrivĂ©e de cette escadre (lĂ , je fantasme un peu) a dĂ» provoquer un bel Ă©moi chez les Toulonnais. L’arrivĂ©e des bateaux passant devant la presqu’üle de Saint-Mandriez, puis glissant vers la darse... quel spectacle! ... Mon grand-pĂšre devait ĂȘtre bien fier avant de rencontrer la souveraine, qui aux yeux de la CitĂ© Interdite, n’était que la vassale de l’Empereur, ce dernier n’ayant personne au-dessus de lui.

Voilà donc mon mandarin de grand-pÚre qui descend à terre pour se dégourdir les jambes aprÚs plusieurs semaines de navigation.

Tsao Tien Li encore une fois

→ LI Tsao Tien

LI Tsao Tien

Il tombe en arrĂȘt devant une jeune fille (belle, brune aux yeux noirs perçants, c’est plus joli comme cela, n’est-ce pas?) et d’origine Corse. Elle s’appelait Marie MARCHETTI, nĂ©e Ă  Bastia 27 ans plus tĂŽt. Il lui fait la cour, je m’imagine que pour elle, ce n’était pas de l’amour. Je crois que c’était de l’émerveillement devant cet homme revĂȘtu de l’ample robe chinoise, brodĂ©e avec les insignes de son rang, la tĂȘte couverte d’une toque surmontĂ©e d’une boule de cristal ou d’argent selon son grade. Ce n’est pas extrait du film “le dernier Empereur” quoique pour cette jeune Corse, modeste couturiĂšre, il s’agit d’un conte, un rĂȘve Ă©veillĂ© aussi incroyable que rĂ©el. Cela se passait entre 1877 et 78.

Le ravitaillement terminĂ© et les jours passant, il faut reprendre la mer et cingler vers la Cornouailles. Le couple se dit au revoir car mon pĂšre est en chemin et aprĂšs s’ĂȘtre assurĂ© le concours de son oncle Michel MARCHETTI, retraitĂ© de la marine marchande, elle rĂȘve de son voyage vers la Chine. Il aura lieu mais 20 ans plus tard. En effet, mon grand-pĂšre reviendra pour l’épouser Ă  la chinoise et ne reconnaĂźtra l’enfant qu’en 1880, puis s’embarquera vers la Chine aprĂšs avoir assurĂ© un viatique confortable pour l’éducation de mon pĂšre qui naĂźt Ă  Marseille en dĂ©cembre 1879.

Peut-ĂȘtre que mon grand-pĂšre, dans sa grande sagesse, voulait Ă©viter un contact trop rapide et trop brutal avec une civilisation oĂč la femme n’avait pratiquement aucun droit. Il organise donc l’avenir de son fils.

L’oncle Michel aura le gestion des fonds laissĂ©s pour l’enfant. Tsao Tien LI peut alors dire au revoir Ă  tout le monde et retourner en Chine le cƓur tranquille.

A sa naissance, mon pĂšre avait un an (Ă  la chinoise) et je ne peux que citer le texte de l’inscription sur le registre d’état-civil de la mairie de Marseille qui Ă©nonce:

“L’an mille huit cent septante neuf et le quatre dĂ©cembre Ă  cinq heures et demi. Acte de naissance de LIN, Ă  Marseille, le premier dĂ©cembre courant Ă  deux heures du soir, rue de la RĂ©publique 49, fils de Marie MARCHETTI, ĂągĂ©e de vingt sept ans, couturiĂšre nĂ©e Ă  BASTIA (Corse) demeurant dite maison, non mariĂ©e et d’un pĂšre inconnu.”

Registre d'Ă©tat-civil de la mairie de Marseille

Ils n’étaient donc pas mariĂ©s. Ils l’étaient, non pas Ă  la mode de Bretagne, mais Ă  la mode chinoise qui, Ă  l’époque ne s’embarrassait pas des arcanes administratives des Pays civilisĂ©s. Ce qui m’amĂšne Ă  complĂ©ter l’inscription ci-dessus par la mention marginale dans l’acte prĂ©citĂ© qui stipule:

“Lin, dont l’acte de naissance est ci-contre, a Ă©tĂ© reconnu par son pĂšre Tsao Tien LI, par acte reçu en cette mairie, le trente avril mil huit cent quatre-vingt.”

Mon pĂšre Ă©tait nĂ©, il avait un nom, des parents dĂ©jĂ  sĂ©parĂ©s, un oncle vraisemblablement merveilleux qui se chargera de son Ă©ducation jusqu’à son dĂ©part de France.

Je continue Ă  raconter ce que mon pĂšre m’a distillĂ© au jour le jour. De ses souvenirs, je me souviens que l’oncle Michel avait eu une bonne situation qui lui valait le respect en ville. Mon pĂšre ajoutait qu’à la fin de chaque repas, il avait en souvenir la tirade “encore un que les Anglais n’auront pas!” devise hĂ©ritĂ©e de la “Royale”. Cette boutade devenait plus dramatique lors des escales de bĂątiments britanniques. Des bagarres entre marins de sa gracieuse majestĂ© et nos marins faisaient des dĂ©gĂąts. Il paraĂźt que l’on sonnait la charge Ă  l’Arsenal oĂč les nĂŽtres, avec les haches d’abordage frottaient les uniformes des British. Enfant, ces rĂ©cits me passionnaient. Je les voyais, la hache sur l’épaule chantant “Au trente-et-un du mois d’aoĂ»t...”, plus corsaires que matelots.

C’est peut-ĂȘtre une des causes qui m’a fait aimer la marine et souhaiter faire “navale”. VƓux pieux que je ne devais jamais remplir. Mais nous sommes encore loin de cette Ă©poque Ă  venir et je me dois de continuer avec la vie de mon pĂšre Ă  Toulon.

Une certitude est que mon pĂšre a Ă©tĂ© Ă©levĂ© sans soucis du lendemain. Ce grand avantage, Ă  l’époque, lui a permis de satisfaire ses dĂ©sirs, pulsions et l’a poussĂ© Ă  frĂŽler les milieux interlopes de Toulon. Il a Ă©tĂ© “gĂątĂ©â€ dĂšs son enfance, recevant en cadeau par exemple, le premier vĂ©locipĂšde de la ville. Il a reçu des leçons d’équitation car il rĂȘvait dĂ©jĂ  Ă  Saint-Cyr et de l’uniforme militaire. Au lycĂ©e RouviĂšre, il avait comme camarade d’école Jules MurĂšre qui sera plus tard Raimu.

Il a beaucoup “couru”. D’abord les jeunes filles ou plus tout Ă  fait jeune fille de la jeune population toulonnaise. Des escalades le long des descentes de gouttiĂšres sur la façade des maisons, mĂȘme de quatre Ă©tages si la proie habitait sous les combles, le cas de beaucoup de servantes... ne l’arrĂȘtaient pas. Souvent il lui est arrivĂ© de s’acoquiner avec la pĂšgre du port, les “nervis” et leurs protĂ©gĂ©es, dames de petites vertus au grand cƓur. Lorsque des bagarres Ă©clataient et que la force publique devait intervenir, son oncle devait se rendre au Poste de Police du quartier pour le faire libĂ©rer.

Ces frasques qui semblent aujourd’hui de peu de gravitĂ© ont semble-t-il façonnĂ© le caractĂšre d’un jeune homme livrĂ© Ă  lui-mĂȘme. Elles ont dĂ©veloppĂ© son intelligence et ses facultĂ©s d’adaptation. Je prĂ©cise que ce sont ses propres souvenirs.

Son espoir d’entrer Ă  Saint-Cyr, lui a fait prĂ©parer son baccalaurĂ©at. Ce dernier passĂ© avec succĂšs Ă  Aix-en-Provence Ă©tait complĂ©tĂ© par une bonne Ă©ducation Ă©questre. Il savait, parait-il, fort bien monter Ă  cheval. Sa formation avait Ă©tĂ© faite par les officiers de cavalerie des rĂ©giments montĂ©s de Toulon.

Tching Tchoung Li mit erster Frau, Aussenseite

Tching Tchoung Li mit erster Frau, Innenseite

L’acte de naissance de mon pùre comporte une seconde remarque en marge:

“Par acte a Ă©tĂ© inscrit le vingt deux avril mil neuf cent cinq en la mairie de Toulon (Var), le mariage de Lin LI avec ThĂ©rĂšse Augustine GAGERO”.

Mon pĂšre venait d’épouser une jeune provençale d’origine corse ou italienne (Ă  la lumiĂšre de ce que j’ai pu apprendre ces derniers temps, je pencherais pour l’Italie), pour le meilleur et, malheureusement, pour le pire.

En fait cette union Ă©tait le rĂ©sultat d’un pari entre Ă©tudiants qui collectionnaient les conquĂȘtes fĂ©minines. Mon pĂšre avait pariĂ© dans une Ă©glise durant l’office religieux qu’il serait gagnant. Il a dĂ» Ă©pouser la perdante avant leur dĂ©part de France pour rejoindre son pĂšre en Chine, qui le rĂ©clamait. Je ne le juge pas quoique le maniĂšre ait Ă©tĂ© un peu cavaliĂšre d’autant plus qu’il avait alors 25 ans Ăąge rĂ©putĂ© adulte.

Ce qu’il a fait entre 1897, annĂ©e de son baccalaurĂ©at et 1905, son mariage, reste dans le brouillard.

Toujours est-il que son pĂšre n’ayant pas oubliĂ© le fils (le mĂąle) restĂ© en France, il le fait rappeler avec sa mĂšre. Reste Ă  savoir comment Ă  25 ans, il a pu se faire passer pour chinois sans Ă©veiller les soupçons de l’administration. Il Ă©tait nĂ© de mĂšre française, en France, et avait la nationalitĂ© chinoise ?

Durant la traversĂ©e maritime entre Marseille et Shanghai se place un Ă©vĂ©nement capital qui situe bien le caractĂšre autoritaire de Lin LI. Sa jeune femme se languissant peut-ĂȘtre en seconde ou troisiĂšme classe, est invitĂ©e par un officier du bord Ă  venir danser un soir de bal organisĂ© par le Commandant. L’invitation s’adressait Ă  Monsieur Ă©galement. Mon pĂšre aurait pris la grosse colĂšre arguant que des passagers de classe infĂ©rieure n’avaient rien Ă  faire dans une classe supĂ©rieure Ă  la leur. Était-ce de la jalousie ou la manifestation de son autoritĂ© ? Toujours est-il que la jeune femme dĂ©cide d’y aller. Pour la premiĂšre fois en trente ou quarante jours de mer qu’une chance de s’amuser se prĂ©sente, elle ne va pas la laisser passer. Elle est bien jeune et il faudrait bien Ă©videmment l’excuser. Mais c’est mon pĂšre !

A partir de cet instant il rĂ©pudie moralement sa femme et le lui dit. Cela ne l’empĂȘchera pas, au grĂ© des annĂ©es, de lui faire trois enfants. Ce n’était que l’envie de montrer qu’en bon chinois il assurait, lui aussi, une progĂ©niture Ă  la famille.

Il semble que ces enfants ont dĂ» gĂ©rer une vie entourĂ©e de domestiques et d’une mĂšre qui a dĂ» faire plus que son devoir envers eux. Il ne m’en a guĂšre parlĂ© et dans toute mon existence j’ai rencontrĂ© une fois mon frĂšre venu Ă  Paris aprĂšs la mort de Lin LI en 1962. Il Ă©tait accompagnĂ© de sa seconde femme, une grecque, et des ses deux enfants. Les deux autres enfants de son premier mariage ne sont jamais venus nous voir malgrĂ© le fait qu’un fils ait Ă©tudiĂ© Ă  HEC Ă  Paris. Je n’ai aucun commentaire Ă  faire Ă  ce sujet. Heureusement que j’ai pu rencontrer le fils de Marie-Louise, Jean-Pierre dit Janpi. Nous l’avons vu quatre ou cinq fois dans sa courte vie suisse. Il Ă©tait revenu de Hong Kong pour retrouver la nationalitĂ© de son pĂšre, nipo-suisse. Il a mis malheureusement fin Ă  son existence aprĂšs ce que l’on croit ĂȘtre un moment d’absence... Tragique geste survenant en pleine festivitĂ© des noces d’or de ses parents Ă  Vancouver au Canada.

Tching Tchoung LI, Officier de la Garde ImpĂ©riale, aka Lin LI, aka LI Fa Chang Mais revenons au couple qui vogue sur les mers chaudes. Un petit rappel sïżœïżœavĂšre intĂ©ressant. Mon pĂšre, de nationalitĂ© “indĂ©cise”, arrive en Chine et se prĂ©sente devant son gĂ©niteur. La nationalitĂ© chinoise lui est dĂ©cernĂ©e ou peut-ĂȘtre confirmĂ©e par la destruction de ses papiers d’origine et la dĂ©livrance de nouveaux libellĂ©s ainsi:

Tching Tchoung LI, Officier de la Garde Impériale, aka Lin LI, aka LI Fa Chang

**LI Tching Tchoung**, nĂ© Ă  FOU-TCHEOU, province du FOU-KIEN, le 28 septembre 1879. Les deux prĂ©noms correspondant grosso modo en français Ă  “cƓur loyal et droit”.

L’entourage chinois ne s’y trompe pas et donne trĂšs rapidement un surnom suivant ainsi la coutume du pays. Il sera **LI Fa Chang** – LI le français. Ce surnom lui restera mĂȘme auprĂšs de ses amis et connaissances français de PĂ©kin et de Tien Tsin.

Une nouvelle identitĂ© ne fait pas un nouveau personnage. Aussi LI Tsao Tien fait-il nommer LI le français Professeur-Doyen de la facultĂ© de langue française de l’UniversitĂ© de PĂ©kin. Il devient, dans la foulĂ©e, inspecteur des chemins de fer du KIN-HAN (PĂ©kin-Hankeou) ce qui lui permettra de se dĂ©placer pour aller Ă  la chasse. Il devient Ă©galement journaliste pour la Gazette de PĂ©kin (revue d’informations de langue française). En passant il sera reprĂ©sentant et membre Ă  vie du Touring Club de France en Chine. Pour couronner le tout il sera officier de la garde impĂ©riale oĂč il sera rapidement promu colonel du premier rĂ©giment de la dite garde.

Je dois certainement omettre quelques autres titres et fonctions plus ou moins officiels. Pour mon pĂšre, quelle joie d’obtenir de telles promotions “sur le pouce”. Au moins il Ă©tait devenu militaire, son rĂȘve de Toulon. Ce n’était toutefois pas une rĂ©fĂ©rence en Chine. En effet la soldatesque jouissait d’un trĂšs mauvais renom parmi la population, battue, mise Ă  sac, violĂ©e, et j’en passe. En revanche, un professeur Ă©tait Mandarin de cinquiĂšme ou quatriĂšme classe. Ce privilĂšge s’augmentait au fur et Ă  mesure de ses Ă©tudes et examens le long de la vie (jusqu’à soixante ou soixante-dix ans). Il devenait un sage Ă©rudit.

Tching Tchoung LI, mit Einband

Mon pĂšre dut, et c’est anecdotique, se plier Ă  la coutume de la natte (fausse, bien entendu) portĂ©e par les courtisans et nobles visitant la CitĂ© Interdite. Ce symbole de la soumission des chinois Ă  la dynastie Mandchoue devait, sous peine de mort, ĂȘtre portĂ© en public. Avec assouplissements pour les Chinois de “l’extĂ©rieur”. La dynastie mandchoue avait envahi la Chine que la grande muraille n’avait pu protĂ©ger. Ce signe de soumission s’insĂ©rait dans la tradition du capuchon et de la crĂ©celle pour les pestifĂ©rĂ©s, les bonnets pour les juifs, plus prĂšs de nous le port de l’étoile jaune, en Europe. La “fausse natte” de mon pĂšre Ă©tait cousue dans le fond de sa calotte mandarine.

Cet emblĂšme n’altĂ©rait pas le rang des officiels et mon grand-pĂšre, mandarin de haute-dignitĂ©, avait le droit de rentrer Ă  cheval dans l’enceinte de la CitĂ© Interdite.

Revenons Ă  mon pĂšre qui, civil et militaire, s’efforça de remplir aux mieux ses obligations. Civil, il sut comme professeur ĂȘtre pĂ©dagogue, sociologue et maĂźtre dans le sens le plus dĂ©sintĂ©ressĂ© et le plus noble de sa profession. Militaire, il le fut avec toute la discipline et parfois la brutalitĂ© imposĂ©e par les Ă©vĂ©nements.

J’en ai eu confirmation par des amis français qui l’avaient connu jusqu’en 1924 en Chine. Il prĂ©parait tous ses cours d’universitĂ© Ă  la main, Ă©vitant ainsi les lectures fastidieuses de textes que l’étudiant peut lire dans les bibliothĂšques universitaires. Pour **MAO Tse Toung**, Ă©tudiant pauvre de français, il n’hĂ©sita pas, Ă  l’époque, Ă  payer une partie de ses Ă©tudes par prĂ©lĂšvement sur sa solde de professeur. Il a fait le mĂȘme geste en faveur d’autres Ă©tudiants nĂ©cessiteux. Il fit tout ce qui Ă©tait en son pouvoir pour diffuser la connaissance et l’amour de la langue française. Bien plus tard, alors que nous Ă©tions (trĂšs) pauvres, il reçut des propositions du gouvernement français en reconnaissance des services rendus Ă  notre culture. Il rejetait toute aumĂŽne, en bloc. Je pense, toutefois, qu’il fit des efforts pour compenser la perte de son origine française par la dĂ©cision de son pĂšre.

Il avait appris environ deux mille caractĂšres de chinois afin de pouvoir lire un article de presse ou une lettre non-officielle. Cela ne l’a pas empĂȘchĂ© de dĂ©crocher des nominations et promotions sans oublier les dĂ©corations dont j’ai les preuves aujourd’hui. Ces derniĂšres ont Ă©tĂ© dĂ©cernĂ©es, je le suppose, Ă  titre militaire. Il fit deux campagnes, celle de la guerre russo-japonaise, pour protĂ©ger des incursions Ă©trangĂšres puis celle de 14-18, la Chine ayant rejoint le camp des alliĂ©s. Durant la grande guerre il fut chargĂ© de la surveillance de la colonie allemande de Tsin Tao et de la concession allemande de PĂ©kin. Il prit une part active dans la rĂ©pression des soulĂšvements trĂšs nombreux Ă  l’époque depuis le modĂšle des “Boxers” qui avaient donnĂ© pas mal de soucis aux occidentaux auxquels s’ajoutaient les japonais expansionnistes.

Mon pĂšre Ă©tait connu pour ses mĂ©thodes radicales et, devant moi enfant, se vantait d’avoir coupĂ© des tĂȘtes en exemple aprĂšs des scĂšnes de pillage. Combien ? Je ne le saurai jamais. Les armes, il les employait Ă  la chasse comme Ă  la guerre. Il possĂ©dait une belle collection d’armes Ă  feu dont la majoritĂ© provenait de la Manufacture de Saint-Étienne. Elles Ă©taient livrĂ©es par colis maritimes, celles destinĂ©es Ă  ses soldats venaient d’Allemagne et le fabricant des Mausers a dĂ» rĂ©aliser de belles affaires. Il se faisait envoyer de l’outillage aussi et je possĂšde encore un marteau en acier de “Manufrance” avec, dans le manche, un outillage complet. Cette relique me sert encore de temps en temps.

Pouvant disposer de la ligne de chemin de fer du Kin-Han, il organisait ses chasses le long de la ligne, Ă  sa guise. Il pouvait ainsi rĂ©quisitionner une locomotive et quelques wagons pour son confort, le transport des produits de sa chasse et le ravitaillement. Bien entendu il fixait lui-mĂȘme ses horaires et ne se souciait guĂšre de la gĂȘne pour les voyageurs du commun et le transport des marchandises.

Il aurait pratiquĂ© la chasse au tigre blanc de Mandchourie ainsi que des fĂ©lins de plus petite taille qu’il traquait jusque dans la gare de chemin de fer de PĂ©kin. Le gibier Ă  plumes, Ă©galement abondant, faisait le bonheur des communautĂ©s religieuses de PĂ©kin. Sa collection d’armes de guerre se justifiait par son grade de colonel dans l’armĂ©e chinoise.

Il m’a racontĂ© que durant l’hiver, trĂšs froid, Ă  PĂ©kin, les canaux qui entouraient la CitĂ© Interdite, Ă©taient gelĂ©s. Les habitants venaient se servir des blocs de glace sciĂ©s Ă  la main pour leurs besoins domestiques.

J’ai Ă©voquĂ© auparavant son attirance vers les femmes. Depuis Toulon, ses aventures continuaient et ce n’est pas la prĂ©sence fantomatique d’une Ă©pouse qui pouvait freiner ses appĂ©tits. J’ajoute que riche et puissant, il possĂ©dait de bons atouts en main. Des chinoises aux europĂ©ennes en passant par des japonaises dont il se plaisait Ă  dĂ©crire les larges manches des kimonos dont l’échancrure permettait une saisie plus rapide des appĂąts... il aura possĂ©dĂ© de nombreux trophĂ©es s’ajoutant Ă  ceux de ses chasses de gibiers divers. Je pense qu’il devait faire ces choses machinalement. Il s’est toutefois plusieurs fois vantĂ© devant moi de ses “victoires”. C’est ainsi qu’il m’a racontĂ© qu’à l’occasion des nombreuses invitations officielles ou pour le bridge chez des particuliers, il reconnaissait sur des photos Ă©parpillĂ©es sur les meubles, des “productions” personnelles, qui paraĂźt-il, avaient des ressemblances avec ses propres enfants.

Il est temps de montrer une notice, avec ses erreurs et omissions volontaires ou non, qui Ă©maillent et confirment ce que j’ai Ă©noncĂ© prĂ©cĂ©demment. J’attire l’attention du lecteur sur les annotations manuscrites de mon pĂšre.

LI Tching Tchoung dit LI-MARCHETTI.

Nationalité chinoise.

Originaire de la province de Fou-Kien – nĂ© le 28.11.79 de LI Tsao Tien et de Marie Marchetti (Corse).

ArrĂȘtĂ© mes Ă©tudes lors de la venue de mon pĂšre, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la dĂ©lĂ©gation impĂ©riale de Chine envoyĂ©e pour assister au couronnement du tsar Nicolas II. PlacĂ©, sous demande du Ministre plĂ©nipotentiaire Soueng Pao Ki, auprĂšs de l’administration des Chemins de fer chinois et nommĂ© secrĂ©taire auprĂšs du baron de SayĂ©e (?) pour Ă©tudier les rouages, construction, matĂ©riel des Cies des Chemins de fer du Yunnan et du Chan-Si.

Retour en Chine en 1905 et mis Ă  la disposition du Vice-roi des 2 Kiangs (Kiang-Sou et Kiang-Si). Stage de 6 mois Ă  Nanking, auprĂšs de ce haut mandarin, puis, envoyĂ© auprĂšs du gouverneur de la province de Cahntoung dans le double but de rĂ©organiser les troupes provinciales et mettre en place l’organisation de l’UniversitĂ© de la capitale (Tsinanfou) en y crĂ©ant une facultĂ© des lettres françaises. Au bout de 3 annĂ©es de sĂ©jour et d’une tĂąche menĂ©e Ă  bien; cĂ©dant Ă  la pression des autoritĂ©s allemandes de Kiao-TchĂ©ou je fus envoyĂ© Ă  PĂ©kin ce qui signifiait la disparition du rĂ©sultat obtenu et la suppression de toute influence française dans cette province que le gouverneur allemand de Tsing Tao dĂ©sirait pour laisser le champ libre Ă  la prĂ©dominance teutonne.

AffectĂ© en 1909, dans la capitale, Ă  l’école des cadets comme instructeur en mĂȘme temps que mandatĂ© pour organiser dans l’UniversitĂ© nationale, de crĂ©ation rĂ©cente, une FacultĂ© de LittĂ©rature et de Jurisprudence françaises.

AppelĂ©, un an aprĂšs, dans la garde impĂ©riale pour y appliquer les mĂ©thodes d’instruction et d’entraĂźnement des pays occidentaux je fus dĂ©signĂ© comme aide-de-camp du prince Tao, oncle de l’Empereur Sueng Toung et commandant-en-chef de la garde mandchoue. Constatant la vanitĂ© des plans et projets Ă©laborĂ©s dans un Ă©tat-major corrompu et dĂ©tachĂ© des choses modernes, demandĂ© un congĂ© illimitĂ© pour me consacrer Ă  la diffusion de la culture française et la prĂ©paration mĂ©thodique de la jeunesse universitaire.

1911 – RĂ©volution et chute de la dynastie Tsing. PassĂ© Ă  la rĂ©volution, source possible de rĂ©els progrĂšs; j’ai rejoint le gouvernement rĂ©publicain Ă  Nanking oĂč je remplis les fonctions de secrĂ©taire du nouveau MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres.

RemontĂ© Ă  Peking avec le PrĂ©sident Sun Yat Sen, pour remettre les pouvoirs Ă  Yuan Chi Kai, je fus retenu par ce dernier pour faire partie de sa Maison militaire comme aide-de-camp en mĂȘme temps que prĂ©cepteur de son fils aĂźnĂ©. Dans la maison militaire j’ai travaillĂ© en collaboration avec le commandant Brissaud-Desmaillet, venu en Chine comme attachĂ© militaire de la LĂ©gation de France et le capitaine Boret son adjoint; tous deux devenus par la suite conseillers militaires de la prĂ©sidence.

Déçu derechef par la stĂ©rilitĂ© des efforts entrepris pour mener Ă  bien ma tĂąche j’ai renoncĂ© dĂ©finitivement Ă  l’armĂ©e, restĂ©e foyer d’intrigues partisanes agissant au dĂ©triment des rĂ©formes envisagĂ©es, pour me consacrer entiĂšrement Ă  la formation des jeunes universitaires; poste oĂč je suis demeurĂ© jusqu’en 1924, date de mon retour en France.

Au cours de la pĂ©riode qui se situe de 1913 Ă  1920; j’ai collaborĂ© activement Ă  la propagande française en qualitĂ© de membre actif du cercle sino-français; de secrĂ©taire de l’Alliance Française (ComitĂ© pour la Chine du Nord – PrĂ©sident: le mĂ©decin colonel BussiĂšres docteur de la LĂ©gation de France); de rĂ©dacteur au “Journal de PĂ©king” (organe de dĂ©fense des intĂ©rĂȘts français dans la capital--, et les provinces du Nord).

Pendant la pĂ©riode post-rĂ©volutionnaire et celle de 1914-18 fus maintes fois chargĂ© de mission par le ministĂšre de la guerre; notamment de la surveillance des camps d’internĂ©s et prisonniers de guerre allemands ou Ă©vadĂ©s de la place forte de Tsing-Tao; surveillance des menĂ©es Ă©trangĂšres. Membre du comitĂ© de la Croix-rouge chinoise.

Distinctions Honorifiques:

T.T. LI dit LI MARCHETTI.

Durant la “grande guerre” se place un Ă©pisode racontĂ© par mon pĂšre et qui, s’il est vĂ©ridique, mĂ©rite l’attention.

Du fait de sa position militaire, il avait été appelé à assurer la surveillance de la possession allemande de Tsing Tao.

La guerre terminĂ©e, et l’armistice conclu, il reçut la reddition de la garnison allemande. Les officiers durent, suivant ainsi les rĂšgles internationales militaires, prĂȘter serment qu’ils ne tenteraient pas de s’évader. Selon la tradition ils refusĂšrent et il fallut redoubler de vigilance Ă  leur Ă©gard. NĂ©anmoins deux des commandants de la place rĂ©ussirent Ă  s’enfuir puisqu’ils n’étaient pas incarcĂ©rĂ©s. L’un d’eux, le Major ou Hauptmann von Dikelmann partit Ă  pieds Ă  travers la Chine de l’ouest. Il aurait traversĂ© le dĂ©sert de Gobi, le Turkestan chinois, le Moyen-Orient, etc... pour arriver enfin Ă  Berlin. d’oĂč il aurait Ă©crit Ă  mon pĂšre pour annoncer son arrivĂ©e sain et sauf chez lui. Beau sujet de film d’aventures ? ...

Insensiblement nous avons avancĂ© dans le temps. Du mariage de mon pĂšre avec ThĂ©rĂšse GAGERRO sont nĂ©s quatre enfants qui ont Ă©tĂ© mes demi-frĂȘre et sƓurs:

En cette fin de siĂšcle, seule Maryse vit encore, Ă  Vancouver, au Canada. Elle y est prĂšs de son fils Michel, qui est mariĂ© et a trois enfants. Sa fille ThĂ©rĂšse, est mariĂ©e Ă  Louis THOMAS, un sujet britannique very sympa. Un de leurs enfants est au Canada et son frĂšre demeure en Grande-Bretagne. De Maryse j’ai Ă©voquĂ© la fin tragique de son fils Jean-Pierre. Lilou a eu des enfants que nous ne connaissons que superficiellement et pas en totalitĂ©. Reste Francette dont le fils Georges est maintenant notre voisin dans le midi. Il a eu deux enfants et seule la fille reste avec deux petits, Pierrot, son frĂšre ayant eu un grave accident en moto est dĂ©cĂ©dĂ©, laissant un souvenir douloureux chez tous. Les trois survivants ont tous Ă©tudiĂ© en Chine jusqu’au moment oĂč leur mĂšre, lassĂ©e d’un Ă©poux tyrannique et gĂ©niteur forcenĂ©, est retournĂ©e en France. Elle a ramenĂ© ses deux filles ainsi que sa maman. Lilou est restĂ© Ă  Shanghai oĂč il suivit les cours du collĂšge “Aurore” bien connu des anciens coloniaux français. Ce retour futile forcĂ© par le comportement de mon pĂšre ? Je ne le saurai jamais. Que de choses que je ne pourrai pas raconter ou me remĂ©morer ?

La famille Gaggero est donc rentrĂ©e Ă  Toulon. Mon pĂšre m’a par bribes narrĂ© quelques Ă©pisodes de leur vie lĂ -bas. Maryse a travaillĂ© comme vendeuse dans les grands magasins “Aux dames de France” boulevard de Strasbourg, tandis que Francette cherchait Ă  “se caser”. S’était difficile pour elle du fait d’une infirmitĂ© qui la faisait claudiquer fortement. Elle avait eu, en effet en Chine, un accident grave. Mon pĂšre voulant toujours imposer sa discipline militaire et sportive obligeait ses enfants Ă  des exercices de gymnastique pĂ©rilleux. C’est Ă  la suite d’un travail sur barres parallĂšles que Francette fit une mauvaise chute. Une tuberculose des os se dĂ©veloppa et une intervention chirurgicale s’imposa. Mais Ă  PĂ©kin, Ă  l’époque, seul le mĂ©decin militaire de la garnison de la concession française, pouvait intervenir ! Il le fit avec mon pĂšre comme assistant avec des livres de chirurgie rĂ©unis en hĂąte. L’opĂ©ration lui sauva la vie mais pas la hanche. Cette infirmitĂ© lui gĂącha toute son existence. Elle devait quand mĂȘme trouver un mari, ouvrier plombier, issu d’un milieu pauvre de pĂȘcheurs. Il lui aggrava son malheur. et mon neveu Georges devait en souffrir une grande partie de son existence. Maryse eut une vie plus agrĂ©able. AprĂšs des aventures dont une assez grave pour provoquer la colĂšre du pĂšre, elle retournait Ă  Shanghai rappelĂ© par son frĂšre qui se faisait une situation chez Olivier et Cie. Cette entreprise française avait un monopole quasi-absolu en France sur les reprĂ©sentations commerciales entre la France et la Chine. Dans cette ville ma sƓur rencontrait un Nippo-Suisse, l’épousait et lui donnait deux enfants. Elle devait rester en Chine et ne revenir que trois fois en France.

Il faudrait un peu parler de mon pĂšre, seul en Chine. TrĂšs en vue Ă  PĂ©kin, il sortait beaucoup. Essaimant ici ou lĂ  des petits frĂšres et sƓurs qui demeureront Ă  jamais inconnus... quoique ! Il frĂ©quente, entre autres, une jeune femme d’origine Franco-Galloise. Elle est mariĂ©e et s’appelle Edith Fonk nĂ©e Monge. Elle a eu un enfant mort de la variole noire. Peut-ĂȘtre a-t-elle trouvĂ© un rĂ©confort chez mon pĂšre ? Toujours est-il que cette jeune femme est la maĂźtresse de Lilou, mon frĂšre. C’est une tragĂ©die cornĂ©lienne... Lilou en voudra Ă  mort Ă  mon pĂšre et ne le rencontrera plus jusqu’à son dĂ©cĂšs. Il ne viendra qu’aprĂšs me visiter Ă  Paris. Quand j’écris tragĂ©die, je pense que j’aurais pu ĂȘtre le fils de mon frĂšre...

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→ LI Tching Tchoung

LI Tching Tchoung

La jeune Edith devait accoucher d’un garçon, vous devinez qui ? Je suis donc venu au monde presque par erreur... Ma venue devait inciter mon pĂšre Ă  changer “d’atmosphĂšre”. Il y avait, en 1924 annĂ©e de ma naissance, de graves Ă©vĂ©nements en Chine dans lesquels la famille chinoise de mon pĂšre Ă©tait impliquĂ©e. Rester Ă  PĂ©kin devenait pĂ©rilleux et mon pĂšre dĂ©cidait de prendre femme et enfant et de les amener en France. Mes parents n’étaient pas mariĂ©s, sinon Ă  la mode chinoise. Il m’avait reconnu et acceptĂ© de me faire baptiser. Quel bonheur pour mon Ă©tat-civil qui Ă©tait justifiĂ© par cette prĂ©cieuse attestation. En effet la convention sino-europĂ©enne qui suivit la guerre des Boxers, stipulait que l’acte de baptĂȘme servait d’acte de naissance en l’absence d’un tel document.

Nous voilĂ  donc naviguant sur les ocĂ©ans sur l’AndrĂ©-Lebon, steam ship des Messageries Maritimes. Deux mois de traversĂ©e. Une queue de typhon essuyĂ©e devant Ceylan, Ma chute d’une couchette supĂ©rieure dans notre cabine occasionnant une dĂ©crochement cardiaque chez ma mĂšre, Mon rĂ©veil quelques heures aprĂšs, sans mal (peut-ĂȘtre ai-je des sĂ©quelles invisibles ? .... ). VoilĂ  rapidement notre voyage de retour vers Marseille oĂč nous nous installons rue Saint FĂ©rĂ©ol. J’ai un souvenir vivace d’un jardin et de meubles en rotin. Cela devait se passer dans mes deux premiĂšres annĂ©es. Puis plus rien jusqu’à notre arrivĂ©e Ă  Paris, 21 rue Laugier prĂšs l’avenue Wagram, chez mes grands-parents maternels.

Mon grand-pĂšre, Jules MONGE Ă©tait artiste peintre. SpĂ©cialisĂ© dans les Ɠuvres militaires, je me souviens d’un tableau reprĂ©sentant la revue du 14 juillet, en prĂ©sence du gĂ©nĂ©ral GOURAUD qui se tient devant le Grand Palais. Peut-ĂȘtre que cette Ɠuvre est exposĂ©e au MusĂ©e des Invalides, oĂč se trouverait parait-il des tableaux de mon grand-pĂšre ? Connu de l’Union des artistes-peintres français, il semble avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un certain renom. Ma grand-mĂšre, effacĂ©e Ă©tait nĂ©e en Pays de Galles. Je suis, en consĂ©quence, un “quarteron” de sangs Corse, Français, Gallois et Chinois.

Je revois dans les limbes, une grand atelier au dernier Ă©tage de l’immeuble rue Laugier. Cela sentait l’huile de lin de la peinture ainsi que le moisi des vieilles tentures de reps bordĂ©es de galons tressĂ©s en vieil or... Je revois Ă©galement une ancienne armure moyenĂągeuse qui m’impressionnait toujours. Il y avait de vieux fusils arabes ainsi qu’une paire de pistolets de fontes aussi d’origine arabe. Je revois une toute petite cuisine et une petite toilette sur la lunette de laquelle je ne posai le postĂ©rieur qu’une fois les mains de ma mĂšre m’isolant du froid du bois.

Nous habitions tous trois dans une chambre de bonne situĂ©e sur le mĂȘme palier au sixiĂšme Ă©tage. Je me souviens m’ĂȘtre “oubliĂ©â€ dans notre lit (je dormais avec mes parents). Un superbe Ă©tron a provoquĂ© la colĂšre de mon pĂšre envers ma mĂšre. Des bribes de souvenirs me reviennent en reprenant mes mĂ©moires. J’ai rĂȘvĂ© devenir pape ! puis pilote (aprĂšs avoir vu de loin le Graf Zeppelin dans le ciel de Paris). Puis ma premiĂšre Ă©cole communale rue Laugier. J’ai attrapĂ© Ă  l’ñge de 6 ou 7 ans une mĂ©chante otite qui, en l’absence de soins, s’est transformĂ©e en mastoĂŻdite aiguĂ« nĂ©cessitant un transport d’urgence en clinique pour une trĂ©panation faite en derniĂšre extrĂ©mitĂ© (l’humeur Ă©tait lors Ă  l’épaisseur d’une feuille de papier Ă  cigarette des mes mĂ©ninges) Il s’agit lĂ  de souvenirs du chirurgien de la clinique de la rue de Sergent Hoff prĂšs la rue Demours que l’on m’a racontĂ©.

Mon pĂšre nous avait dĂ©jĂ  quittĂ© pour aller vivre ailleurs dans Paris. Il venait chaque anniversaire me dĂ©poser sur le palier de l’atelier un paquet cadeau de jouets. Sonnait Ă  la porte puis disparaissait aussi vite que venu. Cette absence me pesait. Son dĂ©part a du s’effectuer entre 27 et 28, et je pense qu’il n’a pas reparu avant 1931/32. Entre-temps il y eu un sĂ©jour en hĂŽtel avenue du Maine, une chambre triste et petite avec des punaises plein le lit. Mon pĂšre les aspergeait d’alcool Ă  brĂ»ler pour les occire. Puis nous avons dĂ©mĂ©nagĂ© vers la rue de Vaugirard, au 99. Il y avait une cour en longueur encadrĂ©e d’ateliers de peintres, de sculpteurs et d’artisans. LĂ  se trouvait Ă©galement un atelier de confection d’abats-jour et je retrouverai bien plus tard le fils du propriĂ©taire Ă  l’école commercial. Mais nous ne sommes pas si loin !

Mon pĂšre, seul, avait trouvĂ© du travail dans un atelier place Wagram? chez un monsieur MASURE. Cet atelier de peintres dĂ©corateurs, avait obtenu un contrat des copies des drapeaux des rĂ©giments dissous et impĂ©riaux exposĂ©s dans la chapelle Saint-Louis des Invalides. Ce travail d’art Ă©tait gĂ©nĂ©rĂ© par le caprice d’un amĂ©ricain qui voulait acheter tout l’édifice.... Devant les rĂ©ticences de l’administration il s’était rabattu sur les copies rĂ©alisĂ©es par de vrais artistes et mon pĂšre, peintre amateur mais possĂ©dant un bon “coup de patte”. AprĂšs ĂȘtre venu en France avec un passeport (rĂ©digĂ© par ses soins) le prĂ©sentant comme dĂ©lĂ©guĂ© gĂ©nĂ©ral visitant des foires internationales, le voilĂ  pinceau Ă  la main refaisant des drapeaux puis les usant par frottement enfin les dĂ©chirant lorsque nĂ©cessaire. Le tout vieilli, teintĂ©, rĂ©parĂ© puis comparĂ© aux originaux, copies devant ĂȘtre parfaites !

LĂ , je trouve la justification de la reprise de mes mĂ©moires. Ces travaux ont du ĂȘtre effectuĂ©s non pas en totalitĂ© place Wagram, mais Ă©galement dans un atelier situĂ© 139 rue de Vaugirard oĂč travaillait une jeune artiste diplĂŽmĂ©e des Beaux-Arts. Elle devait ĂȘtre jeune et jolie et mon pĂšre Ă©tait seul. Devait arriver ce qui arriva. Et je viens de dĂ©couvrir un frĂšre nĂ© pour moi, le 10 Novembre 1996, jour oĂč je dĂ©couvris son existence. Les aventures de notre pĂšre se perpĂ©tuaient au delĂ  des annĂ©es mais pour une fois dĂ©bouchaient sur une dĂ©couverte mutuelle fantastique et merveilleuse, mais j’y reviendrai.

Cette pĂ©riode, mise Ă  part la naissance de mon frĂšre, apportait Ă  notre pĂšre la pratique du dessin et de la minutie. Elle Ă©tait aussi tĂ©moin du malheur de Claire, la maman de mon frĂšre Jean. Notre pĂšre ne m’a jamais Ă©voquĂ© cette rencontre. En revanche il avait racontĂ© Ă  la maman de Jean qu’il avait dĂ©jĂ  trois enfants sans pour autant lui parler de mon existence.

AprĂšs ce travail notre pĂšre avait acquis suffisamment de pratique pour ĂȘtre embauchĂ© par les Ets BRUGIER, rue de SĂšvres, oĂč il devait travailler pendant plusieurs annĂ©es avec plus ou moins de bonheur compte-tenu de la situation Ă©conomique de la France plutĂŽt mauvaise Ă  la fin de l’entre-deux guerres.

La crise latente s’amplifiant, il lui fallait quitter l’hĂŽtel pour une vie plus â€œĂ©conome”. Il se remit en mĂ©nage avec ma mĂšre et ils s’installĂšrent Ă  l’adresse dĂ©jĂ  indiquĂ©e.

La rue de Vaugirard m’a laissĂ© le souvenir d’un vieil appartement de deux piĂšces, salle Ă  manger et chambre Ă  coucher avec une cuisine dont un pan de mur Ă©tait Ă©quipĂ© d’une immense hotte en verre cathĂ©drale. L’éclairage Ă©tait assurĂ© par des lampes Ă  gaz dont il fallait rĂ©guliĂšrement changer les manchons. Je ne me souviens pas d’un chauffage, peut-ĂȘtre parce-que nous n’y sommes restĂ©s qu’un printemps et un Ă©tĂ©. Nous avions fait la connaissance d’un peintre japonais Hiraga qui peignait dans un des ateliers situĂ©s dans le passage dĂ©jĂ  dĂ©crit. Il Ă©tait mariĂ© Ă  une bretonne et je me souviens d’une petite fille qui s’appelait Kiku. Ils nous ont trĂšs aidĂ© durant l’occupation. Curieux alors que nous Ă©tions ennemi sur des terrains lointains. Fondu enchaĂźnĂ© pour revenir dans notre logis du 99 rue de Vaugirard. Cette vieille battisse existe toujours et nous l’avons visitĂ© il y a quelques annĂ©es. Le dĂ©cor m’a laissĂ© plutĂŽt froid, de mauvais souvenirs s’y rattachant.

En effet, c’est dans ce deux piĂšces que ma mĂšre a commencĂ© Ă  boire sĂ©rieusement. Jusque lĂ  elle Ă©tait sur une pente douce mais dans ces quatre murs qui lui rappelaient douloureusement les terrasses de PĂ©kin avec les domestiques et la calĂšche attendant son bon vouloir devant la porte, ce fut le dĂ©clic dĂ©finitif. Je rentrais de l’école pour la voir Ă©talĂ©e sur le lit, la bave aux lĂšvres et marmonnant des mots incomprĂ©hensibles. Dur, dur pour un enfant d’une dizaine d’annĂ©es. Mon pĂšre ayant abandonnĂ© le domicile conjugal, une fois de plus, j’envisageai de quitter ma mĂšre qui ne m’amenait rien et de rejoindre le pĂšre Ă  l’hĂŽtel.

Il habitait Ă  l’hĂŽtel Bienvenue, sur le boulevard de ce nom qui longeait l’ancienne gare Montparnasse. Dans cette gare se trouvait un Cineac, cinĂ©ma qui projetait sans interruption de 10 heures du matin Ă  minuit. Les changements de programmes s’effectuant le mercredi, pour le prix d’une entrĂ©e nous pouvions voir deux grands films. C’est de lĂ , certainement, que me vient la passion de cet art que je cultive encore aujourd’hui.

Je partais un jour les mains dans les poches vers cet hĂŽtel. HabituĂ© Ă  marcher, de la place Wagram Ă  Montparnasse, il y avait un saut de puce pour mes petites jambes. Mon pĂšre devait s’y attendre car il n’a pas commentĂ© ma venue et mon installation s’est faite sans problĂšmes.

Bien entendu notre pĂšre Ă©tait sur la pente, sans indemnitĂ© ce qui n’existait pas Ă  l’époque. Ce fut un rĂ©gime s’amenuisant au fil des jours, des semaines, des mois et des annĂ©es. Je n’ai jamais eu faim et me contentais toujours de ce qu’il y avait. Dans une chambre d’hĂŽtel, la cuisine se rĂ©sume Ă  une lampe Ă  alcool plus ou moins calĂ©e entre deux bouquins... LĂ -dessus, les pĂątes avec une tout petit bout de beurre et saupoudrĂ©es de sucre Ă©taient notre festin. Nos menus Ă©taient bien entendu conditionnĂ©s par les entrĂ©es d’argent. À bonne paye, petit restaurant “bougnat” du coin. À mauvaise semaine, pĂątes maison ou en fin de semaine, bol de cafĂ© avec beaucoup de pain (l’Occupation rĂ©duisit cet apport).

Il refusait toujours d’ĂȘtre aidĂ© car, seule sa valeur reconnue pouvait motiver un tel geste. Avec un tel programme ce n’est pas Ă©tonnant si nous n’arrivions pas Ă  sortir des difficultĂ©s. NĂ©anmoins, comme je l’ai dĂ©jĂ  exprimĂ©, je ne me suis jamais plains. Je n’ai jamais enviĂ© les autres ou reprochĂ© Ă  quiconque ou Ă  la sociĂ©tĂ©, notre faim, notre froid, notre solitude. J’ai su qu’à l’intĂ©rieur de moi, une.petite flamme m’aiderait Ă  aborder d’autres rivages plus plaisants.

Mais je m’égare dans le futur et dois revenir sur mes pas. Ma jeunesse s’écoulait sans maladies, sans famille, mais avec des copains d’école qui m’invitaient parfois Ă  partager un plat de viande. Ce fut le cas avec un camarade d’école qui dĂ©jeunait seul tous les jours de la semaine. Il avait peut-ĂȘtre parlĂ© de moi Ă  sa maman, et j’étais souvent amenĂ© Ă  partager sa “gamelle” dans sa cuisine. Je l’ai dit 1 Je n’ai jamais Ă©tĂ© malheureux.

Je frĂ©quentais alors l’école communale de la rue LittrĂ©, au coin de la rue de Vaugirard Ă  la hauteur du 125 ou 139. J’ai eu plusieurs instituteurs et je me souviens d’un enseignant d’origine maghrĂ©bine qui Ă©tait pour la discipline. J’ai encaissĂ© des gifles, des coups de rĂšgle, des gommes lancĂ©es de l’estrade par un tireur d’élite qui manquait trĂšs rarement sa cible, moi ! C’était sans doute une bonne mĂ©thode et je ne regrette pas cet enseignement.

Il y avait un “mais”. Les rentrĂ©es d’argent ne suffisaient plus Ă  payer, qui sait, l’alcool pour le rĂ©chaud et le pĂšre devant trouver rapidement une solution pour moi ; il dĂ©cide de m’envoyer chez ma sƓur, Ă  Toulon. MariĂ©e Ă  un pauvre artisan plombier, ils n’étaient pas riche et habitaient une petite maison, la villa “Marquisane”. Cette villa se rĂ©sumait Ă  un carrĂ© avec un toit et Ă  l’intĂ©rieur deux piĂšces, une cuisine et une toilette. Un jardinet de quatre mĂštres sur six laissait l’impression d’un jardin immense, Ă  mes yeux bien entendu.

Nous sommes en 1934 et je vais rester une annĂ©e Ă  Toulon ou plutĂŽt quartier Escaillon au lieu-dit “La Passerelle”. J’ai fait la nou-nou pour Georges, aujourd’hui nous dirions le “Babysitter”. Henri, le mari de Francette, m’amenait souvent sur les petits chantiers d’appartement qu’il dĂ©crochait sporadiquement. J’allais Ă  l’école de l’Escaillon et mon instituteur-directeur de l’établissement, m’estimait d’abord comme moitiĂ© orphelin et comme parisien, espĂšce rare Ă  l’époque en ces lieux.

Je vais apprendre quelque chose d’utile (enfin !) jouer aux boules. J’en ai fait des parties devant les terrasses de cafĂ©, nombreux Ă  l’époque, pendant que les clients nous attendaient les pieds dans l’eau de la baignoire qui avait dĂ©bordĂ©. Puis il y avait le cinĂ©ma (encore) oĂč Henri m’amenait, toujours pendant les heures de travail supposĂ©. J’ai connu mes premiers “Fred Astaire” sur le boulevard de Strasbourg, presque en face des Dames de France oĂč avait travaillĂ© Maryse des annĂ©es avant.

J’allais Ă  la mer avec l’apprenti d’Henri, qui possĂ©dait un cabanon de pĂȘcheur Ă  la plage du Mourillon. À l’époque il n’y avait que des rochers avec ces cabanons en bois’ tout petits’ assez grands pour ranger les cannes Ă  pĂȘche. La vie s’écoulait doucement pour moi, sous un climat qui me changeait de Paris. J’en ai gardĂ© un souvenir si agrĂ©able que, proche de la retraite, j’étais attirĂ© vers cette belle Provence.

Je devais retourner Ă  Paris, ma sƓur vraisemblablement ne pouvant s’occuper d’élever deux enfants avec son infirmitĂ© et un mari plutĂŽt “boulet” qu’autre chose. Mon pĂšre est-il venu me chercher ? Suis-je rentrĂ© tout seul ? Je ne sais plus et cela n’a guĂšre d’importance.

De nouveau Ă  l’école de la rue LittrĂ©, nous prĂ©parons le fameux Certificat d’études primaires. Difficile de faire moins de cinq fautes dans une dictĂ©e. Quand je pense aux lettres d’adultes aujourd’hui...

1933, 34, 36, il est lĂ  l’examen. Je l’avais complĂštement oubliĂ©. Catastrophe Ă©vitĂ©e de peu grĂące Ă  un copain d’école rencontrĂ© le matin rue de Vaugirard Ă  qui je propose une ballade dans Paris ! “C’est aujourd’hui le certif vieux, grouille-toi !” Je cours Ă  l’hĂŽtel, saisis gomme, crayon, porte-plume, cahier et Ă  toute vitesse sur mes courtes pattes j’arrive Ă  l’ouverture. C’était l’essentiel et... j’ai Ă©tĂ© reçu. La valeur n’attend pas le nombre des minutes d’oubli...

Trop jeune pour travailler (j’ai douze ans) je poursuis mes Ă©tudes au cours complĂ©mentaire de la rue Madame’ prĂšs de l’église Saint-Sulpice et de Sait-Germain des PrĂšs. Tous les jours je fais le parcours Ă  pieds tout le long de la rue de Rennes, aller et retour’ par tous les temps. Mes chaussures prenaient l’eau et par temps de pluie j’avais les pieds propres ! Dans cette Ă©cole, je commence a apprendre le travail du bois et des mĂ©taux.

Dans ma classe de premiĂšre annĂ©e de “complĂ©mentaire” j’ai comme copain de banc Mouloudji, arrivĂ© la jambe dans le plĂątre aprĂšs un accident de ski. Le ski ? J’avais jamais entendu parler de cet animal. Mes Ă©tudes s’écoulent assez bien.

Mes souvenirs de cette pĂ©riode sont plus nets. Jusque lĂ  j’ai voyagĂ© au milieu d’images nimbĂ©es de contour indĂ©cis avec des point de repĂšre confus. Des dates approximatives et des lieux marquants. Maintenant je sens comme un fusain dans mes doigts et il trace des courbes et droites, nettes, qui cernent les objets et les personnes et les fait revivre avec plus de dĂ©tails.

D’abord notre chambre Ă  l’hĂŽtel. Elle est encombrĂ©e de tout un bazar au milieu duquel trĂŽne une immense planche de contreplaquĂ©. C’est la table de travail sur laquelle il est plus facile d’ouvrir, Ă  plat, un paravent. Elle sert se table Ă  manger, de cuisine avec le fameux rĂ©chaud Ă  alcool. Un lit Ă  deux places pour nous deux et une armoire Ă  glace, brinquebalante et bourrĂ©e jusqu’à la gueule de vĂȘtements (peu) de livres (trĂšs peu) de cadres et peintures Ă  l’eau (beaucoup). Ma garde-robe se rĂ©sumait Ă  l’époque Ă  un pantalon, une veste Ă©limĂ©e, deux chemises que je portais une semaine Ă  l’endroit l’autre Ă  l’envers. Une paire de chaussures trĂšs aĂ©rĂ©es. Un chandail trouĂ© que je n’osais montrer en classe m’obligeant ainsi Ă  rester habillĂ©, mĂȘme sous le soleil d’étĂ©. Sur le palier, un W.C. “à la turque” qui avait l’avantage de laver les pieds en mĂȘme temps que l’on tirait la chasse d’eau. À cĂŽtĂ© vivait une jeune femme cĂ©libataire dont j’essayais de reluquer les formes Ă  travers la persienne de l’édicule. Au dessus vivait un sculpteur animalier, Monsieur Sanchez. Il avait adoptĂ© le pĂšre et plus difficilement le fils. Il sentait le tabac et me montrait ses tabliers de FrĂšre Maçon ce qui m’impressionnait terriblement avec tous ces signes cabalistiques. Notre fenĂȘtre donnait sur un terrain vague et la vue s’étendait jusqu’à la Tour Eiffel. De temps en temps nous allions manger Ă  midi Ă  l’ArmĂ©e du Salut, dans leur maison prĂšs de la rue d’AlĂ©sia. Payant lorsque PĂšre avait de l’argent, gratuit lorsqu’il fallait. Jamais une allusion Ă  la religion, ce qui m’a fait respecter profondĂ©ment les soldats et sous-officiers de ce corps mĂ©ritant.

Notre couple PĂšre-Fils s’entendait bien du fait de la grande libertĂ© dont je profitais. Il n’existait que des conseils destines a baliser mes voies d’accĂšs aux choses de la vie afin d’en Ă©viter les Ă©cueils. Pas de politique mais toujours prĂ©sente la Chine et ses malheurs, inondations et Ă©pidĂ©mies. Jamais je n’ai vu une femme dans notre chambre, ni rencontrĂ© le pĂšre avec une personne autre que nos connaissances masculines Ă©videmment, qui d’autres auraient pu nous frĂ©quenter ?

Nous possĂ©dions quand mĂȘme un certain confort. Une salle de bain commune dans l’HĂŽtel. Les semaines fastes nous pouvions prendre, Ă  deux, un bain le dimanche pour un prix modique. Notre linge Ă©tait envoyĂ© chez une blanchisserie (Ă©galement les jours fastes) sinon, il servait dans les prolongations...

Non loin de notre hĂŽtel se trouvait dans une baraque en bois, au premier Ă©tage, une sorte de mezzanine, un restaurant pour les artistes nĂ©cessiteux. Il Ă©tait toujours plein. Mais, lĂ  aussi, pour une somme plus que modique nous avions un repas chaud de temps en temps. Attention ! je n’étais pas un mendiant, ni pauvre, ni quĂ©mandant quoique ce soit. Ce n’était qu’un manque de chance et cela ne faisait pas peur, juste un peu de honte parfois lorsqu’il fallait dissimuler les effets rapiĂ©cĂ©s, malpropres et sentant parfois le moisi.

1938, 39 et 40. AnnĂ©es perturbĂ©es par des mouvements sociaux brutaux et laissant prĂ©sager des jours sombres dans l’avenir. FĂ©vrier 36, place de la Concorde, j’y Ă©tais. Pas dans un camp ou un autre mais tout simplement du fait de mes promenades dans Paris du nord au sud et de l’est Ă  l’ouest. Montparnasse dans ces annĂ©es Ă©tait un quartier superficiellement d’artistes mais plus profondĂ©ment de pĂšgre et d’homosexuels avec la drogue qui circulait dĂ©jĂ  (Henri Garat, la star du dĂ©but du parlant se droguait en 33-34 !)

Heureusement, je dois l’avouer, que le pĂšre Ă©tait lĂ  pour tirer les rĂȘnes quand il le fallait. J’avais Ă©videmment de nombreux copains, pas tous frĂ©quentables, et je m’en suis pas trop mal tirĂ©.

Quelques Ă©tudiants chinois venaient pour des cours de français et rĂ©daction de thĂšses de littĂ©rature française que le pĂšre corrigeait. J’en profitais pour apprendre, un peu tardivement, quelques rudiments de chinois. Ces visites Ă©taient entrecoupĂ©es des travaux de rĂ©fection sur des peintures sur papier de riz ou sur de la soie. Notre chambre Ă©tait alors bloquĂ©e et il fallait enjamber le lit pour passer d’un cĂŽtĂ© ou de 1’autre de la piĂšce. Le travail de restaurations Ă©tait trĂšs apprĂ©cie par les clients. Il faut prĂ©ciser qu’il s’agissait de travaux trĂšs minutieux et demandant une attention constante. T.T.LI s’y connaissait et, si son art Ă©tait tellement reconnu qu’il reçut plusieurs fois des commandes de paravents et peintures Ă  copier d’aprĂšs des originaux. Ce n’était guĂšre honnĂȘte de la part de ses commanditaires, mais que faire ? Toutefois, il m’a souvent racontĂ© qu’il gravait sa signature et la date de production, Ă  l’intĂ©rieur des chĂąssis. Il pouvait ainsi Ă  tout moment justifier de sa bonne foi en cas d’expertise.

La crise sĂ©vissait toujours et nous devions serrer un peu plus la ceinture ! Nous mangions maintenant dans un “restaurant” qui s’appelait les Mille Colonnes, rue de la GaĂźtĂ©, Ă  cĂŽtĂ© du thĂ©Ăątre Bobino. Cette immense salle pleine Ă  craquer avec des menus comme ci, comme ça, avait l’avantage d’ĂȘtre Ă  proximitĂ© et de coĂ»ter bon marchĂ©. PĂšre achetait des carnets de repas (les jours fastes) et je pouvais pour trois francs ou six francs, selon les menus, satisfaire mon appĂ©tit.

Les Ă©vĂ©nements du 6 fĂ©vrier 36 ont laissĂ© une plaie ouverte dans le monde politique. La France, qui n’a pas encore pansĂ© ses blessures de 14-18, voit augmenter le nombre des sans-travail, dont pĂšre fait partie. Il n’y a pas d’indemnitĂ©s de chĂŽmage pour les Ă©trangers et guĂšre d’aide extĂ©rieure.

Je revois l’artiste dans notre chambre d’hĂŽtel, penchĂ© sur les canevas ou posant trĂšs dĂ©licatement des feuilles d’or sur les paravents avant d’en attaquer les dĂ©cors. TĂȘte sĂ©rieuse inclinĂ©e avec souvent un pinceau coincĂ© entre les lĂšvres (il n’avait plus de dents depuis trĂšs longtemps) faisant des grimaces qui m’amusaient. J’évitais toutefois de me moquer ouvertement de lui par crainte de rĂ©actions brutales. Je ne cherchai pas Ă  comprendre le pourquoi ou le comment de ses rĂ©actions, habituĂ© obĂ©ir aveuglĂ©ment Ă  ses ordres.

TrĂšs sĂ©vĂšre, il pouvait avoir des moments d’attendrissement et me faire des gentillesses comme de m’amener au jardin du Luxembourg, oĂč il me louait un bateau Ă  voile que je faisais Ă©voluer sur le grand bassin, je n’ose ajouter que cela arrivait en pĂ©riode “faste”. Il restait le cinĂ©ma encore et toujours, et il nous est arrivĂ© de visionner trois films dans une journĂ©e, lorsqu’il faisait froid, en hiver ou qu’il pleuvait en automne.

Je sais que cela peut prĂȘter Ă  des critiques, mais Ă  dix ou vingt mĂštres d’un Ă©cran, pourquoi ce serait plus nĂ©faste pour la santĂ© d’un enfant que le nez posĂ© contre un Ă©cran de TV ou de jeux vidĂ©o et autres durant des heures sans parler du Minitel Nous n’avions aucune autre distraction. La TV n’existait pas et nous n’avions pas de radio. Parfois un journal ou un livre nous permettait une Ă©vasion passagĂšre. C’est Ă  partir de l’éco1e de la rue LittrĂ© et de sa bibliothĂšque que je commençai ma culture littĂ©raire. PĂšre, et je dois le reconnaĂźtre, m’a Ă©tĂ© de trĂšs bons conseils pour mes lectures et un bon guide pour les auteurs, toujours adaptĂ©s Ă  mon Ăąge. J’ai recherchĂ© les livres d’aventures et d’histoire, et ce penchant m’est restĂ© depuis.

Le cinĂ©ma fut un avantage certain pour mon Ă©ducation. Les nombreux films documentaires qui passaient alors, avant l’entracte et le grand film, m’ont apportĂ© une connaissance qu’aujourd’hui la tĂ©lĂ©vision devrait ĂȘtre capable de diffuser au lieu des films plus ou moins dĂ©biles rabĂąchĂ©s sur quatre chaĂźnes qui font du forcing avant de se voir confronter avec la concurrence Ă©trangĂšre qui fera, je n’en doute pas, de considĂ©rables dĂ©gĂąts dans ce secteur qui se croit encore un peu Ă  l’abri.

Une autre distraction Ă©tait le cirque. J’ai Ă©tĂ© attirĂ© par cette forme de spectacle oĂč l’artiste prend des risques, oĂč le public n’apprĂ©cie pas toujours Ă  sa juste valeur les annĂ©es de travail intensif avant d’arriver un numĂ©ro parfait.

J’ai certainement eu des envies de jouets que je ne pouvais avoir et que je voyais entre les mains de mes camarades. Ce n’était pas une injustice mais je pensais Ă  un oubli de la chance. Petit, j’ai pourtant eu une voiture Ă  pĂ©dale, un petit MĂ©cano, un train Ă©lectrique. Avec le recul qui apporte la sagesse je n’ai pas Ă©tĂ© gĂątĂ© et je n’ai pas Ă©tĂ© vraiment privĂ©. Ce fut autour de mes treize, quatorze ans que j’ai eu une grande envie d’une beau train Ă©lectrique. La boutique “MĂ€rklin” Ă©tait alors prĂšs des magasins du Printemps et c’est Ă  pieds, qu’avec des copains, nous traversions Paris pour rester une demie heure a regarder les objets de nos rĂȘves. C’est Ă  quarante ans que j’aurai “mon” premier MĂ€rklin.

Nous, ou plutĂŽt pĂšre, avions des amis et connaissances. Madame Dane, veuve d’un fonctionnaire des chemins de fer français en Chine. Elle habitait le quartier d’Auteuil. Dans son appartement rempli d’objets souvenirs de Chine, il y avait deux ou trois albums de photographies locales. Ces albums Ă©taient recouverts de reliures en laque de Chine avec les dĂ©cors incrustĂ©s en nacre. Ces documents m’ont permis de connaĂźtre l’environnement de pĂšre lorsqu’il voyageait sur la ligne Pekin-Tsien Tsin. J’aimais beaucoup Ă©couter cette vieille dame et les Ă©changes de souvenirs avec pĂšre. Il y avait Ă©galement nos cousins d’Auteuil. Tante Kitty (sƓur de ma grand-mĂšre maternelle) tante Hilda (sa fille) et Cremencio (Creme pour les intimes) son mari, violoniste de concert (dans les orchestres des concerts Colonne et Casadessus). C’était un grand artiste qui me laissait bouche bĂ©e quand il rĂ©pĂ©tait le capricio Espagnol ou Paganini... Nous y allions tous les dimanches, en mĂ©tro jusqu’à la station Erlanger (les jours fastes, ou Ă  pieds (plus souvent)... Ces dimanches Ă©taient surtout l’occasion pour moi de rencontrer mes cousins, Jean- Philippe (qui dĂ©cĂ©dera aprĂšs sa majoritĂ©) et Dora, dite Nounette plus ĂągĂ©e que son frĂšre. C’était Ă©galement la chance de pouvoir faire un solide goĂ»ter avec sandwiches Ă  l’anglaise (pĂątĂ©s, sardines, confitures, petits gĂąteaux). Connaissant notre situation, ces braves gens nous nourrissaient pour trois jours et nous les bĂ©nissions. J’ai mĂȘme frĂ©quentĂ© l’école du Dimanche protestante durant les fĂȘtes de NoĂ«l. Ils Ă©taient anglicans sauf Creme, plus libĂ©ral.

Pour nous rendre rue Erlanger, qui est devenue aujourd’hui la rue du GĂ©nĂ©ral Delestraint, et lorsque nous y allions Ă  pieds, nous faisions un bon pĂ©riple. C’était un trajet rituel nous amenant du boulevard Bienvenue via la Motte-Picquet, vers le viaduc d’Auteuil et enfin chez mes cousins. Nous passions entre la Motte Picquet et la Seine, devant une boutique de brocantes. Dans sa vitrine, au milieu d’un fatras d’objets hĂ©tĂ©roclites, un vieux cadre sous-verre protĂ©geait un menu de 1870. Paris Ă©tait alors encerclĂ© par les Prussiens et n’ayant plus rien Ă  manger les Parisiens dĂ©gustaient rats et souris, chiens et chats. Le tout sur ce menu qui donnait les noms pompeux de “ragoĂ»t”, de fricassĂ©es, d’estouffades pour accompagner ces bestioles. Il y avait de mĂȘme des croĂ»tes de pain noir et de la sciure de bois destinĂ©e, je pense, Ă  la confection des dits pains.

Il y avait les Boniface, les “Boni”, lui vieux soldat de la coloniale qui avait participe au sac de la Cite ImpĂ©riale de PĂ©kin. Il se remĂ©morait ces instants de pillages et de destructions sans compassion. PĂšre les avait connus Ă  PĂ©kin, le vieux Boni ayant dĂ©cidĂ© de rester lĂ -bas pour la vie. Mais cette derniĂšre en avait dĂ©cidĂ© autrement et ils logeaient maintenant place du Tertre, Ă  Montmartre, prĂšs du “Lapin Ă  Gil”. Ils avaient deux garçons. Je me souviens particuliĂšrement de Gaston, qui sera tĂ©moin Ă  notre mariage en 1954. AndrĂ© Boniface ne m’a pas laissĂ© de souvenirs. Le pĂšre Sanchez, sculpteur, dĂ©jĂ  citĂ©, faisait du petit cercle de nos connaissances. Il y avait aussi les collĂšgues de travail de pĂšre Ă  l’atelier des Ets BRUGIER, rue de SĂšvres, oĂč j’allais souvent traĂźner les pieds pour sentir les odeurs de laque de chine, vernis et de papier de riz.

Mon sĂ©jour Ă  l’école de cours complĂ©mentaire, Ă  Saint-Sulpice, touchait Ă  sa fin. PĂšre avait compris que je ne ferai jamais la prĂ©paration de Saint-Cyr ou de Navale. Peu de connaissances en mathĂ©matiques et plus attirĂ© par les ballades que par les Ă©tudes, je n’envisageai aucun avenir me laissant bercer par les Ă©vĂ©nements. PĂšre dĂ©cidait alors de me faire suivre des cours de commerce arguant que le commerce serait l’arme de demain avec ses fronts, ses troupes d’assaut, ses bases de ravitaillement, ses Ă©claireurs et ses tacticiens. Il n’avait pas tout Ă  fait tort et il m’inscrivait Ă  l’école commerciale de la Ville de Paris, rive gauche, rue Armand Moisant, Ă  cent mĂštres de notre hĂŽtel.

Nous sommes en 1938 et je ferai trois annĂ©es d’études couronnĂ©es par le diplĂŽme de la chambre de commerce en 1941.

Il y avait un hic... l’argent. L’école Ă©tait privĂ©e et payante ! C’est peut-ĂȘtre la seule fois oĂč mon pĂšre fit une dĂ©marche pour demander quelque chose. Une bourse d’études pour son fils. Je passais un concours et obtenais une bourse complĂšte, Ă  titre Ă©tranger, de la Ville de Paris. C’était un bonheur pour nous. Je pouvais suivre les cours gratuitement et mes livres Ă©taient payĂ©s. Enfin j’entrais dans une “grande Ă©cole”. Ah ! Cette odeur de cahiers et de beaux pupitres. Un grand prĂ©au jouxtĂ© de deux cours, celle des prĂ©paratoires et premiĂšres annĂ©es et la seconde pour les deux classes de finales. Des livres neufs quel bonheur !

Je devenais petit Ă  petit conscient de ma vie. Ma mĂšre Ă©tait dĂ©cĂ©dĂ©e depuis des annĂ©es et n’avait eu comme oraison funĂšbre que l’annonce de mon pĂšre “Ta mĂšre est morte dans un hĂŽpital de Paris aprĂšs avoir Ă©tĂ© ramassĂ©e ivre, sur la voie publique”. Je n’ai jamais rien su de plus ni entendu parler de sa fin et de son inhumation, ni oĂč ?

En septembre 1938, je commence mes cours. Anglais et Allemand, comptabilitĂ©, droit commercial, maths, français... il y avait de quoi faire. J’étais entourĂ© de ce que l’on appellerait aujourd’hui, des “fils Ă  papa”, ces derniers, grossistes en alimentaire, propriĂ©taires d’entreprises d’imprimerie, de pompes funĂšbres, dĂ©bits de boissons et bureaux de tabac... Bref, Ă  l’opposĂ© de mon milieu quotidien.

La guerre allait Ă©clater en 1939 et je ne me rendais pas bien compte que ce qui se passait. Plein d’hommes et de femmes dans les rues. Les commentaires du genre “Nous les aurons, Ă  Berlin - mort aux boches” et j’en passe. Toute l’excitation d’un peuple de parisiens rĂȘvant Ă  la guĂšre et Ă  la victoire, rapide bien entendu. Quel gĂąchis !

Avec le recul je me rends compte de la dĂ©sinformation dont nous Ă©tions l’objet... Cela n’a guĂšre changĂ© de nos jours et les hommes sont aussi bĂȘtes.

J’avais quinze ans et le conflit m’apparaissait bien lointain. les seuls Ă©vĂ©nements nous en rapprochant Ă©taient la distribution des masques Ă  gaz (grosse comĂ©die car ils n’étaient pas Ă  notre taille), suivie de la visite des soi-disant abris, c’est Ă  dire les caves aux poutres bien mal en point des vieux immeubles voisins.

À l’école c’était la fiĂšvre des alertes. On entendait parfois des avions volant trĂšs haut. Une occasion pour nous de chahuter un peu et de passer le temps d’études Ă  bavarder entre nous. Nos profs Ă©taient gentils et les cours rentraient dans nos petites tĂȘtes avec facilitĂ©. Il a fallu un “avis de recherche” sur les ondes de la TV par Patrick Sabatier pour que je retrouve les tĂȘtes de mes camarades de l’époque, MothrĂ©, Clauss, Adon, Masfayon, Rouat, Raynouard et Roger Pierre (sans J.-M. Thibault) avec lequel je faisais le pitre, chantait et dansait dans la cour de l’école. Un de mes camarades Ă©tait fils d’imprimeur lequel fournissait notre Ă©cole en livres d’études. Il Ă©tait le seul Ă  conduire une traction avant CitroĂ«n qui appartenait Ă  son pĂšre. Il m’a amenĂ© deux ou trois fois et je n’étais pas peu fier d’ĂȘtre vĂ©hiculĂ© dans Paris.

Dans ces annĂ©es j’ai gardĂ© le souvenir humiliant d’ĂȘtre pauvre. Je n’enviais pas mes camarades mais cachais difficilement les trous de mon pull-over et les cols sales de ma chemise Ă  l’endroit le premiĂšre semaine et Ă  l’envers la seconde. Je faisais des prouesses aux barres parallĂšles pour qu’ils ne voient pas ces misĂšres, la vitesse et l’exploit les empĂȘchant de regarder de trop prĂšs mes vĂȘtements. C’était pĂ©nible Ă  supporter en Ă©tĂ© sous la chaleur du prĂ©au de gymnastique.

Si j’aime maintenant les beaux vĂȘtements en ayant les moyens de choisir, c’est peut-ĂȘtre Ă  ces annĂ©es que je le dois. J’avais aussi un gros avantage, celui de pouvoir dĂ©jeuner Ă  midi Ă  la cantine de l’école. J’avais un repas chaud par jour que mon pĂšre n’avait qu’à l’ArmĂ©e du salut ou au foyer des artistes de Montparnasse.

Nous allions donc à Berlin en criant “On les aura !”.

Ils nous ont eus !

C’est ce que j’ai retenu de plus marquant durant ces annĂ©es. La veulerie, la flagornerie Ă©taient Ă  l’ordre du jour. 1939 et 1940, annĂ©es d’attente et de dĂ©sillusion. J’avais appris Ă  respecter l’armĂ©e française, la France, ses dirigeants, sa culture, son rayonnement sur une grand empire dĂ©passĂ© par les britanniques uniquement.

Lorsque le grand drapeau rouge Ă  croix gammĂ©e s’est dĂ©ployĂ© au sommet de la Tour Eiffel, j’ai compris que c’était fini, bien fini. Qu’une page de notre histoire Ă©tait tournĂ©e et que les choses ne seraient plus jamais comme nous les connaissions. Plus de “Grande Nation”, plus d’empire, plus de vantardise. Les conquĂ©rants narguaient les conquis. Il y eut bien des rĂ©sistants de la premiĂšre heure qui ne voulurent pas baisser les bras. Ils furent peu, trĂšs peu, trĂšs trĂšs peu. Les gens Ă©taient sonnĂ©s K.O., tournant en rond n’ayant mĂȘme pas le courage de chercher pourquoi ? Que de proies pour les vainqueurs !

Les temps difficiles, vraiment difficiles pour une grande partie de la population allaient commencer. Nous avions perdu la guerre et non pas une guerre comme on a gambergĂ© aprĂšs. Les mots toujours les mots. Ce sont eux qui font le plus de mal. On nous avait menti avec la route du fer qui Ă©tait coupĂ©e et la ligne Maginot imprenable. On nous mentait aujourd’hui avec les promesses d’un avenir pĂ©nible dans la collaboration sous la fĂ©rule d’un vieux MarĂ©chal, respectable et respectĂ© certes, Ă  l’époque. Nos soldats, en effet, n’avaient cure de continuer des combats pour des causes perdues. Il y avait trop de prisonnier, trop de ruines, de morts et de misĂšres. La France en avait “marre” et ne voulait plus Ă©couter les voix d’autres bretteurs. D’ailleurs, il y eut, si mes renseignements sont exacts, trĂšs peu de volontaires pour reprendre les armes dans la foulĂ©e de la dĂ©route. Le restant est littĂ©rature.

Me souvenant du jour oĂč je me trouvais place de la Gare Montparnasse, je me suis retrouvĂ© derriĂšre la gare, Place Bienvenue, devant deux Feldgendarmen de la Wehrmacht qui rĂ©glaient le trafic. Nous les enfants, les regardions comme des Martiens qui auraient dĂ©barquĂ© subitement. Je songeais que deux jours auparavant, des soldats français perdus, infanterie, marins, en uniformes sales, cherchaient par tous les moyens Ă  s’échapper de Paris qui Ă©tait devenu leur piĂšge. Il pleuvait de rares gouttelettes de mazout mĂ©langĂ©es Ă  de la pluie. Le ciel avait pris des couleurs de soufre et nous Ă©tions couvert de points noirs graisseux sur la figure. Pas un bruit que celui des avions allemands et de quelques explosions de dĂ©pĂŽts de carburant. C’était un triste spectacle. Boutiques fermĂ©es et personne dans les rues. Mais voilĂ  qu’avec les premiers occupants elles s’animaient. Les gens venaient les voir. Ce n’étaient pas des monstres mais des soldats en uniformes bien propres, ce qui contrastait avec ce que j’avais vu deux jours auparavant. Les petits enfants cherchaient Ă  toucher la plaque de mĂ©tal qu’ils portaient sur la poitrine et qui indiquait leur fonction. Ils les repoussaient comme on se dĂ©barrasse d’une mouche, en souriant. D’autres soldats entraient dans les rares Ă©piceries de l’avenue de Maine pour acheter des rĂ©gimes de bananes qu’ils dĂ©voraient tandis que d’autres dormaient sur les caissons des canons qui roulaient sans arrĂȘt, dans cette artĂšre... Ils avaient l’air Ă©puisĂ©. J’ai appris, plus tard, qu’ils avançaient sans pauses dĂ©passant les unitĂ©s de nos troupes qui les attendaient pour ĂȘtre faites prisonniĂšres.

J’arrĂȘte parce qu’il y a trop de choses Ă  raconter qui sonnent mal aux oreilles de nos contemporains, comme ces soldats allemands qui, dans un bistrot rue d’AlĂ©sia, trinquaient avec des parisiens, criant “Guerre finie – Krieg Kaputt” et je me croyais un quatorze juillet... Comment raconter et croire Ă  ces choses si on ne les a pas vĂ©cues.

Et puis c’est fini. Nous avons gagnĂ© la guerre, tout le monde vous le dira et gare si vous ne le croyez pas ! ...

L’école reprend avec le couvre-feu le soir, les lumiĂšres Ă©teintes dans les rues et les rideaux obscurcissant toutes les fenĂȘtres. Plus de vitrines Ă©clairĂ©es. N’ayant pas de radio il ne nous Ă©tait pas possible de suivre et l’actualitĂ© française et les messages, qui paraĂźt-il, commençaient Ă  venir d’Angleterre oĂč tout le pays continuait la guerre, nous faisions connaissance avec les cartes de rationnement. Pour ma part, j’étais choyĂ© avec une carte “J3” qui me donnait un peu plus de toutes choses.

Il est nĂ©cessaire que j’écrive ces lignes qui prĂ©cĂšdent pour remettre des idĂ©es en place chez certains de mes compatriotes. Nos disparus de cette drĂŽle de guerre n’ont rien Ă  raconter de glorieux et leur mort est oubliĂ©e aujourd’hui. On ne parle que des victimes d’”aprĂšs”.

Je mangeais mes rations journaliĂšres accompagnĂ©es, Ă  l’école, par les biscuits casĂ©inĂ©s (casĂ©ine de lait nous fortifiant, paraĂźt-il). Les alertes recommençaient, mais cette fois-ci, plus dangereuses et surtout plus sĂ©rieuses. Je comprenais que beaucoup des Ă©lĂ©ments de notre vie Ă©taient partis Ă  jamais. Heureusement que, dĂ©jĂ  rationnĂ© en temps de paix, et pour cause !, je subissais fort bien les privations du moment. J’ai appris Ă  satisfaire mon appĂ©tit de rutabagas, de topinambours que j’adore maintenant, de civets de mou (poumons de quelque animal...) de pĂątĂ©s de poissons dont la couleur verdĂątre, quand on a faim, n’est pas repoussante. Ce qui manquait le plus pour pĂšre et moi, c’était le pain. J’avais donc appris, Ă  l’école, Ă  gratter les 20 gr pour les transformer en 250 gr de pain. C’était bien falsifiĂ©. J’en Ă©tais fier d’autant plus que les fausses cartes trouvĂ©es un peu partout Ă©taient plus “voyantes” que les miennes. Nous pouvions ainsi satisfaire un peu plus notre faim et Ă©changer des tickets de vin contre ceux de cigarettes, car je fumais comme une locomotive. À titre d’exemple, j’ai fumĂ© de la barbe de capucin (poils de maĂŻs) des feuilles de citronniers (trouvĂ©es au marchĂ© noir) du tabac belge sentant le moisi Ă  dix pas roulĂ© dans du papier journal. Des cigarettes allemandes volĂ©es je ne sais oĂč ? Le systĂšme dĂ©brouille possĂšde des recettes souvent formidables. Nous, les ados du temps, ne faisions pas moins bien que nos ancĂȘtres de la guerre de 1870.

Nous avions vĂ©cu la “drĂŽle de guerre” pendant les plusieurs mois qui prĂ©cĂ©dĂšrent la chute. Nous connaissions maintenant la triste occupation.

En 1941, j’étais convoquĂ©, mĂȘme Ă  titre Ă©tranger, Ă  faire le “Service Rural”. Avec un camarade d’école nous sommes affectĂ©s Ă  Damville, prĂšs d’Évreux. Un trou de deux Ă  trois fermes oĂč nous Ă©chouons pour aider Ă  je ne sais plus quoi, n’y connaissant rien. Tous les deux commençons Ă  faucher quelque chose. Comme les ordres du paysan Ă©taient “coupez tout ce qui est mauvais” nous avons fauchĂ© tout ce qui dĂ©passait du sol. Quelle engueulade mes amis ! Nous ne sommes restĂ©s que quelques jours et nous retournons dans nos foyers. ExpĂ©rience enrichissante qui nous a nĂ©anmoins permis de manger, ces jours de plein air, des lĂ©gumes frais, des Ɠufs, du beurre et de la crĂšme en veux-tu en voilĂ  !

En juillet 41 je passais mon diplĂŽme de fin d’études commerciales et me demandais quoi faire ? Pour frimer avec quelques copains je m’inscris Ă  la fac de droit pour prĂ©parer une capacitĂ© en droit. Autant vouloir devenir cosmonaute ! J’apprends, au moins, Ă  connaĂźtre le Quartier Latin. Que de soirĂ©es et de franches rigolades... Mon pĂšre ne peut plus subvenir Ă  mes besoins si je ne travaille pas de mon cĂŽtĂ©. Mon camarade d’école Clauss Marcel, m’embauche chez son pĂšre, commissionnaire en fruits et lĂ©gumes aux Halles de Paris. Je gagne peu, trĂšs peu, mais possĂšde une attestation de travail confirmĂ©e par la mairie, qui me protĂšge des rafles de jeunes destinĂ©s au STO (Service du Travail obligatoire en Allemagne). Le pĂšre de Marcel m’avait pris en amitiĂ© et dĂ©cide de donner, tous les midis, une Ă©paisse soupe de lĂ©gumes pour le personnel (suivez mon regard). Je n’ai jamais si bien mangĂ© et je reprends des couleurs. Je fais luire des pommes en crachant dessus puis en les frottant avec un chiffon doux. Je dĂ©charge des wagons d’oignons pourris dans des sacs de jute qui prennent feu tout seul par rĂ©action chimique. Quelle odeur ! Sur ordre il m’arrive d’avoir Ă  pincer des cĂąbles de la grande balance pour gagner quelques kilos sur un ensemble de cageots. Il y a maintenant prescription et je peux le raconter. Bien entendu cela n’existe plus.

Le temps de mon Ă©cole et des aventures avec nos professeurs MM. Vigier pour le français et Malaize pour les mathĂ©matiques sont loin. À dĂ©faut de devenir un grand homme d’affaires, j’ai appris Ă  aimer la photographie Ă  l’école commerciale et le business aux Halles.

J’ai Ă©voquĂ© prĂ©cĂ©demment le vieux sculpteur Sanchez. Il Ă©tait devenu chef d’ülot de nos 3 ou 4 immeubles attenant Ă  l’hĂŽtel. Cette fonction consistait Ă  s’assurer que tout le monde Ă©tait bien aux abris en cas d’alerte aĂ©rienne. Comme il ne connaissait que nous, nous Ă©tions deux sur cinquante quidams Ă  ĂȘtre sĂ»rs d’ĂȘtre Ă  la cave chaque alerte. Ce brave monsieur Sanchez, aux premiĂšres alertes, mettait son masque Ă  gaz sur le nez. Il n’entendait plus le monde extĂ©rieur et nous n’entendions pas ce qu’il disait, Quelle sĂ©curitĂ© pour les abritĂ©s...

Il m’est arrivĂ© de ramasser des schrapnels de la DCA allemande encore chauds comme souvenir. Cela n’a pas durĂ© car les alertes se succĂ©daient avec des bombardements effectifs et des victimes. Je ne savais pas que la guerre, la vraie, viendrait Ă  nos portes par le biais des bombes du ciel. PĂšre et moi avons subi le le bombardement de l’hippodrome de Longchamp. Aux premiĂšres explosions pĂšre s’est jetĂ© sur moi pour me protĂ©ger. Les gens couraient et hurlaient autour de nous. La derniĂšre bombe explosĂ©e nous nous sommes relevĂ©s et pĂšre m’a pris la main en disant “Viens, nous allons voir les dĂ©gĂąts”. J’ai vu les premiĂšres victimes de la guerre et le choc a Ă©tĂ© salutaire. Je n’aurai plus crainte du bruit, des cris, et du silence qui suit.

Les Halles ne m’apportaient plus, hĂ©las, la protection de l’emploi. Les allemands se faisaient pressants en recrutement et ils me considĂ©raient comme un ennemi de l’Axe. La Chine avait, en effet, rejoint le camp des AlliĂ©s dans sa lutte contre les Japonais. Les Allemands ne cherchaient pas les Chinois particuliĂšrement quoiqu’un des Ă©lĂšves de pĂšre, ayant fait de la propagande anti-japonaise, fut arrĂȘtĂ© par la Gestapo sur plainte de l’ambassade du Japon Ă  Paris. Il fut dĂ©portĂ© et disparut dans un camp de concentration. Il s’appelait Wang Hai Kin et j’ai son visage toujours en mĂ©moire.

Les marges de manƓuvre se faisant de plus en plus Ă©troites, un copain me signale que d’autres sont partis chez l’Organisation Todt pour Ă©chapper Ă  l’arrestation et le dĂ©part pour l’Allemagne. SitĂŽt dit sitĂŽt fait et me voilĂ  embauchĂ© comme comptable dans un camp de Bretagne, Ă  QuimperlĂ©. En fait de comptable j’ai reçu une pelle et je devais tous les jours et dix heures durant pelleter et couler du bĂ©ton sur des plaques de dix mĂštres de cĂŽtĂ© dans la campagne. Il s’agissait de la base Hermann Goering pour l’invasion de l’Angleterre. Nous faisions un carrĂ© le jour qui Ă©tait bombardĂ© et dĂ©truit la nuit. LogĂ© en baraquements de plus de cents personnes de toutes origines, obligĂ© de dormir sur mes chaussures comme oreiller pour le pas me les faire voler, je ne tardais pas Ă  envisager mon dĂ©part. Mais comment ? ...

Nous pouvions apporter notre linge Ă  nettoyer une fois par semaine Ă  QuimperlĂ©. Cela faisait deux ou trois jours que j’étais lĂ  et voilĂ  mon jour ! Je pars avec mon baluchon de linge, sans papiers et avec de quoi payer un billet de chemin de Fer.

ArrivĂ© devant la gare nous nous retrouvons Ă  cinq ou six avec le mĂȘme message dans les yeux. Nous nous asseyons sur une terrasse de cafĂ© en face de l’entrĂ©e des voyageurs et le cirque commence ! Bien entendu une sentinelle en armes garde l’entrĂ©e et contrĂŽle les laissez-passer. Au choix l’un d’entre nous se lĂšve et se dirige vers l’entrĂ©e et la garde. De loin, en deux minutes, il Ă©tait arrĂȘtĂ© et embarquĂ© pour oĂč ?...C’est au tour d’un second, mĂȘme motif, mĂȘme punition, puis un troisiĂšme, un quatriĂšme... Je reste le dernier. Une voix derriĂšre moi m’interpelle Ă  l’oreille “C’est ton tour !”. Je me retourne et vois un marin de la Royale. Il faut dire que pendant l’Occupation, la marine Nationale Ă©tait la seule qui conservait ses uniformes et quelques bĂątiments de guerre (souvenons-nous du suicide de la flotte française a Toulon). Il continue et me dit “Je vais voir ma grand-mĂšre en zone interdite sur la cĂŽte, pas loin d’ici. Prends mon billet raconte la mĂȘme chose, j’achĂšterai un ticket pour Paris et nous ferons l’échange sur le quai, car je n’ai pas besoin d’un laissez- passer pour aller Ă  Paris”.

OpĂ©ration rĂ©alisĂ©e et me voilĂ  dans le train pour Paris avec mon baluchon de linge sale. Je bĂ©nissais mon pompon rouge... S’il vit encore, je lui dĂ©cerne les Ă©toiles d’amiral !

Dans le train, contrĂŽle de la police de Vichy... Un policier demande les papiers Ă  tous les voyageurs. Je n’en n’ai plus. En effet, lorsque je suis arrivĂ© Ă  QuimperlĂ©, les Allemands ont enlevĂ© tous les papiers des arrivants ! Je suis dans l’impossibilitĂ© de fournir quoi que soit me concernant. ArrivĂ© devant moi il me faut bien m’expliquer. Je prends le parti de la vĂ©ritĂ© avec les risques que cela comporte. Il me questionne sur mon pĂšre, mon quartier etc. et voilĂ  qu’il me dit “suivez moi dans le train. Ne dites rien et restez Ă  cĂŽtĂ© de moi”, Je le suis comme une ombre, je ne suis pas tranquille. Nous arrivons Ă  Paris et sur le quai il me donne sa carte de visite, y gribouille quelques mots et me la confie en me disant “Allez demain de ma part Ă  votre commissariat de police. Montrez cette carte au commissaire. Vous aurez un double de vos papiers. Adieu !” Était- il de la rĂ©sistance ? A-t-il fait sa B.A. ? Pourquoi moi ? Je n’aurai jamais de rĂ©ponse mais je suis lĂ  aujourd’hui, devant ma machine Ă  Ă©crire. Alors... destin ?

Je retourne chez mon pĂšre qui, avec l’appui de l’Ambassade de Chine me fait envoyer Ă  Lyon, Ă  l’Institut Franco-Chinois Ă  FourviĂšre. Un calvaire, car l’Institut ne m’attendait pas. Je n’ai aucun droit d’ĂȘtre pris en charge avec des Ă©tudiants chinois en lettres et droit. Je dois aller vivre dans un hĂŽtel, le Jeanne d’Arc, vĂ©ritable hĂŽtel de bas Ă©tage. C’est l’hiver avec des tempĂ©ratures descendant Ă  moins quinze degrĂ©s! L’eau est gelĂ©e dans mon Ă©vier et je ne peux mĂȘme pas me dĂ©barbouiller. Je vais tous les jours Ă  l’institut pour ma toilette. Pas droit Ă  un repas et je compte mes sous pour acheter de la nourriture. À la fin de mon viatique je mange des navets crus. Je tiens une semaine puis tombe d’inanition dans la “ficelle” de FourviĂšre. Je me souviens m’ĂȘtre rĂ©veillĂ© dans une pharmacie, entourĂ© d’un agent de police et d’un mĂ©decin. Ce dernier Ă©tait penchĂ© sur moi et, mes paupiĂšres entr’ouvertes, je l’entendis dire “C’est une crise de foie.” J’ai vraiment souhaitĂ© avoir une matraque ou un bĂąton avec moi... et la force de m’en servir pour Ă©craser ce minable.

Je n’en pouvais plus et, empruntant le prix du billet de retour vers Paris au Consulat de Chine de Lyon, je m’embarque aux Brotteaux. C’était sans me souvenir que nous Ă©tions en guerre et que le retour vers la zone occupĂ©e exigeait un visa. Dans le train, je me fais arrĂȘter par la police vichyssoise. À Nevers, point de passage de la zone libre et de la zone occupĂ©e, je suis jetĂ© dans une cellule de six mĂštres sur quatre.

Je dois rappeler, ici, que la LĂ©gion des Volontaires Français contre le Bolchevisme recrutait par tous les moyens des “volontaires”. La principale source Ă©tait les Nord-Africains raflĂ©s dans le sud de la France. Ils Ă©taient trĂšs convaincus de leur mission d’autant plus qu’une prime d’enrĂŽlement leur avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© donnĂ©e.

La cellule contenait environ une vingtaine de maghrĂ©bins arrĂȘtĂ©s par la police française qui limitait ainsi le nombre des “volontaires” et trouvait toujours des motifs pour en renvoyer une bonne quantitĂ© d’oĂč ils venaient. Dans un coin un seau d’eau croupie et dans l’autre un seau pour le restant...

J’ai chialĂ© la nuit dans mon coin puis au matin, m’ayant trouvĂ© sans doute inoffensif, j’étais libĂ©rĂ© et remis entre les mains de la croix-rouge française et le secours du MarĂ©chal. Un gros sandwich et un bol de soupe donnĂ©s par la croix rouge allemande, et je repartais comme en quatorze...

À Paris, pĂšre commençait Ă  se faire du souci pour moi. Il fallait absolument que je trouve un dĂ©bouchĂ© avec la sĂ©curitĂ© vis Ă  vis du STO. Tout d’abord il fallait m’habiller car je n’avais que des guenilles. Le secours du MarĂ©chal me donna un costume “retournĂ©â€ c’est Ă  dire avec la pochette a droite... et une paire de chaussures Ă  semelles de bois sciĂ© qui donnait l’impression de souplesse avec beaucoup d’imagination. Mes camarades encore Ă  Paris me servaient de boites Ă  idĂ©es. Je reçu la recommandation de me prĂ©senter Ă  Villacoublay chez Junkers Frontreparaturbetrieb oĂč je suis embauchĂ© comme apprenti dans un des ateliers de rĂ©paration d’avions touchĂ©s par la DCA alliĂ©e. Cet apprentissage me permet d’apprendre Ă  riveter avec des outils pneumatiques, Ă  percer et alĂ©ser avec des outillages Ă©lectriques. J’apprends Ă©galement Ă  dĂ©couper les tĂŽles et les plaque de plexiglass. Comme nous n’avons pas beaucoup de travail, avec mon contremaĂźtre nous fabriquons des poignĂ©es de dague pour quelques pilotes qui nous donnent du sucre ou des cigarettes pour ce travail hautement militaire.

AprĂšs cinq Ă  six semaines de cours je suis bombardĂ© “mĂ©canicien d’aviation”. LĂ  commence une vie active de farces et attrapes. En effet, les sabotages s’intensifiant, nos chefs allemands ne se manifestent que de moins en moins. Toujours la perspective d’envoi sur le front russe. Avec mes camarades nous faisons la sieste dans les cabines de pilotage. Une anecdote Ă  ce sujet : un jour que je “glandouille” sur le siĂšge d’un pilote d’un Junkers 88, bombardier lourd, j’entends des voix puis un bruit de roue. Une Ă©quipe de techniciens allemands s’avance vers l’appareil et branche des tuyaux sur la trappe Ă  bombes. Je comprends aussitĂŽt et rĂ©veille mon contremaĂźtre (j’ai oubliĂ© de signaler qu’il Ă©tait français comme tout le personnel ouvrier), et saisissant nos tournevis nous tournons tout ce qui nous tombe sous la main. Les ordres traversent le cockpit – “Ein – Aus – “. À l’ouverture d’une des trappes sous la carlingue (nous ne voyions rien) nous entendons un “Meeerde” retentissant et une bombe tombe sur le sol, c’est Ă  dire le corps d’un camarade, qui dormait profondĂ©ment. Il ne s’est pas fait mal et les Allemands ont tellement ri Ă  se tordre qu’aucune punition n’a Ă©tĂ© donnĂ©e.

Nous faisions des combats de rivets enfilĂ©s dans des tuyaux d’air comprimĂ© et Ă  chaque tir, un cri jaillissait d’une silhouette Ă  trente mĂštres. Une autre fois j’ai eu un court-circuit sur une perceuse et chaque fois que je posai mon outil sur la carlingue des ouvriers gigotaient comme des pantins et avant qu’ils ne trouvent que ça venait de moi, plusieurs copains ont Ă©tĂ© “secouĂ©s”.

J’avais appris Ă  laisser tomber un boulon dans un mĂ©canisme de train d’atterrissage. L’avion bloquĂ© sur une roue se mettait Ă  tourner sur lui-mĂȘme et fauchait deux ou trois appareils voisins. Toujours pas de coupable et pas de punition si ce n’est du travail pour nous. La derniĂšre annĂ©e de la guerre, quatre appareils sont sortis rĂ©parĂ©s des ateliers, sur une trentaine en attente ! Mon contremaĂźtre avait pour spĂ©cialitĂ©, paraĂźt-il, de coller des feuilles de papier Ă  cigarette dans les cylindres des moteurs. AprĂšs quelques minutes de chauffage, ils se fendaient, paraĂźt-il ! La guerre se continuant de plus en plus sauvage, il y a de moins en moins de piĂšces dĂ©tachĂ©es et nous allons de plus en plus souvent aux toilettes pour vider des poches entiĂšres de rivets.

Devant ces perspectives de “chĂŽmage”, je suis transfĂ©rĂ© Ă  la gestion des stocks grĂące Ă  mes connaissances commerciales et mes rudiments d’allemand. Cette guerre m’aura appris la valeur de la connaissance de langues Ă©trangĂšres.

Je “gĂšre” en consĂ©quence des centaines de cartes de stock de piĂšces. EntrĂ©es et sorties, rejets des piĂšces dĂ©fectueuses et Dieu sait si il y en a provenant d’Allemagne mĂȘme. Notre bureau est dirigĂ© par un brave pĂ©pĂ©, allemand, qui boit notre orge grillĂ© et nous amĂšne son cafĂ© et son sucre parce que nous sommes “jeunes et que nous avons plus besoin de force...” La guerre le frappera au travers d’un bombardement de Berlin oĂč il perdra sa famille. Il s’appelait Gottloff et je ne l’oublie pas.

Notre grand patron, en revanche, Ă©tait une tĂȘte de lard. Il criait sans arrĂȘt pensant accĂ©lĂ©rer les choses ainsi... sa secrĂ©taire se nommait FrĂ€ulein Kalbsfleisch (viande de veau) ce qui provoquait de bonnes rigolades dans son dos.

Heureusement que nous avions deux contrĂŽleurs, l’un alsacien, le pĂšre Dietrich, et un SudĂšte dont j’ai oubliĂ© le nom mais pas ses bottes toujours cirĂ©es comme des miroirs. Il Ă©tait beau garçon et, d’aprĂšs les on-dits aurait trouvĂ© un grand choix de “nids” accueillants pour se cacher Ă  la LibĂ©ration.

En sĂ©curitĂ© et Ă  l’abri des envois en Allemagne qui se faisaient de plus en plus importants, nous suivions la dĂ©route de la Wehrmacht. Le six juin 1944, le dĂ©barquement...

J’écoute la nouvelle depuis un poste radio situĂ© dans la maison oĂč j’ai une chambre, Ă  VĂ©lizy-Villacoublay. C’est la campagne avec, au milieu, l’aĂ©roport. J’ai dĂ©mĂ©nagĂ© de l’hĂŽtel Bienvenue afin d’économiser le temps et l’argent du transport par train de Paris Ă  Villacoublay. Il faut dire que je devais me lever, comme je l’ai dĂ©jĂ  soulignĂ©, Ă  cinq heures pour ĂȘtre Ă  six heures trente au travail. Devant leur dĂ©bĂącle, les Allemands devenaient de plus en plus nerveux et les bombardements de plus en plus frĂ©quents et fournis. Comme je “frĂ©quente” une jeune femme, collĂšgue du bureau et qui habite Ă©galement Villacoublay, j’ai fait d’une pierre deux coups en m’installant dans ce village.

Les alertes aĂ©riennes ne nous sont plus communiquĂ©es et il faut avoir constamment l’Ɠil en l’air pour contrĂŽler les “saucisses”. Lorsqu’elles commencent Ă  monter, nous n’attendons pas pour nous prĂ©cipiter dehors les hangars et scruter le ciel. DĂšs qu’une vague d’avions apparaĂźt, c’est la course Ă  la vie. J’ai sautĂ© une fois une grillage de presque deux mĂštres de haut et dans ces moments lĂ  on a des ailes.

Je me souviens d’un de ces bombardements anglais (en rase mottes, les amĂ©ricains attaquaient de 8 Ă  10 000 mĂštres d’altitude). Lorsque nous sommes retournĂ©s dans notre bureau, un des employĂ©s d’origine Suisse, Aschbacher, faisant du zĂšle Ă©tait restĂ© sur place. Il Ă©tait vert car au milieu de sa table de travail Ă©tait plantĂ©e une bombe Ă  ailettes non explosĂ©e...

Les alertes se succĂ©dant sans arrĂȘt, les allemands nous dĂ©mĂ©nagent vers Paris et nous nous installons dans le dĂ©pĂŽt de Vichy-CĂ©lestins, Ă  Bercy. J’ai pu boire toutes les eaux de cette fameuse maison et certaines nous donnaient des embarras intestinaux (courantes...) peu pratiques dans un hangar n’ayant qu’une ou deux toilettes.

Je commençais Ă  sentir la libĂ©ration prochaine de Paris. Pris entre les FTP (Francs-tireurs-partisans) d’obĂ©dience communiste et les FFI (Forces françaises de l’intĂ©rieur, Ă©manant de Londres et encadrĂ©es par des officiers de rĂ©serve), j’optais pour les FFI d’autant plus que les FTP ne se cachaient pas de prĂ©parer un soulĂšvement afin de prendre le pouvoir et chasser de Gaulle. J’étais chargĂ©, Ă  cause de mon coup de crayon, de faire des dessins de propagande ayant pour thĂšmes majeurs des barricades dont les personnages m’étaient inspirĂ©s par la Marseillaise de Rude sur l’Arc de Triomphe. Comme, Ă  cette Ă©poque, Ă©clatait l’affaire “Petiot”, ce mĂ©decin inventeur de la femme au “foyer” (ce qui prĂ©sentait de grosses difficultĂ©s en ces temps de pĂ©nurie de charbon !), je croquais des dessins qui se voulaient humoristiques et dont j’accentuais le cĂŽtĂ© macabre. J’avais un certain succĂšs avec ces croquis et j’ai mĂȘme eu une commande de mademoiselle “Viande de veau”. Les Russes approchaient de Berlin et notre troufion allemand qui nous gardait m’avait montrĂ© son arme en me disant qu’il se suiciderait dĂšs l’annonce leur entrĂ©e dans les ruines de la Capitale. Je pense qu’il l’a fait !

À la veille de l’entrĂ©e des AlliĂ©s dans Paris, notre alsacien Dietrich se prĂ©cipite dans les bureaux et nous invite Ă  prendre tout ce que l’on peut... Pour ma part je prends un parachute et une montre de bord. Le parachute me fera quelques chemises et beaucoup plus pour la couturiĂšre qui les a faites (Je ne me souviens plus d’elle). La montre de bord, ne sachant pas quoi en faire sera donnĂ©e des annĂ©es plus tard Ă  mon patron chez Radio-France, monsieur Berceau.

Maintenant c’est fini, j’arrive Ă  rejoindre ma chambre Ă  Villacoublay et rencontre une demi-douzaine de Volksturm, soldats faits de retraitĂ©s, paisibles, fumant la pipe devant la porte de l’aĂ©rodrome, le fusil entre leurs jambes. Ils attendent l’arrivĂ©e des AmĂ©ricains. Ils n’auront pas de chance ce sont les Français de la 2Ăšme DB qui arrivent par la route de Versailles. Nous resterons, mes propriĂ©taires et moi, 48 heures Ă  la cave.

Les parachutistes allemands sont arrivĂ©s les premiers et ont fouillĂ© toute la maison Ă  la recherche de bicyclettes pour pouvoir s’enfuir si besoin est. Ils ne prennent rien d’autre mais menacent de nous tuer si nous tentons une sortie. Je dois encore faire “maigre” deux jours mais mon estomac est habituĂ©.

AprĂšs quelques tirs de mitrailleuses et obus anti-aĂ©riens tirĂ©s Ă  l’horizontale sur les chars Leclerc, un silence impressionnant s’abat sur la plaine. Osant sortir nous tombons sur des Tabors de la 2Ăšme DB qui parlent un peu français et nous engu... parce que nous sommes sortis Ă  l’air libre alors que les schrapnels tombent en pluie autour de nous. Je trouve refuge sous un half-track blindĂ© et attend que la pluie cesse...

Les FTP ayant investi Villacoublay, ils me donnent un brassard FTP et, moi qui ne voulait pas les rejoindre, ils me donnent un vieux Lebel plus haut que moi et 5 cartouches qui se vident sans arrĂȘt dans ma poche m’obligeant Ă  gratter la poudre pour remplir les douilles et ressertir le tout. Heureusement que je n’ai pas eu Ă  tirer !

Je n’ai qu’une idĂ©e, aller Ă  Paris pour avoir des nouvelles du pĂšre et de la famille ainsi que des connaissances. Il n’y a guĂšre de moyens de communications et je dois improviser. Des militaires m’amĂšneront Ă  Montparnasse oĂč je retrouve pĂšre, en bonne santĂ©, et pas du tout impressionnĂ© par les derniers Ă©vĂšnements.

Tout va bien et je dois Ă  nouveau chercher un travail. Je retourne donc Ă  l’aĂ©rodrome de Villacoublay, et je sympathise avec un sergent-chef français de notre aviation. Il me prĂ©sente aux amĂ©ricains qui m’embauchent comme enquĂȘteur-traducteur chez la Military Police de la nouvelle base, l’APO 707, Air Transport Command. J’y resterai quelques mois, juste le temps d’assister aux procĂšs du tribunal militaire comme interprĂšte avant d’ĂȘtre mutĂ© Ă  Versailles car je ne veux pas partir au Pakistan. Les AmĂ©ricains m’ont, en effet, fait obtenir des “affidavits” afin de pouvoir Ă©migrer aux E.U. aprĂšs une ou deux annĂ©es dans mon unitĂ© qui part pour Karachi.

Je suis affectĂ©, Ă  Versailles au Health and Welfare Service, adjoint du Lt-Colonel Bruno. C’est un californien ingĂ©nieur en AĂ©ronautique qui a Ă©tĂ© promu Ă  ce poste pour ses connaissances psychologiques. Notre principal job est de remonter le moral des GI qui ont envie de se suicider aprĂšs de longs mois, voire annĂ©es, loin de leurs familles. C’est nouveau pour moi, de discuter avec un jeune soldat qui pose un colt sur le bureau et dit “Vous ĂȘtes ma derniĂšre chance. Je n’en peux plus !” Nous les avons tous convaincu que la vie valait d’ĂȘtre vĂ©cue, ce qui est vrai.

Je devais aussi remonter le moral de Mr Bruno qui ait tombĂ© amoureux d’un française et qui avait des remords vis Ă  vis de sa femme restĂ©e aux EU.

Mais le service dĂ©mĂ©nageait vers l’Allemagne oĂč la guerre se poursuivait. Ne pouvant quitter Versailles, car entre-temps je m’étais mariĂ© avec la secrĂ©taire que je frĂ©quentais Ă  Villacoublay, je suis mutĂ© Ă  la Military Police, en plein centre de Versailles, prĂšs du ChĂąteau.

EnquĂȘteur, je suis assimilĂ© Ă  un sous-officier et j’ai le droit de porter un des trois uniformes de l’armee amĂ©ricaine, Infantry, Air Force et Navy, dans la limite des grades permis.

Je dois m’amender car ces affectations qui impliquaient une vie sans horaires fixes ont entraĂźnĂ© la rupture d’avec mon Ă©pouse restĂ©e Ă  Chaville. Mon pĂšre y a grandement contribuĂ© en me rapportant qu’il surveillait ma femme presque tous les jours et avait notĂ© ses connaissances avec qui elle allait boire un cafĂ© aprĂšs la cantine, Ă  midi. Il m’assurait qu’elle me trompait, etc. etc... Assez crĂ©dule devant mon pĂšre, je frĂ©quentais une autre jeune femme, secrĂ©taire dans l’armĂ©e amĂ©ricaine. C’était une française d’origine normande. Sur le plan familial ce n’était pas un exemple. En revanche que d’expĂ©riences avec la soldatesque US. Jamais je n’aurais cru ce que j’ai vĂ©cu.

Les soldats amĂ©ricains Ă©taient “Off limits” de tous les endroits oĂč pouvaient se trouver des femmes de “mauvaise vie”. Il y en avait beaucoup Ă  l’époque. Les tenanciĂšres de maisons closes avaient, en consĂ©quence, mises au point une technique qui consistait Ă  faire “monter” un soldat aprĂšs qu’il ait payĂ© d’avance sa rĂ©crĂ©ation, puis Ă  nous tĂ©lĂ©phoner rapidement afin de l’arrĂȘter pour non-observation des consignes de guerre... Double gain pour la patronne et la dame concernĂ©e. Nous nous sommes faits prendre deux ou trois fois. Ensuite nous appliquions notre propre mise en scĂšne. Elle consistait Ă  pousser au plus loin nos investigations, Ă  savoir, non seulement arrĂȘter le coupable, mais Ă  pĂ©nĂ©trer dans toutes chambres pour constater si il n’y aurait pas eu de “cas” que nous ignorions. J’aurais aimĂ© avoir un camĂ©scope d’aujourd’hui pour saisir les expressions effarĂ©es des couples surpris en plein travail d’Eros...

Il nous est arrivĂ© une aventure qui aurait pu tourner mal... Un soir nous avons fait notre dĂ©monstration et dans une chambre nous avons saisi un militaire complĂštement saoĂ»l, Ă  moitiĂ© dĂ©shabillĂ©. Comme il rĂ©sistait nous avons utilisĂ© nos “clubs”, matraques de la MP, qui font trĂšs mal sans laisser trop de traces. Dans la jeep, sur le chemin du retour, nous avons constatĂ© que notre militaire Ă©tait un colonel avec son aigle sur l’épaule... AussitĂŽt, dans la jeep, nous l’avons rhabillĂ©, nettoyĂ©, coiffĂ©, puis l’avons dĂ©posĂ© Ă  la caserne en Ă©voquant un accident, renversĂ© par une voiture et laissĂ© pour compte... Personne ne fut dupe et l’affaire se termina sans autre procĂšs.

Mais la MP devait aussi partir pour l’Allemagne maintenant battue et assommĂ©e par les derniĂšres annĂ©es, dĂ©luge de fer et de sang. Je fus mutĂ© au service postal de l’armĂ©e US, dans les magasins des Trois-Quartiers, prĂšs de la Madeleine. Le travail Ă©tait monotone mais grĂące Ă  lui j’ai pu voir et entendre Glen Miller Ă  l’Alhambra, thĂ©Ăątre aux armĂ©es de Paris pour l’armĂ©e US. De mon passage dans cette armĂ©e je conserve quelques savoureux souvenirs tels celui oĂč, en patrouille de nuit pour contrĂŽler les sentinelles, nous arrivons prĂšs d’un avion porte ouverte. Nous entrons et dedans la sentinelle gĂźt Ă©vanouie. Elle s’est aperçue un peu tard qu’elle veillait des cercueils Ă  rapatrier vers les EU. Une autre fois, Ă  la suite d’un “casse” d’avion, nous partons en patrouille de nuit et repĂ©rons un quidam qui, dans l’ombre essaie de se cacher. N’écoutant que notre courage nous nous mettons Ă  mitrailler en arrosage comme dans les films de gangsters. Au matin, une bonne demi-douzaine d’appareils Ă©taient trouĂ©s en gruyĂšre et nous avons entendu sonner les cloches du ciel, d’autant plus qu’il n’y avait personne a attraper ! Un jour nous mangeons Ă  la cantine et quelques heures aprĂšs la moitiĂ© du personnel de la base se tord par terre aux prises avec de terribles et douloureuses crampes et coliques.

Une enquĂȘte est menĂ©e par le CID et nous dĂ©couvrons la triste vĂ©ritĂ©. Un camion de l’armĂ©e a livrĂ© du sucre en poudre pour les pĂątisseries. Malheureusement il avait plu et les sacs de jute traĂźnant dans une mĂ©lange de pluie et de chaux vive transportĂ©e auparavant par le-dit camion, s’étaient imbibĂ©s de ce mĂ©lange empoisonnĂ© qui a causĂ© la mort de nos cochons d’élevage ayant mangĂ© les restes de gĂąteaux... Pour ma part j’ai Ă©tĂ© rapatriĂ© dans une jeep qui devait s’arrĂȘter tous les vingt mĂštres pour me permettre de restituer ces dĂ©licieuses pĂątisseries et la bile qui suivait !

En revanche il y avait des moments de dĂ©tente comme les bals dans les casemates. Beaucoup de filles et les soldats couraient le jupon Ă  qui mieux mieux, puisqu’ils ne pouvaient aller dans les maisons prĂ©vues pour se guĂ©rir des besoins naturels. La musique de Glen Miller a enveloppĂ© ces annĂ©es comme un cocon doux et soyeux. Tous les soldats fredonnaient “strings of pearls” et “GI Jive”.

De ce passage j’ai conservĂ© un bracelet-montre “Breitling” offert Ă  pĂšre et une photo qui ressemble plus Ă  un “parrain” qu’à moi, devant un DC 3. J’ai appris Ă  conduire une jeep et une hardley de la MP, les deux tentatives ne m’ayant pas permis d’obtenir le permis.

J’avais changĂ© de logement et habitais Ă  Chaville.

Ces aventures Ă©taient pleines d’évĂšnements qui secouaient ma vie et ayant besoin de changer d’air je dĂ©cidais de quitter les milieux militaires pour rentrer dans le civil. Je consultais les journaux et leurs petites annonces pour dĂ©couvrir une demande de la sociĂ©tĂ© Radio-France qui cherchait un employĂ© pour contrĂŽler ses communications tĂ©lĂ©phoniques internationales.

Radio-France et sa partenaire Radio-Orient contrĂŽlaient respectivement les liaisons radio-tĂ©lĂ©phoniques, la premiĂšre avec l’AmĂ©rique du Sud, la seconde avec le Moyen-Orient via le Liban. Il fallait, en consĂ©quence, additionner toutes les minutes des messages tĂ©lĂ©phonĂ©s et graphiĂ©s, puis les rapprocher de ceux de la centrale des tĂ©lĂ©communications des PTT, prĂšs de l’école des Arts et MĂ©tiers.

Des colonnes de chiffres pour quelqu’un qui ne les aime pas particuliĂšrement, j’étais heu...reux !

De 1946 Ă  1950, je comptais et recomptais... En 1950, je demandais Ă  entrer dans la comptabilitĂ© du groupe auquel appartenait les deux sociĂ©tĂ©s prĂ©citĂ©es. Je fus agrĂ©Ă© et commençais comme aide-comptable chez CSF. LĂ  j’ai trouvĂ© une Ă©quipe formidable de diversitĂ©. Un vieux de la vieille de prĂšs de soixante-dix ans pire qu’un lapin bourrĂ© de vitamines, mariĂ© et deux maĂźtresses pour les heures supplĂ©mentaires ! Il y avait un autre collĂšgue bizarre, James, je l’ai toujours vu, Ă©tĂ© comme hiver avec le mĂȘme costume... Il y avait des jeunes et l’un d’eux Jacques Descazal sera un vĂ©ritable ami au cours des ans. Il n’est plus mais sa femme Janine nous voit encore aujourd’hui et nous le rappelle.

Mon Ă©pouse normande m’a “larguĂ©â€, un soir, sur le quai de la gare d’AsniĂšres. Je me suis retrouvĂ© avec mon Larousse gastronomique et, de nouveau, Ă  l’hĂŽtel, prĂšs de la gare de BĂȘcon-les BruyĂšres, avec mon pĂšre que j’avais Ă©tĂ© recherchĂ© Ă  Paris.

Nos ex-propriĂ©taires Ă  AsniĂšres, avaient un fils, le colonel de Neveu, de l’armĂ©e amĂ©ricaine. Il vivait avec une violoncelliste allemande qui, trĂšs prise par ses rĂ©pĂ©titions, avait besoin d’une aide-mĂ©nagĂšre. Le couple fait venir une fille “au pair” d’Allemagne pour travailler chez eux. Elle s’appelait AgnĂšs Moritz et ne parlant guĂšre le français et ne connaissant personne. Notre ami de Neveu demande Ă  pĂšre de lui donner des cours de français tandis qu’il me charge de lui montrer Paris.

Les de Neveu Ă©taient gens de haute sociĂ©tĂ© d’AsniĂšres dans les temps anciens et ils respectaient des rites tels, les serviteurs mangent Ă  la cuisine. AgnĂšs n’était pas heureuse et elle ne s’attendait pas Ă  ces maniĂšres.

Nous Ă©tions le 14 juillet 1953 et je me promenais, toujours seul, avenue des Champs-ElysĂ©es. Il y avait foule et beaucoup de bruit et je ne me sentais pas attirĂ© par la foule Ă©paisse qui envahissait les trottoirs. Tout Ă  coup un homme s’approche de moi, petit et voĂ»tĂ©, dans les soixante-dix ans environ. Ce qui m’a frappĂ© Ă©tait son panama, chapeau de paille trĂšs claire, inusitĂ© chez nous et trĂšs “American Way of Life”. Il me demande directement en anglais pourquoi cette fĂȘte enfin que faisaient des soldats dans ce dĂ©filĂ©. Je lui narrais en quelques mots, la prise de la Bastille et la “rĂ©volution” de 89. Beaucoup de morts qui seraient suivis par encore plus d’autres pour libĂ©rer 6 prisonniers, dont 5 bons Ă  pendre.

Il me fixait toujours d’un oeil perçant comme une vrille. Je dis un Ɠil car il me regardait en clignant ses yeux comme un chercheur de laboratoire. Au bout de quelques instants, il me dit “Vous ĂȘtes certainement libre, alors allons dĂ©jeuner tous les deux”. Nous sommes allĂ©s sans dire beaucoup de paroles au Marigny, restaurant oĂč je n’avais jamais mis les pieds (trop cher pour moi !).

Je ne me souviens plus de ce que nous avons dĂ©gustĂ© et cela n’a aucune importance. En revanche, restant en Ă©veil et sans dire un mot, je l’écoutais. Il me racontait MA vie. Ce que j’avais fait enfant, mes qualitĂ©s, mes dĂ©fauts, les principaux incidents marquants de ma jeunesse. Je n’étais pas surpris, l’ĂȘtre en face de moi Ă©tant exceptionnel.

Il avait Ă©tĂ© un Ă©lĂšve de Freud puis s’était installĂ© Ă  Washington DC oĂč les clients en psychiatrie sont lĂ©gions. Il s’était spĂ©cialisĂ© dans les dĂ©viations sexuelles des humains et participait Ă  l’ĂȘlaboration de fameux rapport Kinsey. Veuf, il n’avait pas d’enfant, leur seul fils ayant Ă©tĂ© abattu au-dessus de l’Angleterre alors qu’il revenait d’un raid sur l’Allemagne. Il avait “vu” sa mort Ă  l’instant exact oĂč cette bavure avait eu lieu. Il avait, en effet, Ă©tĂ© descendu par la DCA britannique... Il avait rĂ©veillĂ© sa femme en sursaut lui disant “Notres fils vient d’ĂȘtre tuĂ© par des amis !” La confirmation de ce tragique accident arrivait quelques semaines aprĂšs.

Le docteur-psy Louis Samuel London Ă©tait un ĂȘtre Ă©trange et moi qui ne croit guĂšre aux fantĂŽmes, Ă  la magie... Je suis convaincu que mort, il y a bien longtemps, il flotte encore autour de moi ! Pourtant je ne l’ai pas connu plus que quelques mois.

Notre complicitĂ© s’est poursuivie dans son enquĂȘte destinĂ©e Ă  rĂ©unir des “cas” de dĂ©viations utiles Ă  ses travaux. OĂč trouver les tĂ©moignages et les cas rĂ©els qui l’intĂ©ressaient ? Chez les pĂ©ripatĂ©ticiennes faisant commerce avec beaucoup de clients ayant des obsessions sexuelles.

Nous sous prĂ©sentions toujours comme enquĂȘteurs mĂ©dicaux, jamais comme clients. Nous Ă©tions bien reçus et je ne me souviens pas d’un Ă©chec dans ces enquĂȘtes. J’en ai appris des choses qui n’étonnaient plus le docteur London. Il m’a une fois confiĂ© que la plupart des membres du CongrĂšs amĂ©ricain relevait de ses soins !

Un Ă©pisode marquant m’est restĂ© en mĂ©moire. Un matin, comme trĂšs souvent, j’allais prendre le petit-dĂ©jeuner avec lui, prĂšs de son hĂŽtel, rue de l’OpĂ©ra. Nous allions au Pam-Pam, qui ouvrait trĂšs tĂŽt. Il aimait particuliĂšrement cet endroit oĂč on acceptait de lui servir des chipolatas avec de la confiture et des croissants pour ce repas du matin.

À deux tables de nous, la terrasse Ă©tant presque vide, une jeune femme seule prenait un cafĂ©. Il me dit “Vous voyez cette personne ? Elle a un problĂšme et je vais l’aider”. Il se lĂšve et va s’asseoir devant la personne en lui racontant que son amant venait de la quitter pour retourner en Égypte et qu’elle n’osait pas le suivre. Il lui fallait absolument sauter le pas et le rejoindre lĂ -bas. J’étais abasourdi de tant de maĂźtrise et de comprĂ©hension des Ă©vĂšnements qu’il ne pouvait apparemment qu’ignorer !

Cette vision de l’intĂ©rieur des personnes qu’il “auscultait” me laissait pantois. Il devait avoir un sixiĂšme ou un septiĂšme sens pour voir et comprendre les autres !

En fin nous allions dans Paris de nord au sud et de l’ouest Ă  l’est, au milieu d’une faune Ă©trange constituĂ©e du meilleur comme du pire. J’ai vu des ruines d’ĂȘtres humains et des filles qui allaient jusqu’au bout de l’insupportable pour payer les pensions et les Ă©tudes de leurs enfants...

À l’époque il n’était pas question des MST et devant l’ampleur de ce marchĂ© de l’amour il fallait bien que quelque chose arrive.

Nous avons passé le temps ainsi, entrecoupé de longues discussions sur la vie américaine comparée à la nÎtre.

J’étais toujours Ă©pris de ma petite AgnĂšs Ă  qui, dĂšs le dĂ©but de nos rencontres, je faisais des menus pour ses employeurs. Elle ne connaissait guĂšre notre cuisine (moi non plus d’ailleurs !), mais elle s’est bien dĂ©brouillĂ©e dans tous les domaines qu’elle touchait. De Neveu se dĂ©plaçait souvent et j’ai toujours pensĂ© qu’il “flirtait” avec la CIA. J’en ai eu confirmation un jour oĂč il m’a demandĂ© de faire un enregistrement dans une chambre d’hĂŽtel. Il s’agissait d’une conversation importante pour la sĂ©curitĂ© de l’armĂ©e amĂ©ricaine. Je n’en sais pas plus. J’habitais encore Ă  l’hĂŽtel prĂšs de la gare de BĂ©con-les-BruyĂšres. Le docteur London finissait son travail Ă  Paris et retournait aux États-Unis. Il m’a amenĂ© avec lui au Havre, oĂč nous avons dĂźnĂ© sur le MS Unites States, en premiĂšre classe. J’ouvrais grand mes yeux car c’était une dĂ©couverte que d’admirer les splendides dĂ©corations de la salle Ă  manger et, surtout, de boire de l’eau glacĂ©e servie dans des pichets en argent !

J’apprendrais, plus tard, que c’est bien comme cela aux ÉU, dans les grands restaurants.

Je m’accrochais de plus en plus Ă  AgnĂšs et nous faisions ensemble des travaux photographiques en chambre noire, de Neveu m’ayant prĂȘtĂ© son labo.

Il devait arriver ce qui est Ă©crit et comme nous approchions des fĂȘtes de NoĂ«l 1953, je passais ces bons moments avec les de Neveu et prĂšs de mon AgnĂšs. Je la pressais de dire oui Ă  ma demande en mariage malgrĂ© mon handicap. Je ne pouvais pas concevoir des enfants. Avec mes Ă©pouses prĂ©cĂ©dentes, des examens cliniques avaient dĂ©montrĂ© que je ne pouvais pas en avoir. J’ai donc suggĂ©rĂ© que nous adoptions un ou deux enfants dans notre mariage et elle semblait d’accord. Il y avait encore un Ă©cueil... elle Ă©tait engagĂ©e en Allemagne. Un choix Ă©tait Ă  faire ! Pour plus d’informations sur mes sentiments, j’écrivais au docteur London, aux États-Unis. Il me demande par retour de lui faire parvenir une photographie de celle que je voulais garder car la chance viendrait un jour me sourire, j’en Ă©tais convaincu.

La rĂ©ponse vint rapidement_et trĂšs laconique....”Mariez-lĂ  !”. AgnĂšs s’était dĂ©cidĂ©e entretemps. Nous sommes dĂ©but 1954. Un coup de trompette des anges nous annonce qu’elle est enceinte. J’avoue qu’au dĂ©but j’étais sĂ»r d’une erreur de la facultĂ©... Mais non, c’était bien cela.

J’avais avancĂ© en fonction chez la CSF et traitait des comptabilitĂ©s sans trop de difficultĂ©s. Mon divorce n’étant encore prononcĂ© avec ma derniĂšre Ă©pouse, nous devions attendre ce jugement pour pouvoir nous marier et surtout pour pouvoir reconnaĂźtre l’enfant. Une premiĂšre Ă©tape de reconnaissance maternelle permettait Ă  notre Astrid de venir au monde avec une identitĂ©. Elle serait dĂ©finitive avec ma reconnaissance de l’enfant Ă  sa naissance.

VoilĂ  la premiĂšre partie de ces mĂ©moires qui se recoupent en partie avec celles que j’ai Ă©crites il y a une huitaine d’annĂ©es. Je pense qu’il faut dĂ©velopper plus les Ă©vĂšnements me touchant personnellement et passer plus rapidement ou supprimer les commentaires politiques et jugements imparfaits sur ceux que j’ai cĂŽtoyĂ©s.

Mes enfants, Ă  sa lecture, ne retiendront, sans doute, que 155 Ă©pisodes d’aventures et ils sont nombreux. Peut-ĂȘtre remarqueront-ils que je les survole et passe au travers d’eux comme s’il s’agissait d’une brume diaphane qui ne laisse pas de traces sur le corps.

Lorsqu’ils auront senti cela, ils auront compris que la vie est pleine d’espoirs et que les rĂȘves se concrĂ©tisent parfois, en partie, sans que nous faisions d’efforts pour leurs rĂ©alisations. Mon pĂšre a eu de grands dĂ©fauts Ă  cĂŽtĂ© de ses qualitĂ©s. Il m’a permis de pousser dans un monde traversĂ© de plusieurs orages qui ne m’ont pas trop affectĂ©s. Sans doute que l’absence d’une mĂšre a contribuĂ© Ă  mon obstination dans la recherche d’une famille que je pourrai faire moi-mĂȘme. J’ ai rĂ©ussi malgrĂ© les empĂȘchements semĂ©s sur ma route. Mon pĂšre ne m’a aidĂ© que pour mon Ă©quilibre et pour me faire garder Ă©quilibre. C’est dĂ©jĂ  trĂšs important. En revanche, je peux aujourd’hui lui reprocher de ne pas m’avoir dit que j’avais un frĂšre, nĂ© en 1929, et que je retrouve Ă  la suite d’un coup de dĂ© du destin incroyable. Pourquoi me l’avoir cachĂ© ? A-t-il eu peur que j’essaie de le rejoindre et de lui en vouloir ? C’est fait. Ce dernier coup qu’il avait manigancĂ© dans sa tĂȘte se retourne contre lui. Je suis le seul, sans doute, Ă  avoir conservĂ© une pensĂ©e fidĂšle Ă  sa mĂ©moire. Maintenant c’est avec mon frĂšre que je devrais rĂ©viser mes sentiments.

La roue de nos vies nous entraßne du haut en bas et nous remonte inexorablement en nous faisant repasser devant les témoins de notre existence.

C’est Ă  ce propos que j’essaie de me souvenir de mes camarades d’école qui furent mes seuls amis dans ma jeunesse.

OĂč ĂȘtes-vous Salaberry, mon copain basque qui m’invitait parfois Ă  la table familiale autour de nos quatorze ans, et ArsĂšne qui m’emmena dans sa traction juste avant la dĂ©claration de guerre et Octave, dit Tatave, fils d’épicier dont les parents me donnĂšrent souvent Ă  manger ? Et toi Roger, le dessinateur, parti via l’Espagne vers l’Angleterre d’oĂč il revint sous l’uniforme de la 2Ăšme DB ? Masfayon, mon vieil anarchiste toujours au coeur d’or que j’ai retrouvĂ© maintenant Ă  Boulouris ? Et toi Alix Adon qui a montrĂ© Ă  AgnĂšs la belle assiette que pĂšre avait donnĂ© Ă  sa famille en Ă©change de tickets de nourriture et de cigarettes ? Il y a encore Marcel Clauss que j’ai revu avec plaisir derniĂšrement. Je ne parle pas de Roger Pierre, trop occupĂ© avec ses tournĂ©es thĂ©Ăątrales. Il y en a d’autres, beaucoup d’autres. Par exemple Postel et Billaud, avec qui j’ai fait des parties de billard mĂ©morable durant la pose de midi Ă  l’école commerciale, et Esnault, venu nous voir Ă  New York, Rouat rencontrĂ© Ă  Boulouris, chez Masfayon. MothrĂ© mon voisin de table, la premiĂšre annĂ©e d’école dĂ©jĂ  citĂ©e plus haut. Il y avait le beau Villaret, tombeur de filles et son insĂ©parable ombre, Hanen, beaucoup moins beau ! Ce sont eux qui ont Ă©tĂ© ma famille dans mon adolescence, la partie la plus ingrate d’une vie de garçon. Et cela, ajoutĂ© aux autres copains de la “communale”, font vingt ans de vie commune...

Non, je ne regrette rien, comme dit la chanson, et je souhaite que mes vingt prochaines annĂ©es soient aussi riches d’aventures et de bonheur auprĂšs des miens, main dans la main avec AgnĂšs mon insĂ©parable complice qui a beaucoup sacrifiĂ© et que j’espĂšre pouvoir encore rendre heureuse.

​#Family