Printeurs 29

2015-05-11

Dans le commissariat où il a trouvé refuge, Nellio a sympathisé avec Junior Freeman, le policier qui lui a sauvé la vie. Ensemble, ils décident d’imprimer le mystérieux contenu de la carte mémoire qu’Eva avait implantée sous la peau de Nellio. Mais pour arriver au printeur avant Georges Farreck, il va falloir utiliser un avatar, un robot dans lequel les policiers uploadent leurs esprits.

J’ouvre les yeux et contemple étonné les murs de béton du réduit. J’avais beau m’y attendre, la sensation reste particulièrement surprenante. Un diffus sentiment de panique parcourt mon corps. Mon corps ? Ou plutôt ce corps artificiel que contrôle momentanément mon esprit. Cet assemblage mécanique enfermé dans un oppressant cercueil de béton.

— La sortie est devant toi ! Ne perds pas de temps. Si nécessaire, je te transmettrai le flux vidéo de l’escadre Farreck.

La voix de Junior est étrange, tellement proche et tellement lointaine. Il a insisté pour que je prenne sa place dans l’avatar. Lui ne pourrait pas faire fonctionner le printeur sans hésitation ou guidage de ma part. Et chaque seconde peut être critique.

Je prends une profonde inspiration. Avec quel corps ? Pas le temps de répondre à cette question pour le moment. J’avance.

La marche et l’ouverture de la porte se révèlent incroyablement intuitives. À peine ai-je fait quelques pas à l’air libre que l’idée d’être dans un corps artificiel disparait. Par réflexe, je tourne mon visage vers le soleil. Il fait beau. Est-ce mon imagination ou ai-je véritablement senti cette odeur de bitume ramolli, de tarmac recuit qui est la caractéristique des villes les jours de chaleur ?

— Nellio, arrête de rêvasser ! Georges Farreck se rapproche et ta copine ne l’a pas encore intercepté !

Obéissant à l’injonction, je me mets à courir dans les ruelles familières. À mon passage, les passants s’écartent craintivement sans se poser de questions. Après tout, quoi de plus naturel qu’un policier en train de courir ?

La vitesse de ma course me surprend moi-même. En quelques bonds, j’arrive à l’entrée de notre ancien repère. Traversant le petit salon et le laboratoire dévasté, je me retrouve face au frigo d’azote renversé. Sans effort, je le soulève et dégage l’entrée du réduit où Max m’avait fait passer le fameux scanner multi-modal auquel je dois vraisemblablement mon amnésie. Mais pourquoi Max aurait-il fait cela ? Au fond, était-ce bien Max ?

J’ai un éclair soudain de compréhension en revoyant les lieux : je ne suis pas amnésique ! J’ai été gardé, drogué et nourri, pendant plusieurs mois. Un autre a pris ma place, sans doute pour sous-tirer des informations à Georges Farreck. À moins qu’il ne soit lui-même complice ? Et, dans ce cas, qui avait donc intérêt à me cacher dans un endroit que Georges Farreck ne connaissait pas ? Max bien entendu ! Pour me protéger ! Georges Farreck m’a probablement fait assassiner ou, pour le moins, aura fait assassiner mon double ! Tout se tient !

— Nellio, il faut que tu voies ça. Je crois que ta copine a réussi !

Une image apparait soudain dans mon champ de vision. Elle est filmée depuis l’intérieur du véhicule policier. On y voit Georges Farreck regardant par une fenêtre. Des poings tapent sur la carrosserie.

— Georges Farreck ! Georges Farreck !

— Ils sont trop nombreux, nous n’arrivons plus à avancer.

— Mais comment ont-ils pu être au courant de ma présence ? C’est incompréhensible ?

— Cela pue le coup monté. Je vais envoyer deux-trois gars pour tenter d’identifier les meneurs, cela va aller vite.

C’est toujours ça de gagné, murmuré-je. Entrant dans la pièce aveugle, je commence à vérifier l’état du printeur. La structure est renversée mais semble intacte. Par contre, la cuve d’impression s’est cassée lors de mon réveil brutal. Je tente de réfléchir à tout vitesse. Le liquide n’est pas un problème. Il suffit de l’imprimer : il est auto-générant. Par contre la cuve est plus problématique. Elle doit être étanche et nous n’en avions pas de réserve.

— La cuve est cassée ! Pas moyen d’imprimer !

Ma voix est-elle sortie de mon avatar ou de mon corps abandonné ? Peut-être les deux ? Quoi qu’il en soit, la réponse désincarnée de Junior me parvient immédiatement.

— De quoi as-tu besoin ?

— Un récipient étanche.

— Quelle taille ?

— La taille de l’objet qui est sur cette foutue carte mémoire.

— Bref, tu n’as aucune idée.

— Non, si ça se trouve, c’est grand comme la pièce !

Une intuition subite me parcourt. Retournant dans le labo dévasté, je cours vers le minuscule coin que nous appelions familièrement « cafétéria ». La zone a été vaguement épargnée et je retrouve sans peine les restes de la table écroulée.

— Elle est toujours là !

D’un geste, je saisis la nappe. Une nappe en toile cirée inusable, du genre de celles introuvables en magasin mais qui apparaissent spontanément sur la table de votre cuisine le jour où vous avez des petits enfants. Peut-être qu’on les fournit avec le kit « tisane de grand-maman » ? Retournant dans la pièce secrète, je me mets à disposer des tables de manière à délimiter un espace fermé à même le sol. Par dessus tout, j’étends la nappe. Elle pourrait couvrir une table de huit personnes.

— Et voilà ! Une véritable baignoire de luxe.

— Nellio, j’ai une mauvaise nouvelle. Jette un œil à ce qui se passe du côté de chez Georges Farreck !

— Isabelle !

Dans mon champ de vision, je vois apparaitre une image d’Isabelle entourée de deux policiers. Elle hurle :

— Georges Farreck ! Laissez moi parler à Georges Farreck ! J’ai des révélations à lui faire.

La voix de Georges retentit dans mes oreilles, extrêmement proche.

— Amenez moi cette femme !

— Mais c’est une télé-pass hystérique, sans doute une de vos fans. Elle veut juste vous violer ou un truc du genre.

— Vous êtes capable de me protéger, non ? Cette foule qui bloque notre passage ne me semble pas un hasard.

Une main gantée apparait à l’écran et fait un signe à destination des autres policiers. Isabelle est conduite sans ménagement. Je distingue sa figure échevelée, ses joues rubicondes. Son essoufflement est visible. Elle s’arrête un instant, interdite.

— Oh merde ! Georges Farreck ! Le Georges Farreck ! J’ai la culotte qui dégouline ! Je… J’ai vu tous vos films, je vous adore !

Georges ne peut se retenir de dégainer un sourire charmeur. Ses dents étincellent.

— Merci, c’est très gentil à vous. Je suis flatté. Mais vous me parliez d’une révélation ?

— Ouais, justement, est-ce que vous allez tourner un nouveau film ici dans la ville ?

— Je ne sais pas encore, pourquoi cette question ?

— Parce que voilà, on m’a d’mandé de venir faire la fan rapport à votre film. Une obligation qu’y disaient. Mais j’suis pas conne. Je sens bien que c’est autre chose.

— Attendez, je suis pas sûr de vous suivre. Vous voulez dire qu’on vous a demandé de réunir des personnes pour m’acclamer ici ?

— C’est ça !

— Dans quel but ?

— J’sais pas. Et c’est ça qui semble bizarre.

— Et pourquoi l’avez-vous fait ?

— Ben c’t’une obligation. J’ai pas envie de perdre mes allocs. Mais je me dis que si je vous aide, vous pouvez p’têtre m’aider en retour. J’ai toujours su que j’serais une star. J’pourrais jouer dans vos films.

— Qui vous a donné cette obligation ?

— Attends mon pote, d’abord on négocie ce que j’aurais en échange !

J’éclate de rire. Sacrée Isabelle. Elle a réussi le tour de force de retarder Georges Farreck tout en lui extorquant un quelconque avantage.

— Nellio, ne traîne pas ! Isabelle nous offre un répit inespéré mais les policiers ne sont vraiment pas loin.

Mécaniquement, je remets en place le printeur. D’une pression sur le clavier, je lance l’impression du liquide d’impression. Je note mentalement d’optimiser l’algorithme pour imprimer le liquide dynamiquement, en fonction de l’objet à traiter.

— Connecte-toi à l’ordinateur que j’uploade le fichier à imprimer !

— Connecter ? Mais comment ?

— Les avatars disposent de la plupart des ports standards. Regarde dans ton torse.

C’est la première loi de l’ère électrique. Depuis qu’il est possible de brancher deux appareils entre eux, le format des prises a évolué de manière aussi explosive qu’irrationnelle. Chacun tentant de créer un format standard que tout le monde utilisera. Au final, tout terminal implémente une quinzaine de ports avec l’espoir d’une intersection avec la quinzaine implémentée par le terminal d’en face.

La seconde loi, quant à elle, stipule que c’est toujours le dernier câble que vous testez qui rentre dans le trou. Loi qui se révèle, une nouvelle fois, empiriquement exacte.

— Voilà, je suis branché !

— Fichier uploadé, en cours de transfert sur l’ordinateur.

— Quoi ? Si vite ? Mais ce n’est pas possible !

— Les avatars ne passent pas par le réseau traditionnel. Trop dangereux. D’ailleurs, la pièce où tu te trouves semble être une cage de Faraday parfaitement isolée.

— Mais…

— Chaque avatar est lié au centre par quantum entanglement. Deux photons émis au même moment. L’un est stocké dans l’avatar, l’autre au centre de contrôle, le tout grâce à des ralentisseurs de lumière. Cela permet une communication instantanée dont la vitesse n’est théoriquement pas limitée.

— Je croyais que ce n’était encore qu’un prototype !

— C’est l’avantage de travailler dans un commissariat à haut tarif !

Ébahi, je tente de me reconcentrer sur ma tâche.

— Bon, je lance l’impression !

— Merde ! Les flics ! Ils sont là, j’étais distrait ! Nellio !

Un bruit d’explosion retentit soudainement dans l’entrée du laboratoire.

Photo par Trey Ratcliff.

Trey Ratcliff

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