Chapitre 6 : la machine à cliquer se rebelle contre le superorganisme

2022-02-24

24 février

Je suis devenu une machine à cliquer. Un rouage anonyme dans un gigantesque superorganisme qui se nourrit de mon attention, de mes capacités, de mon identité. J’ai décidé de me libérer, de m’échapper. Je ne suis pas sûr d’y arriver seul. Peut-être que j’ai besoin que nous soyons plusieurs à réclamer notre liberté. Peut-être n’est-il pas trop tard.

Ce livre est la première étape. Pour arriver à écrire ces quelques lignes, j’ai passé ces dernières années à restreindre l’usage de mon téléphone. Je me suis organisé une année complète « déconnectée ». À chaque fois que j’hésite, que je me mets à réfléchir, une partie de mon cerveau se tourne vers mon téléphone ou vers une icône cachée derrière mon éditeur de texte. Une partie de mes neurones se demandent si j’ai reçu des mails. Si je ne dois pas répondre à un message de ma famille. Ou si une nouvelle intéressante n’a pas été postée sur les réseaux sociaux.

Écrire n’est que la moitié du chemin. Encore faut-il que ce livre soit lu. Beaucoup d’entre vous n’y arrivent pas ou n’y arrivent plus. Vous me dîtes souvent que vous avez été un grand lecteur, mais qu’aujourd’hui, vous n’avez pas le temps. Ou qu’au contraire vous aimeriez vous mettre à la lecture. Et que vous n’avez pas le temps. Selon vous, ce temps est pris par le travail, la famille, le ménage et autres obligations.

Je n’ai pas le temps d’écrire ce livre. Vous n’avez pas le temps de le lire. Et pourtant, à la fin de l’année, nous pourrions avoir la lucidité de constater que, sans avoir le temps, nous avons collectivement écrit des milliers de messages sur Whatsapp, Signal ou Messenger, la plupart étant sans réel intérêt au-delà des quelques secondes passées à les écrire. Que nous avons posté et lu des centaines de pages de texte sur les réseaux sociaux, sous forme de pensées, de coup de gueule, de réactions à l’actualité, de commentaires. Que nous avons lu l’équivalent de plusieurs livres sous forme d’articles d’actualités dont nous avons déjà oublié le contenu aujourd’hui. Que nous avons regardé des heures entières de vidéos sur Youtube, depuis les conférences TEDx vaguement intéressantes aux buzz les plus ridicules. Que nous avons regardé plusieurs saisons de séries sur Netflix. Que malgré que nous nous défendions de regarder la télévision, nous avons regardé le journal télévisé presque chaque jour, ce qui correspond à lui seul à 2% de notre temps total de vie. Que nous sommes au courant de ce qui s’est passé dans telle ou telle émission télé, que nous connaissons le nom des présentateurs, des polémistes. Que nous avons un avis sur des événements que nous n’avons pas vécus.

Nous sommes donc incroyablement actifs. En moyenne, il doit vous rester entre 1 et 2 milliards de secondes à vivre. Notre temps est certes limité, mais nous en avons cependant assez pour le consacrer à des milliers de choses pas tellement importantes. Pourtant, nous gardons le sentiment de ne pas avoir de temps. Nous avons l’intuition que le temps s’effiloche. Nous savons que lire un livre nous apportera de la valeur intellectuelle, c’est pourquoi nous regrettons de ne pas avoir plus de temps pour lire. Pourtant, nous passons notre temps dans des activités dont nous avons parfois honte au point de nier les faire, au point de refuser d’admettre y passer du temps. Parfois, nous nous sentons coupables au point de devoir nous justifier.

Les livres et les techniques de développement personnel tentent de nous motiver et de nous culpabiliser. Il suffirait de le vouloir, de choisir. Tout ne serait qu’une question de volonté ou, au pire, de prise de conscience.

Nous sommes nombreux à être conscients de la nocivité des réseaux sociaux ou de la simple exposition aux écrans au point de l’interdire strictement à nos enfants. Pourtant, nous y sommes quand m��me. Parfois compulsivement. Parfois sans même nous en rendre compte. C’est juste pour vérifier une info. Juste pour te montrer une image. Les statistiques changent régulièrement, mais, à la fin de la journée, un adulte moyen a probablement passé entre 3h et 8h sur son téléphone.

Au plus profond de nos fibres, nous sommes pour la plupart convaincus que lire un livre est infiniment plus enrichissant que de surfer sur Facebook. Pourtant, les statistiques de votre téléphone vous démontreront que votre temps journalier passé sur ces réseaux sociaux est très rarement en dessous de l’heure. Sur ce même téléphone qui nous permet d’accéder à des livres électroniques très simplement. Si seulement une fraction du temps consacré à faire défiler des images dans Instagram ou à cliquer sur des petits dessins dans un jeu était consacré à lire une page ou deux, nous finirions tous entre un et dix livres supplémentaires par an.

Ce n’est pourtant pas le cas. Nous avons beau vouloir, nous n’y arrivons pas.

Si la volonté n’est pas suffisante, c’est peut-être qu’il y’a une autre force à l’œuvre. Une entité qui nous dépasse, qui nous contrôle. Un super organisme qui se nourrit de nos clics et qui, pour croître, nous transforme petit à petit en machines à cliquer.

Pour s’en convaincre, il suffit de lever la tête de son téléphone dans la rue, dans le train ou dans un magasin. Nous sommes rivés les yeux sur l’écran, le cou tordu en une disgracieuse difformité. Nos doigts s’activent sans cesse, font défiler, cliquent, tapotent, défilent. Nous nourrissons l’hydre. L’effet est particulièrement visible chez les adolescents. Ils marchent en groupe, chacun tenant son écran, interagissant à la fois verbalement et par écrit. Ils croient être partout à la fois, de peur de ne pas être assez sociaux, la phobie type de l’adolescence, mais ils ne sont nulle part. Le pauvre hère qui n’est pas sur son téléphone a l’air d’un extra-terrestre, d’un exclu. Les adultes ne valent guère mieux. Il suffit d’observer les couples au restaurant qui ne se regardent pas. Cet homme en cravate pénétré d’un air d’importance qui consulte ses mails en commandant distraitement un sandwich. Ce jeune parent qui discute en tenant un petit micro près de sa bouche, les oreilles bouchées par des écouteurs tout en berçant distraitement un landau du pied.

Il serait facile de juger, de considérer la paille chez les autres sans voir sa propre poutre. Ou de rationaliser qu’il s’agit d’une évolution normale.

Mais personne ne peut nier l’implacable symptôme. Nous nous plaignons de ne pas avoir le temps de faire ce que nous voulons et pourtant nous consacrons un temps incroyable à faire quelque chose que nous ne voulons pas faire.

Les lieux publics bruissent des constantes notifications, ces signaux sonores qui ont été conçus, à dessein, pour attirer l’attention, pour signaler l’urgence, l’importance d’arrêter tout. Dans les années 1990, les tamagotchis, petits jeux électroniques portables représentant un animal à nourrir et faire grandir, ont inauguré cette ère de « notifications ». La notification est la version artificielle du pleur de bébé, un son conçu pour être impossible à manquer et désormais omniprésent dans les rues, les restaurants et les maisons.

Le superorganisme, sorte de tamagotchi planétaire, se rappelle à nous : « Nourris-moi ! J’ai faim ! »

Pour s’en libérer, la volonté seule ne suffit pas. Nous devons prendre conscience de ce que nous faisons, nous devons comprendre les causes qui nous ont amenés à créer ce super organisme.

Nous libérer n’est donc plus un simple acte individuel. Il s’agit d’une rébellion, d’un acte de résistance à la fois contre le super organisme, mais également contre tous ses servants, contre les autres êtres humains.

Dès les premières velléités d’indépendance, les défenses immunitaires du super organisme se mettront en branle, tenteront de nous remettre dans le droit chemin, de nous soigner. Ou de nous exclure définitivement, de faire de nous un paria.

Lire ce livre jusqu’au bout n’est donc pas qu’un acte individuel, une manière de reprendre contrôle sur votre vie. Il s’agit également d’un acte de révolte planétaire, une manière de lutter contre l’absurdité d’un système inégal qui détruit la planète, qui détruit les vies.

C’est du moins comme cela que je l’écris. Comme un cri de révolte, un cri de désespoir, un cri d’espoir.

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