2022-02-09
Longtemps, je me suis couché à pas d’heure. Parfois, à peine mon écran éteint, mes yeux ne se fermaient point, contemplant la pénombre et accueillant un flux d’idées et de conscience nouvelle.
Une idée lancinante revenait, m’obnubilait. Pourquoi tout me semblait-il soudainement si clair, si évident dans le noir ? Pourquoi cet état de grâce intellectuelle n’arrive-t-il jamais plus tôt ? Pourquoi ai-je l’impression de gâcher mes journées ? Pourquoi la créativité, l’énergie d’entreprendre n’arrivent-elles que lorsque je considère la journée comme terminée et que je me déconnecte ?
La réponse est étrangement simple : l’appel de la connexion.
Dans ma manière de travailler, j’ai identifié trois étapes très différentes. Premièrement, explorer à la recherche de nouveautés, de textes et d’informations à lire plus tard. Ce que beaucoup appellent la sérendipité. En deuxième lieu vient l’acte de lire, d’étudier ces textes, ces livres. Enfin, dernière étape, l’action, la création. À partir de ces connaissances nouvelles, je me mets réellement « au travail », pour écrire, coder, créer.
Sur ces trois étapes, le monde connecté glorifie particulièrement la première. La recherche de nouveautés est si intéressante, si amusante, si exaltante que je peux y passer ma journée. Rechercher des nouveautés est un plaisir, un rituel semblable à la pause cigarette des fumeurs. Chaque excuse est bonne pour dire « Faisons une pause et voyons s’il n’y a rien de nouveau en ligne ». Dix minutes de travail « réel » donnent droit à trente d’exploration.
L’exploration est particulièrement jouissive lorsque ce qui est découvert est petit, immédiat, facilement digestible. Les découvertes plus longues sont sauvegardées pour un utopique et irréaliste « plus tard », empilées dans de boulimiques logiciels spécialisés ou des listes de lectures.
L’addiction à cette constante nouveauté, couplée avec l’ubiquité d’une connexion mobile permanente, a rapidement fait disparaitre la moindre minute de vide, d’ennui, de rien. Depuis les toilettes à la récupération après un jogging dans le parc ou la file d’attente au supermarché, chaque minute qui était auparavant « intellectuellement gaspillée » peut désormais être remplie d’une quelconque nouveauté aléatoire. Ou, tout au moins, d’une quête de ce genre de nouveautés.
Mais il ne s’agit pas seulement des minutes perdues à droite ou à gauche. Les heures passées devant un bureau peuvent, soudainement, être remplies de la même façon. Chaque difficulté, chaque incertitude, chaque décision à prendre fait naitre dans mon cerveau la suggestion de faire une douce pause, facile et certainement méritée. Une pause qui n’est qu’à un mouvement de souris, dans une fenêtre qui reste en permanence ouverte dans un coin de mon ordinateur. Au final, seule l’adrénaline de l’urgence me donne la force d’échapper à cette boucle infinie et d’accomplir le minimum nécessaire dans l’urgence.
Malheureusement, les idées ne naissent que dans le terreau du rien, du vide, de l’ennui. Ces minutes « intellectuellement gâchées » ne l’étaient qu’en apparence. En les échangeant contre de minuscules fragments de plaisir immédiat, j’ai abandonné une composante essentielle de mon intelligence, de ma conscience, de ma condition humaine, endommageant mon système dopaminique.
Les idées durables, importantes, ne sont jamais le fruit d’une urgence. Durant une urgence, vous pouvez bien entendu rapidement éteindre les incendies, mais vous ne pouvez pas concevoir des immeubles ininflammables. Les solutions rapides et faciles mènent, sur le long terme, à encore plus d’incendies, de catastrophes. Requérant elles-mêmes des solutions faciles, immédiates. Le cercle vicieux de la décadence célébrée par notre économie de marché : plus d’incendies signifient plus d’emplois nécessaires pour implémenter des solutions court-terme qui, eux-mêmes, créeront plus d’incendies et donc plus d’emplois pour le futur. Tout inventeur qui arriverait avec une solution efficace sur le long terme serait immédiatement lapidé pour avoir tenté de tuer la poule aux œufs d’or.
Étant connecté, j’ai arrêté de réfléchir aux problèmes que je rencontrais, de lire sur le sujet, de tenter de comprendre l’architecture sous-jacente. À la place, je me suis mis à chercher des solutions rapides, postées en ligne par des gens ayant le même genre de problèmes. Parfois, ces solutions n’étaient disponibles que dans des vidéos, ou du moins c’est ce que prétendait la vidéo. Il semblerait qu’écrire et lire soit devenus trop difficile pour une majorité de la population en ligne, ce qui me forçait à passer encore plus de temps en ligne à regarder lesdites vidéos. Lorsqu’après avoir écumé les moteurs de recherche, plutôt que de réfléchir, je me mettais à poster sur des forums, des réseaux sociaux. Rétrospectivement, cela ne fonctionnait que très rarement. Je ne suis pas sûr d’avoir reçu un seul conseil vraiment utile de cette manière. Il faut dire que le seul conseil vraiment utile aurait dû être « Déconnecte-toi une heure ou deux, va dehors et réfléchis à ce que tu veux vraiment accomplir ». À la place, je rafraichissais compulsivement mon navigateur, guettant des réponses qui tenaient le plus souvent du débat sur le fait que je ne devrais pas vouloir faire ce que je voulais faire ou qui me donnait des mauvaises solutions mille fois répétées en ligne. Les rares fois où une interaction me révélait une information pertinente, je découvrais que cette information avait été sous mon nez depuis le début. La plupart du temps, j’avais de toute façon contourné le problème depuis bien longtemps et devait me débattre avec une discussion que j’avais initiée, mais qui ne m’intéressait plus.
Je décidai de sortir de cette spirale infernale. En premier lieu en bloquant les sites qui me prenaient le plus de temps sans m’apporter beaucoup de valeurs. Les réseaux sociaux et les sites d’actualité. Je me fixai l’objectif de passer trois mois sans aucun site social ou d’actualité. Une diète que j’intitulai « Déconnexion » et qui, ironiquement, me permit d’attirer beaucoup de lecteurs vers mon blog.
Mais cette déconnexion n’eut pas l’effet escompté. Au lieu d’avoir soudainement beaucoup de temps libre pour réfléchir et écrire, mon cerveau se mit à trouver automatiquement des alternatives. Des sites particulièrement intéressants se mirent à émerger dans le vide laissé par les réseaux sociaux.
Qualitativement, le temps passé en ligne s’améliora grandement. Je me mis à lire des billets de blog plus longs, avec des réflexions plus soutenues sur des sujets qui m’intéressaient et me touchaient. Un mieux, certes, mais je restai bloqué dans l’étape de l’exploration. Pire : la découverte qu’il y’avait tant à découvrir la rendait encore plus pressante. Pour ma productivité personnelle, il n’y a qu’une chose de pire que le contenu de piètre qualité : c’est le contenu de bonne qualité !
Le problème structurel avec la connexion permanente est que le monde en ligne change tout le temps. À peine avez-vous fermé votre navigateur que la conviction s’installe de rater quelque chose, de rater la fête qui continue. Peut-être devrais-je vérifier encore une fois ? Juste une dernière fois ? De toute façon, si vous savez que vous risquez d’être interrompu (par vos enfants, par vos collègues, par votre patron, par une notification quelconque), rien ne sert de se concentrer. Au contraire, les interruptions sont très désagréables, voire douloureuses, lorsque l’on est très concentré. Pour éviter toute douleur, autant rester superficiel.
Imaginez un instant avoir reçu un mail important. Vous voulez prendre le temps d’y réfléchir pour y répondre de manière posée. Vous méditez, vous marchez seul tout en y réfléchissant. Revenu à votre bureau, vous ouvrez votre logiciel de messagerie pour rédiger cette réponse qui se cristallise dans votre esprit. Une notification apparait. Des nouveaux messages apparaissent dans votre boîte. Certains peuvent être traités très rapidement. Autant le faire tout de suite. Un de ces nouveaux mails vous fait penser de vérifier un article Wikipédia sur le sujet. Qui lie vers un autre article intéressant. Voilà. Votre réponse structurée à ce mail important est définitivement perdue dans le brouillard informationnel.
Il est impossible de réfléchir tout en étant connect��, car toute notre infrastructure informatique est conçue et prévue pour que chaque changement, aussi minuscule soit-il, soit considéré comme la chose la plus importante à être communiquée le plus immédiatement possible. Le simple concept de « notification » est l’aveu que la destruction de toute réflexion est volontaire, que l’humain doit obéir aux injonctions de l’ordinateur, pas le contraire. Qui a bien pu imaginer une seule seconde que la réception d’un nouveau message ou la disponibilité de mises à jour logicielles étaient des choses plus importantes que ce que je suis en train de faire ?
Désactiver ces notifications n’est pas aisé ni même toujours possible. Mais, lorsque c’est le cas, la situation est parfois pire. N’ayant plus les notifications, nous nous retrouvons à aller nous-mêmes consulter manuellement les informations plusieurs fois par heure. À la fois par crainte de rater quelque chose et par espoir de découvrir une nouveauté quelconque.
Désormais déconnecté, je synchronise mon ordinateur une fois par jour. Une fois que j’attends avec impatience, fébrilité. Lorsque je branche mon ordinateur, je ressens une vague de jouissance incontrôlée. De retour dans mon bureau, je traite mes mails, satisfait de ne pas lutter contre une boîte de réception transformée en torrent permanent. J’apprécie le calme de savoir que je ne recevrai pas de nouveaux mails avant demain, avant d’avoir traité tous ceux-ci. La morbidité de la connexion permanente me semble une évidence.
Parfois, la moisson est faible. Le traitement est rapide. Le silence s’installe sur mon ordinateur. J’ai enfin le temps de travailler. De réfléchir. D’écrire. Alors, mon cerveau se met à tirailler, à négocier. Je me mets à regretter la connexion. À regretter les mises à jour logicielles qui remplissent le temps. À regretter les liens sur lesquels cliquer compulsivement.
C’est ma nature. C’est ce que je suis devenu. C’est en quoi j’ai été transformé. Une machine à cliquer.
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