Ode aux perdants

2024-10-01

Le Fediverse est-il pour les perdants ? se demande Andy Wingo

fedi is for losers (wingolog.org)

La question est provocante et intelligente : le Fediverse semble être un repère d’écologistes, libristes, défenseurs des droits sociaux, féministes et cyclistes. Bref la liste de tous ceux qui ne sont pas mis en avant, qui semblent « perdre ».

Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. Pour moi, le point commun est surtout une volonté de changer les choses. Or, par définition, si on veut changer les choses, c’est qu’on n’est pas satisfait avec la situation actuelle. On est donc « perdant ». En fait, tout révolutionnaire est, par définition, un·e perdant·e. Dès qu’iel gagne, ce n’est plus un·e révolutionnaire, mais une personne au pouvoir !

Être progressiste implique donc d’être perçu comme perdant selon le filtre d’Andy. Le progrès nait de l’insatisfaction. Le monde ne sera jamais parfait, il faudra toujours l’améliorer, toujours lutter. Mais tout le monde n’a pas l’énergie de lutter tout le temps. C’est humain, c’est souhaitable. Lorsque l’énergie me manque, lorsque je ne suis pas un révolutionnaire, je me concentre sur un objectif minimal : ne pas être un obstacle à celleux qui mènent la lutte.

Je ne suis pas végétarien, mais lorsqu’un restaurant propose des menus végés, je félicite le personnel pour l’initiative. Ce n’est pas grand-chose, mais, au moins, j’envoie un signal.

Si vous n’avez pas la force de quitter les réseaux sociaux propriétaires, encouragez celleux qui le font, ayez un compte sur les réseaux libres, mettez-les au même niveau que les autres. Vous ne serez pas révolutionnaire, mais, au moins, vous ne serez pas un obstacle.

Le coût de la rébellion

Je suis conscient que tout le monde n’a pas le loisir d’être rebelle. J’enseigne à mes étudiants qu’ils vont avoir un des meilleurs diplômes sur le marché, que les entreprises se battent pour les embaucher (je le sais, j’ai moi-même recruté pour mes équipes). Qu’ils sont donc, pour la plupart, immunisés contre le chômage longue durée. Et ce luxe vient avec une responsabilité morale : celle de dire « Non ! » lorsque notre conscience nous le dicte.

D’ailleurs, j’ai suffisamment dit « Non ! » (et pas toujours très poliment) pour savoir que le risque est vraiment minime lorsqu’on est un homme blanc avec un beau diplôme.

Remarquez que je ne cherche pas à vous dire ce qui est bien ou mal ni comment vous devez penser. C’est votre affaire. Je pense juste que le monde serait infiniment meilleur si les travailleurs refusaient de faire ce qui est contraire à leur conscience. Et arrêtez de vous raconter des histoires, de vous mentir à vous-même. Non, vous n’avez pas une « mission ». Vous cherchez juste à aider à construire un système pour vendre de la merde afin de pouvoir acheter votre propre merde.

Après, dire « Non », ce n’est pas toujours possible. Parce qu’on a vraiment quelque chose à perdre. Ou à gagner. Que le compromis moral nous semble nécessaire ou avantageux. Une fois encore, je ne juge pas. On fait tous des compromis moraux. Le tout est d’en être conscient. Chacun les siens.

Mais lorsque le « Non » frontal n’est pas possible, il reste la rébellion passive en jouant au plus con. C’est une technique qui fonctionne vraiment bien. Parfois, elle fonctionne même mieux que l’opposition franche.

Elle consiste à poser des questions :

— C’est légal ça ? Ça me semble quand même étrange, non ?

— Tu peux m’expliquer ? Parce que là, j’ai l’impression que c’est vraiment un truc dégueulasse qu’on nous demande, non ?

— Ça ne me semble pas très moral pour les clients, la planète. Tu en penses quoi ?

Les meilleurs résultats à ce genre de questionnement sont lorsque les deux parties sont prêtes à se laisser convaincre. Mais cela est malheureusement trop rare…

Le coût de la conviction (ploum.net)

Soyez perdants, consommez de la culture indépendante

On peut également être rebelle dans sa consommation et, plus particulièrement, dans sa consommation culturelle.

Nous avons le réflexe, pour ne pas paraître un perdant, de vouloir faire comme tout le monde. Si un livre ou un film a du succès, nous l’achèterons plus facilement. Il suffit de voir les « déjà un million de lecteurs » sur les pochettes des best-sellers pour comprendre que ça fait vendre. Je dois être une exception comme me l’ont démontré mes colocs il y a 25 ans :

— Hey, vous regardez un film ? C’est quoi ?

— Tu n’aimeras pas, Ploum.

— Pourquoi je n’aimerais pas ?

— Parce que tout le monde aime bien ce film.

Les librairies de gare « Relay », propriétés de Bolloré, ont même des étagères contenant le top 10 des meilleures ventes. Notez que ce top 10 est entièrement fictif. Pour en faire partie, il suffit de payer. Les libraires reçoivent les ordres des livres à mettre dans l’étagère. D’une manière générale, je vous invite à questionner tous les « top vente » ou autre « top 50 ». Vous découvrirez à quel point ces classements sont arbitraires, commerciaux et facilement manipulables dès qu’on a un peu d’argent à investir. Parfois, le top est tout simplement une marque déposée, comme les « Produits de l’année ». Il suffit de payer pour appliquer l’écusson sur son emballage (un jour je vous raconterai ça en détail). Sans parler de l’influence de la pub ou des médias qui, même s’ils prétendent le contraire, sont achetés à travers les relations des attachés de presse. Je suis tombé récemment, dans un média du service public belge, sur une critique dithyrambique du film « L’Heureuse Élue ». Je n’ai pas vu le film, mais à voir la bande-annonce, le fait que ce film soit bon me semble extrêmement improbable. Si on ajoute que la critique ne relève aucun défaut, encourage à plusieurs reprises à aller le voir au plus vite, et n’est pas signée, ça fait beaucoup d’indice sur le fait que l’on est face à une publicité (à peine) déguisée (et complètement illégale, sur un média du service public qui plus est).

Mais parfois, c’est un peu plus subtil. Voire, dans certains cas, tellement subtil que le journaliste lui-même n’a pas réalisé à quel point il est manipulé (vu les tarifs pour un article, les bons journalistes sont pour la plupart ailleurs). La presse n’est plus qu’une caisse de résonnance publicitaire, essentiellement au bénéfice des sponsors des équipes de foot. Il faut juste en être conscient.

Être rebelle pour moi c’est donc choisir volontairement de s’intéresser à la culture indépendante, hors norme. Aller voir des concerts de groupes locaux que personne ne connait. Acheter des livres dans les festivals à des auteurs autoédités. S’intéresser à tout ce qui n’a pas de budget publicitaire.

Au dernier festival Trolls & Légendes, j’ai rencontré Morgan The Slug et je lui ai acheté les deux tomes de sa bédé « Rescue The Princess ». Ce n’est clairement pas de la grande bande dessinée. Mais je vois l’évolution de l’auteur au fur et à mesure des pages et, à ma grande surprise, mon fils adore. Les moments que nous avons passés ensemble à lire les deux tomes n’auraient pas été meilleurs avec des bédés plus commerciales. Nous attendons tous les deux le tome 3 !

La boutique de Morgan The Slug sur ko-fi.

Alternalivre, une boutique en ligne dédiée aux livres n’ayant pas de distributeur

Croafunding, une librairie physique dédiée à l’auto-édition à Lille

Soyez perdants, cessez de suivre les réseaux propriétaires

Cela fait désormais des années que j’ai supprimé mes comptes sur tous les réseaux sociaux (à l’exception de Mastodon). Je vois régulièrement des retours de gens ayant fait pareil et, à chaque fois, je lis ce que j’ai exactement ressenti.

I noticed a low level anxiety, that I had not even known was there, disappear. Im less and less inclined to join in the hyper-polarization that dominates so much of online dialog. I underestimated the psycological effects of social media on how I think.

(extrait du gemlog de ATYH)

ATYH (atyh.net)

Le fait d’être toute la journée exposé à un flux constant d’images, de vidéos et de courts textes crée un stress permanent, une volonté de se conformer, de réagir, de se positionner.

Le collectif Sleeping Giants démontre ce que c’est d’être abonné aux flux de la fachosphère.

Infiltré dans la fachosphère de Twitter/X (blogs.mediapart.fr)

Personnellement, je ne trouve pas l’article très intéressant, car il ne m’apprend rien. Tout cela me semble évident, dit et redit. Les fachos vivent dans une bulle où l’on cherche à se faire peur (un noir ou un arabe casse la gueule à un blanc) et à se rassurer (le blanc casse la gueule à l’arabe. Oui, c’est subtil, faut suivre).

Mais, sur les réseaux sociaux, nous sommes tous dans une bulle. Nous avons tous une bulle qui nous fait à la fois peur (la politique, les guerres, le réchauffement climatique…) et nous rassure (l’inauguration d’une piste cyclable, les chats qui sont mignons). Nous sommes en permanence en train de jouer au même jeu de montagnes russes émotionnelles et de nous détraquer le cerveau. Afin de mieux consommer pour lutter contre la peur (alarmes, médicaments) ou « se faire plaisir » (t-shirt en coton bio à l’image du nouveau roman de Ploum, si si, ils arrivent).

Il n’y a pas une « bonne » façon de consommer, que ce soit physiquement ou l’information. On ne peut jamais « gagner », c’est le principe même de la société d’insatisfaction-consommatrice.

Soyez perdants, regagnez votre vie !

Être rebelle, c’est donc avant tout accepter sa propre identité, sa propre solitude. Accepter de ne pas être informé de tout, de ne pas avoir une opinion sur tout, de sortir d’un groupe qui ne nous correspond pas, de ne pas se mettre en avant tout le temps, de perdre toutes ces micro-opportunités, essentiellement factices, de créer un contact, de gagner un follower ou un client.

Donc, oui, être rebelle, c’est vu comme perdre. Pour moi, c’est avant tout ne pas accepter aveuglément les règles du jeu.

Être un perdant, aujourd’hui, c’est peut-être la seule manière de regagner sa vie.

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