Lectures : petite écologie de l’éducation et de l’informatique

2024-03-05

De l’importance de l’écriture manuelle

L’écriture à la main, que ce soit avec un stylo, un crayon, un marqueur ou ce que vous voulez est une étape primordiale dans le développement du cerveau et dans la compréhension future de la langue écrite.

Handwriting but not typewriting leads to widespread brain connectivity: a high-density EEG study with implications for the classroom (www.frontiersin.org)

La littérature à ce sujet semble unanime, mais l’étude suscitée va encore plus loin en mesurant l’activité neuronale lors de l’écriture à la main ou avec un clavier. Il n’y a pas photo : l’apprentissage de l’écriture se fait donc d’abord, et c’est essentiel, en écrivant à la main et en déchiffrant différentes écritures.

Ensuite, si l’outil informatique vous intéresse, je conseille très fortement d’apprendre la dactylographie. Cela ne demande que quelques semaines d’efforts et cela change complètement l’interaction avec un ordinateur. Pour rappel, la dactylographie sur un clavier se base sur deux principes fondamentaux :

Premièrement, chaque touche correspond à un doigt particulier. On n’utilise pas les doigts au hasard.

Deuxièmement, la dactylographie doit impérativement s’apprendre à l’aveugle. Il ne s’agit pas de connaître par cœur la disposition du clavier ou de la visualiser. Il s’agit de créer un réflexe musculaire, un mouvement d’un doigt particulier pour chaque lettre.

C’est comme ça que j’ai appris à taper en Bépo et c’est, je pense, le meilleur investissement en temps que j’aie jamais fait de toute ma vie. Le fait de taper à l’aveugle et au rythme de ma pensée a transformé l’écriture en une véritable extension de mon cerveau. Je n’écris pas ce à quoi je réfléchis, mes pensées se contentent d’apparaitre sur l’écran.

Le bépo sur le bout des doigts (ploum.net)

Je tape tout en Bépo dans Vim car Vim me permet d’étendre les automatismes dactylographiques aux actions sur le texte lui-même : se déplacer, supprimer, remplacer, copier-coller. Mes enfants sont peut-être encore jeunes pour se mettre à Vim, mais si jamais une envie de Vim (une envim quoi) vous titille, je vous conseille le court manuel de Vincent Jousse.

Vim pour les humains (vimebook.com)

Digitalisation de l’éducation

La « digitalisation » à l’aveugle des salles de classe est une hérésie absolue. Surtout que l’immense majorité des professeurs sont complètement incompétents en informatique et ne comprennent pas eux-mêmes ce qu’est un ordinateur (ce qui est normal et attendu, ils n’ont jamais été formés à cela).

Dans l’école primaire de mes enfants, ils sont tout fiers de proposer des séances d’explications… de PowerPoint !

Alors, deux petits rappels importants :

Premièrement, apprendre à utiliser des logiciels commerciaux, ce n’est pas de l’informatique. C’est de l’utilisation d’un outil commercial qui n’est pas généralisable et donc foncièrement inutile sur le long terme. Les enfants ont appris à cliquer sur deux boutons ? À la prochaine version, les boutons seront ailleurs et les enfants n’auront aucune connaissance intuitive de leur outil. Et c’est sans doute parce que le professeur n’en a aucune lui-même, mais c’était le prof de l’école qui « aime bien l’informatique », qui clique sur des .exe sans transpirer à grosses gouttes, du coup on lui confie ce rôle.

En deuxième lieu, si vous voulez qu’un enfant se débrouille avec n’importe quel logiciel, il y a une solution très simple : laissez-le faire. Sérieusement, laissez-le chipoter, essayer, faire n’importe quoi. Dans le cas du PowerPoint, je suis certain que si on laisse une classe une heure avec le logiciel, elle en saura plus que l’adulte qui peine. Mettez-leur en main des ordinateurs où ils ont le droit de « tout casser ».

Après, il y’a un énorme problème avec la génération actuelle à qui on fourgue une tablette dès la couveuse : ils n’ont jamais chipoté. Ils sont nés avec des appareils avec des grosses icônes sur lesquelles il suffit de cliquer pour acheter des applications. Des appareils qui sont conçus à dessein pour empêcher de comprendre comment ils fonctionnent et qui ne peuvent pas être « cassés ». Les outils propriétaires sont, par essence, des boîtes noires qui se veulent arbitraires et incompréhensibles.

Ce n’est pas de l’informatique. Ce n’est pas une connaissance utile. Ce n’est pas le rôle de l’école de s’occuper de cela.

Je réfléchis beaucoup à une méthode d’enseignement de l’informatique. Et j’en suis arrivé à une conclusion : apprendre les bases de l’informatique doit se faire sans ordinateur. Il y a tant de choses amusantes à faire sur un tableau noir : compter en binaire, écrire des petits algorithmes, créer des groupes d’enfants appliquant chacun un algorithme et voir ce qui se passe si on se passe des « données » dans un ordre plutôt qu’un autre…

Le concept de boîte noire

L’ingénieur tente d’utiliser une boîte noire avec laquelle il a appris à interagir grâce au scientifique. Le scientifique, lui, cherche à comprendre comment fonctionne l’intérieur de la boîte noire (qui contient elle-même d’autres boîtes noires).

Méfiez-vous des gens qui vous vendent des boîtes noires, mais sont étonnés à l’idée que vous demandiez ce qu’il y a à l’intérieur.

The black box (njms.ca)

Réseaux sociaux

Outre comprendre l’informatique, il est vrai que les nouvelles générations doivent apprendre à vivre dans un monde de réseaux sociaux. Mais, une fois encore, la plupart des adultes ne comprennent rien et tentent d’imposer leur vision étriquée de ce qu’ils n’ont pas compris.

J’écrivais qu’un véritable réseau social ne peut pas être un succès. Tout le monde ne peut pas être dessus, sinon ce n’est plus vraiment un réseau social.

Stop Trying to Make Social Networks Succeed (ploum.net)

Winter traduit très bien ce sentiment avec ses mots : sur chaque plateforme, nous avons une identité différente, une créativité qui s’accompagne parfois d’une grande pudeur.

Facebook as Containment Field: Rebuilding the Partition (winter)

Après tout, lorsque j’ai créé ce blog, j’ai évité consciencieusement toute référence à mon nom officiel pour pouvoir m’exprimer sans crainte d’être jugé par mes proches. Ce n’est que petit à petit que j’ai pu prendre l’assurance de lier l’identité de Ploum avec celle de Lionel Dricot. J’ai tenu deux autres sites web, aujourd’hui disparus, dont un qui était un blog avant la lettre, sous des identités qui n’ont jamais été liées à moi. Dans son livre « Mémoires Vives », Edward Snowden insiste sur cet aspect multi-identitaire fondamental à sa vocation. Aaron Swartz a également utilisé ces outils pour contribuer à définir la norme RSS en cachant qu’il était encore adolescent.

Cet apprentissage, ces libertés et ces explorations de ses propres identités sont malheureusement complètement perdus dans la vocation des réseaux sociaux centralisateurs qui imposent une et une seule identité.

La seule chose que les jeunes peuvent faire désormais, c’est de créer un compte sous un faux nom "réaliste", ce qui les incite à se faire passer pour un camarade et, de ce fait, à se porter préjudice l’un à l’autre, au grand dam des établissements scolaires et des parents qui doivent prendre des mesures énergiques pour dire que « Ça ne se fait pas d’usurper l’identité d’un autre ».

Non, ça ne se fait pas. Mais ça se fait de s’inventer des identités. De se créer des univers différents, qui interagissent dans des communautés différentes.

Et nous avons revendu cette liberté contre la possibilité d’être fliqué par la publicité avec l’obligation d’avoir notre vrai nom partout parce que « c’était plus facile ».

Bloat JavaScript

Et même sur le côté « plus facile », nous nous sommes fait avoir par le côté « boîte noire sans cesse changeante ».

Niki, blogueur sur tonsky.me, s’est amusé à calculer la quantité de JavaScript que chargent les sites principaux… par défaut ! Sur le « minimaliste » Medium, c’est 3Mo. Sur LinkedIn, c’est 31Mo.

JavaScript Bloat in 2024 (tonsky.me)

Pour rappel, il y a zéro JavaScript sur ploum.net. En fait, pour un rendu relativement similaire (du texte aligné au milieu d’un écran), vous devriez télécharger 1000 fois plus de données pour lire un de mes billets sur Medium et 10.000 fois plus de données pour lire un de mes billets sur LinkedIn.

En plus du temps de téléchargement, le processeur de votre appareil serait mis à rude épreuve pendant quelques dixièmes de secondes voire des secondes tout court, augmentant la consommation d’électricité (de manière significative) et vous donnant une légère impression de lenteur ou de difficulté lors de l’affichage. Si vous avez un appareil un peu ancien ou une connexion un peu mauvaise, ces difficultés sont multipliées exponentiellement.

Ah oui. En plus de tout, sur Medium et LinkedIn, vous êtes complètement pistés et les données de votre lecture vont grossir les milliers de bases de données marketing.

Il y a même des chances que, pour lire l’article sur Medium ou LinkedIn, vous utilisiez le mode « lecture » de votre navigateur ou d’un logiciel quelconque. Mode qui après avoir tout téléchargé et tout calculé va tenter d’extraire le contenu de l’article pour l’afficher dans un style similaire à ploum.net.

Tous ces allers et retours alors qu’il est tellement simple, en temps que webmaster, d’offrir le texte directement, sans fioriture. De simplifier la vie de tout le monde…

Gaspillage et sécurité

Ces systèmes sont donc plus lourds, plus énergivores, beaucoup plus compliqués à produire. Pourquoi les produit-on ?

Keynote Touraine Tech 2023 : Pourquoi ? (ploum.net)

Mais ce n’est pas tout ! Leur complexité augmente la surface d’attaque potentielle et donc le nombre de failles de sécurité. Une joie pour les script-kiddies. Sauf que plus besoin des script-kiddies, les intelligences artificielles peuvent désormais automatiquement exploiter les failles de sécurité.

Schneier on Security (www.schneier.com)

On va donc avoir, d’une part, des sites de spam/SEO générés automatiquement et, d’autre part, des sites légitimes qui se sont fait pirater et sur lesquels a été injecté du contenu spam/SEO.

Voilà, voilà, ne me dites pas que je ne vous avais pas prévenu.

Splitting the Web (ploum.net)

Écologie

Le plus difficile, dans tout cela, c’est certainement la pression sociale. Si on aime vivre en ermite comme moi, c’est simple de refuser Whatsapp, Google. Mais lorsqu’on est ado, on se fout de ces principes. On veut faire partie du groupe. Avoir un iPhone. Être sur Tiktok. Jouer au dernier jeu à la mode en parlant du dernier Youtubeur sponsorisé par une marque d’alcool ou de tabac. Porter des fringues de marque produit par des enfants dans des caves en Thaïlande.

Pour l’adolescence, les préceptes moraux et les interdictions sont là pour être contournés (et c’est une bonne chose). Tout ce que nous pouvons offrir, c’est l’éducation. La compréhension des enjeux et des conséquences des actes posés dans leur univers de vie.

Bref, dans l’informatique comme dans tout autre domaine, nous devons enseigner l’écologie.

Mais encore faut-il que nous la comprenions nous-mêmes.

Nous vivons dans un monde où l’eau de pluie est désormais contaminée par des polluants dangereux… partout sur la planète ! Il n’existe plus une goutte d’eau de pluie qui soit considérée comme potable.

Rainwater unsafe to drink due to chemicals: study (phys.org)

Alors, peut-être que nous devons accepter n’avoir pas de leçons écologiques à donner à nos enfants…

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