2015-03-16
Je ne veux plus conduire car j’ai l’impression de perdre mon temps. Lorsque je conduis, je ne peux ni lire, ni écrire, ni admirer, ni respirer, ni rêver, ni me défouler, ni aimer, ni faire plaisir, ni me faire plaisir. 1h30 de conduite par jour, et on y est plus vite qu’on ne l’imagine, représente un sacrifice de 10% de notre temps éveillé, 10% de notre vie.
Je ne veux plus conduire car la conduite est morbide. Assis, sans pouvoir bouger, mes muscles s’atrophient, se contractent, se rigidifient. La position force mes poumons à se refermer. De toutes façons, je ne fais que respirer les gaz d’échappement de ceux qui me précèdent. Il suffit de voir la couleur que prend la neige au bord d’une route pour réaliser que nos poumons font de même. Au fond, conduire n’est pas très éloigné de la torture physique.
Je ne veux plus conduire car je n’aime pas risquer ma vie en permanence. Lancé dans un bolide de métal à des vitesses folles, mon esprit doit être en permanence alerte, aux aguets. Je dois prévoir les comportements erratiques des autres conducteurs, anticiper les conditions difficiles. Ma vie est en jeu ! Si je l’oublie et que je me détends, bercé par l’habitude d’un trajet journalier et la confiance en mes talents, je ne fais qu’ignorer un danger exacerbé par mon insouciance. Et je me transforme en criminel potentiel…
Je ne veux plus conduire car je ne veux plus soutenir le véritable culte qui entoure désormais l’automobile. D’utilitaire, elle est devenue religion. Les constructeurs les font brillantes et volontairement fragiles. L’adoration liturgique se fait dans les grands salons annuels et dans les discussions de tous les jours. Effleurer une voiture en stationnement la fera hurler, y laisser une griffe, même ténue et involontaire, vous transformera en ennemi public, en criminel haï et poursuivi. Rien que critiquer le dieu automobile fait de moi un paria.
Je ne veux plus conduire car toute notre société est aux ordres de l’automobile. Tous nos paysages sont entièrement adaptés à la conduite. Nos routes ne déservent plus nos maisons, ce sont nos maisons qui déservent les routes. De monstrueuses arches de bétons s’élèvent autour des villes et à travers les campagnes. Un grondement continu rugit et assourdit. Personne n’oserait bloquer, ne fut-ce que quelques minutes, les passages d’automobiles. Alors qu’au même endroit il n’est pas rare de laisser des trottoirs ou des pistes cyclables encombrées pendant des mois, forçant les non-automobilistes à risquer leur vie. C’est bien simple : me rendre à vélo au travail compte plus de kilomètres qu’en voiture car les voies rapides les plus directes sont strictement réservées aux automobiles.
Je ne veux plus conduire car l’automobile est devenue une guerre. J’ai vu trop de sacrifices, de jeunes vies fauchées. Les personnes que j’ai connues et qui sont mortes avant leur 50 ans ont, dans leur immense majorité, été tuées par l’automobile. Certains qui ne sont pas morts sont restés handicapés à vie. Aujourd’hui encore, malgré parfois plusieurs lustres, je revis régulièrement ces terribles secondes où j’ai appris la mort d’un proche, d’une fréquentation ou d’une vague connaissance. Je reste profondément choqué par la violente soudaineté de ces injustices. Tout en sachant que je pourrais bien être la prochaine victime ou le prochain assassin.
Je ne veux plus conduire car quand je vois des jeunes pleins de vie dilapider leur premier salaire dans l’automobile, quand je les vois faire vrombir leur moteur, faire crisser les pneus, je sais qu’un jour ils se retourneront contre nous, qu’ils nous montreront leurs blessures, leurs morts, leur terre meurtrie et qu’ils nous diront : “Pourquoi nous avez-vous enseigné cette religion ? Pourquoi nous avez-vous laissé faire ? Pourquoi avez-vous retardé toutes les innovations qui permettaient de se débarrasser de l’automobile ? Est-ce que l’industrie de l’automobile méritait une seule de nos vies ?”.
Je ne veux plus conduire car je sais que mes descendants me regarderont comme un criminel en me disant “Tout cela uniquement dans le but de se déplacer ?”. Et ils auront raison.
Photo par F Mira. Lectures suggérées : La proclamation, L’inauguration du RER, La voiture, 1er front de la guerre à l’innovation.
La voiture, 1er front de la guerre à l’innovation
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