Printeurs 44

2017-02-28

Nellio, Eva, Max et Junior sont dans la zone contrôlée par le conglomérat industriel.

Dans un silence religieux, nous descendons tous les quatre de la voiture. Tout autour de nous, des immeubles s’élancent dans une architecture torturée donnant une impression d’espace et de vide. Pas la moindre fissure, pas la moindre poussière. Même les plantes ornementales semblent se cantonner dans le rôle restreint et artificiel de nature morte. J’ai l’étrange impression d’être dans une simulation, un rendu 3D d’un projet d’architecture comme on en trouve sur les affiches jouxtant des terrains vagues d’où doivent, bientôt, naître de merveilleux projets immobiliers aux noms évocateurs.

Il me faut un certain temps avant de réaliser qu’aucune publicité n’est visible. Pourtant, les formes des bâtiments s’éloignent avec une certaine élégance d’un fonctionnalisme trop strict. Les murs s’élancent avec une certaine recherche esthétique où les motifs en fractale semblent occuper une place prépondérante.

Une brise un peu brusque dépose soudainement une fine feuille de plastique sur laquelle se distingue difficilement le logo d’une marque de chocolat.

La feuille se pose sur le trottoir et semble s’y enfoncer doucement, comme un fin navire de papier sombrant dans une écume solide.

Je pousse une exclamation de surprise. Junior s’accroupit.

— Du smart sand ! Tout le complexe est en smart sand !

D’un geste de la main, il donne quelques instructions à Max. Obtempérant, celui-ci donne un violent coup dans le mur de béton en utilisant une partie métallique de son corps. Le mur semble s’effriter légèrement. Un trou bien visible se dessine et le sable se met à couler avant de s’arrêter et, sous mes yeux ébahis, de se mettre à escalader le mur pour reboucher le trou. Quelques secondes s’écoulent et le mur semble comme neuf !

Je me tourne vers mes compagnons :

– Je croyais que ce smartsand n’était encore qu’à l’état de prototype. Mais si tout le complexe en est construit, cela a des implications profondes.

Junior me lance un regard étonné.

— C’est impressionnant mais je ne vois pas trop…

— Cela signifie que le bâtiment s’est imprimé tout seul. Un architecte a dessiné les plans et le bâtiment est sorti de terre sans aucune assistance humaine.

— Oui mais où est le problème ?

— Que tout ce complexe peut avoir existé depuis des années ou n’être qu’un leurre, créé de toutes pièces dans les dernières vingt-quatre heures.

— Quel genre de piège ? interroge Max.

— Le bâtiment peut se modifier en fonction de certains stimuli pré-programmés. Nous pouvons très bien nous retrouver enfermés.

— Nous le serions déjà, murmure Eva. Toute la route est dans la même matière et aurait pu nous engloutir.

Je me tourne vers elle.

— Eva, tu m’as dit que tu connaissais FatNerdz. C’est lui qui nous a emmené ici. Peut-on lui faire confiance ?

— Confiance ?

Elle bégaie légèrement, sa lèvre inférieure tremble.

— Il ne s’agit pas de confiance mais uniquement de logique. Tu n’es pas mort, Nellio. Cette seule information devrait te suffire.

Bravement, elle s’avance vers une porte vitrée et, sous mes yeux ahuris, passe simplement à travers comme s’il s’agissait d’un hologramme. Junior exulte !

– Wow ! Du smart glass ! Génial ! Il fond instantanément et se reforme. C’est impressionnant.

Sans hésiter, nous emboitons le pas à Eva. Après tout, nous sommes désormais sous le contrôle total du bâtiment. S’il doit nous arriver quelque chose, il est déjà trop tard.

En franchissant la porte, j’ai l’impression de passer sous une fine chute d’eau. Un léger contact qui s’estompe immédiatement.

Je rejoins Eva, talonné par Max et Junior. Je sens comme une légère vibration et un pincement au creux de l’estomac.

— Nous montons ! Le bâtiment nous pousse vers le haut sans avoir besoin d’un ascenseur. C’est aaaaaah…

Sans prendre la peine de finir sa phrase, Junior se met à hurler. Paniqué, il nous désigne à grand renfort de gestes ses pieds. Où plutôt l’endroit où auraient du se trouver ses pieds. À lieu et place de ses chaussures, je vois deux tibias s’enfoncer parfaitement dans le sol.

— Tu t’enfonces ! crie Eva.

— Non, le sol monte mais sans lui, corrige Max de sa voix artificiellement calme et posée.

— Ce n’est vraiment pas le moment d’argumenter à ce sujet, fais-je en me ruant sur Junior.

— Merde ! Merde ! crie ce dernier. Je sens que ça monte.

En effet, le sol est désormais dans la partie supérieure de ses mollets.

— Mais c’est quoi ? Une sorte de sable mouvant ?

— Non, répond Eva. Le bâtiment sait exactement ce qu’il fait.

Comme en écho, une image se forme sur un mur. Une fiche d’identité apparaît avec une photo de Junior, en uniforme, un numéro de matricule et un ensemble de méta-données sur sa vie et sa carrière. En rouge clignote une ligne « Policier déserteur. Dangereux. Protection totale requise. »

Je sens la panique me gagner. Machinalement, je m’approche de Junior pour tenter de le tirer vers le haut. Il hurle de douleur. Sans dire un mot, nous nous affairons tous les trois mais sans succès. Le sol arrive désormais presqu’à la taille de Junior qui se calme subitement.

— Cela devait finir comme cela. Protection totale. Je suis donc à ce point dangereux que toute action est justifiée pour me mettre hors d’état de nuire.

— Il faut faire quelque chose, dis-je. Max, ne peux-tu pas tenter de creuser le béton et que nous le portons au-dessus de nous ?

Eva, qui s’est reculée, me regarde froidement.

— C’est inutile, Nellio. Nous sommes complètement sous l’emprise du bâtiment. Il n’y a rien à faire.

— Mais…

Je tourne la tête vers Junior. Celui-ci tente de me rendre un regard brave. Le sol a désormais dépassé son nombril. Sa respiration se fait plus difficile.

— Je le savais, murmure-t-il. J’étais en sursis. Je suis néanmoins fier. Mais il y’a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi suis-je le seul ? Qu’avez-vous de différent ?

Eva s’accroupit pour se mettre à son niveau.

— Cet immeuble est confiant et n’utilise qu’une protection positive : seuls les cas confirmés sont éliminés. Les autres peuvent circuler sans autorisation particulière.

— Ça ne tient pas debout ! Pourquoi serais-je le seul listé ?

Eva réfléchit un instant avant de répondre.

— Parce que tu es un policier déserteur, tu as été repéré. Mais pour les bases de données civiles, Max et Nellio sont morts. Moi, je n’existe tout simplement pas. Ces deux cas ne rentrent probablement dans aucune des conditions du programme de l’immeuble et, par défaut, il prend le programme automatique du personnel autorisé. C’est une énorme faille de sécurité, le programmeur a du pondre ça avec les pieds mais son bug serait passé inaperçu si deux morts et un non-être ne s’étaient pas pointés.

Je pousse une exclamation de surprise mais je n’ai pas le temps d’aller plus loin que Junior pousse un cri. Il vient de constate que sa main droite, qu’il a bougé en parlant, a également commencé à s’enfoncer. Les doigts sont désormais pris dans le sol. Désespérément il tente de lever le bras gauche et de faire des mouvements pour se dégager. Son corps est désormais enfoncé au delà du plexus solaire. Il se débat laborieusement en poussant des petits cris.

— On ne peut pas rester là sans rien faire à le regarder crever d’une mort horrible ? fais-je en tentant de secouer les bras de Max et Eva.

— Visiblement si, répond laconiquement Max.

— Mais…

Paralysé par l’angoisse, j’observe le niveau du sol engloutir les épaules de mon ami, commencer à monter au niveau du cou. Il penche la tête en arrière dans un ultime espoir de gagner du temps. La pression sur ses poumons doit être énorme, il halète en poussant de petits cris aigus.

— Junior, fais-je. Je… Je… Tu es mon ami !

Le visage est désormais au niveau même du sol, comme un hideux bas-relief. Le smart sand commence à emplir la bouche de Junior dont les yeux reflètent une terreur pure, brute. Une terreur abjectes qui me figent et arrêtent les battements de mon cœur.

Le souffle coupé, je reste immobile, paralysé, les yeux rivés sur un sol propre et lisse.

Photo par Frans de Wit.

Frans de Wit

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