2015-06-12
C’était il n’y a pas si longtemps, à une époque où l’air était pur et les forêts recouvraient notre pays. L’eau des ruisseaux était limpide et l’on mourait d’une rage de dent à trente ans.
Le village était florissant et reconnu dans tout le comté pour le savoir-faire de ses habitants : la plupart étaient bourreaux de père en fils.
Chaque famille avait sa spécialité. Faire souffrir lentement. Faire avouer rapidement. Torturer de manière spectaculaire. Tuer efficacement et sans douleur. Ces derniers étaient particulièrement appréciés par l’administration publique. Quoiqu’il en soit, chacun avait sa clientèle, son histoire, son patrimoine et sa fierté. Le village exportait sa compétence dans tout le pays et même au-delà !
Un jour d’été, une étrange rumeur se fit dans le village. Le gouvernement étudierait en secret la ratification d’une charte des droits de l’humain. Cette charte comportait l’abolition pure et simple de toute peine de mort, qu’elle soit rapide ou longue et douloureuse. De même, la charte prohiberait la torture sur l’ensemble du territoire.
Le village était bien entendu fortement opposé à cette charte. Elle signifiait la ruine économique pure et simple. La fin d’une tradition séculaire, d’un art transmis de génération en génération.
Le village était souvent pris en exemple dans les débats politiques qui dégénéraient souvent en violentes manifestations.
— Il faut bien que les gens du village vivent ! disaient les uns.
— Comment voulez-vous offrir une reconversion professionnelle à ces centaines de familles ? renchérissaient les autres.
— On peut ne pas être d’accord, ils ne font que leur boulot ! assénaient les troisièmes.
Le mouvement étudiant prit fait et cause en faveur de la charte. Après quelques sanglants débordements, les meneurs furent arrêtés et condamnés à mort. Le bourreau qui vint du village était justement un jeune homme qui avait beaucoup voyagé. Avant de porter le coup fatal, il s’adressa discrètement à ses victimes.
— Vous savez, je pense que vous avez raison. On ne peut pas tuer les gens, le progrès nécessite d’abolir la peine de mort. Je tenais à vous remercier pour votre combat. Puis-je vous serrer la main ?
— Mais ne vas-tu pas nous tuer ?
— Que voulez-vous, c’est mon boulot. Je n’ai pas le choix. Mais je suis de tout cœur avec vous.
Le bourreau accomplit son œuvre sans discuter. Les étudiants survivants en firent un symbole et le remercièrent pour son humanité et son courage.
Il devint un médiateur entre les deux parties et mit fin au conflit en prononçant un discours désormais célèbre.
« Tuer et faire souffrir les gens est une coutume barbare. Nous sommes d’accord que le progrès ne peut se construire que sur le respect de l’homme. L’humanité ne peut progresser qu’en défendant l’intégrité de chaque individu.
Cependant, des familles entières sont héritières d’une tradition millénaire. Elles ont investi dans de la formation et du matériel de pointe. Elles vivent, boivent, mangent et consomment. Elles font tourner l’économie. N’ont-elles pas le droit de vivre elle aussi ? N’ont-elles pas le droit de voir leur travail respecté ?
Mettre à mort un humain ne me plaît pas. Mais c’est un mal nécessaire afin de faire vivre la société et les individus qui la composent. »
L’argument du bourreau fit mouche. Certes, le recours aux bourreaux devint de moins en moins populaire. Plus personne ne payait pour leurs services ou pour assister à une exécution. Les exécutions devinrent gratuites et étaient parrainées par des grandes marques de boisson ou de nourriture. Malgré une baisse notable de la criminalité, l’état encouragea les juges à se montrer sévères et lança un grand plan de subventions pour les bourreaux qui, sans cela, n’existeraient sans doute plus de nos jours.
Aussi, lorsqu’on vous explique que votre travail est inutile voire néfaste, lorsqu’on prétend qu’il est nécessaire de faire évoluer la société, rappelez-vous l’argument du bourreau : c’est votre job. Vous n’avez pas le choix. Et il y a des dizaines de gens comme vous qui vivent de ce travail. Certains sont trop vieux pour espérer une reconversion. Ils ont le droit de vivre. Alors, même si c’est néfaste, dangereux, inutile ou stupide, même si vous n’êtes pas vraiment d’accord avec ce que vous faites, il est nécessaire de défendre ceux qui, comme vous, ont le courage d’obéir et de faire leur boulot sans poser de questions.
Photo par Joan G. G.
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