2005-10-27
L’atmosphère est lourde, oppressante, exactement ce dont j’ai horreur. Pourtant il fait lumineux, le regard se porte à perte de vue. Chaud. Je retire ma veste et regarde autour de moi. Nul endroit où se reposer, nul onde rafraîchissante. La veste m’encombre déjà, je la fais passer machinalement du bras droit au bras gauche.
La foule me presse, me bouscule. Tous semblent heureux, insouciants. Suis-je donc le seul ?
J’ai envie de m’asseoir par terre et de pleurer. Ma respiration se fait sifflante. Je ferme les yeux, les mains sur les oreilles : tenir !
Ah ! Le signal, enfin ! Serait-ce la fin ? Non, seulement une étape. Nous progressons d’une dizaine de mètres mais à nouveau il faut s’arrêter. Je lance un regard suppliant à mon père mais je lis dans ses yeux la même détresse, le même désespoir.
L’âge adulte est terrifiant. Mon père est un homme comme les autres, souffrant autant que moi. Il ne pourra pas me sauver ou m’aider aujourd’hui. Nous devons faire front ensemble et résister. Papa, aide moi !
Mon manteau, prévu pour les grand froids hivernaux, semble peser une tonne. La chaleur se fait étouffante. Mes chaussures d’hiver sont devenues des étuves pour mes pauvres pieds endoloris et, pourtant, il faut tenir, rester debout à tout prix. Je sais que si l’un de nous deux cède, nous y resterons tous les deux. Tenir. Chaud.
Encore une étape. Nous pouvons de nouveau progresser, jouissant des ces quelques mètres durant lesquels nous pouvons avancer, espérant à chaque fois apercevoir l’issue, la fin de cet enfer. Mais de nouveau il faut s’arrêter, attendre, tenir, résister.
Nous sommes sur une sorte de promontoire d’où nous apercevons un grouillement compact et bruyant, une dizaine de mètres sous nos pieds. De toutes mes forces j’espère ne pas devoir y descendre. Je sais qu’il n’y a pas d’échappatoire, pas d’issue.
Soif. Je commence à avoir la langue pâteuse. C’est un des premiers signes. Ma salive semble sèche et impossible à avaler. Mon père se passe la langue sur les lèvres. Ce grouillement, la foule, la chaleur. Mes jambes sont tellement douloureuses…
Nouvelle étape. Un appel. Mon père ou moi ? Je vois un éclair d’appréhension dans ses yeux, il sait que c’est pour lui. Je le vois donc disparaître. Oh, pas d’inquiétude, je sais qu’il va ressortir d’ici quelques minutes. Mais à quel prix ! Je n’ose imaginer ce qu’il va endurer durant ces longues et terribles minutes. L’attente immobile me semble du coup moins difficile. Je prie secrètement de ne pas être appelé à mon tour. Je tente de respirer calmement. Cette chaleur ! Et toujours cette foule autour de moi. Sont-ils réellement humains ? Leur regard est vide, tous ont gardés leur veste, un léger sourire semble parfois apparaître sur leur visage. Mais que se passe-t-il donc ici ? Réellement ? Quelque chose de pas naturel flotte dans l’air, cette oppression, cette solitude…
Ici la chaleur est perfide et non brusque. Point de transpiration ni gros coup de chaleur. Non, juste une température trop chaude, qui s’immisce dans les vêtements, qui est tout juste insupportable mais qui assèche, empêchant la moindre goutte d’humidité de se former. Et mon bras faiblissant sous cette veste de plus en plus lourde, de plus en plus épaisse…
Mon père ressort. Il est encore plus chargé qu’auparavant. Je lis dans ses yeux la fatigue de ce qu’il a enduré. Encore une étape, encore une progression. Et la foule, le bruit incessant mais comme feutré, le grouillement sous mes pieds dans lequel j’appréhende de plonger.
Cette étape-ci, je sens que c’est pour moi. Soyons dur. Aucune trace d’anxiété ne doit paraître sur mon visage.
– Viens par ici !
– Non, non ! Ce n’est pas nécessaire ! essaie-je de me défendre sans grande conviction.
Je cherche d’un regard le soutien de mon père. Il semble absent, le regard dans le vide.
Dans quelques heures, ceci ne sera qu’un mauvais souvenir me répète-je mentalement. Seulement un mauvais souvenir. Je tente une dernière défense, désespérée.
– Mais Maman, il est est très bien celui-là !
– Non, il est plein de tâches et de trous. Tu as besoin d’un pantalon un peu correct!
– Mais Maman…
– La couleur de celui-là te plaît ? Va dans la cabine et essaie-le déjà, je t’en apporte d’autres. Si ça ne convient pas on ira voir à côté. Ils sont plus chers mais celui qu’on a pris pour ton père est très bien.
Plus que quelques heures et je serai enfin sorti de ce centre commercial…
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