2023-12-13
Il était une fois un groupe d’humains perdus au milieu d’un gigantesque océan. Aussi loin que remontait la mémoire, le gigantesque bateau de bois avait toujours navigué, aucune terre n’ayant jamais été trouvée ni même aperçue.
Le temps n’était jamais glacial, mais jamais trop chaud non plus. Souvent, un petit vent frisquet parcourait les cabines. Pour se réchauffer, les passagers de première classe avaient engagé ceux de troisième classe, les chargeant de découper le bois de la coque afin de le brûler dans leurs énormes poêles. Comme les cabines étaient bien plus confortables chauffées, l’idée vint aux premières classes de revendre aux passagers de seconde classe l’excédent du bois.
Le marché était juteux. Une partie de la tuyauterie du navire fut reconvertie en poêle à bois vendus à très bon prix afin d’équiper les cabines des secondes.
Naturellement, le bateau prenait désormais l’eau de partout. Un original aux cheveux en bataille émit l’idée d’arrêter de découper la coque si l’on ne voulait pas couler.
— Et mes profits ? dirent les premi��res.
— Et mon chauffage ? dirent les secondes.
— Et mon boulot ? dirent les troisièmes.
— Ben je ne sais pas trop. On pourrait mettre des pulls ?
– Ahaha, ricanèrent les premières. Un original qui ne connait rien au brûlage du bois et voudrait nous faire la leçon avec un pull !
Un instant désarçonné, l’original s’entêta.
— N’empêche que là, on coule. Les troisièmes classes seront bientôt sous eau.
— Tu as raison, déclara le capitaine. C’est une problématique importante. J’organise immédiatement une réunion dans le salon des premières classes. Nous envisagerons une solution.
Lorsqu’il redescendit quelques heures plus tard, le ventre bombé de petits-fours, le capitaine se fit interpeller par l’original qui s’était vu refuser l’accès au pont des premières.
— Alors capitaine ? Qu’allons-nous faire pour éviter que le bateau coule ?
— La réunion fut très productive. Nous allons construire désormais des poêles plus performants pour équiper les cabines qui n’en ont pas encore et pourront dès lors se chauffer avec moins de bois. D’ailleurs, nous envisageons de réduire graduellement la vitesse avec laquelle nous débitons le bois de la coque. Cela ne va pas plaire aux troisièmes, qui auront moins de travail, ni aux secondes, car le bois sera plus cher afin de compenser la perte de profit, mais il faut ce qu’il faut pour sauver le navire.
— Capitaine, vous êtes sûr que cela sera suffisant pour éviter de couler ?
— Ne t’inquiète pas, sourit malicieusement le capitaine. On a également demandé aux deuxièmes classes d’imaginer des pompes pour extraire l’eau du navire. Il y en a bien un qui va nous inventer ça, non ?
— Mais le temps presse…
— Et puis, qui sait… Si ça se trouve, on va bientôt découvrir un rivage, aborder une terre. Pourquoi s’en faire ?
— Pourquoi, en effet, murmura piteusement l’original en retirant ses chaussettes pour les essorer alors que l’eau commençait à monter dans les coursives.
Photo d’illustration par Patrick Hendry
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