2008-06-24 07:44:48
LE MONDE | 21.06.08 | 15h07 Mis jour le 21.06.08 | 15h07
aurice L vy est pr sident du groupe Publicis, Alain L vy est pr sident de StartUp Avenue et de Weborama. Les deux g n rations que la "num risation" a rapproch s confrontent leurs analyses.
Maurice L vy, comment la publicit et les m dias vont-ils voluer dans un monde o les innovations se succ dent toute vitesse ?
Maurice L vy : Face aux technologies nouvelles, nos temps de r ponse sont trop longs. Il faut acc l rer. Nos soci t s sont un point d'inflexion. Songez au temps que passent les internautes s'informer, se documenter, se former, travailler, se distraire et tablir des relations entre eux : tout cela prend le pas sur les autres moyens de communication. Cela modifie les comportements, les attentes. Par exemple, les gens pensent que l'information doit tre gratuite, que la musique est une marchandise. Il y a quantit de services qu'ils n'acceptent plus de payer. La vitesse des changements est telle que les sch mas anciens de communication sont p rim s. L'id e de faire une grande campagne de publicit la t l vision, avec des relais dans d'autres m dias, est un sch ma qui appartient au pass .
Vous, Alain L vy, vous cr ez des technologies dont se servent les publicitaires sur Internet. De quoi s'agit-il ?
Alain L vy : D'un ensemble de techniques de connaissance des comportements des internautes qu'on appelle les Web analytics. Mon entreprise, Weborama, con oit des outils qui sont plac s sur les sites pour compter leur nombre de visiteurs, et d'autres qu'on place sur le navigateur de l'internaute (des "cookies"), et qui analysent sa navigation. Pour les annonceurs, l'int r t est grand. Quand une publicit s'affiche, on sait si l'internaute a cliqu dessus, si ensuite il a achet , combien il a d pens . Ce qui permet d' valuer l'efficacit des campagnes.
M. L. : Ces nouvelles possibilit s ne signifient pas que la t l vision ou la presse sont caduques. Celles-ci ont encore leur place, et une place pr pond rante puisque aujourd'hui, ce sont 92 % des investissements publicitaires qui vont dans ce domaine. Demain, en 2010, ce sera encore 88 %, mais entretemps la part du Web aura doubl .
A. L. : La t l vision restera pr pond rante, mais elle sera num rique. Cela veut dire que tout ce qu'on peut faire sur Internet, on pourra le faire avec la t l vision. Des campagnes cibl es, interactives...
Et la presse crite ?
M. L. : Je consid re que la presse joue un r le essentiel comme ferment de nos d mocraties. L'essor du Net lui pose un probl me parce qu'une partie de la publicit bascule vers ces nouveaux m dias. La presse est plus lourde sur le plan publicitaire : les espaces sont fig s. Il n'y a ni mouvement, ni son, ni musique. C'est donc un mode d'expression assez limit pour les annonceurs. R sultat, ils coupent le plus facilement les budgets des journaux.
La presse poss de deux avantages, qu'elle exploite plus ou moins bien. Le premier, c'est une marque. Dans l'univers Internet, il est plus facile de s'orienter quand on conna t le nom du site, par exemple lemonde.fr. Le second avantage, c'est que la presse a une ma trise de l'information : elle sait la s lectionner, la traiter, la hi rarchiser. Elle doit tirer parti de cet atout face au foisonnement des messages. Mais le temps presse, si j'ose dire.
A. L. : Au risque d' tre politiquement incorrect, je crois que les carottes ne sont pas loin d' tre cuites. La mutation des m dias classiques vers le num rique prendra du temps, et, pour la recherche d'information, Google est en train de rafler la mise. Les g n rations dites "natives", qui sont n es avec Internet, ont z ro fid lit envers des marques de contenu. En revanche, elles ont besoin d'avoir tout de suite ce qu'elles veulent, et pas beaucoup plus. C'est un devoir d' ducation de leur transmettre l'id e qu'on peut aller plus loin que l'info brute. Moi, quand je lis une information sur le Net, il m'arrive d'avoir un doute et de v rifier dans les journaux. Mais j'appartiens la derni re g n ration qui a ce r flexe. Les suivantes seront celles du tout-num rique.
M. L. : Les marques de journaux qui sauront faire la mutation vers le Net sont celles qui vont gagner. C'est d j ce qui se passe aux Etats-Unis. Le New York Times, le Wall Street Journal abandonnent de plus en plus les espaces payants pour profiter de la fr quentation de leurs sites, et valoriser leur audience. Cela me fait dire qu'il y a un avenir pour la presse, mais plus le m me, et plus seulement sur papier.
Et pour le secteur de la publicit , quelle doit tre la strat gie ?
A. L. : La vraie question est de savoir quelle relation les grands acteurs de l'Internet entretiennent avec la technologie : doivent-ils la poss der, ma triser l'ensemble des outils, ou au contraire laisser des entreprises nouvelles se mesurer aux tr s grands ? Google, il faut lui reconna tre ce m rite, a invent le mod le conomique de l'Internet. C'est gr ce lui qu'une page vue gale des euros, alors qu'avant elle valait z ro. Mais nous sommes entr s dans une nouvelle re depuis que la Commission europ enne a autoris le rachat par Google de DoubleClick, le leader mondial de la publicit en ligne. Sa pr dominance devient sans partage...
M. L. : Google est imbattable sur la recherche des mots, le "search". DoubleClick a la ma trise des banni res. La conjonction des deux donne une force consid rable. Publicis a donc jug bon, dans l'int r t de ses clients, de parvenir un accord avec Google et de travailler avec lui.
A. L. : J'ai un point de vue diff rent. La puissance de Google est fond e sur une technologie tr s efficace, une capacit accumuler et analyser des donn es in gal e jusque-l . Cela lui donne les moyens d'acheter tout ce qui bouge. C'est une esp ce de grande faucheuse qui attaque tous les acteurs, tous les m dias : les t l coms, la publicit , la communication num rique au sens large. C'est ainsi que Google, le symbole de l'hyperconcurrence des march s, finit par tuer toute concurrence.
Comment les m tiers de la pub vont-ils voluer avec les nouvelles technologies ?
M. L. : C'est le point essentiel. Quand on fait une campagne la t l vision ou dans la presse, on lance les ordres, on attend, et la fin de la campagne, on mesure les effets et on ajuste le tir pour la vague d'apr s. Et on recommence le cycle de mani re ind finie...
A. L. : D sormais, on peut faire la m me chose en temps r el. D s qu'il y a un clic, il s'imprime sur l' cran. Pour un annonceur, cet outil est grisant : un clic, et le chiffre d'affaires s'impl mente. On n'a pas besoin d'attendre le verdict des hommes de l'art. C'est l que mon p re et moi avons un d saccord. Je pense qu' terme les plus gros annonceurs vont vouloir ma triser tout ce processus. Du coup, le m tier de l'agence va se retrouver cantonn l'aspect cr atif, qui sera d'ailleurs tr s important puisque nous allons vers un mod le : une personne, un comportement, une "cr a". La technologie va s'en m ler, donc Google va entrer sur ce march .
M. L. : C'est ignorer comment Google fonctionne. Son rendement vient du fait que tout est automatis . Il met beaucoup d'ing nieurs, un d ploiement d'intelligence consid rable pour d velopper un outil. Mais, une fois que l'outil est au point, c'est termin , il fonctionne avec tr s peu de main-d'oeuvre. Dans la communication, on met tr s peu de gens pour penser les outils, et on en met norm ment pour penser les besoins sp cifiques de chaque annonceur. Les deux mod les conomiques sont l'oppos l'un de l'autre.
Quelles sont les prochaines tapes de la "num risation" g n ralis e ?
A. L. : On ne conna tra pas seulement le consommateur travers son ordinateur. On le suivra dans la vraie vie. C'est ce sur quoi travaille une autre soci t que j'ai aid e d marrer, Majority Report. Elle fait la m me chose que Weborama, mais dans la r alit : analyser les trajectoires, comprendre les comportements des clients sur le lieu de vente. Les technologies du Net vont rayonner dans notre univers, et pas seulement dans les m dias. Par exemple, on pourra compter exactement le nombre de personnes dans une manifestation.
Ce tout-num rique, qu'implique-t-il pour notre soci t ?
A. L. : C'est une vraie question. Moi, comme utilisateur, que suis-je pr t tol rer ? Que suis-je pr t donner comme informations sur ma vie ? Le terme "tracking", qui d signe le suivi statistique des comportements sur Internet, signifie "suivre la trace", c'est assez pouvantable. La Commission nationale de l'informatique et des libert s (CNIL), en France, veille a, mais elle a un peu de mal appr hender tout ce qui se passe. Chez Weborama, en tout cas, nous veillons n'avoir aucune donn e qui permette de relier notre analyse d'un comportement un individu. Ce sera un enjeu majeur dans les ann es qui viennent. Le consommateur est de plus en plus conscient de l'exploitation des traces qu'il laisse.
On touche la libert ?
M. L. : C'est vrai que nous entrons dans le monde de Big Brother, et qu'il existe des moyens d' tablir une tra abilit des comportements. On peut savoir partir des technologies du GPS o se trouvent les gens gr ce leur t l phone portable, on peut suivre leur voiture, savoir o ils vont, ce qu'ils ach tent, ce que sont leurs changes de communication. Nous sommes dans une soci t de communication qui peut mettre en danger les libert s publiques et la vie priv e.
Sous l'aspect publicitaire, il y a un autre danger, qui est celui de l'intrusion. Par exemple, vous visitez un site automobile, le publicitaire peut intervenir et vous faire une offre plus int ressante. Chez Publicis, nous r sistons cela parce qu'il s'agit vraiment d'une intrusion. Nous pensons que les gens n'accepteront pas qu'on regarde ce qu'ils font par-dessus leur paule.