2024-03-21
Je suis un geek addict. L’informatique est ma passion, ma drogue.
J’aime la sensation de poser mes doigts sur un clavier. J’aime configurer, mettre à jour, découvrir des nouveautés, investiguer les problèmes, trouver des solutions.
Comme beaucoup de passionnés d’informatique, j’aime l’outil plus que le résultat.
Parfois, je tente de me convaincre que mon seul objectif est d’être plus productif ou plus ergonomique. Si je dois accomplir une tâche répétitive et barbante de deux heures, je vais à la place passer deux jours à créer un programme qui le fera pour moi. Avec l’impression d’avoir gagné du temps. Lorsqu’une mise à jour d’un logiciel que j’utilise est annoncée, je suis intéressé, voire, parfois, excité par l’attrait de la nouveauté.
L’immense majorité de l’humanité n’est pas dans mon cas. Mais l’infrastructure informatique mondiale est conçue par des gens comme moi. Des gens qui aiment chipoter et qui, consciemment ou non, forcent leurs utilisateurs à devenir comme eux.
Ce chipotage auquel je prenais naturellement du plaisir nous est désormais imposé uniformément. Nous devons tout le temps mettre à jour notre ordinateur, nous habituer aux changements d’interface, regarder les notifications du système lui-même nous annonçant des mises à jour. Les systèmes informatiques, y compris votre montre connectée et votre téléphone, ont été conçus par des geeks comme moi qui aiment la nouveauté, qui aiment améliorer sans cesse. Ces geeks sont désormais noyautés par des designers qui justifient leur salaire en changeant constamment les interactions, en annonçant en fanfare un nouveau logo. Voire en créant le débat sur l’introduction ou le retrait d’une nouvelle fonctionnalité.
Toutes ces actions ne sont pas anodines. Elles servent à mettre les plateformes elle-même au centre de l’attention. Les modifications des algorithmes Facebook ou le changement de l’icône d’Instagram sont désormais des faits de société qui font la une des plus grands médias. Ce ne sont pas des outils, contrairement à ce qu’ils prétendent. Ce sont des superorganismes qui cherchent à monopoliser l’attention et le pouvoir. Les dénoncer ne fait que les renforcer. La seule lutte valable c’est la seule action qu’ils redoutent : l’indifférence.
C’est exactement l’effet qu’à eu sur moi la suppression de mes comptes. La plupart des plateformes me sont devenues indifférentes. Je ne suis plus un critique acerbe de Facebook, de Twitter ou de LinkedIn : je n’y suis plus, ces plateformes n’ont plus rien à voir avec moi.
En tant que développeur logiciel, cette expérience m’a également ouvert les yeux sur la direction globale prise par l’industrie : le non-respect de l’utilisateur. Non seulement ses données sont exploitées, mais le logiciel est souvent intrusif. Les changements permanents empêchent l’utilisateur d’apprendre, de se former, d’acquérir des réflexes. Il est devenu impossible de maitriser l’outil parce que l’outil change constamment, il échappe au contrôle de l’utilisateur. La migration vers ce qu’on appelle "le cloud" ne fait qu’accentuer de manière dramatique cette tendance. L’outil est mis à jour sans aucun contrôle de l’utilisateur. Les données sont arbitrairement confisquées, que ce soit temporairement ("problème technique"), de manière permanente ("compte supprimé pour un non-respect non précisé de clauses de toute façon illisibles") ou lors d’une extorsion ("l’espace des comptes gratuits est désormais réduit, upgradez vers notre offre professionnelle pour récupérer les fonctionnalités auxquelles vous êtes désormais habitué").
Dans l’école primaire de mes enfants, des initiations à l’informatique enseignent… à créer des présentations PowerPoint. En Belgique, les sites officiels du gouvernement qui ont besoin de situer précisément votre adresse utilisent… Google Maps. Ma commune annonce le don de matériel informatique aux associations en précisant qu’elle fournira également une licence Windows récente. D’une manière générale, il est communément admis que chaque citoyen "normal" dispose d’un compte Google, compte connecté à un appareil contrôlé soit par Apple, soit par Google. Un appareil auquel nous devons en permanence donner le droit de contrôler notre temps et notre emploi du temps.
Si j’ai abandonné Whatsapp, de plus en plus de mes contacts sont sur Signal. Et Signal n’échappe pas à la "malédiction de la messagerie", à savoir que tout message reçu mérite une réponse immédiate. La propriétaire de la maison que je louais s’est emportée de ne pas recevoir de réponse à ses messages Signal parce que j’ai eu le malheur de couper mon téléphone durant 24h pour cause de maladie. À l’opposé, consultant mon téléphone en voyage pour vérifier l’heure d’un train, il m’est arrivé de recevoir des messages stressants, mais absolument non urgents, me décentrant complètement du moment présent. Ou d’être informé qu’une mise à jour devait absolument avoir lieu juste au moment où je souhaitais trouver en urgence un numéro de téléphone.
Le fil conducteur de toutes ces interactions est que nous n’avons plus aucun contrôle sur ces couches technologiques. Nous n’en sommes plus des utilisateurs, nous en sommes les ressources exploitées, les victimes. Et nous inculquons à nos enfants à faire de même. Nous nous transmettons une pression sociale permanente les uns aux autres. Avoir le dernier modèle avec les dernières fonctionnalités, la dernière app, le dernier mot dans la discussion. Nous acceptons la grossièreté ultime qu’est une notification intrusive. Ces notifications qui interrompent nos conversations, nos pensées, nos moments, nos méditations, notre travail et que nous infligeons aux autres, n’acceptant plus la moindre latence avant d’obtenir une réponse.
Ces interruptions permanentes nous empêchent de penser et de réaliser que nous ne contrôlons plus rien, que notre travail lui-même n’est plus qu’une série de microtâches reliées de plus en plus faiblement. Nous perdons toute perspective et c’est bien là l’objectif le plus abject des plateformes monopolistiques. Comme l’explique Danièle Linhart dans « La comédie humaine du travail », cette perte de relation entre les tâches est, dans le monde professionnel, une volonté managériale explicite, une taylorisation du travail intellectuel : l’employé est un rouage qui doit agir sans penser de manière à être facilement remplaçable et à ne pas remettre en question les décisions hiérarchiques.
Depuis que j’ai décidé de me consacrer à l’écriture, je réalise combien mon temps de vie est compté. Lorsque je souhaite écrire, les outils informatiques deviennent des adversaires. Ils alimentent mes démons en tentant de me distraire de la tâche que je me suis fixée. Mais ils se permettent également de l’interrompre techniquement. Une plateforme sur laquelle se trouve une ressource dont j’ai besoin me dit soudain que mon mot de passe n’est plus valable. Après quelques minutes à vérifier, je contacte le support qui me répond prestement qu’un problème rend certains comptes indisponibles, que ce sera réglé dans quelques heures. Sans aucune malveillance, mes outils viennent de me couper dans mon élan, de me faire perdre au mieux une heure, au pire une journée.
Depuis trois ans, beaucoup de mes écrits sont désormais réalisés à la machine à écrire mécanique. Parfois, les tiges se coincent ou le mécanisme d’enroulement du ruban se grippe. Pourtant, j’arrive à chaque fois à résoudre le problème en quelques secondes sans perdre ma concentration, sans perdre le fil de mes idées. Mes mains agissent sur un problème mécanique sans interférer avec mon cerveau.
Sur mon ordinateur, j’accomplis l’essentiel de mes tâches en ligne de commande. Mes écrits, qu’ils soient originaux ou retranscrits depuis un tapuscrit, sont réalisés dans Vim, un éditeur dont les commandes de base sont plus âgées que moi. Il m’a fallu quelques semaines d’apprentissage conscient, mais, depuis, Vim est une extension de mes doigts. Je ne réfléchis plus : j’écris.
Le design des interfaces modernes a permis aux utilisateurs de se passer de quelques heures d’apprentissage. Mais ces heures donnaient en réalité une réelle compréhension, offraient un réel pouvoir, participaient à l’élaboration d’un modèle mental de l’outil. Elles sont désormais diluées en changements aléatoires arbitraires tout au long de la carrière de l’utilisateur. Il n’y a plus de modèle mental, juste des gestes à apprendre par cœur, nous transformant en la version informatique de Charlie Chaplin dans « Les temps modernes ».
Je ne sais pas quelle sera la prochaine plateforme web à la mode. Je n’ai aucune idée du framework que tous les développeurs aduleront l’année prochaine. Mais j’ai la certitude que, dans trente ans, je pourrai toujours taper sur mes machines à écrire mécaniques, utiliser Vim et faire tourner des scripts Bash ou Python pour générer mon blog et des PDFs à envoyer aux éditeurs.
Ce faisant, je suis passé du côté obscur de la force geek. Je suis redevenu l’utilisateur novice que les nouveautés en informatique n’intéressent pas. Les mises à jour m’ennuient, car je me demande le temps qu’elles vont me faire perdre. Je n’ai pas besoin de nouveaux logiciels, mes besoins sont comblés.
L’informatique technique m’est devenue inintéressante. Elle m’ennuie. J’ai l’impression d’avoir lu mille fois les annonces marketing annonçant le nouveau système à la mode. Le problème de base de l’informatique peut pourtant désormais être considéré comme résolu : nous savons comment nous envoyer des textes, des images et du son.
La solution est tellement bien connue que toute l’industrie qui nous entoure consiste essentiellement à complexifier cette solution pour que ce ne soit pas trop facile et que les acteurs économiques puissent nous soutirer des rentes sur nos échanges de bits.
Une nouvelle question se pose, passionnante : comment nous envoyer du texte, des images et du son de la manière la plus simple, la plus efficace, la plus indépendante, la plus pérenne et la plus libre possible ?
Une question qui n’est plus technologique, cet aspect étant résolu, mais sociologique, morale, éducationnelle, collaborative, éthique, voire écologique. Une question qui remet en cause certains fondements économiques de notre société. Une question qui s’inscrit dans la durée.
Après soixante années d’explosion technologique, l’informatique est arrivée à un plateau. Nous n’avons plus besoin d’innovation, mais de stabilisation. De démocratisation. D’une nouvelle informatique.
L’informatique est et reste ma passion. La nouvelle informatique.
La nouvelle informatique est une science humaine, une exploration en profondeur de l’humanité et de sa psyché. La nouvelle informatique est un projet d’ingénierie visant à construire une plateforme libre et libératrice dont la durée de vie se compterait en décennies, en siècles. La nouvelle informatique est un projet d’émancipation, d’éducation, de collaboration, d’échange.
La nouvelle informatique est également une lutte. Une lutte pour la création d’un nouveau type de superorganisme qui n’aurait pas pour objectif la maximisation de l’exploitation des ressources.
Une lutte pour la survie de l’humanité.
Photo par CEphoto, Uwe Aranas.
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