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"Les jeux vid o et les r seaux sociaux modifient le rapport l'espace, au temps, la construction de l'identit "

2011-03-01 06:25:20

LEMONDE pour Le Monde.fr | 28.02.11 | 18h18

Ice Berg : Les "psy" constatent-ils une augmentation des consultations pour des probl mes relationnels ou de comportement li s l'utilisation grandissante et pr coce des crans ?

Oui, les psychologues et les psychiatres sont aujourd'hui norm ment consult s pour l'usage jug excessif des jeux vid o ou des nouveaux r seaux sociaux.

Pol : Comprenez-vous l'angoisse des parents sur ce sujet ou la trouvez-vous disproportionn e ?

Les parents ont raison d' tre inquiets, mais pas pour la raison qu'ils croient. La consommation excessive d' crans l'adolescence n'est, en r gle g n rale, pas le signe de troubles psychologiques. En revanche, c'est vrai que la fr quentation excessive des crans peut nuire d'autres activit s, et les parents doivent la r guler.

Tom : Pendant quelle dur e quotidienne doit-on autoriser les enfants tre devant des crans (ordinateur, t l vision) ?

L'Acad mie am ricaine de p diatrie a propos en 1999 un guide pour les parents : pas d' cran avant 2 ans (les sp cialistes s'accordent aujourd'hui parler de 3 ans), une heure par jour entre 3 et 6 ans, 2 heures entre 6-9 ans et 3 heures au-del . Mais il s'agit de temps r el global, incluant la t l vision, l'ordinateur pour jouer, l'ordinateur pour travailler, la console portable...

Yan : La t l vision et les jeux vid o font partie de leur poque et de leur quotidien. Comment ne pas les mettre en marge sans tout leur interdire et rentrer en conflit avec leur d sir qui semble d' tre en phase avec leur temps ?

Pourquoi dit-on que les parents doivent cadrer le temps de jeu ? Parce qu' l'adolescence, les jeunes n'ont pas encore acquis la possibilit de r guler eux-m mes leurs impulsions. Ils ont de la difficult suivre les d cisions qu'ils jugent pourtant les plus raisonnables pour eux. C'est pourquoi les parents doivent veiller ce que les jeux vid o n'occupent qu'une partie du temps de loisirs. Mais en m me temps, cadrer est totalement insuffisant. Parce que les jeux vid o comportent beaucoup d'aspects positifs et que les parents ont tout gagner s'y int resser.

Quand les parents accompagnent en s'int ressant aux jeux de leurs enfants, ils savent cadrer avec beaucoup plus d'intelligence et d'efficacit . Cadrer sans accompagner est aussi inutile que vouloir accompagner sans cadrer. Les deux sont indispensables.

Latemotiv : Un enfant face tous ces crans peut-il devenir fou ? Et perdre la relation au r el ?

Jlrenck : Qu'en est-il des rep res d'espace et de temps chez des jeunes riv s sur ces fen tres "magiques" par lesquelles virtuellement les distances s'abolissent, et l'imm diat devient la norme ? Des signes perceptibles de "mutations", d'incomp tences spatio-temporelles, etc., ont-ils t observ s ?

La pratique des jeux vid o, comme celle des nouveaux r seaux sociaux, modifie le rapport l'espace, au temps, la construction de l'identit , et la place que nous donnons aux activit s partag es et aux activit s solitaires.

Mais une semblable r volution a d j accompagn d'autres grandes innovations comme l'invention de l' criture, et, dans une moindre mesure, de la diffusion du livre gr ce l'imprimerie. Les modes de fonctionnement nouveaux rep r s chez les enfants et les adolescents ne sont ni meilleurs ni pires que ceux auxquels nous sommes traditionnellement familiers.

La culture des crans est en train de remplacer celle du livre. Face ce bouleversement, le pourcentage d'enfants pr sentant des troubles mentaux reste stable, et eux seuls courent le risque de d velopper des pathologies. Il ne faut pas confondre la sph re d'activit dans laquelle une pathologie est rep r e avec la cause de celle-ci.

Docteur Olive : L' cran est-il comparable de la drogue, tant au niveau chimique (dopamine...) que psychologique ?

Elvire : L'utilisation quotidienne de consoles de jeux ou d'Internet ne peut-elle pas g n rer des m canismes addictifs chez les enfants ? Je constate que mes enfants ont parfois du mal "d crocher" si je ne les y invite pas fermement.

Dans les ann es 1990, Aviel Goodman a d velopp l'id e qu'il existerait des addictions sans substance. Mais ce jour, il n'y a pas de consensus des sp cialistes sur l'existence d'une addiction l'Internet, au virtuel ou aux jeux vid o. Pourquoi ? Parce que plus ces jeux voluent, et plus ils donnent de l'importance la socialisation via Internet.

Evidemment, l' tre humain adore changer, ou plus pr cis ment bavarder, et nous connaissons tous cela. Mais on ne peut pas dire pour autant qu'il existe une addiction au bavardage. Et c'est ce que font aujourd'hui la plupart des adolescents quand ils vont sur les jeux vid o ou les r seaux sociaux : bavarder avec leurs copains. Le seul probl me est chez ceux qui vont dans les jeux vid o pour jouer seuls. C'est pourquoi les parents doivent toujours poser la question leur enfant : "est-ce que tu joues seul ou avec d'autres ?" Jouer seul est le plus inqui tant, et si l'enfant r pond qu'il joue avec d'autres, il faut lui demander s'il joue avec d'autres qu'il conna t ou qu'il ne conna t pas. La r ponse la plus rassurante est celle o il retrouve le soir dans ses jeux des camarades de classe qu'il c toie la journ e.

Adrien : Les r seaux sociaux ne sont-ils pas des lames double tranchant : d'un c t , l'incroyable possibilit pour qui l'utilise d' changer en temps r el et, de l'autre, un cloisonnement autour d'un cran, une certaine solitude face l' cran ?

Dans les r seaux sociaux, on n'est jamais seul, par d finition. D'autant plus que des tudes ont montr que les jeunes, la diff rence des adultes, retrouvent pr f rentiellement dans ces r seaux des personnes de leur ge, qu'ils connaissent par ailleurs. Les adultes cherchent plut t rencontrer des inconnus, avec le d sir d'avoir des aventures...

Lapin : L' cran ne risque-t-il pas de remplacer le parent en terme de transmission de normes et de valeurs ?

Il y a longtemps que les enfants cherchent dans les crans des rep res pour savoir comment devenir "grand". La t l vision et le cin ma ont toujours constitu de tels rep res. Et partir de l , tout se joue autour de la relation que les enfants ont avec leurs parents. Si ceux-ci fonctionnent selon des r gles claires et fiables, les enfants renoncent vite appliquer les recettes qu'il leur semble d couvrir sur les crans. Mais si les parents n'ont pas de tels rep res, ou, pire encore, se d tournent de leurs enfants, ceux-ci vont videmment tenter d'appliquer les mod les des crans.

C'est la m me chose aujourd'hui avec tout ce qu'ils trouvent sur Internet. S'il y a une diff rence, elle est seulement dans le fait que sur Internet, ils sont non seulement en contact avec des mod les, mais aussi avec la communaut de leurs camarades, ceux qu'on appelle les pairs. C'est pourquoi aujourd'hui, les enfants sont beaucoup plus d pendants des mod les pratiqu s par leurs camarades que par le pass . Mais, comme par le pass , la capacit des parents de proposer des rep res fiables et r currents reste essentielle.

Mimie : Je n'ai pas la t l la maison, seulement un ordinateur sur lequel mes enfants regardent de courts dessins anim s. Je passe pour un extra-terrestre mais je me dis que c'est mieux comme a. Mais cela peut aussi tre double tranchant...

De plus en plus de parents pr occup s par l'influence des crans sur leurs enfants pr f rent leur mettre des DVD plut t qu'allumer la t l vision. Les r gles fix es par l'Acad mie am ricaine de p diatrie en 1999 doivent s'appliquer de la m me mani re pour ce qui concerne le temps d' cran.

Mais cette formule pr sente un avantage consid rable : permettre l'enfant de choisir ce qu'il va regarder, de le regarder plusieurs fois s'il en a envie, ce qui lui permet de comprendre mieux l'histoire et de d velopper sa m moire. En revanche, ce choix peut conduire l'enfant ignorer l'existence de feuilletons ou de dessins anim s dont ses camarades vont lui parler. Mais l'exp rience montre que les enfants dans cette situation s'en d brouillent tr s bien et qu'il n'y a pas d'inqui tude avoir, d'autant plus qu'ils s'arrangent toujours pour regarder la t l vision chez leurs copains ou... chez leurs grands-parents.

Si les parents n'allument jamais la t l vision, il vaut mieux qu'ils expliquent leur enfant que c'est leur choix mais qu'ils sont tout fait dispos s quand m me parler de ce que l'enfant pourra voir ailleurs qu' la maison.

Glagla : Les adultes ne sont-ils pas les premiers donner le "mauvais exemple" en passant eux-m mes de nombreuses heures chaque semaine consulter leurs mails ou changer avec leurs amis sur les r seaux sociaux ?

Une r cente tude am ricaine a montr que les enfants qui regardent le plus la t l vision sont ceux dont les parents regardent le plus la t l vision... Autrement dit, si des parents veulent que leurs enfants la regardent moins, le mieux est qu'ils commencent eux-m mes par r duire leur propre temps d' cran.

Pour ce qui concerne l'utilisation des jeux vid o en r seau, il semblerait que le fait d'avoir un parent qui joue est plut t dissuasif pour l'enfant de jouer : le jeu vid o est en effet v cu comme une mani re de fuir les parents, et si eux-m mes sont joueurs, l'enfant court toujours le risque de se voir donner des conseils qui l'emp cheront de cultiver l'illusion de fuir l'influence des parents, notamment du p re.

Enfin, pour ce qui concerne les nouveaux r seaux sociaux, les jeunes y cr ent leur propre territoire, quel que soit l'usage que les parents en font de leur c t . Finalement, mon avis, l'important est plut t de cr er dans la famille des moments o chacun peut parler de ses propres usages des crans. Et le moment privil gi pour cela me para t tre le repas du soir pris en commun... sans cran, justement pour parler des crans.

Jos : Quels sont les r els d sagr ments d'une pratique excessive des crans chez les jeunes enfants (3-6 ans) ? Pouvez-vous les d crire pr cis ment ?

Entre 3 et 6 ans, des tudes ont montr qu'il est essentiel que l'enfant ait des activit s impliquant l'utilisation de ses dix doigts. C'est pour cela que traditionnellement, l'enfant cet ge tait invit r aliser des d coupages, des pliages, des collages, des coloriages... C'est en effet cette activit des dix doigts qui permet la maturation des r gions c r brales qui permettent l'appr hension des objets en trois dimensions. C'est pourquoi il vaut mieux viter le plus possible que l'enfant cet ge-l utilise une console de jeu qui ne mobilise que deux ou quatre doigts. Et il faut en particulier bannir compl tement les consoles mobiles (Nintendo DS ou PSP), qui accaparent toute l'attention de l'enfant.

Au-del , le d sagr ment principal est la r duction des autres activit s et la r duction du temps disponible pour en avoir. Il y a tellement de choses apprendre cet ge.

Mais on ne peut pas non plus mettre sur le m me plan la pratique d'un jeu vid o et l'exploration de sites Internet. Pour un temps d' cran gal, prendre en compte le type d'activit est essentiel. Tout ce qui socialise l'enfant travers l' cran et tout ce qui l'invite se poser des questions et r soudre des probl mes impr vus, favorise son d veloppement. A l'inverse, toutes les activit s de jeu r p titives, st r otyp es, et plus encore solitaires, sont inqui tantes.

Destouche : Que pensez-vous des projets de l' ducation nationale qui veut que les NTICE (nouvelles technologies de l information, de la communication, et de l enseignement) envahissent le champ ducatif et que les coles deviennent des cyber-caf s ?

Le corps enseignant n'est pas pr t laisser transformer les coles en cybercaf s ! En revanche, l' cole a un r le capital jouer (comme les parents, mais diff remment d'eux) pour que les enfants soient introduits de la meilleure fa on aux nouvelles technologies. L' cole doit expliquer aux enfants d s l' cole primaire les trois r gles de base d'Internet : tout ce qu'on y met peut tomber dans le domaine public ; tout ce qu'on y met y restera ternellement ; et tout ce qu'on y trouve est sujet caution, parce qu'il est impossible de rep rer les images de la r alit des images falsifi es.

L' cole a galement un r le essentiel jouer pour expliquer aux enfants les mod les conomiques qui sous-tendent Facebook, YouTube, Dailymotion..., et aussi l'importance du droit la dignit et du droit l'image. Avant d' tre un lieu o l'on utilise les nouvelles technologies, l ' cole doit tre un lieu o les enseignants les connaissent suffisamment pour mettre les enfants en garde contre leurs dangers et leurs pi ges.

Quant l'utilisation des nouvelles technologies l' cole, les mod les sont encore l' tude. On s'oriente aujourd'hui dans deux directions : d'abord, la mise au point de jeux vid o travers lesquels les enfants puissent acqu rir des apprentissages utiles (jeux qu'on appelle "serious games") ; et ensuite, l'utilisation des outils num riques que les enfants poss dent, commencer par leur t l phone mobile et leur iPod. La meilleure mani re qu'ils n'utilisent pas ces machines pour s' chapper des cours est encore de les obliger travailler avec ! Mais nous ne sommes qu'au d but de ces recherches.

Anna : Je constate (mes coll gues aussi) chez mes l ves de 9 ans de grosses difficult s de concentration et une nette tendance au zapping. Est-ce li aux jeux vid o et la t l vision ?

Le cerveau des nouvelles g n rations, et d'ailleurs de tous ceux qui sont gros consommateurs de nouvelles technologies, ne fonctionne plus comme par le pass . Le d sir d'obtenir une r ponse rapide, le fait de passer rapidement d'un sujet un autre, la difficult de concentration, tout cela fait partie des nouvelles fa ons de fonctionner. C'est vrai qu'elles sont inadapt es au syst me d'enseignement traditionnel. Mais le probl me est que rien ne prouve ce jour qu'elles soient inadapt es au fonctionnement qui sera exig de chacun d'entre nous dans dix ou vingt ans. On voit d j de jeunes employ s qui sont incapables de se concentrer sur une seule t che et passent sans cesse de l'une l'autre pour les r soudre en parall le, et non plus successivement. C'est tr s d routant pour les vieux cadres qui les regardent. Mais ils arrivent faire le travail pas plus mal que leurs a n s, m me si la m thode para t d router la logique qui veut qu'on r solve plusieurs t ches de natures diff rentes les unes apr s les

autres. Voil le genre de paradoxe auquel il faut nous habituer.

Certains p dagogues am ricains sugg rent m me que la seule chose qu'il faudrait apprendre aux l ves serait la programmation de machines, car demain l'humanit se divisera en deux : ceux qui savent les utiliser (pensons nos smartphones d'aujourd'hui !) et ceux qui sauront si mal le faire qu'ils seront rapidement marginalis s. C'est pourquoi les enseignants doivent s'engager eux-m mes dans l'usage des nouvelles technologies pour mesurer l'ampleur des bouleversements qu'elles imposent au fonctionnement psychique et aux proc dures d'apprentissage, et relativiser leurs dangers possibles.

Didon : Comment choisir les dessins anim s que peuvent regarder des petits enfants partir de 2 ans et demi ?

Rappelez-vous que le Conseil sup rieur de l'audiovisuel a repris son compte le slogan "Pas d' cran avant 3 ans". Cela ne signifie pas qu'un enfant soit menac dans son d veloppement s'il regarde une demi-heure ou une heure de t l vision par jour. Mais cela signifie qu'il a toujours mieux faire, parce qu' cet ge-l , ce qui importe, c'est qu'il puisse interagir avec le monde environnant d'une mani re qui fasse intervenir tous ses sens.

La t l vision nous offre une relation r duite la vue et l'audition. Si un enfant n'a jamais l'occasion de regarder les programmes que les parents regardent pour eux, pourquoi en effet ne pas lui mettre de temps en temps un dessin anim ? Mais avant l' ge de 3 ans, et m me un peu au-del , il n'y comprendra rien de toute fa on. Seuls comptent le rythme, qui doit plut t tre lent, et les couleurs, plut t harmonieuses...

Tom : Pensez-vous qu'il y a un ge limite pour avoir un t l phone portable ?

L' ge auquel les parents ach tent un t l phone portable leur enfant baisse de plus en plus. Il n'est pas rare aujourd'hui de voir des enfants en poss der en CM1. La seule chose que je peux dire aux parents, c'est que plus t t un enfant aura un t l phone portable, et plus rapidement il s' loignera de ses parents. A partir de l , tout d pend donc de leurchoix...

La "une" du "Monde Magazine" dat 26 f vrier.DR

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