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Produire l’abondant en utilisant des ressources rares

2024-09-10

Petite dĂ©ambulation sur l’écriture, l’art et le productivisme

Je discutais avec mon Ă©pouse de l’Ɠuvre de Marina Abramović, une artiste totale qui nous remue profondĂ©ment (que j’ai dĂ©couvert il y a des annĂ©es Ă  la lecture de 2312, roman de Kim Stanley Robinson). GrĂące Ă  elle, nous sommes tombĂ©s d’accord sur une dĂ©finition de l’art.

'The idea of a vagina stopping the rain is incredible. I'll try it in Manchester' (www.telegraph.co.uk)

L’art est un Ă©change humain qui nous confronte et nous pousse hors de nos certitudes, de notre zone de confort intellectuel et moral.

Si la gĂ©nĂ©ration automatique nous pousse Ă  nous interroger sur l’art lui-mĂȘme (et ce n’est pas nouveau), ce qui est produit aujourd’hui par des algorithmes n’est pour moi pas de l’art.

L’auteur de SF Ted Chiang met les mots exacts lĂ -dessus : tout Ă©crivain a un jour Ă©tĂ© abordĂ© par quelqu’un qui pense avoir une idĂ©e gĂ©niale de livre et veut « juste un Ă©crivain pour l’écrire » (et, oui, ça m’est arrivĂ©). Comme si « écrire » n’était qu’une couche technique au-dessus de l’idĂ©e. Comme s’il suffisait de demander « Peinds moi une dame avec un sourire Ă©nigmatique » Ă  quelqu’un qui sait dessiner pour produire la Joconde.

Why A.I. Isn’t Going to Make Art (www.newyorker.com)

J’avais mĂȘme fait un billet pour expliquer Ă  quel point l’idĂ©e seule n’est rien.

Votre idée ne vaut rien (ploum.net)

Selon Ted Chiang, l’écriture est un art et tout art consiste en des milliers, des millions de dĂ©cisions, d’ajustements. La technique fait partie intrinsĂšque de la crĂ©ation. Le 15 octobre sort mon nouveau roman que j’ai tapĂ© entiĂšrement Ă  la machine Ă  Ă©crire mĂ©canique. Ce n’est pas un hasard. C’est une particularitĂ© profondĂ©ment ancrĂ©e dans le texte lui-mĂȘme. Je n’aurais pas pu l’écrire autrement.

Tout Ă©crivain, Saint-ExupĂ©ry le premier, vous le dira : l’art de l’écriture, c’est de supprimer, de trancher, de raccourcir le texte pour lui donner de la puissance.

Tous les gĂ©nĂ©rateurs de type ChatGPT ne font qu’une chose : allonger un texte court (appelĂ© « prompt »). Je dirais mĂȘme que c’est le contraire de l’art ! Rallonger pour rallonger, c’est le sens mĂȘme de la bullshitite administrativite aigĂŒe qui gangrĂšne notre espĂšce et contre lesquels les artistes et scientifiques, de Kafka Ă  Graeber, luttent depuis des millĂ©naires en souffrant, en hurlant.

Produire de la merde en abondance

C’est exactement la dĂ©finition du capitalisme tardif morbide : continuer Ă  produire en masse ce qui est dĂ©jĂ  abondant (du plastique, des particules fines, de la distraction, de la merde
), en utilisant pour cela des ressources qui sont devenues rares (de l’air pur, du temps de vie 
). Au point de rendre notre monde, rĂ©el ou virtuel, invivable. La merdification n’est pas qu’une image, c’est une description physique de ce que nous sommes en train de faire Ă  grande Ă©chelle.

De la merdification des choses (ploum.net)

Dans les villes amĂ©ricaines, on ne peut plus s’arrĂȘter si on n’est pas une voiture. On ne peut plus pisser. On ne peut plus exister si on ne conduit pas.

Pedestrian Life and the Urinary Leash (inconsistentuniverse.space

Je ne peux m’empĂȘcher de faire un parallĂšle avec ce que dit Louis Derrac sur le fait que le Web est devenu un simple vecteur de consommation comme la tĂ©lĂ©vision, et non plus un espace d’échange.

Le web n'est pas qu'un supermarché ! (louisderrac.com)

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D’ailleurs, j’en profite pour vous dire que mon nouveau roman sort le 15 octobre. Je vous l’avais dĂ©jĂ  dit ? Les voitures vont en prendre pour leur grade de la part des cyclistes.

Un outil et non une solution

Certains artistes ont compris que l’IA n’est pas une solution, mais un outil comme un autre. Ted Chiang cite Bennet Miller, je pense à Thierry Crouzet.

Le Code Houellebecq - Thierry Crouzet (tcrouzet.com)

Ces artistes ont la particularitĂ© de passer plus de temps, plus d’énergie Ă  utiliser les IA que s’ils avaient choisi de rĂ©aliser leur Ɠuvre par des moyens traditionnels. Ils explorent les limites d’un outil et ne sont pas du tout reprĂ©sentatifs du marchĂ© Ă©conomique pour ces outils qui tentent de sĂ©duire les auteurs amateurs participant au NanoWriMo.

NaNoWriMo gets AI sponsor, says not writing your novel with AI is ‘classist and ableist’ (pivot-to-ai.com)

Comme le dit Ted Chiang, la majoritĂ© des gens qui pensent Ă©crire avec ChatGPT n’aiment pas Ă©crire. Dans mon entourage, les gens l’utilisent pour envoyer des dossiers administratifs. Alors, est-ce utile ? Non, c’est juste que ces dossiers sont complĂštement cons, que personne ne va les lire et qu’on utilise des outils cons pour gĂ©rer des problĂšmes Ă  la con qu’on se crĂ©e soi-mĂȘme. Bref, pour gĂ©nĂ©rer de la merde alors qu’on en est dĂ©jĂ  submergĂ©.

L’humanitĂ© cherche Ă  atteindre le principe d’inefficacitĂ© maximale et nous avons dĂ©sormais des outils pour ĂȘtre encore plus inefficaces.

Le principe d’inefficacitĂ© maximale (ploum.net)

Et cela au prix d’une perte totale de compĂ©tence. Comme le dit la linguiste Emily M. Bender, on ne demande pas aux Ă©tudiants de faire des rĂ©dactions parce que le monde a besoin de rĂ©dactions. Mais pour apprendre aux Ă©lĂšves Ă  structurer leurs pensĂ©es, Ă  ĂȘtre critiques. Utiliser ChatGPT c’est, selon les mots de Ted Chiang, prendre un chariot Ă©lĂ©vateur Ă  la salle de musculation. Oui, les poids vont faire des va-et-vient, mais va-t-on se muscler pour autant ?

Une panique morale ?

Ne sommes-nous pas dans une panique morale comme celles des jeux de rĂŽle et des jeux vidĂ©os il y a 30 ans ?

Éduquer au numĂ©rique dans la ligne de crĂȘte entre " paniques morales " et technorassurisme (louisderrac.com)

Il faut rappeler que, parfois, les paniques morales Ă©taient justifiĂ©es voire ont sous-estimĂ© le problĂšme. Pensez Ă  l’impact nocif global sur la sociĂ©tĂ© des voitures ou de la tĂ©lĂ©vision. Certains prĂ©disaient le pire. Ils Ă©taient encore loin de la vĂ©ritĂ©. Vous verrez le 15 octobre


On disait aussi que le GPS allait nous faire perdre le sens de l’orientation. Je vis dans une ville piĂ©tonniĂšre oĂč, il faut le reconnaĂźtre, il est assez difficile de s’orienter. Depuis 25 ans que je connais la ville, j’ai toujours croisĂ© des gens perdus me demandant leur chemin. Or, depuis quelques annĂ©es, une tendance inquiĂ©tante m’est apparue : les gens qui me demandent le chemin ont tous en main un tĂ©lĂ©phone avec Google Maps. Google Maps leur indique la direction. Ils n’ont qu’à littĂ©ralement suivre la ligne bleue. Et pourtant, ils sont Ă  la fois incapables de suivre la direction de la flĂšche et se dĂ©tacher de l’écran. Je sens que mes explications sont incomprĂ©hensibles. Leur regard est perdu, ils se raccrochent Ă  l’écran. Parfois, je me contente de leur dire « suivez la direction indiquĂ©e par votre tĂ©lĂ©phone ».

Une menace pour les Ă©crivains ?

J’aime beaucoup l’aphorisme bien connu qui dit que « tout le monde peut Ă©crire, l’écrivain est celui qui ne sait pas s’empĂȘcher d’écrire ». J’écris des livres, ce blog et mon journal parce que j’aime Ă©crire. Parce que l’acte physique d’écrire m’est indispensable, me soulage. Depuis que j’ai 18 ans, j’ai dĂ©couvert que je prĂ©fĂ©rais Ă©crire plutĂŽt que de prendre une photo.

L’appareil photo de papier, un trùs vieux billet


Écrire me force Ă  penser. J’appelle d’ailleurs ma machine Ă  Ă©crire ma « machine Ă  penser ». En plusieurs dĂ©cennies, l’écriture a eu autant d’impact sur moi que j’en ai sur mes Ă©crits. Je fusionne avec mon clavier, je deviens ma machine Ă  penser et j’évolue, parfois mĂȘme je m’amĂ©liore. Si je ne suis pas un prix Nobel de littĂ©rature, je peux affirmer sans fard que « j’écris ». Je tente de maitriser l’écriture et commence seulement Ă  percevoir l’écriture comme autre chose que quelques mots jetĂ©s intuitivement sur une page blanche virtuelle. Je ne fais que dĂ©couvrir la profondeur de ce qu’est rĂ©ellement l’écriture, je dĂ©bute.

Je repense Ă  ce que me disait Bruno Leyval Ă  propos de son rapport au dessin : il dessine tous les jours depuis qu’il est tout petit. Il dessine tout le temps. Il s’est transformĂ© en machine Ă  dessiner. Cette sensibilitĂ© de toute une vie ne pourra jamais se comparer Ă  un algorithme gĂ©nĂ©rateur d’images.

Bruno Leyval (brunoleyval.fr)

Pour la couverture de mon nouveau roman (sortie le 15 octobre. ah ? Vous le saviez dĂ©jà ? ), j’aurais pu, comme de nombreux Ă©diteurs, faire un prompt et trouver une image jolie. Mais mon prompt, je l’ai donnĂ© Ă  Bruno, sous forme d’un roman de 300 pages tapĂ© Ă  la machine. Bruno s’est emparĂ© de l’histoire, a crĂ©Ă© une couverture sur laquelle nous avons Ă©changĂ©. Cette couverture est ensuite passĂ©e au crible du graphiste de la collection. Il y a eu beaucoup de dĂ©saccords. La couverture n’est pas parfaite. Elle ne le sera jamais. Mais elle est puissante. Le dessin Ă  l’encre, dont Bruno m’a offert l’original, exprime une histoire. Le contraste entre l’encre et le papier exprime l’univers que j’ai tentĂ© de construire.

J’ai la prĂ©tention de croire que ces dĂ©saccords, ces imperfections, cette sensibilitĂ© humaine dans la couverture comme dans le texte et la mise en page vont parler aux lecteurs et faire passer, dĂšs l’entame, l’idĂ©e d’un monde oĂč, soudainement, les voitures, les ordinateurs et les algorithmes se sont Ă©teints.

Je parle d’écrire du texte parce que je suis Ă©crivain. Mais cela fonctionne de la mĂȘme façon pour le code informatique comme le montre Ian Cooper. On cherche Ă  optimiser la « crĂ©ation de logiciel » tout en oubliant la maintenance du logiciel et de l’infrastructure pour le faire tourner.

Ian Cooper - Staccato Signals (ian-cooper.writeas.com)

Nous connaissons tou·te·s des entreprises qui se sont tournĂ©es vers Visual Basic ou J2EE pour « faire des Ă©conomies ». Elles paient, aujourd’hui encore, leur dette au centuple. Se tourner vers l’IA n’est qu’une Ă©niĂšme rediffusion du mĂȘme scĂ©nario : tenter de faire des Ă©conomies en Ă©vitant de prendre le temps de rĂ©flĂ©chir et d’apprendre. En payer le prix pendant des dĂ©cennies, mais sans mĂȘme s’en rendre compte. Parce que tout le monde fait comme ça


Ploum.net en J2EE (ploum.net)

La rĂ©sistance numĂ©rique s’organise

Carl Svensson explique sa stratĂ©gie d’utilisation du numĂ©rique et c’est, de maniĂšre trĂšs surprenante, incroyablement similaire Ă  ma propre utilisation du Net. Sauf que j’utilise Offpunk pour lire le web/gemini et les RSS.

subversive computing | datagubbe.se (datagubbe.se)

Pour les curieux, je viens d’ailleurs de commencer un site prĂ©sentant ce qu’est Offpunk.

Offpunk.net

Simon Phipps, avec qui j’ai travaillĂ© sur LibreOffice, compare le logiciel libre Ă  l’alimentation bio (« organic » en anglais).

Comme il le note trĂšs bien, le bio Ă©tait au dĂ©part un concept holistique, rebelle. Comme il y avait de la demande, ça a Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ© par le marketing. Le marketing ne cherche pas Ă  concevoir une approche holistique, mais se pose la question « quelles sont les Ă©tapes minimales et les moins chĂšres pour que je puisse apposer l’autocollant bio sur mon produit de merde ? ».

Organic Software: A Software Freedom Scorecard (webmink.com)

L’open source et le logiciel libre sont exactement dans la mĂȘme situation. L’idĂ©al de libertĂ© est devenu tellement accessoire que Richard Stallman est dĂ©sormais perçu comme un extrĂ©miste original au sein du mouvement qu’il a lui-mĂȘme dĂ©fini et fondé !

We need more of Richard Stallman, not less (ploum.net)

Il est parfois nĂ©cessaire de brĂ»ler le marketing et de revenir aux fondamentaux. Ce qui est une bonne chose pour les business non monopolistiques, comme le souligne Simon. C’est pour ça que j’encourage de reconsidĂ©rer les licences copyleft comme l’AGPL.

On Open Source and the Sustainability of the Commons (ploum.net)

Retour au marketing

Comme je l’ai subtilement suggĂ©rĂ©, mon prochain roman sort le 15 octobre. Vu mon amour du marketing, je compte sur vous pour m’aider Ă  le faire connaĂźtre, car j’ai la prĂ©tention de croire que son histoire vous passionnera tout en faisant rĂ©flĂ©chir. Je cherche des contacts liĂ©s Ă  des mĂ©dias « cyclistes » (blogueu·r·se·s, journalistes, youtubeu·r·se·s, mĂ©dias alternatifs, etc.) qui seraient intĂ©ressĂ©s par recevoir un exemplaire « presse » en avant-premiĂšre. Me contacter par mail.

DĂšs que le livre sera disponible Ă  la vente, je l’annoncerai bien sĂ»r ici sur ce blog. Oui, je risque de vous en parler quelques fois. Si vous voulez vraiment ĂȘtre informé·e avant tout le monde, envoyez-moi un mail.

Photo par Brahim Faraji

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