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Les sélénites

— Je reçois un signal, l'interrompit Abel, l'opérateur. L'identification est en cours. C'est un module radio non enregistré.

— Peux-tu nous le faire écouter ? demanda Susie.

Le signal, presque du statique au début, finit par se stabiliser. Une voix familière retentit dans le centre de contrôle :

— Coucou ! Vous m'entendez ? heu... voilà, on a terminé de sauver l'humanité.

Au milieu des exclamations de surprise, Yamaya regarda Nina avec un grand sourire.

1

La coursive principale de l'anneau d'habitation de la station orbitale 226 était un tube d'une centaine de mètres de diamètre, à la courbure imperceptible. Le quart opposé à l'axe central faisait office de sol, et les cotés attenants étaient percés d'écoutilles vers les différents espaces, magasins, habitations et autres tubes secondaires qui donnaient accès aux étages considérés comme "inférieurs" (ou plus précisément, extérieurs). Quant au quart intérieur, percé de baies d'observation donnant sur l'axe central, on l'appelait en général le "ciel". Quand on y déambulait, la coursive principale d'un anneau d'habitation pouvait être vue comme l'équivalent spatial des grandes avenues commerciales que l'on trouvait autrefois dans la plupart des villes de la Terre. Villes à présent ravagées et désertes.

Elyon regardait l'espace étoilé à travers l'une des nombreuses baies latérales. Depuis que la comète 327P était visible des les stations, il passait de longs moments à l'observer, profondément absorbé. Son visage était fermé mais on pouvait deviner son état d'esprit. Il semblait plongé dans un sentiment de nostalgie, de regret peut-être, comme une ancienne douleur. Ou simplement une grande lassitude.

Quand le signal d'alarme retentit dans le tunnel bondé, les habitants habitués à réagir immédiatement grâce aux exercices hebdomadaires ne cédèrent aucunement à la panique. Même dans l'anneau, des poignées de déplacement et des sangles d'urgence étaient installées partout. Elyon s'arracha immédiatement à ses rêveries et sécurisa ses affaires en se préparant à la disparition progressive de son poids à mesure que le mouvement de rotation de l'anneau ralentirait. Ce semestre il était membre du service d'aide : il évalua donc rapidement la situation, nombre d'adultes et d'enfants, présence de personnes susceptibles d'avoir besoin d'aide. Comme tous les anciens, dont les corps avaient profondément intégrés les exercices routiniers, Elyon eut un léger sursaut de surprise, l'arrêt ayant été un peu plus brusque que d'habitude.

En revanche, l'explosion sourde qui suivit plongea la foule dans une courte stupéfaction, suivie d'une grande confusion. Elyon vit les cloisons du grand tube principal trembler. D'une impulsion du pied contre la paroi il partit immédiatement vers le groupe de gens le plus proche, pour donner la consigne standard :

— Ne vous déplacez pas. Sanglez vos affaires, restez bien arrimés aux poignées.

Puis comme les autres membres du service d'aide il flotta de groupe en groupe pour prévenir la cohue, dangereuse en espace confiné.

Une deuxième déflagration déclencha des cris tout au long de la coursive. Elyon prit quelques secondes pour consulter sa radio, mais les échanges étaient aussi confus que l'était la situation autour de lui.

Un ensemble de voix terrifiées se détacha du brouhaha ambiant.

— Regardez ! hurla une jeune femme en pointant le "ciel" du doigt.

Elyon comme tout le monde se tourna vers la longue baie d'observation. Au même moment il ressentit un haut-le-cœur : la station entama un mouvement de rotation selon un axe inattendu, au lieu de tourner comme un disque elle basculait comme une pièce de monnaie lancée en l'air. Elyon vit la Terre passer rapidement à travers la baie, à plusieurs reprises. Son voisin était en train de vomir. Elyon le rassura d'un mot en vérifiant ses attaches tandis qu'une nouvelle secousse suivie d'un léger changement d'axe déclenchèrent de nouveaux cris.

Instinctivement, Elyon se tourna à nouveau vers le "ciel". Horrifié, il vit enfin ce qui avait déclenché l'alarme.

A environ cent degrés anti-horaire depuis la position actuelle de Elyon, une explosion avait détruit une partie de l'anneau d'habitation. La dépressurisation avait provoqué l'arrêt d'urgence de la rotation de l'anneau ainsi que la fermeture automatique des cloisons disposées à chaque degrés, pour isoler toutes les sections. La poussée latérale résultant de l'explosion avait créé le mouvement anarchique qui affectait maintenant la station. Une petite partie de l'anneau avait été emportée, et sur la dizaine de degrés située après le lieu de l'explosion l'anneau présentait une courbure inquiétante, un tronçon entier semblait prêt à s'arracher.

Elyon observa l'axe central et les rayons de la station, et constata avec soulagement qu'ils ne semblaient pas avoir été dégradés. Des débris avaient frôlé l'anneau mais ils étaient maintenant à la dérive, hors d'atteinte. Bientôt une voix retentit dans les coursives :

— Centre de contrôle aux habitants de la station 226, dit l'opérateur d'une voix où l'on sentait affleurer la panique. Nous allons stabiliser la station dans trente secondes. Sécurisez-vous à l'aide des sangles et des poignées.

Les propulseurs périphériques, par poussées successives, permirent de stopper le mouvement de la station orbitale. La Terre cessa de passer et repasser à travers la baie.

Tous les regards étaient à présent tournés vers la partie endommagée, presque arrachée à l'anneau d'habitation. Après la panique, un silence de plomb tomba dans la coursive tandis que les habitants prenaient la mesure de la catastrophe.

La dernière poussée destinée à stabiliser l'anneau avait été un peu trop brutale, l'inertie avait suffi à détacher le tronçon. Elyon vit le morceau s'arracher à l'anneau puis se déplacer en tournoyant, craignant un instant qu'il percute l'axe central. L'objet le frôla seulement, puis il grossit dangereusement dans le "ciel". La collision avec la section qui abritait Elyon semblait inévitable. Mais alors que l'immense objet remplissait toute la baie, ses propulseurs de secours donnèrent une brève impulsion qui écarta le danger, envoyant le tronçon et ses occupants dériver dans l'espace.

— Ils sont en vie et les systèmes de survie fonctionnent, en conclut Elyon à voix haute, visiblement soulagé. Il saisit sa radio :

— Elyon au centre de contrôle ! Il faut lancer une mission de sauvetage d'urgence. Je me porte volontaire.

L'opérateur mit quelques secondes avant de répondre.

— Centre de contrôle à Elyon. C'est moi, Jon. Accordé. Prends un module de ta section. Nous cherchons des volontaires dans les sections voisines pour t'accompagner.

Elyon flotta à toute vitesse pour rejoindre une petite coursive secondaire, puis à l'aide des poignées et de fermes coups de talons il rebondit de tube en tube jusqu'à la baie des modules d'opérations spatiales. Il se glissa dans le minuscule poste de pilotage, se sangla et lança immédiatement la procédure de décollage.

Elyon repéra vite la section arrachée qui flottait en tournoyant. L'inertie qui l'avait détachée puis l'impulsion destiné à éviter la catastrophe d'une collision avaient été assez faibles, le morceau s'éloignait lentement. La fermeture des cloisons isolantes devait avoir sauvé la plupart des habitants. Il calcula rapidement son vecteur d'approche pour s'aligner sur son déplacement, puis entreprit de suivre également la rotation. Une fois parfaitement apparié il transmis les vecteurs aux deux autres pilotes qui l'avaient rejoint. Ils lancèrent leurs filins pour arrimer l'objet puis réduisirent leur longueur jusqu'à que leurs modules puissent se poser sur le morceau d'anneau et s'y agripper fermement. Elyon imagina le soulagement des naufragés entendant le choc métallique des modules qui venaient à leur rescousse.

— Elyon à la station 226. Nous avons sécurisé le tronçon en perdition. Qu'en penses-tu, Jon ? On les ramène à la maison ?

— Négatif, répondit Jon, un pilote aguerri avec lequel Elyon avait déjà mené de nombreuses opérations. Amenez-les à la baie d'arrimage de la station 98. On a trop à faire ici sur les sections endommagées.

Elyon accusa réception et transmis les instructions aux deux autres pilotes. Il ne leur restait plus qu'à ramener la section d'anneau à la station 98 et à évacuer ses occupants, en espérant qu'ils soient tous sains et sauf.

2

Elyon flottait à travers les coursives de la station 226. Un mois après la catastrophe qui avait tué seize personnes, les équipes techniques ne savaient toujours pas s'il serait possible d'effectuer les réparations nécessaires pour rétablir la rotation. En attendant, les habitants des secteurs les plus proches de la partie arrachée avaient été accueillis sur d'autres stations, et les autres vivaient en apesanteur. Ce cas avait été prévu lors de la conception des stations, bien sûr. La vie quotidienne était possible, bien qu'inconfortable. Des navettes régulières avaient été mises en place pour permettre à chacun d'aller profiter quelques heures ou quelques jours de la gravité artificielle des stations voisines.

Elyon franchit l'écoutille du Café Dakkar. Il savoura un instant la musique, l'ambiance du lieu. Il retrouva rapidement ses deux amis qui sirotaient une boisson chaude servie dans une gourde souple avec paille. Il les salua d'un hochement de tête.

— Salut Elyon ! dit avec enthousiasme un homme d'une quarantaine d'années. La femme qui l'accompagnait l'accueilli d'un large sourire.

— Yamaya, Nina. Merci d'être venus.

— Avec plaisir, répondit Nina. Comment ça va, ici ?

— On tient le coup, répondit Elyon, balayant la question d'un geste de la main. Quelles sont les nouvelles de la commission ?

— Nous avons confirmé les résultats de la première enquête, commença Nina. L'accident est lié aux activités d'un groupe de personnes qui menait un travail en secret, à l'insu de la communauté. Ils ont construit un module d'exploration spatiale de moyenne portée. Le jour prévu, quatre d'entre eux sont monté à bord de leur engin. Ils devaient s'éloigner de la station puis lancer un propulseur principal pour rejoindre une destination inconnue. Mais au moment du décrochage un dysfonctionnement a provoqué l'explosion dans l'anneau d'habitation. Les quatre occupants ainsi que les douze autres personnes présentes dans la section à ce moment-là sont mortes sur le coup.

— Au moment de la catastrophe, la plupart des membres de ce fameux projet étaient réunis, précisa Yamaya. Les survivants que nous avons rencontrés ont participé à la conception du module, mais ils affirment ne pas avoir été impliqués dans le projet en lui-même. Il est difficile de cerner son objectif précis.

— Nous avons vite écarté l'histoire qui courrait ces derniers temps dans les stations, en tout cas, conclut Nina. Ce n'était pas un groupe de fanatiques ayant pour objectif de rattraper le module de Sacha, quinze ans après son départ vers son exoplanète !

Elyon resta pensif quelques instants. Puis il fixa Nina et lui demanda lentement, avec une sorte de réticence :

— Qu'en penses-tu, Nina ?

Nina jeta un regard Ă  Yamaya avant de reprendre avec une intonation plus grave :

— L'une des survivantes, membre du projet, s'appelait Julie Illitch. Ce nom te dit quelque-chose, Elyon ?

Elyon prit quelque secondes avant de répondre.

— Vaguement, répondit-il évasivement. Elle faisait de la politique au début de la construction des stations, c'est ça ?

— Exactement, répondit Nina. Au début de la grande consultation Julie militait pour rester sur Terre, grace à la construction de villes protégées par des dômes. Mais les nombreuses études ont vite montré que cela ne serait pas possible, compte tenu de l'état de l'atmosphère et des sols terrestres, ainsi que des événements climatique extrêmes qui ravageaient la surface. Certains ont continué à défendre cette voie jusqu'au bout. Mais Julie, fait assez rare, a été convaincue tardivement et a changé complètement de camps. Elle a commencé à se battre pour défendre le projet des stations orbitales. Quand la voie des stations a été choisie, elle s'est investie dans l'organisation de la migration sur de nombreux sujets. Elle a été d'un grand apport d'un point de vue scientifique.

— C'est de l'histoire ancienne, remarqua Elyon. Quelle age a-t-elle maintenant ?

— Elle a soixante-dix-huit ans. Pas bien plus que toi, nota Yamaya en riant.

Elyon sourit en frottant sa courte barbe blanche. Puis il demanda :

— Vous a-t-elle donné plus de détails sur ce fameux projet ?

— Comme les autres personnes que nous avons pu rencontrer elle prétend ne pas connaitre l'objectif de ce module ni sa destination finale. Elle aurait seulement été consultée sur des questions de survie en conditions extrêmes, son ancienne spécialité. Vie en apesanteur, rationnement, production d'eau, etc. Voilà, on n'en sait pas bien plus, conclut Nina.

Elyon regardait à travers la baie sans répondre. La comète 327P était bien en vue. Dans quelques jours elle frôlerait la Terre, avant d'atteindre sa périhélie pour repartir vers les confins du système solaire pour quelques siècles.

Nina et Yamaya restaient silencieux pour ne pas troubler les pensées de leur vieil ami. L'évènement qui avait affecté la station 226, le premier de cet ampleur dans l'histoire des stations, leur rappelait à tous la fragilité de leur situation.

Enfin Elyon sembla avoir pris une décision. Il remercia Nina et Yamaya pour lui avoir communiqué en avance les résultats de la commission, puis il repartit en se laissant dériver sous les regards un peu inquiets de ses amis.

Il avançait lentement à travers les coursives. Il ne semblait pas hésitant quant à sa destination, cependant . Plutôt réticent à l'idée de s'y rendre. Il traversa ainsi une trentaine de degrés. Arrivé à la section 48 il rejoignit une coursive latérale et se dirigea résolument vers les habitats. Enfin, il s'arrêta face à l'écoutille d'un appartement. Après plusieurs minutes d'immobilité, il sonna.

3

— C'était un accident ! dit vivement l'occupante de l'appartement dès qu'elle eut refermé la porte.

— Comment avez-vous pu faire ça ? rétorqua Elyon sans lui laisser le temps de développer. Mener ce projet dangereux en secret, au mépris des règles élémentaires de la communauté ! Ces règles qui ont demandé des années de travail pour aboutir à un consensus à l'échelle de l'humanité ! Au-delà du mépris pour les vies de vos propres membres, c'est la survie de toute la communauté qui est en jeu, Julie !

Elyon s'interrompit, comme s'il sentait qu'il venait de lui fournir la justification dont elle avait besoin. Julie soupira doucement, avant de reprendre avec une certaine tendresse :

— Elyon, mon ami. La survie de la communauté, c'est tout l'enjeu, tu le sais bien. Cela n'a pas changé depuis que tu as quitté le projet.

Elle sourit, approchant sa main droite de la joue d'Elyon sans le toucher.

— Je suis heureuse de te revoir, ajouta-t-elle. Tu me fuis depuis si longtemps. Tu as manqué aux autres, aussi.

— Vous avez donc continué ce projet fou, dit Elyon d'un ton neutre.

— Bien sûr. L'humanité est condamnée si nous restons sur les stations. Aucune projection sérieuse ne conclut à la survie de notre espèce au-delà de quelques générations. Nous avons choisi les stations parce que la Terre n'est plus habitable et nous n'avons pas eu le temps de relever les défis qu'imposaient les cités dômes à la surface. Mais il y a cette autre voie, Elyon, à laquelle je crois toujours. Et depuis que Salma est apparue, je suis sûre que te surprends à y croire à nouveau toi aussi, Elyon.

Elyon ne répondit pas. Elle reprit après quelques instants :

— Nous sommes tous consternés par l'accident qui a tué nos amis, tu peux me croire. Nous étions au bord de désespoir, écrasés par la culpabilité : avons-nous été négligents ? Quelle règle de sécurité a-t-on ignorée ? Mais les analystes n'ont rien trouvé qui puisse nous mettre en cause. La section où nous travaillions avait un défaut qui a échappé aux contrôles standard. Le stress cinétique minime lié au lancement de notre module a suffi à faire exploser un réservoir. Cet accident aurait fini par se produire tôt ou tard. Ce sont les premiers signes, Elyon. Malgré notre sacro-saint culte de la maintenance, malgré toute notre vigilance et notre engagement, les stations ne pourront pas tenir éternellement.

— Tout est foutu de toute façon. Votre module a explosé, vos pilotes sont morts. Impossible d'aller chercher Salma, et sans elle, le projet n'a aucun sens, n'est-ce-pas ?

— Non, en effet, répondit Julie. Nous avons besoin de Salma. C'est pour ça que je vais aller la chercher.

Elyon fixa Julie, déjà résigné à entendre la suite.

— Il y a un autre module, Elyon. Nous avons construit un premier prototype que nous avons lancé le mois dernier. Il est en attente en orbite à quelques milliers de kilomètres de cette station. Je vais m'y rendre en combinaison, les propulseurs d'appoint suffiront largement. Je vais aborder le module, je me débrouillerai pour le piloter et j'irai chercher Salma. Je vais exécuter la première étape du seul plan viable pour notre survie à tous.

— La communauté s'est exprimée contre ce projet, il y a un demi-siècle, Julie, répliqua calmement Elyon en la fixant.

— Et j'ai bientôt quatre-vingt ans, rétorqua Julie. Je n'ai plus qu'un seul objectif, c'est de finir ce projet. Et je vais le faire.

Elyon prit une lente inspiration. Il s'avança pour enlacer son amie qui lui rendit son étreinte.

— Je t'accompagne, souffla-t-il à son oreille.

— Je sais. Merci.

Le lendemain, dans l'aube artificielle de la station 226, Elyon et Julie se glissèrent discrètement jusqu'à un local de service donnant accès à l'extérieur. Les rôles tournants pour les tâches de maintenance et de service d'intérêt général, instaurés dans toutes les stations, avaient permis à chacun d'être relativement familier avec l'utilisation de combinaisons spatiales. Ils se vêtirent rapidement, échangèrent un dernier regard avant de verrouiller leur casque. Puis Elyon ouvrit la porte intérieure du sas, lança la procédure pour faire le vide, et enfin, ils regardèrent solennellement l'écoutille s'ouvrir sur l'extérieur.

L'orientation de la station ne leur permettait pas d'apercevoir la comète, mais la Terre formait un panorama impressionnant au-dessus de leur tête. Elyon et Julie se firent face un instant, seuls devant le vide étoilé. A travers la visière de Julie, Elyon voyait le visage pâle et fin, comme parcheminé, de sa vieille amie, se rendant compte à quel point elle lui avait manqué ces dernières décennies. Il voyait aussi en surimpression son propre reflet : la peau brune, la barbe courte, les traits marqués, le regard fatigué.

D'un coup de talon ils plongèrent dans le vide. Puis, à l'aide des commandes situées sur le bras de leur combinaison ils déclenchèrent leurs propulseurs selon un vecteur que Julie avait calculé à l'avance. Elyon ressentit une angoisse irrépressible en s'éloignant ainsi de la station. D'un petit coup de propulseur latéral il fit un demi-tour pour observer la majestueuse station orbitale, dont la roue était toujours à l'arrêt. Ces gigentesques habitats artificiels étaients les seuls endroits vivables de l'univers, à présent. Puis il rattrapa Julie et ils cheminèrent cote-à-côte. Ils n'utilisèrent pas leur radio pendant un long moment. Elyon n'entendait que sa respiration et le ronronnement des systèmes de survie de sa combinaison.

Après plusieurs heures de vol Elyon aperçut le vaisseau qui les attendait, suspendu au milieu de nul part. Sa construction artisanale sautait aux yeux. La coque était composée de matériaux hétéroclites. Huit grosses pattes métalliques munies de griffes saillaient à demi repliées d'un coté de la coque.

— Voici Arachnée I, souffla Julie dans sa radio.

Ils franchirent la petite écoutille d'accès et attendirent la pressurisation du sas pour retirer leur combinaison spatiale. La visite fut rapide : quatre cabines, une petite cuisine, le poste de pilotage. Elyon avisa les instruments en s'installant aux commandes. Ils vérifièrent ensemble les vecteurs d'approche qui devait les mener à leur objectif. Puis Julie déclencha les propulseurs du véhicule.

— Nous voilà, Salma ! dit Julie, d'un ton déterminé, mais serein.

Elyon se contenta de prendre une longue respiration.

4

Susie, la responsable du centre de contrĂ´le pour le semestre en cours, accompagnait Nina et Yamaya tandis qu'ils rejoignaient l'axe central.

— Julie Illitch est introuvable depuis une semaine, résumait Nina. Nous voulions lui demander des précisions sur les circonstances de l'accident mais il n'y avait personne chez elle. Nous n'avons pas pu la localiser dans la station, et il n'y a aucune trace d'un trajet en navette.

Tandis qu'ils parcouraient les coursives à toute allure, Yamaya avisa rapidement la comète 327P à travers une baie d'observation. Il en ressentit un léger malaise, sans savoir vraiment pourquoi. Il compléta :

— On a découvert hier que deux combinaisons spatiales sont manquantes au sas de maintenance du secteur 98. On est en train de vérifier.

— Je n'aime pas ça, dit Susie. On ne peut pas se permettre autant d'irrégularité dans notre situation, ajouta-t-elle soucieuse en franchissant l'écoutille du centre de contrôle. Une dizaine de personnes y était réunie.

— Que voulais-tu nous montrer, Susie ? demanda Yamaya.

— Il y a du nouveau ? demanda Susie à Abel, l'opérateur radio, en guise de réponse.

Abel émit une sorte de grognement incrédule.

— On reçoit des signaux erronés, expliqua-t-il aux deux nouveaux arrivants. C'est la comète Salma, la 327P qu'on voit depuis quelques semaines. Elle, heu... elle a changé de trajectoire.

Yamaya gratta son cou nerveusement. Nina qui se tenait à ses côtés l'entendait se chuchoter des choses à lui-même.

— Faisons un point sur les signaux, suggéra Susie à l'opérateur.

— Le changement est maintenant visible à l'oeil nu, Susie. Regarde par toi-même.

— Non mais ce n'est pas possible ! se désespéra Susie en observant la comète à travers la baie. Les comètes ne changent pas d'orbite aléatoirement !... Est-ce que quelque-chose peut se passer normalement durant mon mandat ?

Yamaya sortit soudain de sa torpeur et se précipita vers une autre baie située à l'opposée. Nina vola à sa poursuite mais Yamaya était complétement fasciné. Il observait maintenant la Lune, bien visible en face de lui.

— Bien sûr, bien sûr, chuchota Yamaya, absorbé dans la contemplation du satellite familier.

— Tu as quelque-chose, un vecteur, ou ça part n'importe où ? demanda Susie à Abel.

— Oui, justement, la trajectoire semble se stabiliser ces dernières heures... C'est absurde mais... La comète Salma se dirige maintenant droit vers la Lune !

Nina regarda Yamaya pour l'interroger du regard. Ce dernier lui fit un petit signe pour lui demander de patienter et demanda Ă  Abel :

— Peux-tu estimer une heure d'arrivée ?

— La comète subit une accélération, répondit l'opérateur en faisant ses calculs. Quelqu'un y a fixé des propulseurs, ou elle est arrimée par un véhicule. Tout dépend des intentions des fous qui sont à l'origine de cette manœuvre. Si ce sont de simples fusées avec une accélération constante, l'impact aura lieu dans 6 jours. Je ne peux pas encore évaluer les conséquences de l'écrasement d'un corps de cette masse sur la Lune, ajouta-t-il, songeur.

Tous les regards se tournèrent alors vers la comète, dont l'altération de la trajectoire était à présent bien visible.

— Si elle est tractée par un véhicule qui a pour objectif de se poser à la surface avec la comète sans impact, continua Abel, la décélération commencera dans 3 jours et l'alunissage pourra se faire une petite semaine après.

— Qu'est ce qui peut motiver une folie pareille ? s'interrogea Susie, pensive. Qui a pu...

— Le projet Sélène, l'interrompit Nina.

Le silence se fit dans le centre de contrĂ´le.

— Cela remonte au temps des débats avant le choix des stations, expliqua Nina. Quand les études ont démontré qu'il serait techniquement impossible de construire des dômes à la surface de la Terre pour nous abriter, un groupe de scientifiques avaient imaginé de viser la Lune, littéralement. Ils appelaient ça le projet Sélène. L'idée était de s'abriter dans les stations le temps de lancer un processus de terraformation de notre satellite. La première étape, cruciale, serait d'importer de l'eau. Beaucoup d'eau. Une des solution envisagée était de précipiter un corps céleste à forte teneur en glace à la surface de la Lune. C'est ce que tu commençais à deviner, n'est-ce pas, Yamaya ?

Ce dernier approuva silencieusement. Susie intervint :

— Je n'avais jamais entendu parler d'un tel projet. Comment en as-tu été informée, Nina ?

— C'était resté confidentiel à l'époque, mais un de mes amis était impliqué dans l'élaboration du projet. Elyon Landers. Il m'en a parlé un soir, il y a quelques années.

— Elyon ! s'exclama Yamaya, avant de retourner observer la comète. Mais bien sûr... Il y a un espoir ! annonça-t-il à tout le monde. C'est Elyon qui conduit cette comète. Et c'est un des meilleurs pilotes que je connaisse !

Trois jours plus tard cependant la comète ne montra aucun signe de décélération. Elle fonçait toujours plus vite vers la Lune, et rien ne semblait pouvoir empêcher un cataclysme aux conséquences incalculables.

5

Deux silhouettes casquées se tenaient par la main, sur la crête d'un cirque de plusieurs centaines de kilomètres de diamètre. Le paysage de chaines de montagnes grises et escarpées s'étendait, grandiose mais désolé, sous un ciel d'un noir profond. En face d'eux, la Terre disparaissait lentement derrière l'horizon.

— C'est beau, dit Julie à travers sa radio.

Elyon restait silencieux.

— On a du travail, nota Julie. Quand les perturbations dues à l'impact de Salma se seront atténuées, on pourra installer une première base sur la Lune. Pour la construire il suffira de recycler la station 226. Ensuite, il faudra travailler sur l'atmosphère et le réchauffement, commencer l'exploitation du régolithe... Enfin, il y aura des commissions pour voir tout ça, j'imagine. Combien de temps nous reste-t-il avant que la vague de l'impact nous atteigne ? demanda-t-elle, soudain préoccupée.

— Une trentaine d'heures, répondit Elyon, le regard toujours fixé sur la Terre.

— Tu as failli nous tuer avec tes excentricités, reprit Julie en le regardant. Décrocher au dernier moment, saisir de justesse la poignée gravitationnelle de la Lune pour en faire cinquante fois le tour le temps de décélérer, avant de s'écraser lamentablement... N'importe quoi !

— Un impact le plus fort possible assurait un meilleur encastrement du bloc de glace à la surface.

— Oui, d'accord, mais quand même... Bon, si on appelait les stations ? Avoir survécu à l'effondrement climatique de la Terre pour finir ensevelis dans un tremblement de Lune, ce serait dommage.

Elyon rit puis configura sa radio. Quand le signal fut établi il lança :

— Coucou ! Vous m'entendez ? heu... voilà, on a terminé de sauver l'humanité. C'est sympa ici mais il va falloir quelques décénies de travail avant que ça soit habitable. Et, heu, notre module s'est écrasé. Est-ce que vous pourriez venir nous chercher ? On est dans la Mare Crisium, sur la crète de Cléomède. On va vous envoyer les coordonnées. Il faudrait faire vite, la stabilité millénaire du lieu a été perturbée par un phénomène extrême qui risque de s'amplifier durant les heures à venir.