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Le 12 mars 2020, les salariés qui le peuvent sont invités par la direction à prendre leur ordinateur portable en rentrant chez eux le soir, au cas où la situation changerait rapidement.
Je descends une volée de marches en béton aggloméré, navigue entre les structures métalliques aux couleurs primaires qui me rappellent celles des légos des années 80. Je suis tantôt à l'intérieur, tantôt à l'extérieur, mais toujours entre deux étages. Tous les bâtiments comportent des tubes, des colonnes, la fac à Bron c'est un peu Beaubourg. Entre le majeur et l'index de ma main droite je tiens une cigarette que je n'ai pas encore allumée.
Je m'approche d'un groupe de filles qui fument, ce sont des étudiantes de ma nouvelle promo. Je leur demande du feu. J'allume ma cigarette mais ne trouve pas d'autre chose à dire. Je regarde ces quatre belles filles qui discutent et plaisantent, puis nous retournons en cours.
Le 14 mars 2020, le premier ministre annonce la fermeture des écoles et de tous les lieux publics non-indispensables jusqu'à nouvel ordre. Les Français doivent limiter leurs déplacements au strict minimum. Le premier tour des élections municipales est maintenu.
Je quitte la station du funiculaire de Saint-Just, et je la retrouve qui attend sur le parvis. Elle est habillée pour la soirée, elle porte une jupe courte, son maquillage est plus sophistiqué qu'à la fac. Nous discutons un peu, retrouvons quelques autres amis et partons ensemble sur les rues pavées de la rue Saint-Georges.
Comme beaucoup de bars du quartier celui que nous avons réservé pour notre soirée étudiante nous accueille sous des voutes de pierre assez basses. Nous sommes déçus du DJ qui ne passe que de la musique funk, mais j'ai apporté ma guitare, au fond du bar dans un coin plus calme je joue des morceaux de variété française. Un groupe se joint à moi, surtout des filles, pour chanter.
Je me rends un peu sur la piste de danse même si j'y suis beaucoup moins à l'aise que derrière ma guitare. Y me taquine, plaisantant sur mes prouesses à la guitare qu'il pense destinées à séduire les filles.
Le 16 mars 2020, le Président de la République annonce que la France est en guerre. Il est interdit de sortir de chez soi, pendant au moins 15 jours, sauf pour acheter des biens de première nécessité. Une exception est accordée dans la limite d'une heure par jour, pour pratiquer de l'exercice physique. Il faut pour cela se munir d'une attestation de sortie dérogatoire, sous peine de sanction financière. Les frontières de l'espace Shengen sont fermées.
Nous remontons le cours Léon-Blum, munis de pochettes contenant nos CV et lettres de motivation. Nous devons trouver un stage pour valider notre licence en informatique, statistique, et économétrie appliquées. Elle porte un jean's foncé, un pull cintré, je respire son parfum. Ses cheveux longs sont détachés. De temps en temps nous fumons une roulée.
Nous nous voyons souvent car avec notre groupe d'amis étudiants nous sortons maintenant presque tous les soirs. Il arrive que nous passions la soirée à discuter, sans vraiment faire attention aux autres autour de nous.
Nous passons devant le McDo de Tournelles, elle me parle de son quartier, de sa famille.
Le 22 mars 2020 la loi sur l'état d'urgence est adopté, autorisant le gouvernement à imposer ces décisions par ordonnances. Le lendemain, les vols entre la métropole et l'outre-mer sont interrompus.
Nous arrivons ensemble à la soirée. Elle m'a emmené en voiture, pendant le trajet nous écoutons la radio, à 20h l'animateur annonce la réélection de Jacques Chirac.
C'est un petit appartement, le balcon donne sur les quais de la gare des Brotteaux. Presque toute la promo est là pour cette dernière soirée avant le début des stages, puis ce sera les vacances d'été. Il y a des guitares, je joue la Corrida avec le copain de A-S. De temps en temps je vais sur le balcon pour fumer une cigarette, en général elle me rejoint, nous regardons les trains en fumant et en discutant.
Comme souvent dans nos soirées il n'y a pas de chaise pour tout le monde, on s'assoit par terre ou sur les genoux de l'autre si on est en couple. Sur le balcon C lui parle sans interruption. Alors je prends C par les bras et le pousse doucement à l'intérieur, pour être seul avec elle. Tandis que je ferme la porte coulissante il me regarde avec un sourire surpris, peut-être incrédule.
Je lui demande si elle veut sortir avec moi. Elle répond oui. Nous nous embrassons maladroitement.
Elle me dépose devant chez moi au milieu de la nuit, il y a aussi Y je crois, et peut-être quelqu'un d'autre. Elle descend de sa voiture, on s'embrasse devant le portail, dans le silence, dans la nuit. Puis elle s'en va, elle ira déposer Y à Chassieu, avant de rentrer chez elle, de l'autre coté de la ville. Chez moi, chez elle: c'est à dire chez nos parents.
Le 27 mars 2020, le premier ministre annonce que le confinement sera prolongé au moins jusqu'au 15 avril. Les règles pour les sorties sont clarifiées. Le 1er avril, un couvre-feu de 20h à 5h est imposé à la Martinique et la Guadeloupe.
L'été nous visitons nos lieux de vacances et nos souvenirs d'enfance. Nous sillonnons les routes dans la Fiat Punto qu'elle a empruntée à ses parents. A P elle souffre de la chaleur. L'odeur d'essence du moteur du petit bateau de mon oncle l'incommode, lui donne des maux de tête. Aujourd'hui, P devient un paradis perdu.
Lorsque nous arrivons en Ardèche, elle remarque la sécheresse de la végétation, qu'elle compare au vert des Glénates de son enfance. Elle me parle souvent de ses grand-parents, elle les aime beaucoup et les considère comme des modèles dont les vies l'inspirent.
La rentrée du mois de septembre est très différente de la précédente. Même si nous avons encore notre année de maîtrise à passer ensemble, le groupe d'amis qui a formé le cocon de notre relation n'existe plus vraiment. C me reproche de l'avoir laissé tombé. C quand à elle me recommande la méfiance, m'explique qu'il est important de poser des limites. Je ne comprends pas vraiment ce qu'elle veut dire, ou plutôt je pense qu'elle se trompe.
Au mois d'octobre j'envoie un e-mail à Sam, mon meilleur ami. Nous échangeons souvent de longs messages, dont l'humour potache permet aussi d'exprimer nos sentiments et nos difficultés. Aujourd'hui je lui explique que j'ai été soudain saisi par le doute. Ce doute m'écrase le ventre et la poitrine et j'ai l'intuition qu'il m'accompagnera pour le reste de ma relation avec ma copine, celle que j'appelle ma chérie.
Le 13 avril 2020, le Président de la République annonce le prolongement des mesures de confinement jusqu'au 11 mai. Le 28 avril l'assemblée nationale vote un plan de déconfinement en application de l'article 50-1 de la Constitution, à trois-cent-soixante-huit voix contre cent.
Sur le balcon de l'appartement de la rue Saint-Didier, je roule une cigarette et je brûle une allumette, nerveusement. C'est le matin, ses parents se sont absentés pour le week-end. Ce lieu m'est familier, le store remonté, le parquet mosaïque du salon, le buffet portant des cadres photos de ses grands-parents, de ses sœurs. Elle me rejoint, me surprend un peu par sa douceur, alors que je pensais que l'on venait de vivre un moment difficile et décevant.
Nous avons essayé mais cela n'a pas marché.
Nous passons le week-end ensemble, flânons dans le centre-ville selon notre habitude. Il est très rare que nous passions une journée séparés l'un de l'autre. J'essaie de l'embrasser comme nous le faisons souvent mais elle repousse son visage, elle serre les dents. Elle me glisse à l'oreille qu'elle préfère réserver ce genre de baiser à certaines circonstances. Je ne comprends pas tout de suite ce qu'elle veut dire.
Le 30 avril 2020 la Ligue 1, une compétition de football professionnel est annulée.
J'ai un petit emploi étudiant dans le service d'édition des fiches de paie d'une agence d'intérim spécialisée dans le domaine médical. J'ai obtenu ce job grâce à A, une de ses amies que j'ai toujours bien aimée.
Quand nous ne sommes pas ensemble nous avons pour habitude de nous téléphoner souvent. On commence toujours par se demande si ça va. En sortant des bureaux de l'agence, comme souvent assez tard car il faut mettre les paies sous pli le soir même, je l'appelle donc. Elle me parle bas, elle a une voix triste qui me serre l'estomac. Je croise mes collègues qui rentrent chez eux, je leur dit "salut !"*. A ce mot elle éclate en sanglot. Elle m'explique qu'elle jalouse mon travail, mes relations avec nos amis communs, ma capacité à leur dire *"salut !" simplement.
Le 4 mai 2020 le plan de déconfinement du Premier Ministre est rejeté par le Sénat. Malgré cela le 11 mai, après 55 jours de restriction drastique des libertés publiques commence une phase de déconfinement progressif.
Mes parents ont quitté Lyon en décembre, ils ont décidé de me payer le loyer d'un studio le temps que je finisse ma dernière année d'études. J'en ai trouvé un rue Saint-Exupery, à l'angle de la rue Saint-Didier. Nous dormons souvent chez ses parents, de temps en temps dans mon studio. Il m'arrive de passer des nuits seul, chez moi.
Elle m'annonce qu'elle souhaite que l'on cherche un appartement pour la rentrée. Je lui fais part de mes doutes, lui dis que je ne suis pas certain d'être prêt à m'installer avec elle, mais elle m'explique qu'il lui est impensable de continuer à vivre chez ses parents alors qu'elle s'apprête à préparer le concours de professeur des écoles. De plus, il n'est pas envisageable de prendre deux appartements, on ne peut pas se le permettre financièrement.
Je monte les marches de la montée du Galibier. La lumière de la fin d'été éclabousse les façades ocres du Vieux-Lyon, sur la maison d'en face le lierre semble briller. On entend de la musique, c'est une voisine qui joue de violon. Au milieu de l'escalier je regarde la fenêtre de notre appartement, au premier étage.
Comme souvent je me dis que les choses devraient finir par s'arranger.
Le 14 juin 2020 le Président de la République annonce la réouverture des écoles, des collèges et de lycées, à partir du 22 juin.
Nous avons emprunté à nouveau la Punto de ses parents, que j'appelle maintenant mes beaux-parents, bien qu'elle et moi ne soyons pas mariés et ne l'envisagions pas. Elle est au volant car je n'ai pas le permis de conduire. Nous avons décidé de passer une semaine de vacances à Thonon-les-Bains. Pendant le trajet je suis pensif.
A Thonon nous nous promenons, le soir nous mangeons au restaurant. Nous faisons du canoë-kayak sur le lac. J'ai l'impression que cela la rend heureuse, ou alors elle fait semblant, comme moi, je n'ai pas de certitude. Nous parlons beaucoup : mes parents ont fait leur voyage de noces dans la région, je crois; quand elle était petite, elle a passé une nuit dans un voilier, sur le lac. Nous profitons de l'ambiance du camping.
Un soir nous passons un moment agréable au restaurant du camping. Nous parlons encore, en partageant une bouteille de vin. Nous quittons le restaurant bras-dessus, bras-dessous, je lui dit quelque-chose qui la fait rire un peu fort. A une table à coté, quelqu'un s'amuse à imiter son rire de manière ironique : ha ha ha ! Son visage se transforme aussitôt, prend cet air que je connais très bien, ce mélange de colère bouillonnante, de tristesse et de douleur. Elle m'explique qu'elle n'a pas supporté cette blague de l'inconnu du restaurant dont elle n'a pas vu le visage. Cela lui fait très mal.
Le soir sous la tente je caresse ses hanches et sa taille, lui dit que j'aime cette partie de son corps.
Le 14 octobre 2020, un couvre-feu peut être imposé de 20h à 6h dans certaines zones, sur décision des autorités compétentes.
Je sors de la maison de Fey-les-Bains pour prendre son appel. Parfois pendant les vacances je passe un peu de temps avec ma famille, et elle nous rejoint quelques jours plus tard. Elle m'annonce rapidement que cela ne va pas, elle se sent très mal. En l'écoutant je descends la route de Saint-Andéol. Lorsqu'elle aborde plus précisément ce qui la préoccupe je m'arrête, surplombant l'arrière-cours d'une maison voisine encombrée de planches et de vielles palettes.
Ce mot, manque: cela lui manque, il lui manque quelque-chose. Elle évoque sa féminité. Ce sentiment, ou cette sensation de manque lui est maintenant intolérable, elle m'explique qu'elle souffre de ne pas se sentir normale. Elle en ressent de la colère, de la déception, je sens qu'elle est malheureuse, elle pleure.
J'emploie des mots rassurants, je lui promets que l'on va réagir, faire quelque-chose. Je fais ainsi plusieurs promesses qui me semblent sincères, bien que je ne comprenne pas l'origine du problème et n'aie pas d'idée sur comment nous pourrions le régler. On convient que l'on devrait se faire aider. Quand elle raccroche elle semble plus calme, moins désespérée.
Le 30 octobre 2020, un nouveau confinement généralisé est décrété par décision gouvernementale. De nouveaux les commerces considérés comme non-essentiels sont fermés et les déplacements sont interdits, sauf pour certains cas dérogatoires précisés par la loi.
Je quitte la station de métro familière de Saxe-Gambetta et plonge dans le flot bruyant du cours Albert-Thomas. J'éprouve une certaine sérénité, un mélange de fatalisme et de soulagement. J'ai l'espoir imprécis et naïf que cette séance ou celles qui suivront peut-être amèneront l'histoire à sa conclusion. Elle a surmonté sa peur, sa honte, sa colère et a contacté la docteure C. Comme demandé elle a rédigé une lettre expliquant notre problème. Elle l'a rencontrée, et la docteure C veut me voir maintenant, seul.
Je traverse l'avenue Félix-Faure, passant sous les fenêtres de l'appartement de mon ami M. Je cherche la rue de Créqui, me rappelle avoir lu quelque-part que c'est l'une des plus longues de Lyon. J'aime ce quartier, ses commerces, son ambiance, comme on aime rêver d'une vie qui n'est pas la sienne. Je trouve l'immeuble de la docteure C. La porte est imposante et lourde. J'emprunte le grand escalier de marbre jusqu'à l'appartement bourgeois qui lui fait office de cabinet. A l'intérieur, le parquet craque. Je m'assoie sur le bord d'une chaise de la salle d'attente, sans rien faire ni penser.
Je suis invité à entrer dans le cabinet. C'est une grande pièce, il y a des œuvres d'art, des livres, des mouchoirs à disposition sur le bureau. Je ne sais pas encore que c'est le cabinet classique de tout psychiatre lyonnais renommé.
On me demande de raconter cette histoire que je ne connais pas.
(Lyon, le 17 décembre 2020)
Références:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Chronologie_de_la_pandémie_de_Covid-19_en_France