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L'Etoile de l'Ouest attendait, en suspension au-dessus de la jungle épaisse d'Eldakôr. Les cris lugubres de bêtes sauvages de toutes sortes résonnaient et une odeur de putréfaction avancée témoignait du carnage qui avait eu lieu quelques jours avant sur ces terres dévastées. Les arbres millénaires, dont les innombrables ramifications et lianes enchevêtrées formaient un inextricable méli-mélo, veillaient les tertres érigés par les quelques survivants. Aux odeurs animales infectes, se mêlaient des parfums exotiques et enivrants, derniers soubresauts d'un écosystème à l'agonie ; mais c'était surtout l'odeur du bois et de la chair calcinés qui dominait la forêt défigurée. Les dernières équipes de secours envoyées à la surface se préparaient à rentrer à bord, et les hommes s'activaient à charger des caisses de matériel sur des petits transporteurs antigravité.
Le Traducteur assistait à ce sombre spectacle de la grande baie de sa nef, sans prêter attention aux incessants va-et-vient de ses subordonnés et à l'agitation nerveuse qui régnait à bord. L'équipage de L'Etoile de l'Ouest avait subi de nombreux remaniements ses derniers jours, de sorte qu'un jeune mousse embarqué quelques semaines auparavant pouvait avoir été propulsé caporal ou lieutenant, sans la moindre qualification adéquate, simplement parce que la réduction subite des effectifs n'avait pas permis meilleure répartition des rôles.
Le feu et le sang
Le fer et l'acier
La Porte ne saurait
Échoir au Guerrier
Le Traducteur se remémora quelques vers Eldars. Sa passion dès l'enfance pour les diverses cultures disparues, son intelligence hors du commun, et la position avantageuse de son père au sein du Gouvernement lui avaient permis d'entrer à l'Institut de Traduction à un âge extrêmement précoce. Cela faisait maintenant douze ans qu'il siégeait parmi l'élite, les Traducteurs, et il était versé dans l'érudition Eldare plus qu'aucun autre : c'était lui en effet qui avait réussi à localiser la Trente-septième Porte, permettant ainsi la colonisation de nouveaux secteurs, pour la gloire du Gouvernement. Il contemplait à présent la désolation du champ de bataille, et sa mélancolie s'accentua à la pensée des diverses tâches administratives qui l'attendaient. Il avait hâte de rentrer, même pour annoncer un désastre. Cette campagne a véritablement tourné à la catastrophe*, pensa-t-il*. Le Gouvernement ne va pas aimer ça. Un étrange oiseau aux couleurs vives l'observait avec curiosité de l'autre côté de l'épaisse vitre. Il donna quelques coups de bec comme pour tester la solidité de la matière, puis s'enfuit.
— Monseigneur ?
Une voix mal assurée tira le Traducteur de sa léthargie. Il se retourna doucement et considéra du haut de son mètre quatre-vingt-dix-sept le visage juvénile de son interlocuteur.
— Enseigne Zzëk. Qu'est-ce que c'est ?
— Heu... Caporal, Monseigneur...
— Ah...
La lassitude du Traducteur rendait ses traits encore plus marqués, et de nouvelles rides sillonnaient son visage. Ses profonds yeux gris acier scrutèrent de nouveau l'adolescent peu rassuré.
— Eh bien ! Que me vaut le plaisir ?
Le ton sarcastique qu'il employait dans ses mauvais jours était connu et redouté de tout l'équipage.
— Le Commandant m'envoie vous demander si vous êtes décidé à quitter les lieux. Il ajoute que fauves et piranhas auront tôt fait de... s'occuper des disparus. Les recherches ont cessé.
— Voilà une bien pénible nouvelle - à moins que vous n'ayez quelque passion pour la faune poissonneuse.
— Je... Certes, Monseigneur.
— Bien, faites annoncer que je suis prêt.
Le jeune officier s'inclina et s'Ă©loigna du Traducteur maussade aussi promptement que le permettait le protocole.
La découverte des technologies Eldares avait permis à l'humanité de nombreuses applications ; et la propulsion semi-orbitale des immenses nefs gouvernementales n'était pas des moins impressionnantes. Des énormes tuyères de l'Etoile de l'Ouest s'échappèrent des milliers de mètres cubes de divers gaz, qui mêlés à l'atmosphère de la planète se coloraient en des teintes vives, tel un gigantesque arc-en-ciel délabré et désordonné. La nef se mit en mouvement, et sa masse imposante s'éloigna du monde dévasté pour rejoindre l'immobilité glacée des étoiles, peu nombreuses dans ce secteur éloigné du centre de la galaxie. Le vaisseau pris de la vitesse. La Porte serait atteinte le lendemain dans la matinée probablement, pour autant que l'on put parler de "matin" à bord d'un spationef.
Le Traducteur parcourait les coursives du bâtiment d'un air pensif. Les événements des jours précédents l'avaient épuisé, et il songeait à rejoindre sa chambre, quand il entendit derrière lui des pas pressés, et un homme essoufflé l'appela. Le Traducteur fit volte-face.
— Monseigneur, je vous cherchais, dit le nouveau venu. Le Traducteur reconnu le Technicien des Sciences Eldares avec un certain soulagement, car il redoutait plus que tout de croiser quelque vieil officier qui lui soumettrait des problèmes d'intendance ou de discipline dont il n'avait que faire.
— Vous m'avez vraisemblablement trouvé, et tel que vous me voyez je n'ai presque pas dormi depuis trois jours, répondit le Traducteur d'une voix exaspérée.
— Je sais, Monseigneur, aussi je serais bref. Voilà , nous avons effectué les divers calculs hier, comme d'habitude, et tout paraissait normal. Cependant à la vérification j'ai remarqué que la configuration de l'équation permettant de franchir la Porte était totalement... nouvelle.
Le Traducteur haussa un sourcil.
— Nouvelle, dites-vous. Mais vous devez savoir que la plus grande partie d'une équation Eldare reste inconnue et aléatoire.
— Certes, continua le Technicien, mais celle-ci diffère dans sa structure même : la partie concernant les coordonnées de départ et d'arrivée reste cohérente, mais le reste est complètement insolite. Et aucune erreur n'est possible : nous avons refait les calculs plusieurs fois.
— Voilà qui est étrange... Le Traducteur resta pensif quelques instants. Si je résume, reprit-il finalement, la partie de l'équation nécessaire au voyage est normale ; et la partie inconnue est... inconnue. Rien d'inquiétant me semble-t-il, en définitive. Les mathématiques Eldares sont pleines de surprises.
Le Technicien haussa les Ă©paules.
— Il m'a néanmoins semblé intéressant de vous en faire part. Qui sait, peut-être cela pourrait être utile à une meilleure compréhension des techniques Eldares ?
— Bien, je vous remercie, Technicien. Faites-moi parvenir ces fameuses équations, si vous y tenez.
— C'est déjà fait, annonça le Technicien avec un petit sourire. Tout est inscrit sur votre bloc de données.
— Parfait. Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne nuit, conclut le Traducteur.
Le Technicien comprit à son regard que sa présence n'était plus indispensable. Il le salua et repartit de là où il venait. Le Traducteur considéra quelques instants la coursive vide, puis s'en retourna afin de regagner sa couchette au plus vite. C'était assez pour aujourd'hui.
*
Les nefs Gouvernementales étaient reconnaissables à leur baie de commandement située en dessous du fuselage principal de l'appareil, ce qui selon leurs concepteurs devait le rendre moins exposée aux tirs ennemis. Dans le vide, cela ne faisait bien entendu aucune différence, mais les Constructeurs de Navires avaient finalement décidé de conserver cette configuration, prétextant quelques obscurs facteurs psychologiques. Quoi qu'il en soit, le poste de commandement de ce type d'astronef était dans l'ensemble assez fonctionnel. C'était un vaste hall de forme ovoïde, dont tout un pan était occupé par une immense baie d'un matériau translucide donnant sur le vide extérieur. Juste devant la baie se trouvait un large espace occupé par les consoles et les divers instruments nécessaires à la navigation, l'armement et les calculs pour les voyages entre les Portes. L'arrière de la salle était surélevé d'une vingtaine de mètres, et l'on y accédait par des ascenseurs rapides sur les côtés. Il s'y trouvait les sièges du Commandant et des officiers, ainsi que celui du Traducteur, et enfin ceux réservés aux représentants du Gouvernement, quand ils étaient présents. Le siège principal était aujourd'hui occupé par un personnage opulent, à l'air peu dégourdi : le Commandant Walpemaar donnait pour la première fois des ordres de routine qu'il avait exécutés si souvent sous la direction de son prédécesseur. Feu le Commandant Keyma avait fait acte d'héroïsme durant la bataille - ce en quoi il n'était nullement astreint - et son corps avait été inhumé la veille selon l'étiquette. Son récent remplaçant n'était pas très assuré, mais personne de toute façon n'était d'humeur à contester son autorité.
Le Traducteur fit son entrée dans la salle et observa l'activité qui y régnait. Malgré le souvenir du combat difficile des jours précédents encore inscrit dans toutes les mémoires, l'équipage restait relativement efficace et réagissait bien aux ordres. Il parcourut l'allée centrale en répondant d'un hochement de tête distrait aux saluts qu'on lui adressait et vint s'asseoir à la droite du Commandant. Il paraissait frêle et maigre à côté du corpulent officier ; et il resta silencieux quelques instants parmi le brouhaha des nombreux Techniciens qui s'affairaient. Il s'adressa finalement au Commandant Walpemaar.
— Bonjour, Commandant.
— Bonjour, Traducteur. J'espère que vous êtes prêt. Nous sommes déjà en retard, et je crois que personne ici ne désire s'attarder plus longtemps.
— Nous pouvons y aller, souffla le Traducteur.
— Parfait, répondit-il. Ici le Commandant Walpemaar, dit-il à l'attention de tous, et sa voix amplifiée fit régner le silence dans le grand hall. Préparez-vous à franchir la Porte.
— Ici la Technique, répondit une voix sortie du haut-parleur du siège de commandement. Tout va bien, nous approchons de la Porte. Vision directe dans cinq secondes.
Le Commandant fixa la baie qui s'étendait en face de lui. Il ne vit tout d'abord rien que l'immensité du vide ; puis une étoile plus scintillante sembla se détacher et s'accroître. L'Etoile de l'Ouest s'approchait de la Troisième Porte Eldare. L'astre prit de l'ampleur, jusqu'à devenir un immense disque d'argent qui occupait un tiers de la gigantesque baie d'observation, encadré de diverses structures métalliques qui permettaient de maintenir sa cohésion. La station de la Troisième Porte apparut alors, avec ses poutrelles et ses ponts, ses quais et ses baies d'observation, et pourtant elle avait l'air minuscule à côté de l'immense Porte dont l'éclat occultait tout le reste. Une voix brouillée par des parasites résonna :
— Station Gouvernementale de la Troisième Porte Eldare à Etoile de l'Ouest, veuillez envoyer vos coordonnées de voyage.
Le Commandant donna l'ordre de transmettre les calculs qui avaient déjà été effectués.
— Bien reçu, Etoile de l'Ouest. Bon voyage.
La nef s'approcha lentement de la Porte. Le Traducteur laissa errer son regard dans le vaste poste de commandement et reconnu au loin parmi les Techniciens celui qu'il avait rencontré la veille. Un bon élément*, songea-t-il. *Il nous aiderait certainement, à l'Institut. Le Technicien des Sciences Eldares avait l'air anxieux, il observait tous ses écrans de contrôle et s'activait avec frénésie à ses divers réglages. Le nez du vaisseau avait déjà passé la Porte quand leurs regards se croisèrent, et le visage du Technicien était crispé dans une réflexion intense. Une lueur étrange brilla soudain dans ses yeux écarquillés, et il leva la main comme pour appeler le Traducteur.
L'espace sembla se distordre et le temps ralentir tandis que la baie de commandement atteignait le seuil.
Le Commandant Walpemaar cria quelque chose.
L'Etoile de l'Ouest franchit la Porte.
— Messieurs, c'est la guerre.
La conclusion du long discours du Sénateur Flapön produisit l'effet escompté. L'auditoire s'agita en un instant, chacun réclamant la parole au mépris de ses condisciples ; d'autre la prenait arbitrairement, car le Président du Sénat ne maîtrisait de toute façon plus rien.
— C'est inadmissible ! hurla le Sénateur D'Isdetrutver, et il était tout furibond. Nous maîtrisons parfaitement la situation ! Ce n'est pas en assenant notre noble assemblée de paroles envenimées que vous parviendrez à vos fins ! Voici, la situation est certes tendue - et le Gouvernement en a traversé des bien pires, à moins que vous n'ayez déjà oublié la désastreuse campagne du secteur Ololimpë, affaire dans laquelle votre Maison a si je ne m'abuse jouée quelque rôle peu avouable - et c'est à nous, dirigeants du Gouvernement de prendre les mesures nécessaires qui...
— C'en est assez, Messire le Destructeur de Navire, le coupa le Sénateur Flapön, et à ce surnom la moitié de l'assemblée applaudit et rit, tandis que l'autre s'étouffa de rage. Personne en effet n'avait oublié comment le Sénateur D'Isdetrutver avait par une fausse manœuvre fait écraser sa nef personnelle sur la propriété de sa propre mère. Le fait est que le Gouvernement ne possède plus que douze Portes sous son contrôle, continua Flapön, et des tensions réapparaissent. Les diverses factions, Renégates et autres, refont surface, et croyez-moi, une attaque est certainement imminente. La Flotte gouvernementale n'est plus ce qu'elle était, et nous manquons cruellement d'effectif. Il faut lancer la mobilisation, construire de nouveaux bâtiments, et faire rechercher les Traducteurs.
L'assemblée s'était quelque peu calmée, et la balance semblait pencher en faveur du Sénateur Flapön. D'Isdetrutver n'était visiblement pas prêt à se laisser faire ainsi, et saisit avec joie l'occasion qui se présentait.
— Les Traducteurs, laissez-moi rire ! Cessez d'invoquer votre secte disparue à la première occasion ; les Traducteurs sont définitivement partis, et c'est une bonne chose. Occupez-vous plutôt de vos jardins, Monsieur le Cultivateur, et laissez la politique à des gens plus qualifiés. Vous êtes un vieux coq, mon cher.
A ces mots, les partisans de Flapön se levèrent d'un seul mouvement et se mirent à bousculer leurs adversaires politiques. Les insultes de toutes sortes commencèrent à pleuvoir, et certain en venaient sérieusement aux mains. Le Sénateur D'Isdetrutver riait de la déconfiture de son rival, qui essayait de se frayer un chemin à travers la foule afin d'atteindre son agresseur verbal.
Le pugilat général était proche.
Le Président du Sénat réclama le calme mais sa voix était couverte par les cris des antagonistes et le bruit de la lutte singulière. Il appela alors la garde, ce qui ne fit que rajouter à la confusion générale. Les Gardiens du Sénat, vêtus de leur combinaison réglementaire, distribuaient au hasard des coups de matraque paralysante ou bien tiraient sur la foule avec leurs rayons réglés au minimum.
C'est le moment que choisit le Sénateur Fölls Nartigan pour s'éclipser. Sa petite taille, ses cheveux blonds toujours en bataille et son regard noisette lui donnaient un air espiègle et juvénile, et de fait Fölls était le plus jeune Sénateur de Gouvernement. Il détestait déjà suffisamment les réunions quotidiennes du Sénat en temps normal - il s'y ennuyait en fait - mais ce genre de manifestation de violence puérile, alors que l'on avait tant besoin de bras aux lisières de l'espace Gouvernemental pour repousser l'agresseur, l'énervait franchement. Il s'enfuit en courant, laissant derrière lui le bruit étouffé de la bataille qui continuait dans la salle d'audience. Quelle mauvaise farce, en vérité*, pensa-t-il. *Le gros D'Isdetrutver ferait mieux d'utiliser son énergie à quelques besognes plus bénéfiques ; et qui sait, peut-être maigrirait-il un peu alors. Fölls rit intérieurement. Il respectait habituellement ses aînés, mais celui-là l'énervait plus que tout. Il parcourait les longs couloirs noirs du Sénat en pensant à la tournure peu attrayante que prenait sa carrière et se dirigeait vers la spatiogare, afin de rentrer chez lui au plus vite, quand il reconnut au loin une silhouette familière : le Sénateur Tinepapal, un de ses rares amis au Sénat. Il était accompagné de deux autres personnes qu'il ne connaissait pas : un vieil homme grand et mince qui paraissait étrangement desséché, mais il avait des petits yeux rieurs, et un visage à l'air sage, sillonné de rides. L'autre était une grosse femme vêtue de couleurs vives, et sa coiffure extraordinaire ressemblait à quelque bête sauvage, inconnue et terrifiante.
— Bien, disait le vieil homme, que Fölls se surprit à surnommer l'épouvantail, nous nous revoyons donc mardi. Pensez donc à tout cela.
— A bientôt donc, dit Tinepapal. Ah, mais qui voilà ! M. Le Benjamin des Sénateurs! Une bien bonne surprise assurément, s'exclama-t-il en voyant arriver Fölls. Viens donc, que je te présente. Mes amis, voici le jeune Fölls Nartigan, un Sénateur pas encore corrompu par ses vieux condisciples. Fölls, je te présente M. et Mme Mamuhût, des éminents scientifiques en escale sur Terre; et des amis de longue date. Ils viennent du secteur de la Cinquième Porte.
Fölls sourit et s'inclina.
— Bonjour, messire, bonjour ma dame. Très heureux.
Ce sur quoi le couple hétéroclite s'excusa et partit rapidement.
— Alors, quoi de nouveau, Fölls? commença Tinepapal, en l'invitant à marcher à ses côtés. Nos collègues sont-ils toujours occupés à se chamailler?
— Toujours, confirma Fölls, et les réunions du Sénat deviennent dangereuses, ces temps-ci. Je ne comprends pas! s'exclama-t-il soudain. Les ennemis du Gouvernement grignotent nos frontières, les Renégats se réveillent, et eux ne pensent qu'à se quereller.
— Bah! Laisse-les. Que veux-tu, il arrive un âge où la cervelle se détricote...
— N'êtes-vous pas des doyens, sauf votre respect? rétorqua Fölls.
Tinepapal sourit au sarcasme, mais redevint vite grave.
— Fölls, je pars demain. Je dois rejoindre un ami au secteur de la Seconde Porte. Il mène des recherches dont les résultats pourraient m'aider pour mes propres affaires.
— Toujours vos recherches mystérieuses... Vous avez l'air d'y consacrer tout votre temps et énergie.
— Certes. A l'heure où les connaissances Eldares disparaissent, et depuis la fermeture de l'Institut, il est pour moi très important de poursuivre mes investigations.
— Institut, Eldares... Vous parlez de choses qui me semble bien confuses, mais j'espère que vous trouverez ce qui vous tient tant à cœur. Fölls soupira tristement. J'aimerai pouvoir vous aider. Mes journées sont tristes à mourir et demain je dois m'exprimer au Sénat. Le vieux D'Isdetrutver va encore me faire la leçon: "Vous m'avez l'air bien jeune, Nartigan. Peut-être que dans quelques années vous serez plus apte à comprendre ces questions qui vous dépassent", imita Fölls en prenant la posture avachie du Sénateur imbu.
Tinepapal sourit de nouveau. La spontanéité du jeune politicien le touchait.
— A bientôt donc, et tachez de ne pas déclencher une nouvelle querelle au Sénat, fit Tinepapal, au moment où leurs chemins se séparaient. Tinepapal en effet vivait sur place, à l'Hôtel du Sénat, tandis que Fölls partageait un petit appartement avec un ami étudiant, Rez Sultinon.
Ils se séparèrent sur une poignée de main.
Fölls continua sa route seul en se remémorant sa journée. Sa vie de Sénateur ne lui plaisait guère. Il était venu sur Terre il y a deux ans - déjà - avec son diplôme en poche et avait été nommé Sénateur de son monde natal, Uhu, une petite planète du secteur de la Sixième Porte; or l'institution sénatoriale était telle qu'un monde comme Uhu, sans intérêt économique ni stratégique, était vite écrasé par les plus grandes puissances, comme Tacet, Pégssane, et bien sûr la Terre. Fölls se remémora rapidement son enfance heureuse, son grand frère et ses parents toujours là -bas; et perdu dans ses pensées il finit par atteindre la spatiogare du Sénat. Il embrassa du regard le panorama qui s'offrait à lui, car la Tour du Sénat était des plus élevées; il pouvait voir la ville enflammée par la lumière du crépuscule, les grattes ciels aux formes élancées, les stations antigravité qui flottaient un peu partout, le tout parcouru en tous sens par des centaines de véhicules individuels et publics, les voitures antigravité, les spatiobus, les navettes, les taxis volants... Il inséra sa carte de Sénateur dans la borne prévue à cet effet afin d'appeler un chauffeur, et quelque seconde plus tard un véhicule Gouvernemental se posât devant lui. Il s'installa à l'arrière en annonçant sa destination, et tandis que le véhicule se soulevait doucement, il observait toujours la ville par le hublot. Pas fâché de rentrer. Je suis lessivé.
*
64-89-2-a78- limpëst auhra tensto.
78-23-6-Ă´65- Taunet tinels dertrios.
Les chiffres et les symboles Ă©tranges s'inscrivaient sur l'Ă©cran.
778957-45654- Ghot-KĂ´r-GueriptraĂĽ.
78-65; 32.
Code?... Confirmation. Patientez...
Code accepté. Contact dans 5... 4... 3...
— Bonne journée? demanda Fölls à Rez Sultinon, en rentrant dans l'appartement. Ce dernier avait comme toujours les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur. Fölls considéra les disquettes et les recharges de bloc de donnée éparses sur le sol, les restes de nourritures, et le matériel informatique de son ami, diverses consoles reliées par des câbles traversant la pièce principale.
Rez ne répondit pas. Ses doigts parcouraient fébrilement le clavier, les chiffres continuaient à défiler rapidement.
Fölls répéta sa question un peu plus fort. Rez s'arracha de son activité avec difficulté pour regarder Fölls.
— ça va. J'ai trouvé quelque chose d'intéressant. Regarde.
Fölls verrouilla la porte de l'appartement, puis vint s'asseoir à côté de lui et examina l'écran.
— Qu'est-ce que tu fais?
— Je ne le sais pas exactement, en fait. Rez avait l'air anxieux. La lumière bleutée de l'écran se reflétait sur son visage fatigué.
— Tu n'es pas allé travailler aujourd'hui, avança Fölls en observant sa tenue vestimentaire - un pyjama.
— Heu, non. Il tapa quelques informations supplémentaires sur son clavier. Vois-tu, j'étais en train de me « promener » - Fölls savait que derrière ce mot se cachait une activité courante chez son ami: le piratage - quand je suis tombé par hasard sur... ceci.
Fölls lut ce qui s'affichait à haute voix:
Retzo repo trabeĂĽlp
Tragu por lmoi
Elendil EldakĂ´r
Dirptre estal.
78-87-tradgez-456-424-14
Poiue-78-96-tîl-9456.
— On dirait... De l'Eldar, suivit d'équations de voyages, fit Fölls. Sais-tu ce que ça signifie?
— Absolument pas. J'ai essayé de le comparer à quelque chose existant déjà grâce à la Banque de Donnée Gouvernementale et...
— La BDG! s'exclama Fölls. Mais même les Sénateurs n'y ont pas accès! Tu prends des risques inutiles, Rez. Tu ferais mieux de tout effacer, de ranger ce bazar, et d'aller prendre un peu de repos.
— Attend, ce n'est pas tout, reprit Rez. Il y avait d'autres informations avec ceci, que je n'ai pas réussi à décrypter. Mais grâce à la BDG - et rassure toi, je n'ai pas pénétré de niveau haute sécurité - j'ai découvert ceci: « Elendil » signifie Etoile de l'Ouest.
— Etoile de l'Ouest... Fölls réfléchit quelques instants. Ça me rappelle quelque chose, dit-il finalement... Ah! Oui, c'est Tinepapal qui m'en a parlé un jour... Je ne sais plus pourquoi.
— Je suis ensuite allé faire un tour chez les Gardiens du Gouvernement, continua Rez, et il chuchotait en jetant des coups d'œil vers la porte d'entrée, comme s'il avait peur être surprit.
— L'armée, à présent! Rez, est ce que tu te rends compte que tu peux aller en prison pour ça?
Rez continua sans répondre:
— Et là , j'ai appris plusieurs choses: primo, L'Etoile de L'Ouest était une nef gouvernementale; secundo, Cette nef a disparu, il y environ cent soixante ans; mais elle n'a pas été détruite. Et tertio, Il y avait à bord un Traducteur. Le jeune informaticien paraissait très fier de sa découverte, mais en même temps semblait commencer à en envisager les conséquences.
— Elle n'a pas été détruite, dis-tu. Que lui est-elle donc arrivé, à cette nef? Les vaisseaux du Gouvernement ne disparaissent pas comme ça, tout de même. Et puis en quoi tout cela nous concerne-t-il?
Fölls commençait à perdre patience. Sa journée avait été suffisamment pénible, et il n'avait pas envie de subir les excentricités de son colocataire fouinard plus longtemps.
— Je n'en sais rien. Mais cette nef avait certainement une mission très importante. L'information était très bien protégée, et seule la chance m'a permis d'y accéder. Je n'ai pas réussi à en apprendre plus, car je risquais de me faire repérer. D'ailleurs, je voudrai te demander quelque chose, ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion.
— Quoi donc? fit Fölls, méfiant. Je ne vois pas en quoi je pourrai t'aider dans cette histoire; et ne me demande pas d'aller fouiller les archives secrètes du Sénat, ou de commettre quelque action malhonnête.
— Non, non, rien de tout ça, le rassura Rez tout en continuant à manipuler son matériel. Je voulais simplement te demander l'adresse du bloc de donnée de ton ami Tinepapal, car tu m'as dit qu'il t'avait parlé de l'Etoile, et...
— Certainement pas! s'insurgea Fölls. Il a d'autres choses à faire que des enquêtes hasardeuses, et je ne crois pas qu'il te dirait quoi que soit de toute façon.
— Bien, je comprends, ne t'énerves pas. Je vais continuer un peu mes recherches.
— Bon, et bien fait ce qui te chante, pour ma part je vais me coucher. 'Nuit, lança-t-il avant de partir dans sa chambre sans attendre de réponse.
Il était très fatigué, et bien heureux de retrouver son lit. Il brancha le système antisonore afin de ne pas entendre son ami qui pianotait toujours dans la pièce d'à côté, et s'endormit rapidement.
Fölls passa une nuit difficile, dormant par à -coups d'un sommeil agité entrecoupé de cauchemars oppressants. Aux visions défigurées de son enfance uhuienne se mêlaient des images apocalyptiques de guerres lointaines et terrifiantes; et des visions irréelles d'Eldars imaginaires et de Traducteurs mystérieux le hantaient. Le buzzer du réveil fut tout d'abord incorporé à ses délires sous la forme d'une horloge inéluctable sonnant la fin du monde, puis brusquement Fölls reprit conscience de la réalité. Il se redressa d'un sursaut, haletant, les yeux écarquillés, pendant que les souvenirs de ses rêves s'échappaient furtivement de sa mémoire pour ne plus devenir qu'une masse informe de peur malsaine et pesante. Il essaya de calmer sa respiration progressivement. Quelle terrible nuit*, se dit-il. Il se sentait encore plus affaibli qu'avant de se coucher. Il quitta son lit au bout de quelques minutes, l'estomac encore tordu par l'angoisse. Il remarqua au passage la couchette vide de Rez. *Celui-là a encore passé la nuit devant son écran. Je me demande ce qu'il a bien pu encore dénicher sur le réseau informatique. Après s'être un peu débarbouillé, il appela le petit réfrigérateur antigravité qui flottait dans la chambre, mais s'aperçut qu'il était incapable d'avaler quoi que ce soit. Il s'habilla alors de son costume de Sénateur, qu'il se devait de porter lors de ses interventions, puis se dirigea vers la salle principale afin de voir dans quel état il trouverait son colocataire. Il s'attendait à le trouver avachi ou endormi au pied de tout son matériel, comme souvent; or il n'en était rien, car il n'était plus là . La pièce où Fölls avait laissé son ami la veille était complètement désordonnée, les quelques meubles avaient été déplacés ou jetés à terre, et le sol était jonché de disquettes, de papiers, de blocs de donnée endommagés. Fölls crut l'espace d'un instant qu'il était toujours dans ses cauchemars, que rien de ceci n'était réel, et son sommeil sans repos avait engourdi ses sens. Il resta quelques minutes interdit en contemplant l'ampleur du désastre. Ses pensées s'emballaient sans cohérence. Il appela d'une petite voix:
— Rez... Rez, t'es là ?
Il vérifia rapidement toutes les pièces du petit appartement, sans le trouver.
Voyons, voyons. Rez ne travaille pas si tôt. D'ailleurs, ça ne peut pas être lui qui a mis la pièce dans cet état. Il lui est arrivé quelque chose. Reste à savoir quoi.
Il commença à inspecter la pièce dans l'espoir de découvrir l'identité des agresseurs de son compagnon - car il était clair qu'on avait attaqué Rez ; mais il ne trouva rien qui aurait pu l'aider.
Que chercher?... Aller, Nartigan, fait marcher ta cervelle ramollie. Que faire?... Ah oui, bien sûr! Appeler la Sécurité!
Il s'approcha de l'ordinateur afin de contacter les Agents de Sécurité, et s'aperçut que l'écran était encore allumé.
Fichier « Etoile »: recherche... Fichier détruit à 07H17
Fölls essaya de comprendre la signification de ce qu'il lisait sur l'ordinateur de son compagnon. Pourquoi Rez aurait-il lancé la recherche d'un fichier qu'il venait de détruire? A moins... A moins que ce soit ces agresseurs qui recherchaient ce fichier... Dans quoi cet inconscient s'est-il encore embarqué?
Fölls n'était pas un passionné d'informatique comme Rez, mais il réussit néanmoins à faire afficher les dernières opérations effectuées sur la machine après qu'il fut parti se coucher.
Infiltration: réseau. Banque de Données Gouvernementale: 22H17
Ah, l'incorrigible!
Infiltration: réseau. Gardiens du gouvernement: 00H35
Infiltration: réseau. Banque de Données Gouvernementale: 03H22
Infiltration: réseau. Gardiens du gouvernement > Dossiers Classés > Etoile de l'Ouest. 07H00
Copie: réseau. Fichier: Etoile.
Il y est arrivé, le bougre!
Alerte: détection. 07H02
Aïe! Il s'est fait repérer. Ce ne sont tout de même pas les Gardiens qui ont mis l'appartement dans cet état?
Message: réception. 07H05
Fölls fit afficher le message.
Gardiens du Gouvernement Ă Rez Sultinon.
07H05
Message:
T'es coincé. On arrive.
Mon Dieu! Il s'est fait arrêter! Ou peut-être a-t-il pu s'enfuir, ce qui expliquerai l'appartement fouillé...
Fölls réfléchit. C'était sans doute moins grave que ce qu'il avait imaginé: il préférait savoir Rez aux mains de l'armée plutôt qu'enlevé par des malfaiteurs.
Continuons.
Message: réception. 07H06
Fölls demanda la lecture du second message.
XXX Ă Rez Sultinon.
07H06
Veuillez cesser vos agissements et effacer vos résultats.
Nous arrivons.
Qu'est-ce que c'est que ça encore? Des nouveaux venus, et inconnus avec ça. On dirait que Rez a mis le doigt sur quelque chose de bien plus grave qu'il ne le pensait au début.
Infiltration: intra-réseau > répertoire > Fölls Nartigan: entrée « Tinepapal ». 07H11
Il a piraté mon répertoire...
Message: envoi > « Tinepapal ». Documents attachés. 07H13
Et là , je suppose qu'il a envoyé le résultat de ses recherches à Tinepapal.
Fölls pensa aux moments difficiles qu'avait dû passer Rez pendant la nuit. Se sentir traquer, agir vite et sans la moindre erreur... Il continua la liste.
Destruction: données. Fichier: « Etoile ». 07H17
Infiltration: mémoire. 07H22
Un inconnu a piraté l'ordinateur... Les Gardiens, probablement, à moins que ne soit ceux qui envoyé le second message...
Exploration: mémoire > opérations effectuées. 07H23
Exploration: mémoire > entrée « Etoile ». 07H23
Fichier « Etoile »: recherche... Fichier détruit à 07H17
Et c'était tout. Fölls prit quelques instants pour réfléchir. Ses idées avaient du mal à se mettre en place, mais une idée germa doucement dans son esprit. Des inconnus avaient exploré la mémoire comme lui venait de le faire, à la recherche du fameux fichier « Etoile », qui revêtait apparemment une énorme importance à leurs yeux. Et ils savaient donc que le seul possesseur des précieuses données à présent était...
Tinepapal! Ils vont sûrement essayer de le retrouver!
Fölls se rappela que son ami Sénateur devait partir en voyage. Il décida néanmoins d'essayer de le contacter chez lui. Mais à peine se brancha-t-il sur le réseau informatique que la sonnerie d'alarme de l'ordinateur retentit.
Je suis sous Ă©coute! Quel sot je fais, j'aurais dĂ» y penser!
Messagerie: nouveaux messages: 2.
Fölls sentit son cœur s'emballer. Il s'imagina traqué à son tour, comme l'avait été son ami quelques heures auparavant - et où était-il à présent, Fölls n'en avait aucune idée. Il demanda fébrilement la lecture des nouveaux messages.
XXX à Fölls Nartigan.
07H45
Message:
Nous venons vous chercher. N'essayez pas de résister.
Gardiens du gouvernement à Fölls Nartigan
07H45
Message:
T'es coincé. On arrive.
*
Fölls ne sut jamais ce qui lui passa par la tête à ce moment-là . Les découvertes de Rez, sa disparition, des inconnus agressifs, l'armée qui s'en mêle... Tout cela faisait beaucoup trop à gérer. Il ne réfléchit pas cette fois ci: il quitta précipitamment l'appartement, sans même prendre le temps de verrouiller la porte, sauta dans l'ascenseur et descendit les quatre cent trente-trois étages; arrivé dans la rue relativement peu fréquentée à cette heure matinale il se mit à courir comme un fou sans savoir où il allait. L'avenue présentait des traces de lutte: des impacts de rayons encore fumant étaient visibles sur les murs des immeubles. Rez!* pensa-t-il. *Mais qu'est ce qui lui est donc arrivé? Il se jeta un coup d'œil derrière lui au moment où il allait emprunter une rue perpendiculaire et eut juste le temps d'apercevoir deux véhicules blindés atterrir devant l'entrée de son immeuble. La terreur et la surprise le firent trébucher, et malgré sa respiration saccadée il accéléra encore sa course. Les grattes ciel défilaient tandis qu'il serpentait jusqu'à qu'il ne sut plus du tout où il était. Il faisait frais mais Fölls ruisselait de sueur; il finit sa course folle dans une ruelle étroitement encadrée par deux gigantesques bâtiments à l'aspect délabré et s'arrêta quelques instants afin de reprendre son souffle et de remettre ses idées en place. Il s'appuya le dos au mur et se laissa glisser pour se retrouver assis par terre. Il n'entendait plus que les battements accélérés de son cœur et le sifflement rauque de sa respiration
Qu'est-ce que j'ai fait? Mais qu'est-ce que j'ai fait? Quel désastre! Me voilà hors la loi à présent!
Il se prit la tête à deux mains. Il s'attendait à tout moment à voir apparaître les véhicules armés des Gardiens, ou pire encore. Il leva les yeux et regarda la mince bande de ciel qui restait entre les deux immeubles qui formaient comme un gigantesque canyon artificiel, et aperçut les nombreux véhicules volants qui circulaient loin au-dessus de sa tête. Il se sentait affreusement seul et démuni et ne savait plus quoi faire.
Quelle triple buse! Je n'avais rien Ă me reprocher, se rendit-il soudain compte. Il faudrait que je puisse joindre Tinepapal...
Le bloc de données de Fölls sonna alors, le ramenant brusquement à la réalité. Il essaya alors de se calmer, et saisi son bloc d'une main tremblante.
Appel: SĂ©nat.
Flûte! Le Sénat!* Les événements survenus depuis son réveil lui avaient complètement fait oublier son intervention qu'il préparait pourtant depuis longtemps. *La Sécurité est sûrement à ma recherche...
Il décida néanmoins de répondre à l'appel.
— Sénateur Nartigan. J'écoute, annonça-t-il faiblement.
— Nartigan, ici le Présidant du Sénat*, lui répondit une voix glaciale. *Que faites-vous donc? Nous vous attendons!
— Je... J'arrive, monsieur... J'ai eu, heu... Un empêchement, bafouilla Fölls.
— Bien, mais dépêchez-vous*. *Le Sénateur D'Isdetrutver a pris la parole et dresse en ce moment à l'assemblée un portrait peu enviable de votre personne. Le Président raccrocha sans attendre de réponse. Fölls se mit péniblement en route. Il était las de corps comme d'esprit et se demandait ce qu'il pourrait bien raconter aux Sénateurs intraitables.
*
Le Sénat. Le bâtiment se présentait sous la forme d'une tour cylindrique élancée haute d'un millier d'étages, entourée d'une grande place circulaire où se dressait la statue de Tregêlt Urivoy, le premier Président-Traducteur. L'édifice avait été construit longtemps avant, alors que le Sénat était encore une institution respectée et puissante; mais aujourd'hui il n'avait plus qu'un rôle consultatif, car une reforme datant de l'époque de la fermeture de l'Institut de Traduction avait aboli la loi selon laquelle les Sénateurs élisaient le Président du Gouvernement. Il était à présent nommé par son prédécesseur, puis proposé aux électeurs par plébiscite, qui jusque-là n'avait jamais répondu par la négative. D'aucuns voyaient là quelque machination Gouvernementale, mais le peuple était globalement satisfait. Les Sénateurs se contentaient à présent de débattre entre eux, puis de présenter les résultats de leurs votes au Président, qui pour sa part assistait à la séance d'honneur du Sénat, une fois par an.
Fölls traversait la Place du Sénat familière, quand il vit de loin que la tour était cernée par les blindés des Gardiens. Il ralentit son pas, et continua d'avancer avec prudence, mais en déviant sur sa droite de manière à ce que la statue de Urivoy se retrouve entre lui et l'entrée principale de la tour et les blindés qui l'encadrait. Mais le soleil fut voilé à ce moment-là et une voix amplifiée tonna au-dessus de sa tête:
— Sénateur Nartigan! Arrêtez-vous et levez les bras!
Fölls obéit aussitôt. Un véhicule atterrit lentement derrière lui, mais Fölls n'osa se retourner, et il vit les blindés postés devant la porte du Sénat décoller brusquement et s'approcher de lui.
Bon*, murmura-t-il pour lui-mĂŞme. *Nous voilĂ fait.
A ce moment précis résonna une salve de tirs de rayon, et une formidable explosion projeta Fölls à terre. Plusieurs véhicules inconnus avaient surgi sur la place et bombardaient à présent les blindés Gouvernementaux. Une bataille désordonnée se déclencha; les gradés du Gouvernement hurlaient des ordres contradictoires pendant que les tirs fusaient de toute part. Fölls se releva en hâte et couru se mettre à couvert derrière la statue, profitant de la cohue générale. Les appareils attaquants étaient d'un type inconnu, et semblaient issus d'une technologie avancée: ils paraissaient extrêmement maniables et leurs tirs faisaient mouche à chaque fois. Trois blindés de l'armée gisaient déjà à terre, leurs carcasses déchirées exhalant une fumée noire, alors que les assaillants n'avaient pas encore subits de perte. Fölls voulut alors tenter de s'éclipser de la place mais fut immédiatement pris en chasse par trois des vaisseaux attaquants; il continua néanmoins de courir désespérément, pensant pouvoir semer ses poursuivants s'il pouvait quitter la place et s'enfuir dans les ruelles de la ville. Des rayons paralysants s'écrasèrent à quelques centimètres de lui. Une dépanneuse se posa alors brusquement juste sur sa trajectoire, à quelques dizaines de mètres. Fölls pensa que le sort s'acharnait sur lui, mais il vit alors la porte latérale de la dépanneuse s'ouvrir.
— Fölls! Venez! On va vous aider!
Il continua de courir sans se poser de questions. Plus que dix mètres. Fölls accéléra encore et atteint enfin le véhicule; une poigne puissante le saisi et le hissa à bord. La dépanneuse décolla.
— Monsieur Mamuhût! Fölls reconnu l'ami de Tinepapal qu'il avait rencontré la veille.
— Lui-même, et juste à temps on dirait, répondit M. Mamuhût avec un sourire rassurant. Mais ce n'est pas fini.
Les trois blindés les avaient pris en chasse. Fölls bouillonnait intérieurement et les questions se bousculaient dans sa tête. Ça commençait à faire beaucoup en une journée. Il vit que le pilote du véhicule n'était autre que Mme Mamuhût.
Un impact de rayon secoua le véhicule. La dépanneuse serpentait à une vitesse folle entre les grattes ciel.
— Ma chère, il est temps de mettre fin à tout ceci, proposa M. Mamuhût à son épouse. Feu, calibre 8.
— Je suis on ne plus d'accord avec vous. Procédure d'attaque, calibre 8, annonça-t-elle à haute voix.
— Vous allez voir, souffla M. Mamuhût à Fölls. Ce n'est pas une dépanneuse ordinaire.
— Feu! dit Mme Mamuhût. Trois missiles s'échappèrent de l'arrière du véhicule. Deux des trois poursuivants explosèrent simultanément; le troisième, surpris et désorienté, tira une dernière salve et abandonna la poursuite. Le dernier missile continua sa route quelques secondes avant d'exploser en l'air. Fölls ne pouvait en croire ses yeux.
— Deux sur trois. Vous faiblissez, mon amie, fit M. Mamuhût.
Mme Mamuhût se retourna et éclata de rire à la vue du visage défait de Fölls.
— Ne vous inquiétez pas, M. Nartigan. Il n'y avait personne à bord: c'était des véhicules guidés à distance. Nous ne sommes pas des assassins, tout de même.
— Non, certes, confirma M. Mamuhût.
— Vol furtif, niveau maximal, commanda Mme Mamuhût à la dépanneuse.
— Qui... Qui êtes-vous? Finit par articuler Fölls.
— Voilà une question intéressante, conclut Mme Mamuhût.
La dépanneuse volait toujours entre les immeubles de la ville. Fölls essayait de décompresser un peu. Il avait vécu en une matinée plus qu'il n'aurait souhaité pour toute sa vie, et la disparition de son ami Rez l'inquiétait au plus haut point. Après quelques minutes de silence, M. Mamuhût s'adressa à lui.
— Bien, jeune Sénateur, fit-il d'un air rassurant. Si vous nous racontiez un peu ce qui s'est passé depuis ce matin - et n'oubliez rien, surtout. Le moindre détail peut-être très important.
Fölls su sans savoir pourquoi qu'il était en sécurité avec ces gens qu'il ne connaissait pourtant que depuis la veille. Le fait qu'ils étaient des amis de Tinepapal lui suffisait pour leur faire confiance. Il raconta donc ce qu'il savait, en essayant de répondre le plus précisément possible aux nombreuses questions que lui posait le couple mystérieux. Ils semblaient déjà au courant de beaucoup de choses. Quand il eut fini, M. Mamuhût le remercia et réfléchit quelques instants.
— Bien, finit-il par dire. On dirait que vous êtes dans un sacré pétrin, mon pauvre ami.
— En effet, répondit Fölls. Le pire est que je ne comprends absolument rien à tout ça. Vous n'avez d'ailleurs pas répondu à ma question: qui êtes-vous? Etes-vous le « XXX » des messages? Comment m'avez-vous trouvé, et pourquoi m'avez-vous sauvé? Que contient donc ce fichier « Etoile » pour que tant de monde s'intéresse à lui?
— ça fait beaucoup de questions, ça, M. Nartigan! fit Mme Mamuhût qui pilotait toujours le véhicule.
— Je vais essayer d'y répondre néanmoins, ajouta son époux en souriant. Disons que nous sommes envoyés ici par nos supérieurs afin d'enquêter sur un sujet dont nous allons essayer de vous présenter les grandes lignes. Quant aux « XXX », nous pensons qu'il s'agit d'un groupe armé ayant un rapport avec les Renégats. Ce sont eux qui ont attaqué les Gardiens tout à l'heure sur la place.
— Les Renégats! Qu'ont-ils donc à voir là -dedans?
— Vous valez cher, Fölls, répondit simplement M. Mamuhût.
— Et pourtant je ne sais rien, répondit amèrement l'intéressé. Je n'ai rien demandé à personne, moi: je ne suis que le colocataire malchanceux d'un informaticien trop curieux. Tout ceci prend des proportions démesurées. Ne voulez-vous pas m'expliquer réellement de quoi il s'agit? implora Fölls. J'ai le droit de savoir, tout de même.
— Certes, commença M. Mamuhût. Laissez-moi pour cela vous raconter une histoire; vous comprendrez mieux ainsi dans quoi votre ami c'est impliqué malgré lui. Ceci s'est passé il y a cent soixante ans environ. L'Etoile de l'Ouest* était une nef Gouvernementale, un navire de guerre munis d'armes terrifiantes et équipé des dernières applications des technologies Eldares. Il avait à son bord un bataillon entier de l'élite des Gardiens du Gouvernement, ainsi qu'un Traducteur, un des meilleurs à l'époque; et la nef fut envoyée en renfort à Eldakôr, dans le secteur de la Troisième Porte, car les Renégats qui faisaient alors leur apparition avait lancé une attaque de grande envergure. Mais le Gouvernement alors au sommet de sa gloire avait sous-estimé ses assaillants. Les deux armées s'affrontèrent durant des jours, et ce fut la bataille la plus meurtrière de l'histoire du Gouvernement. Il y eut pertes énormes des deux côtés; mais finalement les Renégats, moins entraînés et moins bien équipés, perdirent le combat et furent entièrement décimés - ou plutôt c'est ce que crut l'armée Gouvernementale. De l'autre côté il ne resta que trois nefs, dont L'*Etoile de l'Ouest*, et une poignée de survivants. Les deux premiers vaisseaux quittèrent rapidement le champ de bataille et rentrèrent sur Terre afin d'annoncer la catastrophe; mais L'*Etoile resta un jour supplémentaire, car le Traducteur espérait retrouver des survivants. Finalement, il se résigna et la nef franchit la Troisième Porte; et nul ne la revit.
— Que lui est-elle donc arrivé? demanda Fölls.
— Personne ne le sait. Après une semaine d'attente, le Gouvernement a fait envoyer une nef de reconnaissance à sa recherche, qui eut en arrivant une bien mauvaise surprise: les Renégats avaient finalement pris le contrôle du Secteur. Ils avaient en fait envoyé une première attaque, suffisante pour détruire la résistance que pourrait leur opposer le Gouvernement; puis, après le départ des survivants, une seconde vague avait envahi le secteur de la Troisième Porte. Le Gouvernement compris à ce moment la supériorité des Renégats.
Fölls essaya de se remémorer ce qu'il savait de l'histoire du Gouvernement. Il n'avait jamais entendu parler d'une telle histoire.
— Peut-être a-t-elle été détruite par les Renégats? avança Fölls.
— C'est impossible, bien qu'à l'époque le Gouvernement expliqua ainsi au Sénat la disparition de la nef ; car l'Etoile de l'Ouest a effectivement quitté le secteur. Le problème est qu'elle n'a pas réapparu.
— Vous voulez dire que la nef a franchi la Porte, puis... Plus rien? Comment est-ce possible?
— Comprenez, Fölls, continua M. Mamuhût, que les lois physiques et mécaniques régissant le fonctionnement du voyage instantané entre les Portes Eldares nous sont totalement inconnues, bien que les Traducteurs aient travaillé sur ce problème durant des siècles. Les humains se contentent d'appliquer ce qu'ils ont découvert des Eldars sans en comprendre réellement le fonctionnement. Le voyage est alors relativement simple: il suffit de calculer une équation calquée sur celle découvertes dans les archives Eldares, en modifiant les coordonnées du point de départ et du point d'arrivée en fonction de là où l'on est et de là où l'on veut aller. L'équation est alors transmise à la Porte, qui l'interprète et envoie le vaisseau instantanément vers la Porte demandée. Normalement, un vaisseau qui tente de franchir une Porte avec une équation erronée passe au travers, sans qu'il se passe quoi que ce soit de spécial. Mais imaginez maintenant une équation « normale », c'est à dire répondant aux critères de voyage de la Porte, mais comportant une erreur ou une irrégularité. Nul n'est alors capable de deviner ce qui peut se passer.
Fölls essaya d'envisager les conséquences des propos de M. Mamuhût.
— Les Techniciens de l'Etoile de l'Ouest auraient donc fait une erreur dans le calcul de l'équation...
— On ne peut pas exactement parler d'erreur, expliqua M. Mamuhût. L'équation comportait sans doute un critère inconnu des Techniciens, et la nef a pu avoir été propulsé à l'autre bout de l'univers, ou peut-être a-t-elle été détruite en traversant la Porte... On peut tout imaginer.
— Et vous pensez que les données interceptées par Rez vous donneront la solution?
— Nous pensons que M. Sultinon a eu en sa possession l'équation dont se servit l'Etoile de l'Ouest ce jour-là .
Un silence pesant s'abattit dans la dépanneuse.
— Et comment une telle information aurait-elle pu se retrouver sur le réseau informatique, et surtout, qui aurait pu l'y placer? demanda Fölls, qui commençait à comprendre l'enjeu du problème: la découverte du fonctionnement des Portes, même d'une infime partie des lois scientifiques mises en œuvre, pourrait avoir des conséquences énormes.
— L'information provient probablement des Renégats, répondit M. Mamuhût. Eux seuls, en prenant possession de la Troisième Porte, ont pu retrouver l'équation utilisée par l'Etoile. Les données qui l'accompagnaient sont probablement le résultat de cent soixante ans d'études; mais seuls les Traducteurs possèdent le savoir nécessaire à l'interprétation correcte d'une équation Eldare. Nous ignorons cependant qui a pu placer ces précieuses informations sur le réseau. Peut-être est-ce une erreur, mais cela parait peu probable. A moins que par une chance incroyable, votre ami ait réussi à pirater les ordinateurs secrets des Renégats - et dans ce cas, M. Sultinon serait un génie de l'informatique, digne de siéger parmi l'élite des Traducteurs.
— Les Traducteurs... Fölls resta pensif un petit moment. Et pourquoi ne pas remettre les données au Gouvernement, tout simplement? demanda-t-il finalement.
— Fölls, reprit M. Mamuhût, vous devez comprendre que le Gouvernement n'est pas... apte à obtenir ce genre de renseignement. L'organisation que nous représentons...
— Et quelle est-elle, cette organisation? Quel est votre but, dans tout ça? Fölls sentait qu'on essayait de lui cacher quelque chose, une pièce manquait au puzzle. Il commençait à comprendre que derrière le couple de « scientifiques en escale sur Terre » que lui avait présenté Tinepapal au Sénat se cachait une réalité toute autre - des gens équipés d'un véhicule de guerre camouflé en dépanneuse qui avaient la prétention de tenir tête au Gouvernement comme aux Renégats.
— Cette information vous sera révélée en temps voulu, répondit simplement M. Mamuhût. Nous allons rejoindre Tinepapal dès ce soir, et là vos dernières questions trouveront sûrement leurs réponses.
— Tinepapal! C'est lui qui possède actuellement les précieuses données! Vous savez donc où il se trouve?
— Tinepapal est en ce moment en sécurité dans le secteur de la Seconde Porte. Il nous a contacté cette nuit après la réception des données que lui a envoyé M. Sultinon, et il n'avait réussi à en décrypter qu'une petite partie. Il nous a demandés d'aller vous chercher, vous et votre ami, puis de le rejoindre le plus rapidement possible, car il vous savait déjà en danger. Nous vous avons donc guetté au Sénat ce matin, en espérant que vous n'étiez pas déjà aux mains du Gouvernement ou des Renégats, mais à la vue du comité d'accueil qui se mettait en place autour de la tour de Sénat, nous avons compris que vous leur aviez échappé. Votre appartement, ainsi que la chambre de Tinepapal à l'Hôtel du Sénat, sont actuellement étroitement surveillés par l'armée; elle-même étroitement surveillée par les forces Renégates.
— Et Rez? Je me demande ce qu'il fait en ce moment. J'espère qu'il a réussi à s'en tirer sans problème.
— Nous savons que M. Sultinon n'est pas aux mains de la Sécurité, ni prisonnier des Gardiens, affirma M. Mamuhût, car nous avons réussi à pirater leurs ordinateurs. Une seconde équipe est chargé de le retrouver, et il est peut-être déjà en sécurité dans le second secteur.
— Tout ceci me dépasse. Me voilà projeté au centre du conflit qui déchire notre galaxie depuis si longtemps, se lamenta Fölls. J'ignorais que les Renégats avait infiltré le centre même du Gouvernement: la Terre!
— C'est incroyable, en effet, confirma M. Mamuhût. Cela démontre l'importance capitale des données en question. Cela signifie également que M. Sultinon est probablement en liberté: c'est lui qui a le plus d'importance aux yeux de nos adversaires. Vous n'êtes qu'un complice potentiel.
— Et c'est déjà trop! s'exclama Fölls. J'aurais préféré ne rien savoir de tout cela. Si cela ne tenait qu'à moi, je serais déjà en train de m'expliquer pacifiquement aux Gardiens...
— Ou bien, le coupa Mme. Mamuhût, vous seriez à la prison centrale de Tacet, ou à la torture sur quelque obscure planète Renégate, ou pire encore... Croyez-nous, M. Nartigan, vous êtes plutôt chanceux d'être tombé entre des mains amicales. Mais vous avez posé beaucoup de questions ce matin, jeune Sénateur, ajouta-t-elle. Mieux vaut arrêter maintenant; espérons que bientôt, l'analyse des données que le hasard a mis entre nos mains nous apportera enfin quelques réponses.
Fölls s'aperçut en regardant à travers le hublot de la dépanneuse qu'ils étaient arrivés dans un vieux quartier délabré qu'il ne connaissait pas. Mme Mamuhût ralentit en approchant d'un immeuble et manipula quelques commandes; une ouverture apparut alors et le véhicule pénétra dans une sorte du tunnel étroit, qui déboucha sur un garage sombre et mal aéré, éclairé par une faible ampoule. La dépanneuse se posa alors doucement.
— Bien, fit M. Mamuhût. Il est temps à présent de faire nos bagages.
*
Fölls essayait de dormir, allongé sur la banquette arrière de la dépanneuse. Les événements de la journée défilaient sans ordre ni logique dans sa tête. Fölls n'avait pas eu le temps de se reposer: les deux étranges personnages avaient pris quelques affaires, principalement du matériel informatique et quelques armes, ainsi que d'autres objets dont Fölls ignorait l'usage; puis ils remontèrent à bord du véhicule.
— Où allons-nous? avait demandé Fölls.
— Notre nef est en attente à la station, répondit M. Mamuhût. Nous allons rejoindre Tinepapal.
Fölls pensa aux conséquences de cette fuite. Il était recherché par le Gouvernement, ainsi que par les Renégats, et son appartement était occupé. Il savait que jamais il ne pourrait retourner au Sénat. Il était devenu un criminel sans le vouloir, du jour au lendemain, à cause d'un couple excentrique qui disait appartenir à quelque organisation secrète... Alors que la dépanneuse prenait de l'altitude, une voix électronique retentit dans l'habitacle:
— Central Terre 0023 à véhicule inconnu. Veuillez transmettre identification, cargaison et destination.
Les doigts de Mme Mamuhût parcoururent le tableau de bord.
— Dépanneuse secteur Bretren-20213, n° 45-78-951, annonça-t-elle. Trois passagers, pas de cargaison; destination: station orbitale Première Porte, spationef Aigle Solitaire, n°789-65-32.
— Vérification, répondit la voix atone.
Le silence se fit quelques instants. Les Mamuhût paraissaient nerveux.
— Vérification terminée, reprit la voix. Tout est en ordre. Veuillez prendre connaissance du communiqué Gouvernemental.
— Merci, mon brave. Mme Mamuhût coupa la communication. Tout se passe bien, on dirait... Voyons ce fameux message.
Ce que vit Fölls s'afficher sur l'écran lui coupa le souffle. Il s'agissait de quelques visages familiers: les Mamuhût, Rez, Tinepapal et lui-même. Une voix enregistrée donna des directives:
— Il s'agit de dangereux criminels recherchés par la Garde du Gouvernement: messieurs Tinepapal et Nartigan, Sénateurs, espions Renégats; Monsieur Sultinon, étudiant dissident et pirate informatique; et deux inconnus appartenant à l'armée Renégate. Toute information à leur sujet fera l'objet d'une forte récompense.
Fölls ne pouvait en croire ses oreilles.
— Que... Il faut se rendre, bafouilla-t-il. Vous m'entendez? Cela va trop loin.
— Ne vous inquiétez pas, fit M. Mamuhût. Nos identités sont cachées et nos voix modifiées, nous ne risquons absolument rien.
— Mais... Ils disent que vous êtes de l'armée Renégate!
— Et après? Ils disent également que vous êtes « espion Renégat » et que votre ami Rez est « étudiant dissident », répondit M. Mamuhût.
— Nous allons retrouver Tinepapal dans le Second Secteur, puis nous rejoindrons notre organisation, ajouta Mme Mamuhût. Tout se passera bien, M. Nartigan - si vous ne faites pas de bêtise. D'ailleurs nous approchons. Mode orbite, commanda-t-elle au véhicule.
Fölls observa l'extérieur grâce au hublot. A l'épaisse couche nuageuse succéda le vide étoilé, et il aperçut au loin la gigantesque station de la Première Porte Eldare, à peine plus petite que la Lune. Elle avait été construite il y a des temps immémoriaux, à l'époque de la découverte des premières archives Eldares. Les humains étaient alors encore tous terriens, et le voyage spatial à ses balbutiements: les premières nefs, sans les systèmes de propulsion et de navigation Eldars, n'atteignaient que Jupiter. Les trois premières Portes, Terre, Tacet et Pégssane, avaient été découvertes et mises en service à la même époque, et avaient rendu possible la colonisation d'autres planètes par les humains. La station de la Première Porte était la plus imposante, car elle avait été élaborée autour de la Porte elle-même; de sorte qu'elle donnait sur un gigantesque hangar où attendaient les nefs avant d'obtenir la permission de voyager. La station servait de « parking » pour les vaisseaux, et des navettes permettaient de rejoindre la Terre. C'était également un observatoire, un laboratoire géant, un site de stockage minier pour l'exploitation des astéroïdes et de Mars, et un lieu touristique réputé: ainsi, plus d'un milliard de personnes vivait à bord de la station toute l'année, grâce à la gravité artificielle et aux divers aménagements qui la rendait aussi agréable à vivre que la Terre elle-même. Plusieurs millions de tonnes de marchandises franchissaient chaque jour la Première Porte, ainsi que des centaines de nefs de toutes sortes.
C'est vers cette véritable planète artificielle que se dirigeait à présent la petite dépanneuse. Des files de véhicules quittaient ou rejoignaient la station, bien que le flux fût bien moins important qu'au temps de la gloire du Gouvernement. Sur trente-sept Portes, dix étaient à présent sous la domination Renégate, et quinze appartenaient à une multitude de petits royaumes indépendants qui s'entre-déchiraient; ainsi le Gouvernement ne possédait plus que douze Portes. Malgré cela, il n'y avait plus de guerre ouverte entre le Gouvernement et les Renégats depuis le massacre d'Eldakôr, car les conséquences pourraient être la destruction de populations de planètes entières, ou pire. Les Renégats gagnaient les Portes grâce à des traîtrises ou des traités douteux; et les rares combats n'étaient que des échauffourées où les Renégats n'apparaissaient jamais ouvertement. Cependant, d'aucuns n'hésitaient pas à affirmer que la Chute du Gouvernement était proche, tandis que d'autres pensaient que le salut viendrait des Traducteurs aujourd'hui disparus.
Fölls se remémorait ses cours d'histoire à l'Ecole Terrienne Supérieure, ainsi que les nombreux récits de Tinepapal. L'attaque des Renégats, la réforme du Gouvernement, la fermeture de l'Institut et le discrédit des Traducteurs, la dislocation de l'espace Gouvernemental... Fölls prit conscience qu'il vivait une époque extrêmement troublée. Il avait toujours milité au Sénat pour la protection des petits secteurs contre les attaques, ouvertes ou non, des diverses organisations antigouvernementales, rejoignant un peu en cela le Sénateur Flapön qui désirait la guerre et une attaque massive pour la reconquête. Les attentistes et les profiteurs du contexte soutenaient quant à eux le Sénateur D'Isdetrutver. La situation stagnait ainsi depuis une dizaine d'années, les Sénateurs se querellaient, le peuple était endormi par les paroles rassurantes du Président; et les commerciaux profitaient des circonstances pour s'enrichir par des moyens plus ou moins honnêtes.
Fölls pensait que s'il avait été commercial il ne serait pas à présent dans un tel embarras, mais sa méditation fut interrompue par la douce voix de M. Mamuhût:
— Regardez, Fölls. Nous approchons, et le spectacle en vaut la peine.
Fölls observa avec attention et une pointe d'émerveillement la Station qui s'approchait, à travers la baie d'observation principale du véhicule. Elle était de forme globalement sphérique, mais toute boursouflée de quais et de baies, et hérissée d'innombrables antennes, radar et tourelles. Le soleil disparaissait derrière la Terre, et ses rayons obliques se reflétaient sur la surface métallique de la station, ainsi que sur les centaines de véhicules qui la quittaient ou la gagnaient, ou encore tournoyaient en tous sens, comme un essaim d'insecte agglutiné autour d'une ampoule durant les nuits estivales.
La dépanneuse volait au-dessus de la station parmi d'autres vaisseaux, guidée par les systèmes automatiques reliés au dispositif de gestion de la circulation de la station. Soudain, elle bascula en avant et plongea dans un tunnel large, éclairé par des bandes lumineuses qui couraient le long de la paroi, emplissant l'habitacle d'une pale lumière bleutée; puis ils débouchèrent sur une sorte de hangar si vaste qu'on avait peine à croire que l'on était à l'intérieur d'une station spatiale. Plusieurs centaines de vaisseaux de tout genre, allant du petit biplace de tourisme aux gigantesques nefs de transport de marchandise, étaient rangées en longues files, et des blindés de la Sécurité patrouillaient entre les embouteillages.
— J'espère qu'ils ne pourront pas nous repérer, fit Fölls, inquiet. On ne pourra jamais s'échapper d'ici.
— Ce ne sera pas nécessaire, ils ne pourront pas nous reconnaître, répondit M. Mamuhût. Notre vaisseau est équipé d'un système de camouflage tout à fait fiable. De toute façon il est absolument impossible de s'échapper des hangars de la station de la Première Porte à l'insu des patrouilles. Notre système de guidage est asservi; ce sont eux qui conduisent, en fait.
Une douce voix féminine s'adressa alors à eux, à travers les hauts parleurs:
— Bienvenu dans les hangars de stockage de la station gouvernementale de la Première Porte Eldare. Veuillez indiquer les références de la nef que vous désirez rejoindre.
Mme Mamuhût s'exécuta. La dépanneuse changea alors de file, puis au bout d'une dizaine de minutes s'échappa pour emprunter un nouveau tunnel annexe, qui déboucha cette fois ci dans les hangars proprement dits. Les nefs désactivées étaient ici alignées et maintenues par des bras articulés et autres grues qui s'adaptaient à toutes les sortes de vaisseaux. La dépanneuse avança doucement entre les nefs endormies puis s'immobilisa devant un vaisseau de taille moyenne, d'un aspect neuf et brillant. Il ressemblait à un oiseau de proie aux aguets, avec les hublots allongés du poste de pilotage en guise d'yeux. Les verrous de la dépanneuse se libérèrent, et la nef s'illumina, subitement ramenée à la vie.
— Fölls, voici l'Aigle Solitaire. J'espère qu'il vous plaît.
M. Mamuhût quitta la dépanneuse et avança vers le ponton d'embarquement, ses pas résonnants sur le quai métallique. Fölls le suivit tout en admirant le vaisseau, puis Mme Mamuhût les rejoignit après avoir donné quelques ordres à la dépanneuse, qui partit immédiatement.
— Un bien beau navire, assurément.
Fölls inspectait le petit aigle doré enchâssé sur la proue.
—��Bien. Dépêchons, s'il vous plaît, fit Mme Mamuhût. Nous devons retrouver Tinepapal au plus vite.
Ils s'installèrent dans le poste de pilotage et Mme Mamuhût, toujours aux commandes, mit les différents systèmes sous tension. Le vaisseau s'ébranla et, toujours guidé par la station, emprunta de nouveaux tunnels, beaucoup plus larges cette fois ci.
— Vers la Porte, je vous prie, commanda Mme Mamuhût.
Après maints détours et bifurcations, ils arrivèrent enfin devant la Porte. Elle était contre la paroi d'un hangar encore plus grand que le précédent, et son éclat argent fournissait la seule source de lumière, largement suffisante. Les vaisseaux entraient et sortaient un par un, et il régnait une activité qui donnait une impression de désordre total. C'était des milliers de vaisseaux qui passaient dans ce hangar, sans logique apparente. La voix s'adressa de nouveau à eux.
— Veuillez donner les coordonnées du secteur que vous désirez rejoindre.
Les calculs des équations étaient depuis une vingtaine d'année effectués grâce à des machines automatiques, ce qui selon certains motiva le Gouvernement à chasser les Traducteurs, bien que ces derniers eussent à l'époque des travaux bien plus important que de simples calculs Eldars. Mme Mamuhût annonça leur destination.
— Impossible, madame, fit leur interlocutrice. Vous n'êtes donc pas au courant?
— Que voulez-vous dire? s'enquit Mme Mamuhût, surprise.
Fölls sentit les battements de son cœur s'accélérer. Ils étaient pris. « Impossible de s'échapper » lui avait dit M. Mamuhût.
— Le sénateur Flapön s'est exprimé publiquement ce matin, suite à une attaque terroriste sur la place du Sénat. La nouvelle est tombée pendant son discours qui a été interrompu par le président lui-même: C'est la guerre.
Les trois occupants de la nef se regardèrent sans comprendre tandis que la voix continuait:
— Une flotte armée Renégate considérable a envahi le secteur de la Seconde Porte, sans raison apparente. C'est un événement sans précédent. Le Gouvernement a déclaré la guerre aux Renégats. Tacet et le secteur de la Seconde Porte n'appartiennent plus au Gouvernement.
L'Aigle Solitaire flottait face à la Première Porte. De l'immense disque d'argent surgit une nef en mauvais état aux formes rectilignes, un transport de marchandise probablement, se dit Fölls. Ils avaient été mis en attente, parmi d'autres vaisseaux qui devaient également vouloir rejoindre le second secteur désormais annexé par les Renégats, afin de décider d'une nouvelle destination, ou bien d'être réexpédié vers la sortie de la station. Fölls s'était complètement effondré à l'annonce de l'opératrice de la station, car tout espoir semblait évanoui: impossible de joindre la seconde Porte, donc impossible de revoir Tinepapal. Ils étaient à présent seuls et sans ressources, au milieu d'un monde hostile. Fölls songea de nouveau à se rendre afin de s'expliquer devant les Gardiens du Gouvernement et le Sénat. Les Mamuhût s'étaient simplement regardé. Le visage de Mme Mamuhût trahissait une pointe d'exaspération, mais son époux pour sa part semblait troublé et son regard se perdit dans le lointain tandis qu'il paraissait réfléchir aux conséquences de l'attaque Renégate. Il brisa enfin le silence.
— Bien. Ma chère, je suggère d'utiliser les grands moyens.
— Certes, mon ami. Je pense qu'il est temps de rejoindre la Trente-huitième. Mme Mamuhût pianota sur son tableau de bord. Quelle identité conseillez-vous?
— La deuxième, je pense, répondit M. Mamuhût.
— Que faites-vous donc encore? intervint Fölls. Il est temps à présent de se rendre à l'évidence: nous ne pouvons pas lutter. C'est la guerre et nous ne pouvons pas savoir ce qu'il est advenu du pauvre Tinepapal; de plus je préfère me justifier apurés du Gouvernement plutôt que de tomber entre des mains malveillantes. Nous sommes acculés.
— Détrompez-vous, Nartigan, dit Mme Mamuhût qui continuait ses réglages. Nous avions prévu cette éventualité.
Fölls s'énerva soudain. Le ton évasif des Mamuhût commençait à l'inquiéter.
— Vous aviez prévu l'attaque Renégate, je suppose, dit-il ironiquement. Dites plutôt que vous êtes de connivence! Peut-être est-ce vous qui avez rendu l'attaque possible?
— Allons, allons, dit calmement M. Mamuhût. Ne dites pas de bêtises, mon garçon. Calmez-vous un peu et regardez donc.
Mme Mamuhût demanda la communication avec la station.
— Spationef Aigle solitaire, n°789-65-32, récita une nouvelle voix, masculine cette fois. Vous vouliez rejoindre le second secteur. Avez-vous choisi une nouvelle destination, ou bien préférez-vous retourner sur Terre?
— Veuillez prendre connaissance de notre réelle identification, et nous laisser passer, répondit froidement Mme Mamuhût en pressant une commande.
Il y eut un temps de silence, légèrement supérieur au temps normal d'une transmission de donnée: leur interlocuteur semblait hésiter.
— Station gouvernementale de la Première Porte Eldare, veuillez accuser réception, repris Mme Mamuhût.
— Je... Heu... Nef Gouvernementale d'intervention spéciale, n°965-63-54-gvt. Mme Pôlssen, envoyée spéciale du Président. Nous sommes infiniment désolés. Nous ignorions que...
— Laissez-nous passer, nous sommes pressés.
— Bien sûr, Madame. Bon voyage. Veuillez nous transmettre vos coordonnées de...
— C'est inutile. Nous avons notre propre ordinateur de calcul.
Fölls ne pouvait en croire ses oreilles. Changer l'identité d'un astronef était absolument impossible, même pour un expert en informatique, car il fallait pour cela réduire à néant le système de sécurité Gouvernemental. De plus usurper le nom d'un représentant du Gouvernement était un crime grave; quant à prétexter une mission spéciale... L'organisation que représentaient les Mamuhût devait disposer de moyens considérables. A moins que les Mamuhût ne soient vraiment... La question cruciale s'échappa de ses lèvres.
— Qui êtes-vous?
— Vous nous l'avez déjà demandé, je crois, lui répondit Mme Mamuhût en souriant.
— Vous saurez bientôt la vérité, rassurez-vous, ajouta son époux.
L'Aigle solitaire franchit la Porte.
*
Rez Sultinon reprit doucement conscience. Des sensations diverses et contradictoires se succédaient rapidement. Le toucher... Il était dans une position inconfortable, recroquevillé sur lui-même. Sa tête le faisait atrocement souffrir. Un bourdonnement sourd lui permit de deviner qu'il se trouvait à bord d'un vaisseau spatial. Où suis-je?* se demanda Rez. Les événements passés lui revenaient en vrac. L'ordinateur... Le fichier Etoile. *Mince! Le fichier!* Les Gardiens. L'attaque des mystérieux blindés. Sa fuite. Le rayon. *On m'a tiré dessus...*Rez, toujours immobile, essaya de se concentrer. *Les Renégats... Ils veulent récupérer les données... Qu'ont-ils donc de si important à cacher? L'Etoile de l'Ouest...*Ses pensées se remettaient doucement en place. Il tenta d'ouvrir les yeux. Il vit qu'il se trouvait dans une petite cabine de vaisseau, éclairé par une lampe murale qui diffusait une puissante lumière argentée qui accentua encore sa douleur. Il se redressa doucement et s'assit sur la couchette, et tenta de nouveau de réfléchir. *Voyons... Je me fais tirer dessus sur Terre et me retrouve dans une nef inconnue... On m'a enlevé, probablement. Les Renégats... Peut-être.* Il se leva et se dirigea vers la porte de la cabine mais elle était verrouillée, et chancelant sous l'effort, il s'appuya contre la cloison. *Je me suis levé trop vite. Me voilà dans un pauvre état... Il remarqua que ce qu'il avait pris pour une lampe était en fait un petit hublot, et il s'en approcha alors lentement afin de voir ce qui pouvait diffuser une telle lumière à l'extérieur, et peut-être apprendre où il était, quand il entendit le glissement d'une porte pressurisée.
— Bienvenu à bord, M. Sultinon, fit une voix derrière lui. J'espère que vous allez bien. Que voulez-vous, l'indiscrétion a un prix...
Rez eut un haut-le-cœur. Il était en sueur et parcouru de frissons, mais en s'agrippant à la paroi il réussit à se retourner. Il cria sous le coup de la surprise.
— Vous! Mais que...
Il s'Ă©vanouit.
La nef franchit la Porte.
*
Fölls été déjà passer plusieurs fois au travers d'une Porte Eldare. Il savait que l'on ne ressentait qu'un léger picotement à travers le corps, dont l'intensité et la durée étaient proportionnelles à la distance qui séparait les deux Portes; or la sensation lui parut plus forte que ce qu'elle aurait dû être entre deux Portes si proches. Le Soleil et l'étoile Tau Ceti qui était le centre du second secteur était en effet relativement peu éloignées - à l'échelle de la galaxie.
Fölls observa l'espace à travers les hublots pour remarquer que les étoiles étaient extrêmement nombreuses et denses. Il eut un étrange pressentiment.
— Nous ne sommes pas dans le second secteur, n'est-ce pas? avança-t-il.
Les Mamuhût, qui paraissaient soudain tout à fait détendus, se regardèrent en souriant.
— On ne peut rien vous cacher, Nartigan, fit Mme Mamuhût d'une voix avenante. Regardez.
Sur l'écran principal apparut une vue arrière qui permit à Fölls d'observer la Porte qu'ils venaient de franchir. Il ne vit pas la station habituelle qui accompagnait toute les Portes du Gouvernement.
— Nous ne sommes pas dans l'espace Gouvernemental! devina Fölls. Où sommes-nous donc?
Il y eut quelques secondes de silence, et finalement M. Mamuhût se décida à prendre la parole, encouragé par un sourire de son épouse.
— Ecoutez, Fölls. Tout d'abord, je pense que vous avez remarqué que mon épouse et moi-même n'étions pas... ce que certains ont dit nous sommes - et ce quelque n'est d'ailleurs pas celui que vous croyez; je veux dire, il s'agit de Tinepapal, bien entendu, mais lui n'est pas le simple Sénateur que vous connaissez - bien qu'il soit assez simple, en vérité; dans le bon sens du terme, j'entends; pas plus que nous ne sommes, en fait, des scientifiques, ou plutôt pas au sens où vous l'entendez.
Si M. Mamuhût paraissait assez fier de son explication, Fölls quant à lui resta interdit et observa son interlocuteur comme quelqu'un qui vient enfin de comprendre qu'il a affaire à un fou échappé de Tacet.
— Je... Vous n'êtes pas des scientifiques, répéta calmement Fölls. Bien. Et?
— Et en fait, nous travaillons pour une institution dont vous avez certainement déjà entendu parler, continua M. Mamuhût. Vous vous trouvez à présent dans un secteur caché, c'est à dire que la Porte que nous venons de quitter est absolument inconnue du monde extérieur - Ni le Gouvernement, ni les Renégats n'en soupçonnent l'existence; mais les circonstances nous ont obligés à faire de vous le premier étranger à y pénétrer.
M. Mamuhût fit une courte pause.
— Notre groupe s'est réfugié il y a un peu plus d'un siècle et demi afin de pouvoir poursuivre ses travaux sans être importuné, reprit-il. Bienvenu dans le secteur de la Trente-huitième Porte, Fölls, et bienvenu à l'Institut de Traduction.
Fölls savait qu'on lui disait la vérité. La fuite des Traducteurs...* Malgré l'énormité de la chose, il y avait une logique parfaite, et la dernière pièce du puzzle était enfin révélée. *L'Institut de traduction...
— C'est... vraiment incroyable, souffla Fölls comme pour lui-même.
— Je comprends que vous soyez choqué, M. Nartigan, dit Mme Mamuhût d'un ton bienveillant. Moi-même, je n'y ai pas cru lorsque j'ai été recrutée.
Fölls laissa échapper un petit rire nerveux. Ce matin même, il était encore Sénateur Gouvernemental de Uhu, et voilà qu'il se trouvait à présent au cœur de la retraite des Traducteurs. Il avait déjà entendu des rumeurs, selon lesquelles les Traducteurs n'avaient pas vraiment disparu, mais qu'ils se cachaient et attendaient leur heure pour un retour triomphale, pour détruire le monde disaient certains, pour le sauver disaient d'autre; mais il n'y avait jamais accordé de crédit.
— Attendez, il y a quelque chose qui ne colle pas, ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion. Vous dites que vous vous cachez depuis «un peu plus d'un siècle et demi», or la fuite des Traducteurs ne date que d'une quinzaine d'années; je m'en souviens encore.
— En fait, l'élite des Traducteurs a fondé ce refuge quelques années après la disparition de l'Etoile de l'Ouest, car des tensions apparaissaient alors déjà entre l'Institut et le Gouvernement, répondit M. Mamuhût. Le gros de nos effectifs s'est alors déplacé en secret, l'Institut basé sur Terre ne servant plus que de couverture. Puis, il y a quinze ans, nos dirigeants ont cru préférable de «disparaître» complètement, car les tensions devenaient alors dangereuses. Le Gouvernement ne pouvait accepter le pouvoir que détenaient les Traducteurs, et avec l'arrivée des ordinateurs capables de calculer les équations de voyage, nous étions à leurs yeux devenus inutiles. Nous n'avons pas été chassés, comme se plaît à le clamer le Gouvernement; nous nous sommes enfuis.
— C'est dingue, lâcha Fölls après un temps de réflexion. Tout simplement dingue. Vous voulez dire que les Traducteurs se cachent depuis cent soixante ans, et que... C'est dingue.
— Nous sommes désolés de ne pas avoir pu vous révéler tout ceci dès le départ, mais nos directives sont claires: pas la moindre évocation de notre retraite quand nous sommes à extérieur, expliqua M. Mamuhût. Personne ne doit savoir.
— Mais... Que faites-vous donc, terrés depuis un siècle? Son esprit rationnel reprenait le dessus.
— Vous verrez que le terme « terrés » n'est pas approprié: le trente-huitième secteur, ou le « Havre » comme on l'appelle, est un des plus agréables à vivre. Notre institut est basé sur Yinav, une magnifique planète de type terrestre, avec un climat délicieux et une nature impressionnante. M. Mamuhût affichait une pointe de fierté. Quant à nos travaux, et bien l'on peut dire que nos efforts sont principalement concentrés sur un problème précis, or certaines données sont apparues ces derniers temps, qui pourraient bien apporter la solution.
— L'Etoile de l'Ouest, devina Fölls. C'est donc si important?
— Plus que vous ne pouvez l'imaginer. A moins que les meilleurs scientifiques Traducteurs ne fassent fausse route depuis un siècle et demi, les données que votre ami Rez a par un pur hasard envoyé à Tinepapal contiennent des informations qui pourraient révolutionner l'univers.
— Rien que ça... Fölls restait un peu sceptique. Une idée lui traversa l'esprit.
— Etes-vous Traducteurs?
— Et bien, pour ma part je ne suis que Techniciens des Sciences Eldares, fit modestement M. Mamuhût. Mon épouse, par contre, est Traductrice depuis dix ans, et une des meilleurs, en vérité.
Mme Mamuhût sourit au compliment.
— Vous en connaissez un autre. Un certain Sénateur de vos amis vous ment vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis deux ans, semble-t-il, ajouta-t-elle en riant.
— Tinepapal! un Traducteur! C'est le bouquet!
— Bon, j'espère que votre insatiable curiosité sera étanchée quelque temps, fit M. Mamuhût.
— Pas du tout! se révolta Fölls. J'ai encore plein de choses à vous demander...
— Et bien, vous aurez le temps: nous nous trouvons à une journée de vol environ de Yinav.
Sur l'invitation de Mme Mamuhût, ils passèrent dans la petite cuisine du vaisseau, et tout en déjeunant, le couple répondit patiemment aux nombreuses questions de Fölls. Il était extrêmement curieux, et angoissé à propos du sort de Tinepapal et de Rez. Les Mamuhût lui racontèrent l'histoire des Traducteurs, et des relations entre les diverses forces qui se partageaient la galaxie, puis ils parlèrent de la guerre qui venaient d'éclater. Fölls apprit que les tensions étaient déjà très anciennes. Après le désastre d'Eldakôr et la disparition de l'Etoile de l'Ouest, les Renégats avaient occupé le second secteur; cinq ans après, il y eut une nouvelle vague d'attaque, moins violentes car le Gouvernement n'osait pas vraiment riposter. Les Renégats étaient indéniablement mieux équipés et plus nombreux, et ils conquièrent en trois ans une vingtaine de secteurs; mais des tensions apparurent au sein même de l'organisation Renégate, et une guerre civile éclata, durant laquelle le Gouvernement connu pour sa part une longue période de paix. Les Renégats se dispersèrent en plusieurs groupes rivaux; parallèlement, quelques secteurs Renégats profitèrent du chaos pour déclarer leur indépendance. Le Gouvernement à son tour en profita pour récupérer quelques secteurs Renégats affaiblis. Certaines planètes changèrent ainsi de main plusieurs fois en quelques années, mais globalement le Gouvernement perdait du pouvoir tandis que son espace se réduisait comme une peau de chagrin. Il associa ses défaites successives à une influence néfastes des Traducteurs, et c'est à cette époque qu'ils disparurent totalement. La situation s'était alors calmée, les Renégats cessèrent leurs attaques et fermèrent totalement leurs frontières, de sortes qu'aucune information ne put fuir; et aucun des espions qu'envoya le Gouvernement en espace Renégat ne revint jamais rendre compte. Fölls apprit que durant ce temps, l'Institut continuait tranquillement ses recherches, car des Traducteurs de grands talents furent découverts, qui apportèrent une flamme nouvelle au décryptage des informations Eldares: certains poèmes oubliés furent remis au goût du jour, et de nouvelles applications technologiques furent mises au point, qui bien entendu ne quittèrent jamais le trente-huitième secteur.
Certaines rumeurs circulèrent alors. Tout d'abord, on murmurait sur Terre que les Traducteurs n'avaient pas totalement disparus, et qu'ils se cachaient quelque part en attendant leur heure; et ceci était dû à l'Institut lui-même qui souhaitait inquiéter un peu le Gouvernement. Puis les Renégats firent de nouveau surface, quelques échauffourées leur furent attribuées, tandis qu'au sein des classes dirigeantes Gouvernementales, on reparlait de l'Etoile de l'Ouest; le peuple chuchotait, évoquant des machinations Gouvernementales, des alliances entre Gouvernement et Renégats, et encore d'autres théories farfelues: certains dirent même que Renégats et Traducteurs n'étaient en fait qu'une seule et même organisation.
Fölls écoutait avidement et posait de nombreuses questions. Le récit aborda alors l'histoire des cinq dernières années. Les Traducteurs apprirent plusieurs choses: les Renégats étudiaient eux aussi l'histoire de l'Etoile, et le troisième secteur fut placé sous haute surveillance, car Eldakôr abritait les laboratoires les plus pointus des Renégats. Apparemment, leurs investigations étaient bien avancées, mais ils leur manquaient le savoir des Traducteurs, et ces derniers cherchèrent à connaître ce que savaient exactement les Renégats. Ils envoyèrent de nouveaux espions: des Traducteurs réussirent à atteindre des postes assez élevés dans les hiérarchies Gouvernementales et Renégates, comme le Traducteur Tinepapal qui se fit élire Sénateur d'une petite planète du huitième secteur. M. et Mme Mamuhût lui rendirent visite sur Terre, pour lui annoncer les derniers ordres de l'Institut, et Tinepapal apprit ainsi que des nouvelles tensions entre Gouvernement et Renégats apparaissaient dans le second secteur, et il s'y rendit le soir même afin d'en apprendre plus. Il reçut alors, durant la nuit, les informations de Rez; il appela aussitôt les Mamuhût, car il savait que ce que le hasard lui avait mis entre les mains était d'une extrême importance pour l'Institut.
— La suite, vous la connaissez, conclut M. Mamuhût. Les Renégats, pour la première fois, ont envoyé sur Terre une équipe armée, bien que camouflée afin que le Gouvernement ne soupçonne pas leur identité. Ils entendaient se saisir de Rez Sultinon, des données qu'il avait récupérées, et de tous ceux qui pourraient éventuellement être au courant, comme vous, Fölls. Puis ils apprirent chez vous que les données étaient en possession de Tinepapal. Nous ne savons pas si l'invasion surprise du second secteur fut simplement motivée par la récupération du fichier « Etoile » de M. Sultinon, ce qui montrerait l'importance qu'ils y accordent. Quoi qu'il en soit, voici la situation actuelle: la guerre ouverte est de nouveau déclarée entre Gouvernement et Renégats et Rez et Tinepapal ont disparu; et je pense qu'à notre retour l'Institut va annoncer un Conseil afin de décider de la conduite à adopter. Il ne fait nul doute que nous allons à présent tenter de les retrouver, et avec eux le fichier contenant l'équation du dernier voyage de l'Etoile.
Fölls essayait de réaliser tout ce que lui racontait M. Mamuhût. Les Traducteurs, le Gouvernement, les Renégats. Tinepapal, Rez, les Mamuhût.
— Mais quel est donc l'enjeu de tout ceci? demanda Fölls. Je veux dire, un fichier informatique ne justifie pas l'invasion d'un secteur et la déclaration d'une guerre à l'échelle galactique, il me semble.
C'est Mme Mamuhût qui lui répondit cette fois ci.
— L'enjeu... En fait, nous avons plusieurs théories à l'Institut. Certains pensent que l'Etoile de l'Ouest a été détruite en franchissant la Porte. Retrouver l'équation et l'analyser nous permettrait de découvrir comment ce fut possible, et cela permettrait un grand pas dans la compréhension des sciences Eldares. Toute découverte concernant le fonctionnement des Portes octroierait à son détenteur un pouvoir énorme. Mais il y aussi une autre théorie: Lon'on, un jeune et talentueux Traducteur, a retrouvé un très ancien poème Eldar, qu'il a traduit ainsi:
Transformer la structure
Avec une quatrième
Pour voyager
Plus avant
Car
Ailleurs qu'ici
La Porte s'ouvre
Et l'Espace s'Ă©tend
Plus loin que l'espace.
— ça m'a l'air assez obscur, remarqua Fölls. Quelle est sa signification?
— Là aussi, les avis sont partagés. D'aucuns remettent totalement en cause la traduction de Lon'on, mais d'autre avancent qu'en fait, l'équation utilisée par l'Etoile l'a projeté à travers une Porte inconnue, dans une autre galaxie peut-être. Une autre faction pense qu'elle a atteint une sorte de « dimension parallèle », bien que personne ne puisse expliquer le sens de cette expression. Imaginez maintenant que les Renégats réussissent à interpréter correctement l'équation: une fois encore, les conséquences sont incalculables.
Fölls n'ajouta rien. Le silence tomba dans la petite cuisine de l'Aigle Solitaire, et chacun resta plongé dans ses pensées. Fölls se sentait extrêmement las. Il se demanda ce qu'il allait devenir; il était à la fois curieux sur ce qu'il allait découvrir sur Yinav, le Havre des Traducteurs, mais son avenir incertain le tourmentait également. Il pensa à ce qu'il ferait au même moment sur Terre, si rien de ceci n'était arrivé.
L'Aigle Solitaire approcha de Yinav. Deux petites navettes vinrent à sa rencontre, et après quelques paroles de bienvenue, elles escortèrent la nef des Mamuhût vers la planète. Elle ressemblait étrangement à la Terre, mais la couche nuageuse était bien plus épaisse; et la proportion des continents par rapports aux immenses océans était plus faible: en effet, il n'y avait qu'une seule grande terre, située dans la zone tempérée de l'hémisphère nord. Les deux pôles étaient glacés, et le reste était entièrement recouvert par les eaux, parsemées de milliers d'îles plus ou moins étendues. Contrairement à ce qu'imagina Fölls au premier abord, l'Institut en lui-même ne se situait pas sur le continent, mais dans un archipel tropical. Là se trouvaient la ville principale, ainsi que les bibliothèques, laboratoires et universités des Traducteurs. Plus de quatre-vingt-dix-sept pour-cent de la faible population de Yinav était concentrée dans cette ville, ce qui ne représentait que dix millions d'individus. Les autres étaient des nomades ou bien des explorateurs qui sillonnaient les mers et étudiaient la faune et la flore des autres îles. Il y avait dans cette population de nombreux Traducteurs, Techniciens, Scientifiques et autres personnes qui participaient de près ou de loin aux études de l'Institut; mais bien entendu, toutes les professions nécessaires au bon fonctionnement d'une communauté de cette taille étaient également représentées.
Tandis que le vaisseau survolait la ville, Fölls prit conscience de l'incroyable avance technologique des Traducteurs sur le Gouvernement. Les véhicules qui sillonnaient le ciel paraissaient bien plus modernes; mais ce qui choqua Fölls fut la disposition des bâtiments. En plus de grattes ciel tel qu'il en existait sur Terre, la ville était principalement constituée de bâtiment en forme de soucoupes ou de bulles de toutes tailles, qui flottaient en l'air, maintenus par les systèmes antigravités découverts des archives Eldares, de sortes que la ville s'étendait autant en hauteur qu'en circonférence. Au centre de l'agglomération se trouvait le bâtiment de recherche des Traducteurs, qui était également le centre de décisions, de par le double statut des Traducteurs: scientifiques et dirigeants d'un monde. L'édifice était en suspension; il ressemblait à une sorte d'énorme double toupie, aussi pointue au-dessus qu'en dessous: la pointe inférieure flottait à deux mètres au-dessus du sol, puis devenait de plus en plus large. Au milieu, le bâtiment atteignait son plus large diamètre, de cinq cents mètres environ; puis il diminuait de nouveau, et se terminait par la pointe supérieure qui se perdait dans les nuages. Fölls se demanda comment un tel monument pouvait tenir ainsi en l'air.
Le vaisseau atterrit sur une plateforme flottante où un comité d'accueil les attendait. Il y avait là trois personnes en uniformes, des Traducteurs devina Fölls. L'écoutille de l'Aigle Solitaire s'ouvrit lentement, et Fölls ressentit aussitôt un vif air marin lui fouetter le visage. Les Mamuhût le précédèrent et descendirent la petite passerelle de l'astronef; les trois personnages leur souriaient.
— Vous voilà donc enfin! s'exclama le premier, un vieil homme aux longs cheveux blancs, et aux yeux bleu délavés. Nous avons eu grand peur en observant votre retard.
— Bonjour, Monseigneur, répondit Mme Mamuhût. Nous avons été retardés, suite à des événements de la plus haute importance au sujet desquels je suggère de réunir le Conseil afin d'en aviser l'Institut. L'O.I.E. s'agite et sait, à mon avis, beaucoup de choses.
— Le Conseil vous attend! rétorqua l'homme en souriant. Les temps sont certes troublés, et ce que nous cherchons depuis si longtemps est peut-être bientôt à notre portée. Mais que vois-je! ajouta-t-il en apercevant Fölls qui attendait toujours sur la passerelle de la nef, pétrifié. Vous n'êtes pas seuls, apparemment. Ce pourrait-il que ce jeune Sénateur, si j'en juge à son costume, soit le premier passager clandestin qui ne réussît jamais à découvrir notre Havre?
— Que non point, Monseigneur, intervint M. Mamuhût en souriant. Il s'agit là de notre protégé, que nous avons emmené ici à la demande de notre confrère Tinepapal.
Fölls avança timidement et salua d'une courbette maladroite; mais l'homme était redevenu grave à évocation du nom du Traducteur disparu.
— Monseigneur, voici Fölls Nartigan, Sénateur Gouvernemental de Uhu du secteur de la Sixième Porte Eldare. Fölls je te présente Tingoline, Doyen d'Honneur des Traducteurs et Chef Intérimaire du Conseil de l'Institut de Traduction.
Tingoline s'adressa alors à Fölls:
— Soyez le bienvenu, et considérez-vous dès à présent comme invité d'honneur du Havre des Traducteurs. Nous allons tout mettre en œuvre pour retrouver Tinepapal, et vous pourrez si vous le désirez assister à la séance du Conseil.
— Je suis confus, heu... Grand Chef, balbutia Fölls. Je vous remercie pour votre accueil, bien que je craigne de n'être ici que de piètre secours pour vos affaires.
— Bien, les pressa Mme Mamuhût, comme je vous le disais, Monseigneur, des événements historiques vont bientôt se produire, et une course est engagée que nous ne pouvons-nous permettre de perdre.
— En effet, répondit Tingoline. Allons-y. Le Conseil nous attend.
Un nouvel impact secoua la nef, suffisant cette fois-ci pour réveiller Rez définitivement. Il se trouvait toujours dans sa cellule, mais ses douleurs à la tête s'étaient estompées, et son esprit était un peu plus clair que lors de son précèdent réveil. Il s'assit sur sa couchette et s'étira longuement, mais sa tranquillité fut de courte durée car celui qu'il avait reconnu avant de perdre connaissance pénétra de nouveau dans sa cabine.
— Tinepapal! s'écria Rez en se levant d'un bon.
Le vieil homme avait les traits tirés et semblait affolé. Il s'adressa à Rez avant que celui-ci ait pu dire un mot de plus.
— Je vous expliquerais tout le moment venu, M. Sultinon. Sachez simplement que je vous ai sauvé de mains plutôt hostiles. A présent, suivez-moi; je vais avoir besoin de votre aide.
Tinepapal l'entraîna en courant à travers les coursives du vaisseau, régulièrement secoué par des tirs de rayons. Rez ne devinait absolument pas où il se trouvait, ni qui pouvait les canarder ainsi; mais il suivit malgré tout Tinepapal jusqu'au poste de pilotage de la nef. Le Sénateur se jeta sur le siège et invita Rez d'un geste à s'asseoir à ses côtés.
— Nous sommes pris en chasse, annonça Tinepapal.
Un tir particulièrement puissant vint appuyer sa déclaration, et plusieurs sonneries d'alarme retentir dans la cabine.
— Mais qui est donc à notre poursuite? Et où sommes-nous?
Tinepapal maniait habillement les commandes de l'astronef, afin d'Ă©viter les tirs de leurs poursuivants; Rez vit sur l'Ă©cran tactique qu'ils Ă©taient au nombre de trois.
— Nous sommes dans le secteur de la seconde Porte, expliqua Tinepapal. Mes contacts vous ont repéré, sur Terre, alors que vous étiez bien prêt de vous faire arrêter par les Gardiens du Gouvernement. Ils vous ont donc « sauvé », de manière un peu brutale il est vrai, mais c'était la seule solution. Je suis allé vous récupérer au large de la Terre, ce matin, heure standard, puis nous avons rejoint le second secteur pour retrouver des amis, avec qui nous avions rendez-vous. Malheureusement, une équipe de patrouille Renégate nous a repérés, et ce sont eux qu'il s'agit de semer à présent, de préférence avant d'avoir toute la flotte Renégate à nos trousses. Vous êtes devenu quelqu'un de très recherché.
— Mais le second secteur est espace Gouvernemental! protesta Rez.
— C'est ce que je tente de vous expliquer: l'intégralité de la flotte des Renégats a envahi le secteur. J'espère que ceci vous fera prendre conscience de l'extrême importance de ce que vous m'avez fait parvenir. Maintenant, veuillez réserver vos questions pour des temps meilleurs, et m'assister dans le pilotage. Je vais tenter quelque chose.
Rez ne sut que répondre. Ils se dirigeaient vers une grande planète aux couleurs ocres, une géante gazeuse du type de Saturne, remarqua Rez, et les deux larges anneaux qui la ceignaient venaient appuyer la ressemblance. Il saisit les commandes du copilote, et après une rapide prise en main afin d'en comprendre le fonctionnement, il aida Tinepapal à esquiver les tirs de leurs ennemis du mieux qu'il put. Leurs poursuivants étaient des chasseurs monoplaces, le fleuron de la flotte Renégate en matière d'attaque rapprochée. La nef fit une embardée, et le pilotage devenait de plus en plus délicat. Tinepapal ne répondit pas à l'appel des Renégats qui leur sommaient de se rendre. Ils se rapprochaient à grande vitesse de la planète, quand Tinepapal poussa les commandes à fond: le vaisseau plongea en avant, en direction des anneaux de la planète.
��� Que faites-vous donc? hurla Rez pour couvrir les bruits des explosions dues aux surchauffes, des fuites et des alarmes qui retentissaient de toute part dans le poste de pilotage.
— Nous allons essayer de les semer, répondit simplement Tinepapal. Ne vous inquiétez pas, tenez bon.
Rez ne répondit rien. Les anneaux qui entouraient certaines planètes étaient formés de milliard de particules allant de la poussière à l'astéroïde, reste de quelques antiques satellites. Tenter de passer au travers était une folie, même pour une nef équipée de bouclier rétractif, et ce genre de matériel était de toute manière réservé à la flotte Gouvernementale.
Leur nef se rapprochait néanmoins. Rez remarqua que la planète était bien plus grande qu'il ne l'avait cru au premier abord: son diamètre mesurait en réalité plus de sept fois celui de Jupiter; mais ses réflexions cosmologiques furent interrompues. Ils allaient pénétrer la dangereuse ceinture. Il hurla et tenta de dévier la course du vaisseau, attendant à tout moment à être percuté de plein fouet par un bloc de minerai en fusion; mais à sa grande surprise il ne se passa absolument rien. La nef s'introduisit dans le nuage d'astéroïde comme dans du beurre; rien ne les percutait, et les blocs se contenter de glisser autour du vaisseau. Rez regarda Tinepapal, bouche bée, et ce dernier, en sueur, se relaxa un peu et sourit à l'informaticien.
— Comme vous pouvez le constater, ma nef a plus d'un tour dans son sac.
— Que... Comment faites-vous cela? souffla Rez.
— L'organisation pour laquelle je travaille, quand je ne suis pas pris par mes obligations sénatoriales, a eu la gentillesse de mettre à ma disposition ses dernières innovations en matière d'équipement spatial. Le bouclier d'énergie est, je dois dire, des plus pratiques. Voyez-vous, continua Tinepapal en voyant l'air abasourdi de Rez, le principe est simple: imaginez un rayon, comme ceux utilisés par les armes à feu, mais au lieu d'être concentré en un seul point, celui-ci est dilaté et entoure, pour ainsi dire, ma nef; ce qui a pour principal effet de réduire en poussière tout objet qui entre en son contact. Le seul défaut, en fait, c'est qu'il n'arrête pas les rayons eux-mêmes, si vous voyez ce que je veux dire.
Tinepapal arrêta la nef, et les rochers continuaient à disparaître devant eux. Il fit taire les différentes alarmes et le calme qui tomba dans la cabine était en contraste avec l'incroyable chaos extérieur.
— Parfait! s'écria Tinepapal en observant l'écran tactique. Un de nos assaillants s'est fait détruire en tentant de nous poursuivre; quant aux deux autres, ils ont abandonné la course. Ils sont plus sages que leurs collègues: tout le monde sait qu'il est impossible de traverser l'anneau d'une planète, n'est-ce pas?
— En effet, confirma Rez. C'est incroyable, votre système. Qui donc a bien pu mettre ceci au point? Faites-vous parti d'un royaume indépendant, ou bien est-ce une innovation d'une entreprise privée? Techarsep, peut-être?
— Non, non, rien de tout ça, répondit Tinepapal en pianotant sur son tableau de bord pour demander une vérification des nombreux systèmes du vaisseau. Ce serait un peu long à expliquer; mais disons que je travaille pour un institut scientifique indépendant. Maintenant, j'aimerais que vous me racontiez un peu comment vous avez pu entrer en possession de pareilles données. Vous ne pouvez imaginer le prix de votre découverte.
— J'ai cru m'en rendre compte, figurez-vous, répliqua Rez en se remémorant ses deux dernières journées. En fait, commença-t-il, j'adore me promener sur le réseau informatique. De temps en temps, j'utilise mes connaissances afin d'aller chercher des informations de ci, de là , de manière plus ou moins légale, si vous me suivez. Or donc, hier matin, je suis allé faire un tour dans la section scientifique des Renégats - de la pure curiosité, vous comprenez.
— Vous voulez dire, intervint Tinepapal, que vous avez réussi à pirater les Renégats?
— Heu, oui, j'avoue que j'en suis assez fier, bien que je ne puisse nier une très large part de chance. Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé une faille dans leur système; en fait, les dispositifs de sécurité rendaient les informations absolument impossibles à atteindre. Mais une anomalie - quelque chose d'étrange, presque aberrant en informatique, peut-être une nouvelle sorte de virus - m'a permis de pénétrer. Je simplifie, bien entendu, mais c'est là l'idée générale. Mais le site était quand même surprotégé, et une clé incalculable était nécessaire pour avoir accès aux données. Découragé, je me suis déconnecté à contrecœur, car l'anomalie rencontrée m'intriguait au plus haut point; et c'est là que la plus étrange c'est produit: au moment précis où mon ordinateur quittait le réseau, un flot incroyable d'informations a soudain transité vers mon unité de mémoire.
— C'est intéressant, en effet, remarqua Tinepapal. Je n'ai jamais entendu parler d'un tel effet.
— Moi non plus, confirma Rez. Surpris, et curieux, j'ai donc ouvert le fichier. Une faible partie était directement accessible, car non crypté: il s'agissait d'un poème Eldar, en langue originale je crois, mais transcrit en caractères standards, ainsi qu'une sorte d'équation mathématique, qui ressemblait vaguement à une équation de voyage. Toujours poussé par la curiosité, je suis allé chercher des informations à la BDG, puis dans les dossiers de l'armée. J'ai ainsi découvert, dans les archives saisies par le Gouvernement lors de la fermeture de l'Institut de Traduction, qu'un des termes Eldars signifiait « Etoile de l'Ouest ». J'ai continué mes recherches toute la journée, et je finis par découvrir une histoire incroyable: figurez-vous que...
— Je connais l'histoire de l'Etoile de l'Ouest*, le coupa Tinepapal. Je pourrais d'ailleurs vous en apprendre un peu plus à son sujet; mais nous verrons ça ensuite. Ce qui me surprend, c'est la présence de ce nom dans un poème Eldar. C'est certainement ce vers qui a inspiré au Gouvernement de baptiser ainsi l'*Etoile de l'Ouest. Mais excusez-moi, je vous écoute.
— Je n'ai pas pu en apprendre plus, repris Rez. C'est à ce moment-là que Fölls est rentré du Sénat.
— Nous venions de nous séparer, précisa Tinepapal. Très bien, que s'est-il passé alors?
Rez rapporta son entretien avec Fölls.
— Je me rappelle en effet avoir évoqué l'Etoile de l'Ouest en sa compagnie. Il a une sacrée mémoire, ce garçon.
— Fölls est donc parti se coucher, continua Rez. J'ai continué mes recherches, mais je me suis finalement fait repérer par le système de sécurité informatique Gouvernemental, alors que j'avais justement mis la main sur un dossier secret intitulé « Etoile de l'Ouest ».
— Vous m'avez l'air d'être un sacré informaticien, Rez, remarqua Tinepapal. Vous avez réussi en une journée là où mon organisation échoue depuis vingt ans. Je pense que je pourrais vous trouver du travail, ces prochaines années.
— Je me débrouille, fit Rez modestement. Enfin ce qui est étonnant, c'est qu'en plus du message d'avertissement peu avenant que me transmirent les Gardiens du Gouvernement, j'ai aussi reçu un ordre anonyme de mettre immédiatement un terme à mes recherches. Affolé, je vous ai envoyé tout ce que j'avais découvert, afin de ne rien garder sur moi; puis j'ai tout effacé de la mémoire de mon propre poste. J'ai eu très peur, en vérité, cette nuit-là ; j'aurais pu me rendre aux Gardiens, mais quelque chose me disait de fuir. Le second groupe m'effrayait, et de plus il me semblait que j'avais découvert quelque chose de vraiment très important. J'avoue que l'idée d'ennuyer un peu le Gouvernement n'est pas pour me déplaire; malheureusement, je me rends compte à présent que je n'avais pas vraiment envisagé les conséquences de mes actes. Toujours est-il que je décidai de fuir l'appartement.
— Et Fölls? demanda Tinepapal. Vous l'avez laissé là , comme ça?
— J'y viens, continua Rez. Car je n'ai pas eu le temps de partir: les Gardiens arrivaient. Sous le coup de la panique, et bien, je me cachai dans un placard.
Tinepapal laissa échapper un petit rire en imaginant la scène.
— En tout cas, vous avez un sacré cran, Rez!
— Il est vrai que sur le coup, je n'ai pas trop réfléchi. Les Gouvernementaux envahirent donc l'appartement; il y avait deux groupes d'intervention spéciale, soit dix soldats armés. Ils commencèrent à fouiller la pièce et à pirater mon ordinateur, et j'allais être découvert, ainsi que Fölls, quand un bruit d'explosion retentit au bas de l'immeuble. Les Gardiens se précipitèrent vers la fenêtre, et je profitais de ce moment d'inattention pour m'enfuir vers la sortie. Ils se lancèrent immédiatement à ma poursuite, mais là , un élément plutôt gênant habituellement joua en ma faveur: notre immeuble ne comporte qu'un seul ascenseur. J'ai donc réussi à échapper par cette voie. Mais, arrivé dans la rue, une nouvelle surprise: deux blindés, d'un type inconnu, bombardaient allègrement les véhicules Gouvernementaux! Je tentais de fuir dans la rue, mais les nouveaux venus abandonnèrent leurs travaux de destruction en m'apercevant, et me prirent en chasse, eux-mêmes bientôt talonné par le seul blindé des Gardiens qui fonctionnait encore. Je continuai dérisoirement de courir, mais au moment où j'allais me faire attraper, un rayon paralysant à forte puissance m'a frappé; et je me suis réveillé dans votre nef, où vous m'apprenez que ma curiosité vient de provoquer un gigantesque conflit interplanétaire.
Tinepapal resta silencieux quelques instants.
— Je ne pense pas que vous êtes le seul responsable, M. Sultinon, fit-il finalement. La force et la rapidité de l'attaque montrent que les Renégats la préparaient depuis longtemps. Vous n'avez fait qu'accélérer le processus, peut-être. En attendant, nous sommes coincés ici, le brouillage dû à l'anneau empêche toute communication, et j'imagine que les parages de la planète vont malgré tout être surveillés. Je vais donc essayer de vous résumer la situation, alors écoutez bien. En fait, l'origine du conflit remonte à quelque cent soixante ans...
*
Le Sénateur Flapön marchait avec un grand sourire dans les couloirs de Sénat. La consécration de sa carrière approchait. Enfin, il avait gagné le Sénat à sa cause. Les différents événements qui eurent lieu depuis deux jours avaient bien entendu joués en sa faveur - l'attaque Renégate, l'ignoble trahison des deux Sénateurs, ainsi que la mystérieuse attaque sur la place du Sénat la veille; mais à présent quasiment tout le monde était enfin d'accord avec lui: la guerre était l'unique solution. Il fallait faire disparaître une fois pour toutes la misérable organisation Renégate, et reprendre le contrôle absolu sur les Trente-sept Portes de la galaxie. Et rappeler l'Institut. Sur ce dernier point, les avis étaient plus partagés, mais il finirait bien par convaincre le Président, n'en déplaise à D'Isdetrutver.
Il se rendit ainsi à la spatiogare du Sénat, où l'attendait un véhicule Gouvernemental accompagné d'une solide escorte de la Sécurité. Il allait participer au Concile Gouvernemental pour la première fois car le Président du Sénat étant souffrant, il avait tout naturellement été désigné pour représenter l'assemblée. Il monta à bord du véhicule qui s'éleva aussitôt dans les airs, et se dirigea vers le Palais.
Le Palais ne se distinguait en rien des autres bâtiments de la ville, ne serait-ce par sa taille, et cette appellation pompeuse ne semblait pas vraiment méritée. Le véhicule et son escorte pénétrèrent dans les parkings présidentiels, et Flapön fut conduit à la salle du Concile, où un huissier l'annonça. Flapön remarqua que l'intérieur du Palais était plus luxueux que sa façade: le sol était recouvert d'une moquette moelleuse bleue marine, et les murs recouverts de lourdes tentures dans les mêmes tons. Le plafond était d'un rouge profond, et un lustre impressionnant y était suspendu, dispensant dans la salle une lumière tamisée chaleureuse. Il s'assit à sa place, autour de la table semi-circulaire et observa discrètement les autres participants au Concile. A gauche se trouvait Trag'heur, le Chef des Gardiens du Gouvernement, un homme petit et maigre, ce qui contrastait curieusement avec sa fonction. Le Sénateur était le deuxième à partir de l'extrême gauche du demi-cercle; à sa droite, il reconnut la dirigeante de la Sécurité Terrienne. Venait ensuite Pias Charer, l'Amiral de la Flotte Gouvernementale, puis une autre femme, au visage pâle et décharné, qu'il ne connaissait pas. La dernière place était occupée par l'Ingénieur Gorno, qui représentait Techarsep, l'entreprise multi-planétaire qui avait sous sa domination, à travers ses nombreuses filiales, tout ce qui existait en matière de technologie et d'innovations informatique.
Tout ce monde était revêtu de son uniforme réglementaire respectif, et chacun attendait nerveusement l'arrivée du Président, qui devrait s'installer sur le siège qui leur faisait face à tous.
— Messieurs, mesdames, le Président du Gouvernement, annonça l'huissier.
La coutume interdisait de prononcer son nom à voix haute: il était simplement le Président, à partir de son investiture grâce au plébiscite, et ce jusqu'à sa mort. Tout le monde se leva pour l'accueillir.
Le Président s'assit à sa place, et d'un geste il invita l'assemblée à faire de même.
— Vous connaissez la situation, inutile de s'y attarder donc, commença le Président. Si j'ai réuni le Concile aujourd'hui, c'est pour vous faire part d'un nouvel événement dans l'affaire.
Le Président désigna la femme que Flapön n'avait pas reconnue.
— Mme Kageïa, vous avez la parole.
Flapön apprit ainsi qu'il se trouvait en présence de la Responsable des Services de Renseignement. Rares étaient ceux qui avaient aperçu son visage, et la plupart des gens ignoraient son existence.
— Merci, Excellence. Voici, nous avons retrouvé la trace de Rez Sultinon.
Le silence tomba à cette annonce dans l'ambiance feutrée de la salle du Concile. Enfin, le pirate informatique était repéré.
— Il a quitté la Terre avec la complicité des Sénateurs Tinepapal et Nartigan. Permettez-moi à ce propos d'émettre un doute quant à la fiabilité de certaines institutions. Cela fait deux Sénateurs à la solde des Renégats.
Le Sénateur Flapön ne savait plus où se mettre.
— Je vous en prie, Kageïa, intervint le Président. Rien ne nous prouve que ces traîtres appartiennent à l'organisation Renégate.
— Un pirate informatique expérimenté, qui réussit à attaquer nos banques de données à la recherche d'information sur l'Etoile de l'Ouest et à disparaître avec ses complices, pour moi cela ne fait pas l'ombre d'un doute, rétorqua Kageïa. Mais ceci, justement, devrait vous convaincre. Mes services sont formels: les terroristes se sont réfugiés dans le second secteur.
Plusieurs personnes sollicitèrent alors la parole au Président. Flapön pour sa part préféra se faire un peu oublier.
— Très bien, je vous remercie. Tout ceci conforte mes opinions. M. Gorno, avez-vous ce que je vous ai demandé? s'enquit le Président après avoir imposé le silence.
— Certes, répondit l'ambassadeur de Techarsep. Il ne tient plus qu'à vous, bien entendu, de nous régler comme convenu, ajouta-t-il avec un sourire.
Flapön vit aux expressions étonnées des autres dirigeants qu'il n'était pas le seul à ne pas comprendre de quoi il s'agissait. Le Président n'avait jamais avisé le Concile d'un nouveau contrat avec l'entreprise.
— Ce sera fait en temps voulu, Commercial, répondit lentement le Président.
— Bien, bien. Alors tout va bien. Vous aurez tout dans trois jours. Vingt nefs de coordinations, cinquante frégates, deux mille véhicules de combat rapproché, cinquante mille chasseurs, ce qui nous fait donc cinquante-deux mille soixante-dix unités, toutes équipées d'ordinateurs de voyage, de rayons, et des dernières trouvailles de l'entreprise en matière d'armement, de protections, de systèmes de détection et de propulsion. Garantis cent ans.
Flapön ne pouvait en croire ses oreilles. Une telle commande ne pourrait jamais être réglée par les fonds du Gouvernement, ni même par des investisseurs indépendants. Les participants au Concile s'indignaient et protestaient, car personne apparemment n'était au courant de l'initiative du Président. Ce que venait d'énumérer Gorno formerait la plus grande flotte qui n'ait jamais été menée au combat dans la galaxie: il y avait là de quoi réduire à néant l'intégralité de la puissance Renégate.
Le Président se leva et réclama de nouveau le silence, qu'il obtint avec difficulté.
— Messieurs, mesdames, vous connaissez à présent la raison de ce Concile. J'ai décidé d'envahir le second secteur dans une semaine exactement, afin de récupérer ce qui nous appartient: les informations dérobées par M. Sultinon prouvent que certains s'intéressent au devenir de nos nefs disparues, et ceci m'inquiète. Après quoi, à l'aide de cette flotte invincible, nous récupérerons une à une toutes les Portes que nous avons perdues. Le moment est enfin venu pour nous de recouvrer notre espace vital. Amiral, vos hommes auront quatre jours pour se familiariser avec le matériel. Des questions?
Le silence était retombé dans la pièce. Flapön demanda timidement la parole.
— Excellence, le Sénat, que je représente exceptionnellement aujourd'hui, a également certaines responsabilités budgétaires, et...
— Ne vous inquiétez pas pour le paiement, Sénateur, le coupa le Président. Le problème a été réglé par des instances plus compétentes.
Le représentant de la firme sourit largement à l'idée de ce qu'allait annoncer le Président.
— Les entreprises Techarsep recevront pour leurs services le contrôle total de la Huitième Porte Eldare, ainsi que la domination du huitième secteur, pour en faire ce que bon leur semble.
*
Le Chef de l'Organisation Indépendante des Exilés observait la Seconde Porte qu'il venait de conquérir avec un plaisir non dissimulé. Son éclat provoquait un étrange effet en se réfléchissant sur le double anneau de la planète Rubim II. La première d'une longue série*. La flotte était prête. Enfin le triomphe approchait. Les Usurpateurs allaient être définitivement balayés. Ceux qui prétendaient dominer la galaxie. Ceux qui se pensaient gardiens des Portes et du savoir Eldar. Ceux enfin, ultime affront, qui les qualifiaient de Renégats. L'Assemblée avait été réunie dans la matinée, car des rumeurs couraient selon lesquelles les Traducteurs refaisaient leur apparition, et étaient entrés en contact avec Sultinon, le voleur de données. Les deux pilotes qui étaient rentrés vivant de la poursuite avaient été fusillés sur-le-champ. « Détruits, en tentant de traverser l'anneau de Rubim II » avaient-ils rapporté; mais le Chef de l'O.I.E. savait qu'un Traducteur n'était pas éliminé aussi facilement; les avoir laissés filer ainsi serait peut-être leur perte, et il les voulait vivant. Il soupçonnait depuis longtemps l'existence d'un reste de l'Institut, caché quelque part dans la galaxie, sans en avoir la preuve; mais cette fois ci cela paraissait évident: un Traducteur leur avait arraché Sultinon de justesse, puis l'avait emmené dans le second secteur. Le Service d'Espionnage des Exilés était heureusement très efficace: le Chef de l'O.I.E. avait donc accéléré son programme d'attaque pour envahir directement le secteur. *Tant pis*, pensa le Chef. *Ce qui compte, c'est l'Institut*. Il leur manquait quelque chose, une clé, qui leur permettraient enfin de percer le mystère de l'*Etoile de l'Ouest.* Les scientifiques Exilés savaient que la nef n'avait pas été détruite, mais projetée quelque part; restait, bien sûr, à savoir où. Cette clé, l'Institut des Traducteurs la possédaient, or si le résultat des recherches des Exilés venait à tomber entre leurs mains... A eux l'*Etoile,* et avec, le mystère du fonctionnement des Portes. Le pouvoir en somme. Le Pouvoir. *La guerre est proche, pensa le Chef de l'O.I.E.
*
— Voilà donc où nous en somme, acheva Tinepapal.
Rez avait écouté le récit de vieux Traducteur avec attention, non sans quelques exclamations de surprise quand il lui apprit l'existence d'un Institut caché et du Havre des Traducteurs.
— C'est tout bonnement incroyable, votre histoire.
Il réfléchit quelques instants, incapable d'assimiler le flot d'informations nouvelles.
— Où est Fölls en ce moment, à votre avis? demanda-t-il à Tinepapal.
— Comme je vous le disais, nous avions rendez-vous ici avec les Mamuhût, des amis de l'Institut, à qui j'ai demandé de récupérer Fölls. Le fait qu'il soit votre ami et colocataire, et que de plus il me connaisse, pouvait inciter le Gouvernement ou les Renégats à penser qu'il est un complice. Ils doivent donc être ici, à notre recherche, ou bien déjà aux mains des Renégats; à moins, ce que j'espère, que les Mamuhût, en apprenant l'attaque Renégate, aient préféré rejoindre directement le Havre. Ils pourront ainsi mettre en place une opération de sauvetage.
— Et si personne ne vient à notre secours? demanda Rez, inquiet. Il faudra bien que nous sortions d'ici un jour ou l'autre.
— Nous avons ici de quoi tenir environ deux semaines en termes de vivres et d'oxygène, répondit Tinepapal. Je propose donc d'attendre ici dix jours, ou un peu plus, puis nous tenterons une sortie. Je pense que d'ici là , les Renégats auront relâché leur surveillance. Puis nous essaierons d'atteindre la Porte pour rejoindre l'Institut.
— Cela me parait risqué, nota Rez, surtout que la Porte est sous la coupe des Renégats. Comment comptez-vous passer?
— Et bien, nous modifierons nos identités, ainsi que l'identification de la nef. Le coup classique, en somme.
— mouais... Nous avons donc une semaine pour nous morfondre ici, après quoi nous nous jetterons dans la gueule du loup, résuma l'informaticien.
— Allons, ne soyez pas pessimiste, M. Sultinon. D'ailleurs, nous avons une occupation, en attendant, et de taille: j'ai ici du matériel informatique, et d'assez bonne qualité, je dois dire.
Le visage de Rez s'Ă©claira soudain Ă cette annonce.
— Je vous propose donc, continua Tinepapal, de jeter un coup d'œil sur ces fameuses données, et d'essayer un peu de décrypter tout ça...
— Avec plaisir, annonça Rez. Faites voir un peu ce matériel?
Fölls se réveilla enfin, après une nuit de sommeil réparateur. L'horloge à billes indiquait 06,82, ce qui ne l'avança guère, car le système employé pour mesurer le temps sur cette petite planète ne ressemblait en rien à celui employé sur la plupart des mondes du Gouvernement. Ici, la journée durait quatorze heures au lieu de vingt-quatre; Fölls calcula donc que 06,82 correspondait à midi moins vingt, sur Terre. Ce qui ne signifiait absolument pas, bien entendu, qu'il fut effectivement cette heure-là sur Terre au même moment. S'étant couché à 11,66, temps local, il avait donc dormi durant 9,15 unités temporelles locales, c'est à dire neuf heures et neuf minutes terrestres, vu qu'en plus le système du Havre utilisait un système décimal et non sexagésimal. Il était arrivé, disons, cinq heures terrestres auparavant, plus les quatre heures du voyage, or ils avaient quitté la Terre à vingt heures. Là -bas, Il était donc... Fölls ferma les yeux afin de se concentrer... Trente-huit heures neuf. Non, c'est absurde...* Fölls retrancha vingt-quatre. Quatorze heures trente-huit. Non, quatorze heures neuf. *Voilà , j'y suis. Ce qui faisait 38,15 dans le système local, ou plutôt 10,15, en toute rigueur.
— Bien dormi?
M. Mamuhût, vêtu de son uniforme de Technicien, tira Fölls de ses réflexions en rentrant dans sa chambre. Il commanda aux fenêtres de s'ouvrir en grand, et l'air frais et le chant des oiseaux éclaircirent un peu les idées du jeune Sénateur.
— Tiens, votre pendule n'est pas à l'heure, remarqua M. Mamuhût.
Fölls se prit la tête à deux mains en poussant un gémissement de désespoir.
— Qu'est-ce qu'il vous arrive? s'enquit son ami en s'asseyant au pied de son lit.
— Non, rien. J'essayais de calculer quelle heure il est exactement en ce moment, sur la Terre.
— Heure terrestre, annonça M. Mamuhût à haute voix.
— Quinze heures vingt-deux, répondit une voix artificielle, connectée à l'ordinateur central de l'Institut.
— Bon, debout à présent. C'est une rude journée qui s'annonce.
Ce sur quoi M. Mamuhût repartit aussi vite qu'il était arrivé.
Fölls se vêtit rapidement, mangea un morceau et appela une plateforme volante afin de rejoindre le bâtiment des Traducteurs. L'appartement qu'on lui avait attribué était une des bulles qui flottaient un peu partout dans la ville; il ressemblait à un petit champignon renversé car l'hémisphère inférieur était plus large que la coupole supérieure, et le décalage formait une petite terrasse circulaire. La porte comme les fenêtres étaient rondes, comme sur la plupart des habitations du Havre, et cela donnait à l'ensemble une impression de sérénité et d'harmonie. Fölls regrettait le contexte qui ne lui permettait pas de jouir pleinement des beautés de la cité: il savait que les littoraux étaient magnifiques, et de plus la ville possédait des musées où étaient conservés des chefs d'œuvre, Eldars ou Humains, bien que ces derniers n'égalèrent jamais l'habilité des Eldars dans le domaine artistique. L'art pictural Eldar avait la particularité de s'adapter au mental des gens, de sorte que nul ne voyait ni ne ressentait la même chose au contact des peintures tridimensionnelle retrouvées dans les antiques cryptes de la civilisation disparue.
Le petit véhicule s'approcha enfin du balcon de Fölls. Il lui demanda de se rendre au bâtiment de recherche des Traducteurs, car le Conseil commencé la veille devait continuer aujourd'hui, tant les nouveaux problèmes avaient surgi au fur et à mesure de la discussion. En plus de la guerre qui approchait, la disparition de Tinepapal et de Rez préoccupait bien entendu le Conseil au plus haut point, car si les données retombaient entre les mains des Renégats, les Traducteurs ne perceraient probablement jamais le mystère des Portes. Ils avaient entendu Lon'on qui avait exposé sa théorie quant au glissement de l'Etoile de l'Ouest vers ce qu'il appelait une « faille spatiale multidimensionnelle »; mais à la demande du Doyen, ce terme fumeux et imprécis fut oublié, au profit de « faille » tout court, bien que personne ne fut plus avancé. En effet, aucune réalité tangible n'existait derrière ce mot, et c'est pourquoi la théorie de la projection de la nef vers une Porte inconnue fut plutôt retenue par le Conseil. La vérité, les données de Rez l'apprendraient aux Traducteurs. La séance d'aujourd'hui devait répondre à deux questions: fallait-il monter une opération vers le second secteur afin d'apprendre le sort de Tinepapal? et fallait-il intervenir si une bataille éclatait entre le Gouvernement et l'O.I.E.? - Fölls avait mis quelque temps avant de comprendre que derrière ce sigle se cachait en fait l'organisation Renégate. Les questions de stratégie militaire et politique l'intéressaient peu, car qui s'inquiétait surtout pour ses amis disparus. M. Mamuhût avait réussi à lui faire accorder une audience devant le Conseil d'aujourd'hui, en tant que « représentant des intérêts du peuple Gouvernemental ». En effet, Fölls avait compris progressivement que le Gouvernement était considéré comme un ennemi par l'Institut.
La petite plateforme s'immobilisa sur un ponton du bâtiment, et Fölls se dirigea vers la salle du Conseil, non sans devoir maint fois demander son chemin. La population du Havre, avertit de sa présence, était très aimable avec lui, et il atteint finalement la salle, légèrement en retard. Il s'agissait d'un amphithéâtre circulaire, et en bas se trouvait le siège du Doyen ainsi que l'amplificateur pour celui qui s'adressait à l'oratoire. Il s'assit discrètement à sa place.
— Nul n'en sait donc plus, disait le Doyen à ses condisciples. Aucun de nos espions n'est pour l'instant revenu du second secteur, et j'ai bien peur que la mission Infiltration soit un échec complet. C'est pourquoi je suggère l'organisation d'une opération de sauvetage. Mme Mamuhût, à qui j'ai confié la direction de l'opération, va vous en exposer les détails.
La Traductrice quitta son siège et descendit un des quatre escaliers pour rejoindre le doyen au centre de la salle, loin en contrebas.
— Bonjour, messieurs. Il s'agit donc d'une opération relativement classique: une navette, équipée et armée, rejoindra le second secteur sous une fausse identité. Il faudra donc ensuite tenter de retrouver la trace du Traducteur Tinepapal, ce qui risque bien entendu d'être extrêmement difficile. De plus, nous pensons que Simpë...
Le discours de Mme Mamuhût fut interrompu par un signal sonore, qui indiquait une communication urgente. Le Doyen demanda le contact, et tandis que les lumières se tamisaient, la représentation en trois dimensions d'un homme à l'air épuisé apparut sur son bureau. Il avait des cernes sous les yeux, et les cheveux en bataille; et du sang séché maculait son front et sa lèvre supérieure. Une grande clameur s'éleva de l'auditoire quand ils reconnurent le visage.
— Traducteur Gârn, section Observation, mission Infiltration, au rapport, annonça l'homme épuisé. La mission Infiltration est... arrivée à son terme. Je suis actuellement à bord de ma nef, je viens d'arriver dans le secteur.
Les participants au Conseil s'agitèrent de nouveau. C'était le premier espion qui rentrait enfin du second secteur depuis l'invasion Renégate.
— Nous nous sommes fait arrêter alors que touchions enfin au but, raconta Gârn. L'O.I.E. connaît l'existence du Havre. Nous avons été mis à la torture, ce qui a coûté la vie au Technicien Licipro, mais personne n'a révélé les coordonnées du secteur caché. J'ai réussi à m'échapper alors que nous étions transférés vers le vingt-huitième secteur, le centre de l'O.I.E.
L'homme laissa Ă©chapper un sanglot nerveux.
— Les huit autres ont été exécutés en guise de représailles.
Le Traducteur pleurait franchement à présent. Un silence de mort pesait sur amphithéâtre. Neuf hommes. C'était la pire perte du Havre depuis le massacre d'Eldakôr, bien que sans commune mesure: des milliers d'individus tombèrent ce jour-là .
— Calmez-vous, Traducteur Gârn, demanda doucement le Doyen. Vous n'êtes pas responsable de la mort de ces hommes, et vous le savez. Vous auriez été tué de toute façon, et le fait que vous ayez réussi à vous enfuir est tout à votre honneur.
Gârn respira profondément, puis s'adressa de nouveau au Conseil.
— J'ai des nouvelles, ajouta-t-il en contrôlant sa douleur. Le Sénateur Tinepapal est officiellement mort, sa nef détruite en tentant de traverser l'anneau de la planète Rubim II, second secteur.
Les cheveux de Fölls se dressèrent sur sa tête; or l'épouvantable nouvelle ne sembla pas inquiéter le Doyen outre mesure.
— Bien, bien. Il a donc utilisé la technique de sauvetage à l'aide du bouclier d'énergie. Nul doute qu'il s'y trouve encore à l'heure où nous parlons. L'information que vous nous apportez est vitale pour l'organisation toute entière, Sénateur Gârn. Vous serez récompensé comme vous le méritez, et reçu parmi nous avec honneur, je le répète.
— J'ai rempli ma mission, répondit l'intéressé. A moi maintenant de juger du prix de ma responsabilité. Autodestruction, annonça-t-il. Code: Lipëro Fuego, Eldalië aben... Multo.
Son visage fut remplacé par un nuage de parasites.
Le visage du Doyen se tordit de douleur. Il venait de perdre un ami. Chacun garda le silence pendant plusieurs minutes, en guise d'hommage aux hommes perdus.
— Mme Mamuhût, je vous charge donc de récupérer Tinepapal, annonça le Doyen d'une voix tremblotante. Cette situation n'a que trop duré, et il est temps que cette galaxie reprenne visage humain, quel qu'en soit le prix. La flotte des Traducteurs quittera bientôt ses cales, et n'y retournera pas tant qu'Usurpateurs et Renégats existeront encore. Il est enfin temps pour les Traducteurs de s'annoncer au monde.
*
Retzo repo trabeĂĽlp
Tragu por lmoi
Elendil EldakĂ´r
Dirptre estal.
78-87-tradgez-456-424-14
Poiue-78-96-altĂ´patr-98-98-78230-789-654547.
— Voilà donc cette extraordinaire équation, souffla Tinepapal en observant l'écran. C'est étrange, en effet. Les coordonnées me semblent correctes, mais... Elle a une forme vraiment originale.
— Vous y comprenez quelque chose? demanda Rez. Pouvez-vous traduire ce poème?
— Pas instantanément. La traduction de la langue Eldare demande des jours de travail. Je me demande vraiment comment les Renégats ont pu accéder à ce document, se demanda le Traducteur. Ils en savent beaucoup plus que ne le pense l'Institut.
— Tiens, remarqua Rez. Je ne me souviens pas...
Ses doigts parcoururent le clavier sans qu'il finisse sa phrase.
— Regardez ça.
Poiue-78-96-tîl-9456.
— De quoi s'agit-il? demanda Tinepapal.
— C'est l'équation telle que je l'ai trouvé au début. Quelqu'un a modifié les données.
— C'est impossible, voyons! s'exclama Tinepapal. Pouvez-vous afficher celle que nous venons de voir?
Rez s'exécuta.
Poiue-78-96-altĂ´patr-98-98-78230-789-654547.
— En effet... L'équation a... mutée, on dirait. C'est extraordinaire...
— Qu'en pensez-vous? demanda Rez. Est-ce que les équations de voyages ont pour habitude de se modifier elles-mêmes?
— Bien sûr que non! répondit Tinepapal. Je n'ai jamais vu quelque chose de semblable. Cette équation semble... vivante, en quelque sorte. Regardez!
Un message d'erreur s'afficha sur l'Ă©cran.
Application impossible.
Le szrveur n'existe pas.
La donnée délibère.
Veuillez retourner sur votre mémoire.
— ça ne veut absolument rien dire, précisa Rez. J'ai l'impression que votre ordinateur est un peu fatigué.
Poiue-78-96-altĂ´patr-98-98-78230-789-654547 tuĂĽnte 87/87-9-12-45-756-78
L'Ă©quation se modifia sous leurs yeux.
— C'est vraiment inquiétant... Vous êtes sûr de votre matériel?
— Absolument, répondit le Traducteur. C'est ce qui se fait de mieux à l'Institut. C'est plutôt cette équation qui me semble avoir d'étranges propriétés. Elle n'est pas fixe. Elle évolue...
Poiue-78-96-Stoamr-rtre-78-98-78230-789-654547 tuĂĽnte 87/87-9-12-45-756-78-Tioieyr 78-876541-487
Tinepapal demeurait plongé dans ses pensées, pendant que Rez essayait de décrypter le reste des données, quand la nef fut violemment secouée, comme si quelque chose l'avait heurtée.
— Perte de puissance, annonça l'ordinateur central du vaisseau. 20% disponible.
— Mais c'est impossible! cria Tinepapal en bondissant vers le poste de pilotage, talonné par Rez. Le bouclier ne va pas tenir longtemps, expliqua le Traducteur en se jetant dans le siège du pilote. Nous devons absolument quitter l'anneau de la planète. Je me demande vraiment ce qui a pu provoquer une telle perte.
Le bouclier d'énergie du vaisseau, affaibli en plusieurs endroits, ne les protégeait plus efficacement, et les blocs de roche venaient s'écraser sur le mince film énergétique qui subsistait.
— 10% de la puissance disponible, fit la voix atone de l'ordinateur. Moteur auxiliaire endommagé. Système de guidage endommagé. Communication endommagée...
— Silence! hurla Tinepapal. Nous y sommes presque.
Un astéroïde allait intercepter leur trajectoire. Tinepapal esquiva de justesse, et ils quittèrent enfin la zone encombrée.
— Direction la Porte, à présent.
Tinepapal mis le cap vers le disque d'argent, mais un impact de rayon confirma ses craintes: ils étaient de nouveau repérés.
— Rez, à vous de jouer, annonça Tinepapal en poussant une touche.
Les commandes de copilotes disparurent à l'intérieur du tableau de bord pour être remplacées par un écran tactique et une nouvelle manette.
— Bouton bleu pour ajuster, bouton rouge pour tirer, expliqua Tinepapal.
Rez se saisit de la manette et rechercha les vaisseaux ennemis. Il vit cinq chasseurs Renégats à portée de tirs, mais des renforts arrivaient. Par chance, la plupart des patrouilles de surveillance Renégate étaient situées à l'opposé de Rubim II; ils disposaient donc de quelques minutes supplémentaires pour s'échapper.
Rez lâcha une salve de rayons, sans faire mouche. Deux des chasseurs Renégats se trouvaient derrière eux, et un troisième arrivait d'au-dessus; c'est celui-ci que visa Rez pour son deuxième tir. Il l'atteint de plein fouet. Le vaisseau disparut dans une gerbe de feu, de métal chauffé à blanc et de chair grillée. Plus que quatre.
— Calcule de l'équation, demanda Tinepapal tout en se concentrant sur son pilotage. Direction Yinav, secteur caché.
L'ordinateur central, affaibli par l'inexplicable perte de puissance, et sollicité de toute part, concentra ses efforts pour le calcul du voyage, aux dépends de l'efficacité du pilotage. La nef partit en vrille sans que Tinepapal puisse reprendre le contrôle, et ils s'approchaient de la porte à une vitesse vertigineuse. Rez essaya sans succès de détruire les quatre poursuivants, bientôt rejoints par une patrouille de cinq nouveaux véhicules. L'ordinateur surchauffé finit par imploser. Tous les écrans s'éteignirent, les commandes ne répondaient plus, et la nef plongeait vers l'immense Porte, qu'elle finit par atteindre.
— Sauvé! cria Rez.
— Erreur, rectifia Tinepapal. Le voyage ne marche pas sans l'ordinateur.
Le vaisseau traversa la Porte, et les deux occupants virent alors le comité qui les attendaient, dissimulé derrière.
La gigantesque flotte de l'O.I.E. Ă©tait au grand complet.
La semaine avait été dure, mais ils étaient enfin prêts. Après l'annonce du Doyen d'Honneur des Traducteurs, le Havre tout entier était entré dans une animation fébrile, et la ville s'activait comme une fourmilière: les questions de l'équipement et de l'appareillage de la flotte, bien sûr, mais aussi les problèmes de logistique et de carburant devaient être réglés pour pouvoir entamer la bataille. Les Traducteurs comptaient envahir le second secteur dès le retour de la petite navette de sauvetage, ou bien une semaine après son départ si elle ne réapparaissait pas. L'équipe qui devait retrouver Tinepapal serait dirigée par Mme Mamuhût, assistée de son mari, comme toujours, et ils seraient accompagnés d'une équipe de Techniciens, de Traducteurs et de Soldats de l'Institut. Un spécialiste de l'informatique embarquerait également, au cas où le temps manquerait: ils pourraient être obligés de commencer l'analyse des données le plus vite possible. En effet, si Rez avait «volé» les données aux Renégats, ces derniers n'en étaient pas dépourvus pour autant, l'informaticien n'en ayant fait qu'une copie. Or chaque seconde pourrait se révéler cruciale: la découverte de la clé qui expliquerait la disparition de l'Etoile de l'Ouest pourrait très bien octroyer à son possesseur un pouvoir absolu sur les Portes - comme elle pouvait ne rien apporter du tout. Mais les Traducteurs, après les recherches de Lon'on, espéraient bien découvrir quelque information qui révolutionnerait les sciences Eldares.
Le quatorzième membre de l'expédition serait Fölls. Il avait réussi à persuader le Conseil grâce l'argument « de toute façon, ailleurs je ne servirais à rien ». Le Doyen s'était gardé de répondre « Mais dans cette expédition non plus, vous ne servirez à rien », car la détresse du jeune Sénateur le touchait, et de plus, Fölls serait à sa place, à la recherche de ses amis.
Quant à la flotte en elle-même, Fölls ne réussit pas à en apprendre grand-chose. Un élément était certain: elle était gigantesque, et suréquipée; mais c'était la moindre des choses, pour ceux qui prétendaient à conquérir la galaxie. De plus, il avait entendu qu'à la place de nefs de coordinations, comme dans les flottes classiques, la gestion de la bataille serait confiée à un seul grand vaisseau. Fölls ne l'avait jamais vu, mais à son évocation les Traducteurs souriaient avec confiance. «Une bien belle nef, j'imagine, avait dit Fölls, un peu irrité qu'on lui fasse des cachotteries. J'aimerais bien la visiter, pour sûr». «Vous en aurez probablement l'occasion sous peu», lui avait répondu M. Mamuhût avec un petit sourire mystérieux. Fölls ne voyait là qu'un moyen de calmer sa curiosité, car il n'imaginait guère qu'on lui permit de monter à bord pendant la bataille.
La navette de sauvetage quitterait le havre à 07,11, le jour même. Fölls renonça à poursuivre ses calculs concernant le décalage horaire, car de nouveaux éléments le perturbaient: une journée, au Havre, durait deux jours. Les Traducteurs se levaient au lever du petit soleil de Yinav; à 14,99, ils déjeunaient au crépuscule, et passaient leurs « après-midi » de nuit, à la lueur des deux satellites de la planète. La fin de soirée se déroulait alors au petit matin suivant, puis ils se couchaient à la tombée de la nuit, et ainsi de suite. Ce mode de vie avait extrêmement perturbé Fölls le premier jour, mais à présent il s'y était accoutumé.
Les équipes de la section Observation rentraient d'un peu partout, depuis quelques jours. Les nouvelles étaient assez mauvaises en général: les espions infiltrés en milieu Renégats étaient démasqués un par un, et seuls les plus chanceux réussissaient à rejoindre le Havre. Beaucoup se sacrifièrent afin de conserver secrètes les coordonnées de la planète Yinav. Les agents chargés des secteurs Gouvernementaux ramenaient principalement des rumeurs de guerre, ce qui n'étonna pas le Conseil. Il ne faisait nul doute que le Président désirait récupérer le second secteur, ainsi que le fichier « Etoile », cependant leur flotte était au plus mal, les Constructeurs de Navires inactifs depuis un siècle, et contrairement à ce qui était observé chez les Renégats nul flux de capitaux important ne fut relevé. Le Doyen ne voyait donc vraiment pas comment le Gouvernement pourrait s'équiper pour la guerre, et Fölls savait en tant que Sénateur que malgré les demandes de Flapön, les fonds destinés à l'armement n'avaient pas été augmentés récemment. Enfin, le Conseil reçut des nouvelles des multiples communautés indépendantes et dans les secteurs du Gouvernement et de l'O.I.E. éloignés du centre: le peuple se soulevait. Lassées des jougs successifs des deux puissances, diverses factions populaires entreprenaient des actions locales: elles occupaient des ambassades, ou bien attaquaient les grandes entreprises multi planétaires, armés de matériel agricole. Ces actes symboliques montraient la volonté de changement de la part des habitants de la galaxie, et de plus apportait une certaine légitimité à l'action des Traducteurs qui arriveraient en libérateurs.
C'était donc un jeune homme préoccupé qui se dirigeait à présent vers les hangars de la ville des Traducteurs pour recevoir les dernières instructions du Doyen. Comme toujours, il ressassait dans sa tête tous les événements nouveaux, et sous le flot d'information il n'arrivait pas à mener une réflexion rigoureuse. Il se contentait de se laisser porter par le mouvement, et se préparait à participer aux événements qui allaient bouleverser sa vie, et celle de tous les habitants des trente-huit secteurs, sans parvenir à s'impliquer réellement. Il était plutôt comme dans un rêve, spectateur de sa propre histoire, et il ne comprenait pas exactement le sens de tout ceci ni le but final des divers antagonistes du conflit. Il arriva ainsi jusqu'à la salle qu'on lui avait indiquée. Les dix membres de l'équipe de la navette, ainsi que l'informaticien, se tenaient face au Doyen, lui-même assis à son bureau.
— Vous voilà , M. Nartigan. Bien, il ne manque plus que les Mamuhût.
— Bonjour, Doyen d'Honneur, répondit Fölls selon l'étiquette. Prêt à embarquer.
— Vous êtes donc toujours décidé...
Le Doyen avait l'air extrêmement triste et fatigué, et Fölls ne reconnut pas l'homme jovial et accueillant qu'il avait rencontré lors de son arrivée. Il devinait que la responsabilité de l'attaque imminente pesait lourdement sur le vieil homme, et que la décision n'avait pas été prise de gaieté de cœur.
— Je vais donc vous informer de votre emploi à bord, lors de l'opération Récupération.
Cette annonce surprit Fölls: il ne s'attendait absolument pas à recevoir un rôle quelconque. Il fut heureux qu'on le reconnût enfin comme utile à quelque chose.
— Vous serez nommé Aide de Camps du Capitaine, Second Navigateur de Substitution, et Responsable de l'Intendance, annonça le dirigeant du Havre.
La fierté et l'enthousiasme de Fölls disparurent rapidement. Serviteur, copilote de rechange et cuisinier*, traduisit-il intérieurement. *La belle affaire.
M. et Mme Mamuhût choisirent ce moment pour faire leur entrée. Ils saluèrent aimablement Fölls et le reste de l'équipage, puis annoncèrent qu'ils étaient prêts à partir.
— Très bien, je n'ai pas grand-chose à rajouter, annonça alors le Doyen. Vous partirez à bord de la nef l'Aigle Solitaire, sous le commandement de Mme Mamuhût. L'ordinateur de bord a en mémoire plusieurs identités différentes, selon les cas que vous rencontrerez. Vous partez dans une heure. Je vous rappelle que votre objectif principal est d'apprendre le sort de Tinepapal, caché si nos informations sont bonnes à l'intérieur de l'un des anneaux de la planète Rubim II, second secteur; et bien entendu de le ramener au Havre si... le cas se présente. Votre objectif secondaire est de récupérer le fichier informatique « Etoile ». Vous avez l'autorisation de commencer le décryptage des données dès que vous les aurez récupérées, grâce au matériel informatique du vaisseau. Enfin, si les deux premières missions sont validées avant l'échéance d'une semaine, vous êtes chargé de retrouver la trace de Rez Sultinon, étudiant en informatique sur Terre, si ce dernier ne se trouve pas en compagnie de Tinepapal. Bonne chance, mesdames et messieurs. Votre dévouement ne sera pas oublié.
L'équipage salua le vieil homme, puis ils se dirigèrent vers le ponton d'embarquement de l'Aigle Solitaire. Fölls avait l'impression qu'il partait pour ne jamais revenir, et commençait à regretter sa décision d'accompagner la mission; d'autant que l'idée de jouer les cuistots durant une semaine ne l'enchantait guère. M. Mamuhût remarqua son air maussade, et s'approcha de lui pendant que l'équipage chargeait le matériel.
— Et bien, mon jeune ami, vous n'avez pas l'air enchanté, remarqua-t-il. Nous partons retrouver vos deux meilleurs amis.
— Je sais bien, mais... Je n'y comprends rien! lâcha-t-il en observant le Technicien des Sciences Eldares avec un regard implorant. Je veux dire, je suis Sénateur, je me suis fait élire par ma planète natale pour mes idées, je voulais faire bouger les choses, chasser les Renégats, ou n'importe quoi. Or voici, vous débarquez, vous m'apprenez que le Gouvernement pour lequel je travaille est aussi vicié que l'organisation Renégate, et que votre Ordre disparu va envahir la galaxie et rétablir je ne sais quoi... Je suis dépassé, vous comprenez. Je suis lancé dans un immense conflit dans lequel je ne joue aucun rôle.
M. Mamuhût fut soudain bouleversé par le désarroi de Fölls. Il avait toujours considéré que les individus étaient plus importants que les grandes idées anonymes, et s'efforçait d'humaniser ses confrères qui oubliaient parfois l'objectif final des Traducteurs: ramener la démocratie au sein du Gouvernement et par le biais du profond savoir Eldar, instaurer la paix et la prospérité. Ainsi avaient été les Eldars depuis longtemps disparus, et l'humanité se devait de suivre leur exemple. Or ces dernières années, l'Institut s'était concentré à la préparation d'un conflit éventuel, et M. Mamuhût s'inquiétait de ce glissement. Heureusement, le Doyen partageait ses convictions, tout comme Mme Mamuhût; mais ils ne relâchaient pas leur vigilance.
Ils parlèrent ainsi quelque temps, et finalement Fölls fut conquis par l'optimisme bienveillant de son ami; et en montant à bord du vaisseau ils riaient franchement.
— Vous savez, avoua Fölls, que je vous ai comparé à un épouvantail, la première fois que je vous ai rencontré?
— Ma foi, c'est bien la première fois que l'on me fait cette observation. Notez qu'au Havre, nous disposons d'appareils très perfectionnés destinés à repousser les animaux nuisibles, et notre agriculture est essentiellement gérée sous bulle. Je doute que la moitié des Traducteurs connaissent le sens de ce terme.
— J'ai étudié l'histoire, expliqua Fölls, quand j'étais à l'université sur Uhu. Or l'étude des modes de production archaïques m'a toujours passionné au plus haut point. Disons que je n'avais pas le choix: l'agriculture en terre était au programme.
— Connaissances indispensables pour tout Sénateur qui se respecte, affirma ironiquement M. Mamuhût.
L'Aigle Solitaire décolla. La nef utilisait un moteur antigravité pour atteindre les hautes couches de l'atmosphère, et ce n'est que là qu'ils purent enclencher la propulsion semi-orbitale, qui colorait le ciel comme une aurore boréale. Une fois suffisamment éloigné de la planète pour ne plus ressentir son attraction, le vaisseau pouvait alors utiliser le troisième système, la propulsion spatiale proprement dite, qui permettait de se mouvoir dans le vide. Les trois moyens de propulsion étaient d'origine Eldare, mais le dernier était de loin le plus mystérieux: les Traducteurs comprirent à peu près en quoi consistait l'antigravité, comme ils imaginaient le principe des tuyères à gaz; or personne ne comprenait sur quoi reposait le mode de propulsion spatial. Il semblait que des forces magnétiques étaient mises en œuvre, mais les diverses expériences menées durant des décennies n'en apprirent pas plus aux scientifiques. Quant à l'archaïque principe de fusée mis au point jadis, peu sûr et peu économique, il avait vite été abandonné.
La nef s'approcha de la Porte et les ordinateurs calculèrent rapidement l'équation nécessaire. Fölls, qui était dans sa cuisine à inspecter son matériel, devina qu'ils franchissaient la Porte au picotement familier. Il se dirigea alors vers la salle commune afin d'assister, grâce aux écrans de contrôle, à leur approche vers la grande Rubim II, mais le signal sonore retentit justement à ce moment-là , appelant tout l'équipage. Eh bien, quelques secondes à peine dans le second secteur, et déjà un problème*, pensa-t-il. *Ça commence bien. Il accéléra le pas.
— Que ce passe-t-il? demanda Fölls en se dirigeant vers la Traductrice-Capitaine.
Tout le monde parlait en même temps, et les membres de l'équipe étaient agglutinés devant les petits écrans de contrôle extérieur.
— Nous ne sommes pas seuls, je crois, répondit M. Mamuhût à la place de son épouse occupée.
— Ecran principal, commanda cette dernière à l'ordinateur de la nef.
Les lumières se tamisèrent et un grand pan du mur s'écarta pour révéler un écran tactique. Fölls reconnut les symboles lumineux qui représentaient la Porte et la planète, ainsi que leur propre position. Or, sur un espace proche de la Porte, une concentration de points rouges formait un amas presque homogène, tant les unités étaient nombreuses.
— Qu'est-ce que c'est que ça? souffla Fölls. Un amas d'astéroïde?
— Pas vraiment, répondit M. Mamuhût. Les points de couleurs rouges indiquent une dépense d'énergie. Il s'agit plutôt de vaisseaux. La flotte de l'O.I.E., probablement.
Fölls en eut le souffle coupé. Il avait vu la flotte uhuienne lors de manœuvre de démonstration, et avait déjà été impressionné, mais là , le nombre de vaisseau devait...
— Environ trente mille pièces, je dirais, évalua M. Mamuhût. Nous évaluions leurs forces à dix mille nefs, tout au plus.
Un buzzer retentit alors, et les quatorze personnes présentes se turent aussitôt.
— Identité une, commanda-t-elle avant de demander la communication.
— Bienvenu dans le secteur de la Seconde Portes Eldare, onzième secteur de l'Organisation Indépendante des Exilés, annonça une voix masculine inquiétante. Veuillez transmettre votre identification.
Le pilote obéit au regard consentant de Mme Mamuhût.
— Navire d'Equipement Commercial, entreprise Techarsep, confirma la voix après quelques instants. Intéressant...
Fölls frissonna. Quelque chose n'allait pas. Mme Mamuhût leva la main droite afin de retenir le pilote qui avait préparé une manœuvre de retrait.
— Décidément, la pêche est bonne, aujourd'hui. Hélas, Traducteurs, vos techniques de camouflage ne sont plus ce qu'elles étaient.
— Tout le monde à son poste! hurla Mme Mamuhût. Nous sommes démasqués! Demi-tour, bouclier rétractif au niveau maximum.
Tout l'équipage obéit, dans une parfaite discipline. Fölls suivit Mme Mamuhût vers le poste de pilotage, afin d'honorer sa fonction d'Aide de Camps du Capitaine. Une fois dans la cabine, il put enfin observer la flotte Renégate à travers la baie. Il vit des vaisseaux de tout genre, certains typiquement Renégats, et d'autre de toute évidence volés au Gouvernement; il remarqua aussi certaines unités dont il ne pouvait deviner l'origine. La nef fit demi-tour, aussitôt prise en chasse par des dizaines de chasseurs monoplaces.
— Ils ne veulent pas nous arrêter, comprit Mme Mamuhût, le visage couvert de sueur et les mains crispées sur les commandes. Ils veulent simplement nous détruire.
Les premiers rayons secouèrent l'Aigle Solitaire*. Mme Mamuhût dirigea le vaisseau droit vers la Porte, en commandant un retour immédiat vers le Havre. *La mission Récupération a été de courte durée*, se dit Fölls, désespéré. Une nouvelle salve secoua la nef. *L'Aigle Solitaire* tirait des rayons également, mais bien que plusieurs de leurs assaillants fussent déjà réduits à l'état de particules élémentaires, Fölls savait qu'ils n'auraient pas le temps d'atteindre la Porte avant d'être submergés par le nombre. « *Décidément, la pêche est bonne, aujourd'hui », avait dit leur interlocuteur. Fölls se demanda s'il voulait parler de Tinepapal, ou bien si ce dernier était toujours caché dans les anneaux de Rubim II qu'il observait alors.
— Fölls, aidez-moi au lieu de rêvasser; ce n'est vraiment pas le moment! lui cria Mme Mamuhût. Avertissez-moi quand une nouvelle équipe de chasseurs apparaît sur l'écran tactique. Avec un peu de chance, nous pourrons peut-être les semer... combien en reste-t-il?
— Heu, une vingtaine, je crois, répondit Fölls. Non, attendez, de nouveaux vaisseaux arrivent. Beaucoup de vaisseaux. Tout un tas de vaisseaux! cria Fölls en observant le nouvel amas qui apparut sur l'écran.
La nef fit une embardée, et changea subitement de direction.
— Mais que faites-vous! Il faut rejoindre la Porte! Nous...
Fölls comprit alors l'origine des nouveaux arrivants. Ils n'étaient pas à leur poursuite, mais devant eux. Une nouvelle flotte, plus gigantesque peut-être que celle des Renégats, venait de surgir de la Seconde Porte Eldare.
— Mince... souffla Mme Mamuhût. D'où viennent-ils, ceux-là ?
Fölls reconnut quelques vielles nefs Gouvernementales, reconnaissables à leurs postes de commandement inférieur, qui les faisaient ressembler à d'antiques ballons dirigeables; mais le gros de la flotte était formé de vaisseaux à l'aspect modernes, et arboraient à la proue l'insigne des usines Techarsep.
M. Mamuhût surgit alors dans le poste de commandement.
— Nous avons de la visite! Cinquante mille unités au bas mot!
— Le Gouvernement. Ça ne peut être qu'eux, devina Mme Mamuhût.
— En tout cas, nous sommes provisoirement sauvés, annonça son époux. Nos poursuivants ont abandonné la course.
— Mais la retraite est coupée, rétorqua Mme Mamuhût.
Fölls vit sur l'écran que les deux flottes se mettaient en mouvement. Le Gouvernement avait un double avantage: le nombre et la surprise. L'affrontement promettait d'être colossal, et l'issu du combat, quel que soit le vainqueur, aurait des conséquences sur toute la galaxie. Mais un autre problème sauta soudain aux yeux de Fölls, tandis que déjà les avant-gardes de chaque flotte se rencontraient: ils étaient pris comme dans un étau. Derrière et devant eux, les deux rivaux depuis deux siècles se ruaient l'un vers l'autre. L'écran tactique devint inutile, car le nombre de vaisseaux rendait sa lecture impossible.
— On ne pourrait pas tenter de rejoindre Rubim, comme Tinepapal? avança Fölls.
— Trop tard, répondit M. Mamuhût.
Tout autour d'eux, les affrontements débutaient. Deux nefs de coordinations ennemies se canardaient mutuellement juste au-dessus d'eux, et les poursuites au corps à corps entre chasseurs s'intensifiaient. Les rayons fusaient de toutes part. L'Aigle Solitaire était pris en plein milieu de la gigantesque bataille.
— Toute l'énergie sur les boucliers et les moteurs, commanda Mme Mamuhût au copilote. Oubliez les rayons, ils sont inutiles à présent; mieux vaut nous faire discrets.
La nef vira une nouvelle fois de bord, en zigzaguant entre les vaisseaux qui s'entre-déchiraient et les débris incandescents des nefs détruites. La bataille devenait de plus en plus dense, et il était fréquent que des chasseurs entrent en collision entre eux.
— Je vais essayer quelque chose, annonça Mme Mamuhût.
Elle dirigea la nef en pleine vitesse vers un des gigantesques vaisseaux de coordination Gouvernementaux, et tira sur le manche au dernier moment afin de le survoler en rase motte. La surface gris acier défilait et Mme Mamuhût faisait preuve d'une incroyable dextérité en évitant les nombreuses antennes et tourelles. Fölls était terrifié. L'Aigle Solitaire ralentit enfin, et Mme Mamuhût leur fit perdre de l'altitude progressivement.
— Attention à « l'atterrissage », prévint-elle.
La nef se posa sur la surface métallique avec un bruit sourd. Les combats continuaient au-dessus de leurs têtes.
— Voila. Cela nous procurera quelques instants de répit, puis nous partirons quand la Porte sera dégagée. Vous voyez, M. Nartigan, expliqua-t-elle en voyant le visage blanc de Fölls, personne ne pensera à attaquer une des plus grosses nefs de la flotte Gouvernementale. Nous risquons donc moins ainsi de recevoir quelque coup de rayon qui ne nous est pas destiné.
— Et si notre hôte s'aperçoit qu'un moustique est accroché à sa carlingue? demanda Fölls.
— Et bien, je ne pense pas qu'ils se tireraient eux-mêmes dessus, répondit Mme Mamuhût.
— Ah... Oui, c'est logique, j'imagine.
Fölls se sentit encore idiot et inutile, et il quitta le poste de commandement. Partout, les hommes s'agitaient, réparaient les systèmes en surchauffes ou bien analysaient l'évolution de la bataille. Fölls observa le combat par un hublot qu'il découvrit dans une coursive peu fréquentée. La flotte Gouvernementale semblait avoir l'avantage, bien qu'il fût difficile de distinguer un vainqueur dans le chaos des milliers de nefs qui s'affrontaient. Un chasseur Renégat vint s'écraser à quelques dizaines de mètres de l'Aigle Solitaire,* sans apporter de dégât au vaisseau Gouvernemental. Fölls observa une petite nef civile endommagée qui tentaient maladroitement d'éviter les nombreux tirs de rayons, et sans qu'il sût pourquoi, une impression étrangement familière le submergea alors. *Je me demande ce qu'une nef civile peut bien faire au milieu d'une bataille. Ça me rappelle ce que me disait toujours... Fölls eut soudain un choc énorme. Il partit en courant comme un dératé et atteint le poste de commandement en haletant.
— Tinepapal! parvint-il à articuler.
— Plus tard, répondit Mme Mamuhût, occupée devant l'écran tactique. Vous voyez bien que...
— Non, non, vous ne comprenez pas, coupa Fölls, les larmes aux yeux. Tinepapal est ici, perdu comme nous dans la bataille; je viens de voir sa nef, je la reconnaîtrais entre mille!
— Qu'est-ce que vous dites?
M. Mamuhût laissa tomber son bloc de données à terre.
— Puisque je vous dis qu'il est ici! répéta Fölls.
Mme Mamuhût s'était déjà précipitée sur l'écran.
— Avez-vous ses coordonnées approximatives? demanda-t-elle au Sénateur surexcité.
— Heu, disons à peu près 45-68-98, répondit ce dernier.
Elle chercha quelques instants dans les parages du point annoncé par Fölls. Les quatre occupants du poste de pilotage retinrent leur souffle.
— C'est lui... Oui, c'est exact! confirma-t-elle. Allez tout de suite avertir l'équipage, commanda-t-elle au copilote qui partit en courant. Eh bien, on peut dire que vous avez la vue perçante, mon jeune ami! reconnaître la nef que nous recherchons au milieu de quatre-vingt mille autres...
Elle serra Fölls dans ses bras. M. Mamuhût, quant à lui, chercha à entrer en communication avec Tinepapal.
— Je l'ai, annonça-t-il enfin, mais leur matériel est endommagé... Je leur envoie notre signal... Ca y est! Il nous a repérés!
Quelques instants plus tard, une petite nef délabrée se posa difficilement à côté d'eux.
Fölls craignit de nouveau que la nef qui les portaient ne remarque leur présence. Non, ils ont autre chose à faire*. *C'est la guerre, après tout.
La bataille faisait rage. Les milliers de nefs continuaient à s'entre-détruire, et l'espace du combat était une vision d'apocalypse. Les pertes avaient été énormes lors du premier assaut, puis les deux armées s'étaient un peu regroupées afin de mieux organiser leur combat. Le Gouvernement faisait preuve d'une incroyable agressivité, et semblait négliger ses pertes, tandis que les Renégats se battaient d'une manière plus ordonnée: une équipe de chasseur entamait les défenses d'une nef ennemie, par surprise; puis deux frégates achevaient généralement le travail. Cette technique paraissait être la plus efficace, mais les Gouvernementaux, deux fois plus nombreux, avait quand même la maîtrise du combat. Il semblait qu'ils remporteraient cette lutte pour la maîtrise de la galaxie, et que les Renégats seraient bientôt totalement anéantis.
— C'est rageant, tout de même!
Cela faisait une heure que la petite nef de Tinepapal s'était posée à leur côté, mais leur matériel endommagé ne leur permettait pas de communiquer. Fölls ne pouvait plus tenir.
— On ne peut vraiment pas sortir? demanda-t-il pour la troisième fois.
— Mais non, voyons! répondit M. Mamuhût. On ne sort pas comme ça dans l'espace, au beau milieu d'une bataille spatiale!
— Mais comment faire, alors?
— Attendre.
— Vous en avez de bonne! On ne sait même pas s'il est vivant!
— Allons, ne dites pas n'importe quoi, intervint Mme Mamuhût. Il a réussi à se poser. C'est déjà une chance incroyable que nous l'ayons retrouvé.
Fölls observa de nouveau l'épave de son ami à travers la baie.
— Regardez! s'écria-t-il soudain. Elle clignote.
La lumière, à l'intérieur de la nef de Tinepapal, s'éteignait et se rallumait à intervalles irréguliers.
— Il est probablement à court d'énergie, avança M. Mamuhût.
Fölls bouillonnait. Il avait hâte d'être rassuré quant au sort de ses amis, et que tout ceci fut enfin fini. Il pourrait alors rentrer... Rentrer où? Il n'avait plus de maison, plus de métier, plus rien. Il ne pourrait sans doute jamais plus vivre normalement au sein du Gouvernement. Il pensa alors à ses parents, et son frère, qui devaient être sur Uhu, pris par les problèmes du quotidien sans se douter que leur sort et celui de tous les autres secteurs était en train de se jouer ici même, dans un gigantesque massacre insensé. Fölls commençait vraiment à croire que seuls les Traducteurs pourraient apporter une solution au peuple des trente-sept - ou plutôt trente-huit - secteurs.
Il essaya de se calmer en fixant le clignotement soporifique de la nef de son ami. Deux courts, un long, un court*. *Trois longs. Un court, un long, trois courts...* Pour la seconde fois en une journée, Fölls se demanda s'il était réellement l'être le plus stupide de l'univers. *Comment n'ai-je pu m'en rendre compte plus tôt! Il tenta de maîtriser son excitation.
— Fölls, dit Fölls.
— Pardon?
M. Mamuhût l'observa en haussant un sourcil. Le pauvre garçon était manifestement surmené.
— Fölls, répéta Fölls. Tinepapal dit « Fölls ».
— Ah...
Le Technicien des Sciences Eldares avait l'air sceptique.
— Hé oui. C'est du morse.
M. Mamuhût comprit enfin où Fölls voulait en venir. Il éclata de rire.
— Mais vous êtes extraordinaire, aujourd'hui!
Il appela aussitôt son épouse en lui expliquant la découverte de Fölls.
— Bravo! s'exclama-t-elle en comprenant à son tour. Vous pouvez traduire ce qu'il dit?
— Il répète mon prénom.
Mme Mamuhût programma rapidement l'ordinateur de bord.
— Tenez, dit-elle à Fölls en lui présentant une manette sur le tableau de bord. A gauche pour allumer, à droite pour éteindre. Demandez-lui si votre ami informaticien est avec lui.
Fölls manipula l'instrument.
R-E-Z
Plusieurs membres de l'équipage s'étaient rassemblés autour de lui pour assister à l'expérience. La nef de Tinepapal répondit.
I-L
E-S-T
I-C-I
Un cri de joie vint saluer leur réussite. Les hommes congratulèrent Fölls, qui pour sa part se préparait à transmettre les messages que lui dictait Mme Mamuhût.
E-T-O-I-L-E
La situation paraissait vraiment étrange à Fölls. Il était au milieu de la bataille, accrochés à une nef qui pouvait être considérée comme ennemie, et discutait tranquillement avec le vaisseau d'à côté par signaux lumineux...
Tinepapal n'exprima qu'un seul mot en réponse:
I-N-C-R-O-Y-A-B-L-E
Mme Mamuhût se demanda ce que signifiait ceci.
— Pensez-vous qu'ils ont percé le mystère de l'Etoile de l'Ouest?
— C'est bien possible, avança son époux. Rez est un excellent informaticien, à ce qu'on dit.
— Le meilleur, confirma Fölls. Voulez-vous que je leur demande autre chose?
Ils n'eurent pas le temps de répondre: Tinepapal leur envoyait un nouveau message lumineux.
Q-U-E
F-A-I-R-E
— Il est clair qu'il est temps de prendre une décision, confirma Mme Mamuhût. Fölls, demandez-leur s'ils sont capables de nous suivre, s'il vous plaît.
P-O-U-V-E-Z
V-O-U-S
S-U-I-V-R-E
La réponse fut rapide:
N-O-N
— C'est bien ce que je craignais. La flotte du Havre doit arriver dans une semaine, et il est clair que d'ici là , l'un des deux camps sera battu.
— Quel est exactement le but de cette flotte? demanda Fölls, dont les services qu'il venait de rendre l'avaient un peu remis en confiance.
— Le Doyen a tout d'abord décidé de prendre le contrôle du second secteur, par la force s'il le faut, expliqua M. Mamuhût. Nous devions ensuite proposer une sorte de contrat au Gouvernement, pour un rétablissement d'une démocratie transparente, et le retour de l'Institut sur Terre. Enfin, une grande campagne de libération est prévue, pour les mondes subissant la domination de l'O.I.E. bien sûr, mais aussi pour tous les autres secteurs, opprimés par divers régimes totalitaires. Il doit s'en suivre un long travail de réunification. Les Traducteurs sont décidés à ne pas commettre l'erreur du passé qui est peut-être à l'origine de ce conflit: le Gouvernement et l'Institut doivent travailler ensemble, et non en rivalité. Mais tout ceci s'étendra sur plusieurs années, et les enfants de nos enfants en verront sans doute les premiers fruits. Pour l'instant, il est clair que quel que soit le vainqueur, il s'en sortira affaibli, et la flotte du Havre n'aura qu'à le cueillir, pour ainsi dire.
— Nous devons donc tenir le plus longtemps possible, intervint le copilote. Or nous sommes en ce moment sur une nef participant à la bataille, et bien qu'elle soit des plus vastes, elle n'est pas totalement à l'abri d'une attaque.
— C'est exact, répondit Mme Mamuhût. Avez-vous une proposition?
— Et bien, nous avons accompli les divers points de notre mission. Nous pourrions peut-être tenter de rentrer au Havre, et proposer au Doyen d'avancer la date de l'attaque, afin de récupérer la nef de Tinepapal.
— Et nous les laisserions ici sans défense? remarqua Fölls.
— Nous ne leur sommes pas d'une grande aide de toute manière, rappela M. Mamuhût. Nous pourrions donc tenter ceci; mais si à notre retour, nous ne les retrouvons pas...
— Comme vous l'avez remarqué, nous serons plus utiles là -bas qu'ici; en cas de problème nous ne ferons être détruits avec eux, conclut la Traductrice. Je propose donc d'aller chercher de l'aide à Yinav. Nous allons voter à main levée.
Tout l'équipage était d'accord avec son Capitaine. Fölls partit transmettre la décision à Tinepapal.
P-A-R-T-O-N-S
C-H-E-R-C-H-E-R
A-I-D-E
La nef délabrée clignota une dernière fois.
B-O-N-N-E
C-H-A-N-CE
*
Tinepapal observa l'Aigle Solitaire s'arracher à la faible attraction de l'immense nef Gouvernementale. Elle pénétra dans la bataille en se faufilant entre les vaisseaux, mais également entre les débris à la dérive et les épaves qui devenaient tellement nombreux qu'ils entraient en orbite autour des nefs les plus imposantes. Ce phénomène, caractéristique des grandes batailles spatiales, gênait la visibilité des vaisseaux concernés en leur formant une sorte de ceinture d'astéroïdes, qui devenait ensuite de véritables anneaux. La nef des Mamuhût évita donc la zone encombrée et se dirigea en direction de la Porte. Elle ralentit en approchant des cinq nefs de coordination Gouvernementales qui étaient sans doute chargées de garder la Porte, transmettant vraisemblablement une identité falsifiée d'espions ou de commerciaux égarés; puis elle disparut dans l'éclat du disque d'argent.
Tinepapal partit rejoindre Rez qui travaillait toujours sur l'ordinateur.
— Les Mamuhût sont partis chercher de l'aide au Havre, annonça le Traducteur.
— Et Fölls? s'enquit Rez d'une petite voix, sans décoller le regard de son écran.
— Il était avec eux.
Rez sourit.
— Ca n'a pas l'air de provoquer en vous une joie intense, remarqua Tinepapal.
— Si, si! répondit l'informaticien. Mais regardez: je crois que j'ai trouvé quelque chose.
Tinepapal vint s'asseoir à ses côtés.
— En fait, commença Rez, j'ai une théorie sur cette équation qui mute.
— Je vous écoute, Rez.
— Et bien, il y a trois choses qui me dérangent: comment a-t-elle pu se retrouver sur le réseau? Qu'est ce qui fait qu'une équation se transforme? et enfin, pourquoi n'a-t-elle sans doute pas évolué durant cent soixante ans, pour soudain croître de manière exponentielle? Regardez à quoi elle ressemble, votre équation.
Rez tapa quelque touche. Des pages de chiffres et de symboles défilèrent.
— Elle remplit seize pages à présent, et ne cesse d'évoluer.
— Très bien, je vous suis, l'encouragea Tinepapal. Avez-vous des éléments de réponse à ces questions?
— Peut-être. Que se passe-t-il quand une nef traverse une Porte? Je veux dire, au sujet de l'équation. Comment est-elle transmise à la Porte?
— Au temps de l'Etoile de l'Ouest, répondit Tinepapal, les Techniciens calculaient l'équation à l'aide d'ordinateurs, qui était transmise à la Station Gouvernementale correspondante. Celle-ci en faisait une copie pour les archives, ou pour les statistiques, puis la transmettait à son tour l'équation à la Porte. La Porte interprète alors l'équation, et envoie tout ce qui passe au travers vers la Porte demandée, jusqu'à ce que la Station annule l'équation ou la remplace par une autre.
— L'équation précède donc la nef, car je suppose qu'elle doit atteindre la Porte avant la nef elle-même, si vous voyez ce que je veux dire.
— Vous pensez, résuma Tinepapal, que l'équation voyage elle aussi, en quelque sorte... Ma foi, votre théorie tient debout, compte tenu de notre faible connaissance du fonctionnement des Portes. Où voulez-vous donc en venir?
— Donc, quand la nef voyage dans l'espace, entre deux portes séparées par une certaine distance, l'équation elle-même évolue dans l'espace.
— Si vous voulez, concéda Tinepapal.
— L'équation a donc une certaine autonomie: la nef qui voyage passe entre deux Portes, chacune imprégnée de l'équation utilisée. Mais l'équation, elle, comment arrive-t-elle à la Porte de destination? En effet, cette dernière ne peut pas être au courant de son arrivée, vu que c'est elle-même qui... enfin, vous me suivez?
— Heu, oui, à peu près, répondit le Traducteur en fronçant les sourcils. Mais j'ai l'impression que vous jouez sur des paradoxes, le voyage instantané entre deux points de l 'espace étant lui-même déjà physiquement aberrant.
— Je me sers de paradoxes pour tenter de comprendre un paradoxe; c'est de bonne guerre, non?
— Ne jouez pas sur les mots, M. Sultinon, répondit Tinepapal avec un sourire complice.
— Bon, je continue ma démonstration. L'équation ne peut donc pas voyager à travers les deux Portes pour rejoindre la seconde, celle-ci n'étant pas « branchée » sur la Porte de départ; ce branchement, c'est justement le rôle l'équation elle-même. La question est: comment l'équation rejoint-elle la Porte d'arrivée?
— Je vous le demande.
— Et bien, elle voyage à travers l'espace, bien sûr!
— Ah...
Les raisonnements de Rez étaient totalement différents du mode de pensée de l'Institut, et Tinepapal se demandait vraiment à quelles conclusions il allait parvenir. Il écouta néanmoins la suite des explications de Rez avec attention, malgré son scepticisme.
— Je veux dire qu'elle traverse la distance réelle entre les deux Portes, en ligne droite probablement, peut-être sous forme d'onde radio ou autre signal à distance, et est donc limitée par la vitesse de la lumière. Ceci explique le petit temps d'attente avant de pouvoir traverser la Porte, bien qu'il soit de quelques secondes: c'est le temps que met l'équation pour atteindre la Porte d'arrivée. Maintenant, rajoutons une dimension à l'espace dans lequel nous travaillons.
— Excusez-moi, Rez, mais... Je ne vois décidément pas le cheminement de vos idées.
— J'y viens, j'y viens. Nous sommes à présent dans un espace à quatre dimensions. L'équation doit donc traverser cet espace pour atteindre la deuxième Porte.
— Vous naviguez entre des concepts abstraits avec aisance, remarqua Tinepapal. Vous m'avez l'air d'avoir une solide formation en mathématique.
— Pas vraiment, mais cela me semble plutôt logique! rétorqua Rez. Voilà où je veux en venir: notre espace est bien formé de trois dimensions?
— Là , je suis d'accord.
— Et bien, non! Nous naviguons tous les jours dans quatre dimensions!
— Ah tiens?
— Bien sûr. Réfléchissez...
— Dites, le coupa Tinepapal en riant, n'oubliez pas que vous vous adressez à un Traducteur: je suis tout de même censé représenter l'élite en matière scientifique!
— Ecoutez ça: qu'est ce qui définit la position d'un objet? Les trois dimensions spatiales, bien sûr, mais aussi...
Rez se saisit d'une feuille de papier.
— Vous voyez cette feuille? Elle est définie dans l'espace. Bien.
Rez déchira la feuille.
— Et voilà !
— Et voilà ! répéta Tinepapal qui commençait à s'inquiéter quant à la santé mentale de son compagnon.
— Qu'est ce qui a changé entre cette feuille et celle d'avant? continua Rez, imperturbable.
— Elle est... déchirée ? tenta Tinepapal.
— Trois secondes! Ce sont trois secondes qui séparent cette feuille de celle d'avant! Ainsi peut-on tout définir dans cet espace à quatre dimensions: un point ne peut exister que s'il est déterminé dans l'espace et dans le temps. Je ne peux pas aller quelque part* si je ne sais pas *quand, si vous voulez.
Un sentiment désagréable commença à s'insinuer en Tinepapal.
— Continuez...
— Voilà donc ce qui fait la différence entre cette équation et toutes les autres: une équation normale se déplace afin de rejoindre une Porte éloignée dans l'espace; celle-ci possède une donnée de plus, qui modifie toutes les autres et lui donne cette structure inhabituelle. Elle se déplace, en ce moment même, afin de rejoindre une Porte éloignée dans le temps.
Tinepapal resta interdit.
— Vous... vos explications embrouillées me font douter... Vous ne voulez tout de même pas dire...
— Si. L'Etoile de l'Ouest* n'a pas disparu: elle n'est *pas encore sortie.
— C'est impossible. Vous savez bien que le concept de voyage dans le temps est une horrible aberration.
— Certes. Tout comme l'antigravité, la propulsion spatiale dans le vide, le voyage instantané dans l'espace, et certainement bien d'autre application Eldares, jusqu'aux plus anodines.
— S'il y a ne serait-ce qu'une infime part de vérité dans ce que vous dites... L'équation de base pourrait servir de modèle pour... non! Je ne peux pas m'y faire: l'idée même me donne des nausées.
— Je pense que l'accroissement subit de l'équation signifie que la sortie de l'Etoile est pour bientôt, annonça Rez.
— Comment pouvez-vous affirmer une telle chose?
— Et bien, disons que je me permets d'introduire une petite part d'intuition et d'irrationnel dans ma théorie...
Tinepapal ne put en croire ses oreilles.
— Et... peut-être que si l'on étudiait équation en ce sens, on pourrait alors découvrir la date et le lieu de sa sortie?
— Ça vaut le coup d'essayer, je suppose.
Tandis que Rez manipulait son clavier, Tinepapal essaya d'envisager les conséquences de sa théorie. L'idée que l'Etoile de l'Ouest ait en fait voyagé dans le temps en passant la Porte lui semblait farfelue, mais pourtant... Cela collait avec la théorie de Lon'on, qui affirmait que la nef avait glissé dans une sorte de faille dimensionnelle... Il se remémora soudain le poème que le jeune Traducteur avait découvert:
Transformer la structure
Avec une quatrième
Pour voyager
Plus avant
Car
Ailleurs qu'ici
La Porte s'ouvre
Et l'Espace s'Ă©tend
Plus loin que l'espace.
La théorie de Rez pouvait être une explication; mais l'étude complète par les meilleurs scientifiques de l'Institut de Traduction des données récupérées apporterait sûrement quelque chose de plus plausible. Le raisonnement de Rez était un pur jeu de l'esprit qui ne reposait sur rien...
Rez interrompit ses réflexions.
— Je crois qu'il risque d'être difficile d'étudier cette équation à présent...
— Pourquoi donc? demanda Tinepapal.
— Elle fait plus de cinq cents pages.
— Tant pis. Espérons que la mémoire ne sature pas avant notre retour sur Yinav. Il y a d'ailleurs une question à laquelle vous n'avez pas répondu : comment cette équation s'est-elle retrouvée sur le réseau informatique?
— Et bien, commença Rez, j'ai aussi réfléchi à cela, mais j'ai peur que mes conclusions ne vous conviennent pas...
— Allez-y, je suis prêt à tout, rétorqua Tinepapal en souriant.
— En fait, voilà mon idée: je pense que les équations de voyage Eldares ont une certaine forme d'intelligence.
Il se tut afin d'observer la réaction de Tinepapal, mais ce dernier ne dit rien.
— Bien, vous me suivez... Je déduis ceci du fait qu'elle rejoint toute seule la Porte d'arrivée; il faut donc qu'elle se dirige d'elle-même vers la Porte adéquate. Or, que s'est-il passé avec celle de l'Etoile*? C'est simple : comme toutes les autres, elle a été enfermée dans les fichiers Gouvernementaux, comme vous me l'avez dit. Je veux dire qu'ils l'ont stockée dans un fichier de mémoire fixe, dans lequel elle ne pouvait plus se développer, et donc, ne plus voyager dans le temps. Elle a donc profité du fait que je m'approche d'elle - De manière virtuelle, bien entendu - pour s'échapper et se retrouver dans la mémoire de mon ordinateur, où elle a pu reprendre sa croissance. En fait, elle est restée en suspens pendant cent soixante ans, et c'est pourquoi l'*Etoile de l'Ouest n'a pas réapparu. Si ça se trouve, l'équation ne prévoyait qu'un voyage de quelques secondes, et personne ne se serait apparu de rien. Mais là , le stockage a interrompu le processus.
— Cette fois, vous exagérez, Rez, intervint Tinepapal. Ça ne tient vraiment pas debout. Et d'ailleurs, si je rentre dans votre raisonnement, pourquoi les équations de voyage normales, c'est à dire seulement de dimensions spatiales, ne sont-elles pas figées elle aussi quand elles sont « enfermées » dans un fichier, comme vous dites? Elles ne peuvent pas non plus rejoindre la Porte d'arrivée.
— Peut-être que le stockage de l'équation dure quelques secondes, ce qui lui suffit à rejoindre la Porte; mais si ce délai est inférieur au temps que doit parcourir l'équation, celle-ci ne peut atteindre son objectif.
— Ce qui signifie que si l'on améliorait la rapidité de nos ordinateurs, équation serait arrêtée avant de relier les deux Portes, et le voyage instantané ne fonctionnerait plus, conclut le Traducteur. Je vois. Mais je n'approuve pas. Vos raisonnements sont trop simplistes.
— Tellement simples, répondit Rez, que les Traducteurs n'y ont jamais pensé... Mais nous verrons bien ce que vos confrères découvriront du décodage complet de tout ceci.
— A propos, ajouta Tinepapal, pourriez-vous m'afficher le poème qui était joint à équation? Je vais essayer de commencer sa traduction.
Retzo repo trabeĂĽlp
Tragu por lmoi
Elendil EldakĂ´r
Dirptre estal.
— Bon quant à moi, annonça Rez en quittant la pièce afin de laisser le Traducteur à son travail, je vais un peu réfléchir à tout ça. Il y a quelques points au sujet de ma théorie qui restent un peu obscurs.
Tinepapal se demanda longtemps si Rez avait fait lĂ une tentative d'humour.
Le Président exultait. Il observait le déroulement de la bataille à travers la baie de sa nef. Les nouveaux vaisseaux de Techarsep avaient tenu leurs promesses: la supériorité du Gouvernement était indéniable. La flotte Renégate ne comptait plus qu'un millier de nefs à présent, et elles s'étaient regroupées et tentaient d'atteindre la Porte afin de s'enfuir; mais la flotte du Gouvernement leur barrait la route, et ils seraient tous exterminés, jusqu'au dernier. Tel était le sort de celui qui prétendait tenir tête au Gouvernement.
Le Président était venu sur place en personne, mais il ne craignait rien à bord d'une des nouvelles nefs de coordination. Il ferait agenouiller le Chef des Renégats devant lui; puis la reconquête commencerait. Le Gouvernement compterait bientôt Trente-sept Portes, comme autrefois, et cette fois sa puissance ne serait pas diminuée par quelques scientifiques prétentieux. Les quelques contestataires qui affirmaient que les Traducteurs devaient revenir passeraient prochainement devant le Tribunal Gouvernemental: le Président avait décidé de durcir son régime, et les traîtres devaient être punis. Les électeurs de Pégssane devraient passer aux urnes afin de trouver un remplaçant au Sénateur Flapön. La disparition du Sénat était de toute façon prévue d'ici un à deux ans: le Gouvernement ce pouvait plus se permettre de conserver les institutions inutiles.
Le Chef des Communications vint interrompre ses pensées.
— Excellence...
— Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il sans se retourner.
— Un message... Une communication directe extra-sectorielle pour vous, expliqua le soldat.
— Bien, passez-moi la communication.
— A vos ordres, répondit l'homme avant de s'en retourner.
Le Président s'assit dans son fauteuil, devant le projecteur holographique. Il pressa une touche et un visage apparut. Un visage surgi du passé. Le Président blêmit.
— Vous!
Un visage âgé, profond. Un visage percé d'yeux bleus pales emplis de sagesse et de savoir. Le Doyen sourit insensiblement.
— Mes hommages, Président Simpë, annonça-t-il. Heureux de vous voir, depuis si longtemps.
Des gouttes de sueur dégoûtaient des tempes du Président.
— Tingoline! cracha-t-il.
— Lui-même. Heureux de voir que vous me reconnaissez, malgré les traces que quinze ans d'exil ont laissées sur mon visage. Vous avez l'air de vous porter plutôt bien.
— Tingoline! répéta le Président. Mais...
— Je sais qu'on vous a annoncé la nouvelle de mort, lors de notre départ. Désolé de vous décevoir.
— Que voulez-vous, Tingoline? demanda le Président d'une voix cassée. Pourquoi êtes-vous revenu?
— Vous êtes allé trop loin, Simpë. Je me devais d'intervenir. Il est temps pour l'Institut de Traduction de reprendre ses droits.
— L'Institut...
Le Président tenta de reprendre la maîtrise de lui-même.
— Mais vous avez perdu, Tingoline. Votre Institut, ou ce qu'il en reste, est totalement discrédité au sein du Gouvernement. Vous ne pourrez empêcher ce qui doit être.
— Mon Institut se porte bien, Président. Peut-être mieux aujourd'hui qu'autrefois. Notre flotte est équipée des dernières technologies issues des écrits Eldars, et nous nous préparons depuis quinze ans; de plus le secret de l'Etoile de l'Ouest est entre nos mains. C'est vous qui avez échoué, Simpë. Vous allez enfin récolter les fruits de vos traîtrises. Cependant, je suis prêt à conclure un marché avec vous.
— Je vous écoute, souffla le Président.
— Vous allez nous remettre votre flotte. Vous allez rendre au Sénat les pouvoirs qui sont les siens, selon la constitution d'origine. Vous allez renoncer publiquement au pouvoir, puis l'Institut reprendra ses fonctions. Nous libèrerons ensuite les mondes subissant le joug des Exilés, afin de réunifier les trente-sept secteurs.
— Et si je refuse? demanda le Président qui anticipait la réponse.
— Nous attaquerons, répondit le Doyen. Votre flotte affaiblie ne pourra rien faire contre nous. Je vous propose simplement empêcher un massacre; trop de personnes sont tombées, à Eldakôr comme aujourd'hui.
Le Président hésitait. Il avait suffisamment connu Tingoline pour savoir qu'il ne parlait pas à la légère. Si près du but!
— Retournez chez les morts, d'où vous venez et dont vous n'auriez pas dû revenir, Tingoline, annonça-t-il enfin. Le Gouvernement ne cède pas aux menaces. Nous allons poursuivre notre campagne, et je vous défie d'essayer de nous en empêcher.
Tingoline considéra tristement le Président.
— Vous n'avez pas changé, Simpë, dit-il simplement. Je vous laisse mon code personnel, au cas où vous changeriez d'avis. Adieu.
Le Doyen coupa la communication.
Le Président resta pensif durant un long moment.
*
La Porte étincelante jetait sa clarté lunaire sur le combat titanesque. Les myriades de débris de la bataille réfléchissaient sa lueur en autant de petites particules de lumière; et les innombrables épaves, attirés par l'attraction de Rubim II, virent s'ajouter aux anneaux de la planète. Le reste de la flotte Renégate était totalement encerclé par les puissantes nefs Gouvernementales qui ne cessaient de les harceler de leurs tirs de rayons. Le Gouvernement avait quand même essuyé de lourdes pertes, et ne comptait plus que vingt mille vaisseaux; cinq nefs de coordinations avaient été détruites, car les Renégats combattaient avec l'énergie du désespoir, et plusieurs pilotes, devant l'ampleur de la catastrophe, avaient pratiqué des méthodes suicidaires.
Un voile noir tomba alors sur la bataille. Une immense forme se découpa sur la Porte, dont la longueur égalait presque le diamètre du disque d'argent. Cela ressemblait à long fuseau élancé à chaque extrémité, de sorte que la Porte ressembla à un énorme œil de chat, contemplant avec mécontentement la futilité avec laquelle les hommes s'entre-tuaient.
La bataille resta suspendue quelques instants. Dans chaque vaisseau, des sirènes hurlaient d'incompréhension tandis que la masse avançait doucement vers la mêlée, bientôt suivie par des milliers de navires de moindre taille.
La flotte des Traducteurs quittait enfin le Havre.
Le Gouvernement cessa de bombarder la flotte Renégate. Les nefs firent demi-tour afin de faire face au gigantesque bâtiment et aux autres vaisseaux qui ne cessaient de jaillir de la Porte, encore et encore, jusqu'à ce que la flotte atteigne dix fois, vingt fois le nombre de nefs du Gouvernement et des Renégats réunis. Enfin, le flux ralentit, puis cessa complètement: l'armée spatiale du Havre était au complet. Il n'y eut d'abord aucune réaction: les officier de chaque organisation, pétrifiés, furent incapables de donner des ordres; puis ce fut le désordre total. Chaque pilote tenta de fuir; il n'y eut plus aucune cohésion dans les deux flottes diminuées, et nombreuses étaient les nefs qui s'écrasaient les unes contre les autres dans la débâcle. Les nefs de coordination Gouvernementales, asservies aux ordres du Président, se dirigèrent en un seul mouvement vers la masse dense de la flotte nouvellement sortie, et cette dernière, qui s'était jusqu'alors contentée de se mettre en position, déploya sa force de frappe. Trois nefs de coordinations furent détruites durant un premier assaut, puis la flotte des Traducteurs se divisa en une multitude de groupe de combat, chacun comportant une centaine de chasseurs, ainsi que quelques vaisseaux de plus fort tonnage; le bâtiment principal quant à lui resta immobile en supervisant la bataille. Le combat fut d'une incroyable violence, et l'Institut frappait sans faire de distinction entre les camps. Les nefs du Havre n'utilisaient pas de rayons, mais envoyaient à grande vitesse des projectiles encerclés par un bouclier d'énergie, qui traversaient leurs cibles comme si elles étaient liquides; puis, une fois au centre du vaisseau, ils explosaient. Cette technique fit des ravages, réduisant de moitié la flotte Gouvernementale, et annihilant presque totalement ce qui subsistait des Renégats; enfin, submergés, les dirigeants désobéirent à leur Président: ils se regroupèrent en cercle, ce qui signifiait la reddition. La flotte des Traducteurs cessa alors son attaque, et se réunit à son tour autour du vaisseau-station qui remplissait à lui seul le rôle des nefs de coordination habituelles. Il ne s'était écoulé que trois heures entre l'arrivée de l'Institut et la fin des hostilités.
Rez et Tinepapal observait le spectacle à travers les hublots de leur astronef. Rez craignait à tout instant que la nef qui les portait ne fut détruite, et eux avec; mais les pilotes du Havre avaient probablement reçu des instructions, de sorte que le vaisseau fut épargné.
— Qu'est-ce donc que cette énorme chose? demanda Rez en désignant le bâtiment principal de la flotte.
— Il s'agit du fleuron de nos constructions, affirma fièrement Tinepapal en observant lui aussi le vaisseau démesuré. C'est sa première sortie dans l'espace : d'habitude, il flotte au centre de notre ville, et nous sert de bâtiment de recherche. Seule la station de la Première Porte peut rivaliser avec lui en taille; mais, étant destiné à quitter le Havre un jour, il fallait bien qu'il puisse traverser une Porte, et c'est pourquoi il passe tout juste à travers.
— J'espère qu'ils ne nous ont pas oubliés, remarqua Rez.
— Cela m'étonnerait vraiment, vu l'importance de ce que nous possédons, répliqua Tinepapal.
— Vous voulez dire que si nous n'avions pas ces précieuses données, vos amis nous auraient laissés là où nous sommes? s'inquiéta Rez.
— Je plaisantais, le rassura le Traducteur. Une vie, à l'Institut, compte plus que tous les mystères de l'univers, contrairement à ce que l'on peut observer au sein de certains régimes Gouvernementaux...
Comme pour confirmer ses dires, une navette du Havre s'approcha d'eux. De solides filins sortirent de ses cales et vinrent se fixer à la nef de Tinepapal, qui fut aspiré à l'intérieur du vaisseau. La cale se referma, et Rez vit qu'ils se trouvaient dans un petit hangar, un peu comme les parkings à vaisseaux de la station de la Première Porte Eldare. Ils ouvrirent le sas de la nef, et chacun vit sur le ponton quelques connaissances.
Les retrouvailles furent chaleureuses, malgré le triste contexte. Il y avait là Fölls, qui explosa en sanglot de joie et d'émotion en revoyant ses deux amis, et les serra chacun pendant cinq bonnes minutes; les Mamuhût furent un peu moins démonstratifs, bien que la Traductrice laissât aussi échapper une petite larme; enfin, le Doyen Tingoline accueillit Tinepapal chaleureusement, puis s'adressa à Rez.
— Ravis de faire enfin votre connaissance, M. Sultinon. Votre ami Fölls ici présent n'a cessé de me faire vos éloges.
— Je vous remercie, Doyen, répondit Rez en jetant un regard complice à son ami qui riait un peu bêtement. Je suis moi-même très heureux de vous rencontrer.
Puis, pendant que les Mamuhût, Tinepapal et Tingoline s'entretenaient, Fölls et Rez s'échappèrent afin de pouvoir discuter tranquillement.
— Tu ne peux savoir ce que j'ai vu, annonça Fölls. Je suis allé au Havre, et tu serais étonné de voir la ville des Traducteurs, je pense...
— Il m'est moi-même arrivé quelques bricoles, répondit Rez en souriant.
— Tu ne peux savoir comme je suis heureux de te revoir, Rez... J'ai vraiment eu très peur.
— Moi aussi... Mais ce n'est pas tout à fait fini. J'ai sur moi les données concernant l'Etoile de l'Ouest; et figure toi que... Non, attends : tu vas voir.
Ils rejoignirent les Traducteurs qui bavardaient.
— Doyen, commença Rez, j'ai ici quelque chose qui vous revient, je crois.
Il sortit de sa veste un bloc de données qu'il remit solennellement à Tingoline.
— Je ne sais comment vous remercier, M. Sultinon, répondit Tingoline en se saisissant de l'objet d'une main tremblante. Personne ne sait ce que contiennent exactement ces données, mais nul doute que ce que nous découvrirons...
— Justement, intervint Rez avec un regard brillant de fierté, j'y ai jeté un coup d'œil - avec la permission de Tinepapal, bien entendu - et j'ai ainsi fait quelques découvertes intéressantes...
Ce dernier l'encouragea à parler d'un mouvement d'un regard bienveillant. Le Doyen également paraissait curieux de savoir ce que l'informaticien avait pu découvrir; tout le monde en fait, était suspendu à ses lèvres. Rez prit son inspiration.
— Imaginez une feuille de papier...
*
Les mois qui suivirent furent des plus agités de l'histoire du Gouvernement. La guerre pris fin aussi précipitamment qu'elle avait débuté, si bien que le commun des habitants de la galaxie ne la vit pour ainsi dire pas passer. Les Traducteurs prirent le contrôle provisoire de la flotte du Gouvernement, des Gardiens et de la Sécurité; et annoncèrent leur retour à la galaxie. Les mondes Renégats furent libérés en quelques semaines, bien que dans certains secteurs, la population avait déjà chassé l'O.I.E.: tous les membres de l'organisation étaient partis à la guerre, si bien que les soulèvements populaires n'eurent aucun mal à s'emparer du pouvoir. Cependant, on ne put retrouver le Chef de l'O.I.E., car personne au sein du Gouvernement ou de l'Institut ne connaissait son identité.
Le Sénat fut rétabli dans ses fonctions, et Fölls y repris sa place. Les Sénateurs eurent également beaucoup de travail: toute l'organisation du Gouvernement était à refaire, et des élections devaient être organisées. Les anciens dirigeants furent jugés avec clémence, et la plupart retrouvèrent même une place au sein de la nouvelle organisation, sous la surveillance des Traducteurs; le Président, quant à lui, périt dans la bataille de Rubim, sa nef détruite par les Renégats. Cette nouvelle attrista le Doyen, qui auraient souhaité le juger devant une instance spéciale.
L'étude des données récupérées par Rez fut menée au Havre, sur Yinav, et seule une commission restreinte fut autorisée à y avoir accès; de même, les théories de Rez furent gardées provisoirement secrètes. La commission était composée de Tingoline, qui supervisait les recherches, de Tinepapal, de Mme Mamuhût, de Lon'on, et enfin de Rez, dont les connaissances scientifiques et informatiques surprirent les Traducteurs, tout comme l'originalité de ses réflexions, qui apportèrent un nouveau souffle à l'Institut. Cependant, la commission n'obtint aucun résultat: les Renégats avaient bien avancé dans leurs recherches, mais n'avaient rien trouvé que l'Institut n'aurait découvert de toute façon; de plus, l'équation atteignit une taille telle qu'on dut lui réserver des quantités de blocs de mémoire, et son expansion exponentielle la rendait difficile à exploiter. C'est ce qui motiva le doyen à faire un jour appeler Rez dans son bureau.
— M. Sultinon, avait-il dit, le piétinement de la recherche m'a obligé à prendre une décision. J'ai étudié personnellement votre théorie, parallèlement au travail de la commission; or j'ai trouvé plusieurs éléments qui corroborent avec vos idées. Premièrement, le poème découvert par Lon'on, bien sûr; mais aussi celui qui était joint avec l'équation, dont Tinepapal a achevé la Traduction. Ce document est réellement surprenant, et je pense qu'il va vous intéresser. Ecoutez plutôt:
Plus loin que l'espace
Mais ailleurs
L'Etoile de l'Ouest d'EldakĂ´r
Resurgira
— C'est extraordinaire, confirma Rez. Comment une civilisation éteinte avant même l'apparition de l'homme sur terre a-t-elle pu écrire une telle chose?
— Nous pensions que ce poème avait inspiré le nom du vaisseau, mais apparemment il n'en est rien: ce document est plutôt une sorte de prophétie. Ceci montre que les Eldars avaient un don de prescience, et qui sait? Peut-être nous observent-ils, voyageant à travers le temps à leur grès?
— Cela bouleverse toute la vision de l'histoire de l'humanité! s'écria Rez, le regard ailleurs. Cela signifie que les archives qu'ont retrouvé nos ancêtres n'étaient peut-être pas laissées là par hasard... Je trouve cela réellement angoissant.
— Ce poème ouvre toutes sortes de perspectives, en effet. Le voyage à travers le temps, avec tous les paradoxes et les dangers qu'il implique, semble aujourd'hui à notre portée; cependant, je compte tout d'abord consulter le Conseil. Pour ma part, je serais plutôt de l'avis de détruire immédiatement cette équation. Il est dangereux de jouer avec quelque chose qui nous dépasse, et je me refuse à manipuler le déroulement de l'histoire. Laissons la maîtrise de l'enchaînement de l'univers entre des mains plus compétentes...
— Les Eldars... avança Rez.
— L'Institut, à ses débuts, s'est déjà penché sur cette question: nous nous refusons catégoriquement à attribuer aux Eldars une quelconque nature divine. Mais là ...
— Je n'ai jamais cru au hasard, affirma Rez. Pourquoi une civilisation ayant atteint un tel degré de développement technologique aurait disparu ainsi? Et pourquoi aurait-elle laissé, uniquement dans le système solaire, des temples emplis de savoir et de technologie qui semblaient attendre que l'humanité vienne s'y servir? Peut-être les Eldars avaient-ils prévus tout ceci...
— Nous étudierons toutes ces questions lors du Conseil. En attendant, je me permets aujourd'hui de vous demander un service: celui de mettre votre théorie par écrit. Vous devrez agir avec discrétion, mais je vous donne le libre accès à toutes les banques de données de l'Institut pour en résoudre les points obscurs, afin de rédiger une démonstration claire et complète. Etes-vous intéressé?
— Assurément, Doyen. Combien de temps me laissez-vous pour mener ce travail à bien?
— Deux mois, répondit Tingoline, à l'issu desquels, le Conseil des Traducteurs sera réuni. Nous diffuserons vos écrits afin de faire connaître cette théorie, et vous l'exposerez devant le Conseil. Nous pourrons ainsi en délibérer entre nous, et...
— Et?
— Et à cette occasion, et si vous êtes d'accord, vous recevrez vos galons d'Etudiant au Havre, première étape avant de devenir Traducteur.
Rez ne put en croire ses oreilles.
— Vous n'avez que largement mérité d'être des nôtres, acheva le Doyen.
Rez, submergé par la joie, escalada le bureau de Tingoline et se jeta à son cou.
— Cependant, M. Sultinon, il vous faudra apprendre à vous contenir. Je ne suis plus tout jeune...
Il fut donc annoncé la réunion du Conseil Sultinon. Fölls, installé sur Terre afin de mener à bien son travail de Sénateur, fut convié en invité d'honneur, et il décida de profiter des deux mois de délais pour rendre visite à sa famille sur Uhu. Il ne les avait revus qu'une fois depuis la Bataille de Rubim, et il avait ainsi appris que son frère avait participé activement à un soulèvement local qui avait chassé le Gouvernement avant même l'arrivée des Traducteurs.
Il se rendit ensuite au Havre, où il retrouva ses amis avec joie. Rez lui présenta une amie mathématicienne qu'il avait rencontrée à l'Institut, Haron Sheldi, et qui partageait ses « convictions scientifiques »; les deux passionnés exposèrent à Fölls de nouvelles théories, qu'il écouta patiemment, à défaut de les comprendre. Le Conseil des Traducteurs eut lieu à la date prévue, et les révélations de Rez quant à ses théories firent l'effet d'une bombe; son rapport fut divulgué sur le réseau informatique. Tout le monde parlait de la Théorie Sultinon, ce qui rendit très fier l'intéressé. Le poème trouvé avec l'équation apporta également son lot de mystère; mais il ne fut révélé qu'aux Traducteurs, et ne quitta pas l'enceinte du Havre.
Le Doyen dissolu alors la commission de recherche, et c'est l'Institut tout entier qui mit tous ses efforts dans la compréhension du phénomène.
Après une semaine passée sur Yinav, Fölls retourna sur Uhu afin de mener sa campagne: les élections approchaient. Il était à peu près certain d'être réélu, car la petite planète le tenait pour un héros, bien qu'il s'efforçât toujours de diminuer son rôle dans le conflit; mais rien n'y faisait, et les uhuniens étaient persuadés que c'était lui qui était allé chercher les Traducteurs pour les convaincre d'intervenir. Il se rendit ensuite sur Terre, et les élections eurent lieu, sans trop de surprises: Fölls entama son second mandat de Sénateur Uhunien. Le Président du Sénat fut réélu lui aussi, bien que les mauvaises langues assuraient que son état de santé ne lui permettrait pas d'atteindre la fin de son mandat; et le Sénat élu Flapön pour la Présidence du Gouvernement.
Les échanges commerciaux reprirent de plus belle entre les mondes longtemps séparés par la guerre; mais les Renégats étaient partis, les Traducteurs revenus. De nombreux étudiants entraient au Havre afin d'assurer la relève; la galaxie connut une période de prospérité sans précèdent. Seul l'affaire de l'Etoile de l'Ouest préoccupait encore les Traducteurs, car rien ne vint confirmer la Théorie Sultinon. Il semblait que le mystère ne serait jamais percé.
*
Fölls sortit de la salle d'audience du Sénat, avec le sourire. Il venait de parler à l'assemblée, et son projet avait été retenu par ses confrères: des fonds seraient débloqués pour la création d'écoles et d'universités sur les planètes les plus éloignés du Gouvernement. Il se dirigeait, comme d'habitude, vers la spatiogare, quand il aperçut au loin, à travers l'une des vastes allés du Sénat, des silhouettes familières.
— Vous ici! s'écria-t-il en les atteignant.
Il embrassa Rez, Tinepapal et les Mamuhût successivement.
— Alors, comment allez-vous? s'enquit Tinepapal.
— Très bien, vraiment, répondit Fölls. J'ai beaucoup de travail au Sénat, et les choses avancent bien. Mais vous me manquez, vous tous. Et vous, comment se passent vos affaires?
— Justement, il y a du nouveau, intervint Rez.
— Aurais-tu quelques nouvelles explications paranormales à me soumettre, Rez? le charria Fölls.
Rez sourit.
— Peut-être, répondit-il avec un regard complice. Veux-tu que je t'explique la théorie de la vitesse simultanée?
— Non merci! répondit Fölls en riant. J'ai beau faire des efforts, je n'arrive vraiment pas à comprendre tes histoires.
— Si nous sommes là , c'est pour vous convier une nouvelle fois à nous rendre au Havre, si vous le désirez, expliqua Tinepapal. Le Conseil va être réuni.
Rez prit soudain un air grave.
— Oui, en fait, il y a du nouveau dans la recherche, bien que ce ne fut pas là le genre d'évolution que j'espérais, fit l'informaticien.
Fölls comprit qu'un problème était survenu.
— Que s'est-il passé? s'enquit-il. Rien de grave?
— Non, pas vraiment, répondit Rez. C'est au sujet de l'Etoile de l'Ouest: l'équation a disparu.
— Comment cela?
— Et bien, tu sais qu'elle ne cessait d'augmenter, depuis bientôt un an, expliqua Rez. Nous avions été obligés de réquisitionner de nouvelle unité de mémoire; or, il y a trois jours, elle a disparu soudainement. Elle a centuplé de volume en quelques secondes, puis fut réduite à rien.
— Comment expliques-tu cela? demanda Fölls en comprenant la déception de son ami.
— Es-tu prêt à écouter ma nouvelle hypothèse? répondit celui-ci en souriant. Eh bien, je pense que l'Etoile de l'Ouest* est sortie*. C'est la seule explication que je puisse donner: l'équation est arrivée à destination, et la nef est enfin sortie, bien que pour elle, le voyage fut instantané.
— Mais où est-elle, alors? remarqua Fölls.
— C'est là le problème: elle n'est ressortie d'aucune Porte connue. Ceci met un grand coup à ma théorie, et de plus, la seule preuve a disparu. Je vais donc m'adresser au Conseil dans deux jours pour expliquer ceci à l'Institut.
— Cela dit, la Théorie Sultinon est encore viable, intervint Mme Mamuhût. Il est possible que la nef soit sortie à n'importe quel point de l'espace.
— Que voulez-vous dire? demanda Rez. Je croyais que vous ne souteniez pas mes idées.
— Mais j'ai étudié votre rapport, répondit la Traductrice, et je me suis permise d'approfondir un peu. Vous dites que l'équation a été « coincée », et n'a pu poursuivre son voyage dans le temps. Il est donc possible, de la même manière, qu'elle n'ait pu poursuivre son voyage dans l'espace. L'Etoile est donc peut-être ressortie; mais pas au point prévu.
Rez resta interdit, puis Ă©clata de rire.
— Mais oui, c'est logique!
Fölls tiqua. Le terme de « logique » ne lui semblait pas vraiment adéquat à ce genre d'explication.
— Et il faut que ce soit une des rares opposantes à ma théorie que viennent la confirmer! s'exclama Rez. Oh, Mme Mamuhût, je vous adore!
Elle éclata de rire, bientôt imitée par tout le monde.
— Donc, si j'ai bien compris, reprit Fölls, l'Etoile de l'Ouest est ressortie quelque part. Fort bien, nous n'avons qu'à l'attendre; après tout, elle fait ce qu'elle veut, cette nef.
Ses quatre amis le regardèrent, abasourdis.
— Elle a déjà causé assez de mal comme ça, conclut Fölls Allez, venez, je vous invite à boire quelque chose!
L'Etoile de l'Ouest surgit de la Porte.
Le silence régna quelque instant dans le vaste poste de commandement: le choc avait été terrible. Le Traducteur avait ressenti une insoutenable douleur au crâne durant la fraction de seconde que dura le voyage. Il reprit doucement ses esprits. Le Commandant Walpemaar gisait à ses côtés, avachi de toute sa masse sur son siège. Le Traducteur observa alors l'espace des Techniciens en contrebas. Certains n'avaient pas résisté au choc: ils avaient perdu conscience sous la douleur. Les autres se regardaient sans comprendre. Le Traducteur essaya de réveiller le commandant, qui poussa un gémissement en ouvrant les yeux.
— Mais qu'est ce qui s'est passé ici? demanda-t-il au Traducteur. Il y a eu un problème avec le voyage?
— Apparemment, Commandant. Nous ne sommes pas dans le premier secteur.
Le Traducteur demanda une vision arrière en pianotant sur son écran.
— Qu'est-ce donc que ce phénomène? souffla-t-il pour lui-même.
La Porte qu'ils venaient de franchir n'était pas accompagnée de l'habituelle station Gouvernementale; mais le plus extraordinaire était qu'il n'y avait rien autour. Elle flottait seule au milieu de l'espace, sans aucune des structures circulaires sans lesquelles elle n'aurait pu être.
— Il semblerait que nous ayons découvert quelque chose, dit-il au Commandant.
Celui-ci observa l'image.
— Une Porte solitaire... C'est étrange en effet, confirma-t-il. Tout cela ne me plaît guère.
Les marins qui s'étaient évanouis commençaient à se réveiller. Le Commandant Walpemaar demanda une carte de la galaxie à son ordinateur afin de situer leur position.
— Nous ne sommes pas dans un secteur Gouvernemental, confirma-t-il.
Le Traducteur observa la carte avec perplexité.
— Nous avons découvert une Trente-huitième Porte, avança-t-il. Une erreur s'est glissée dans l'équation, et nous sommes arrivés ici.
Il demanda alors l'Ă©quation qu'ils venaient d'utiliser. Un message d'erreur s'afficha.
MĂ©moire insuffisante.
— Bien. Il va falloir étudier ceci de plus près, nota le Traducteur imperturbable.
*
L'Etoile de l'Ouest trouva rapidement une planète habitable. La Porte qu'ils venaient de découvrir donnait sur un système binaire: deux étoiles tournaient l'une autour de l'autre. Le spectacle des deux astres dans leur entrelacement titanesque était grandiose: ils étaient si proche que leurs protubérances se rejoignaient et se confondaient. Il ne faisait nul doute que d'ici quelques millions d'années, les deux soleils se fondraient en un seul astre dans un effondrement de matière qui réduirait à néant toute planète se trouvant à proximité; et tout le secteur deviendrait un immense trou noir, dont nulle particule ne pourrait s'échapper.
Dix planètes gravitaient autour des soleils jumeaux: sept géantes gazeuses et trois telluriques. Les deux planètes les plus proche des soleils étaient inhabitables, mais la troisième remplissait toutes les conditions nécessaires à la vie. La nef entra donc en orbite autour de cette dernière, et les navettes qui avaient échappé à la destruction durant la bataille d'Eldakôr servirent à débarquer les hommes et le matériel. L'équipage monta un premier camp de fortune sur un des trois continents de la planète, au bord de la mer. La structure continentale était proche de la répartition terrestre, et c'était environ les trois quarts qui étaient recouverts par les eaux. Le commandement du petit groupe de naufragés - qui comportait vingt mille personnes environ - fut attribué au Commandant Walpemaar et au Traducteur; en fait, la hiérarchie du bord fut conservée. La planète fut baptisée Occidente, en référence au nom du vaisseau, et bientôt, toute la population du vaisseau débarqua. La vie s'organisa au quotidien, bien que la nostalgie du Gouvernement fût dans tous les cœurs, et personne ne s'était résolu à finir sa vie si loin de son peuple; c'est pourquoi le Traducteur, une fois la vie au camp organisée correctement, décida de reléguer ses fonctions de direction au Commandant, afin de s'investir entièrement dans la recherche d'une solution pour quitter Occidente. Il tenta tout d'abord d'extraire l'équation utilisée de la mémoire saturée de l'ordinateur de bord, mais il ne disposait pas du matériel nécessaire; il ne réussit qu'à deviner la taille de l'équation: l'intégralité de la mémoire disponible à bord de l'Etoile de l'Ouest n'aurait suffi à la contenir. Ce développement de l'équation restait absolument inexplicable, et le Traducteur abandonna finalement la piste.
Il calcula alors le temps que nécessiterait un voyage en vol spatial en direction du secteur Gouvernemental le plus proche, et annonça qu'ils mettraient environ trois cents ans. L'idée d'un éventuel retour fut alors peu à peu oubliée, et les Occidentaux se résignèrent à vivre en exil, sans la moindre explication sur leur situation; et parfois, quand le ciel nocturne était dégagé, ils voyaient briller la nuit la Porte, inutilisable sans station Gouvernementale, qui continueraient de les narguer en gardant jalousement son secret.
Cependant, le calme qui s'installa sur la colonie fut vite troublé par une extraordinaire découverte. Plusieurs équipes partirent en exploration à bord des navettes de l'Etoile, afin de découvrir si possible un site plus agréable susceptible d'accueillir la construction d'une ville; or, un des groupes découvrit des ruines de bâtiments. Cette nouvelle choqua bien entendu toute la population d'Occidente: sur les trente-sept secteurs Gouvernementaux, on n'avait jamais découvert la moindre trace de vie extra-terrestre; à part, bien entendu, les temples Eldares, mais exclusivement dans le premier secteur, c'est à dire sur les différentes planètes du système solaire. Le Traducteur envisagea alors trois hypothèses: il s'agissait soit de ruines humaines, bien que personne ne connût l'existence de cette planète; soit d'une civilisation extra-terrestre; soit enfin, les Occidentaux venaient de découvrir les premières ruines Eldares extrasolaire. Le Traducteur se rendit alors sur place, et confirma la troisième hypothèse: il s'agissait bien de ruines Eldares, mais de taille jamais égalée, même sur les gigantesques sanctuaires découverts jadis sur Neptune. Il y avait là toute une ville, et les banques de mémoires étaient pleines d'archives, d'écrits, de descriptifs techniques, de comptes-rendus scientifiques, d'équations de voyages qui permettraient sans doute de découvrir de nouvelles Portes; et bien entendu de milliers de poèmes, support de la sagesse Eldare. Le temple principal à lui tout seul renfermait plus de connaissance que ce que l'humanité avait découvert en plusieurs millénaires. Le Traducteur tenta de chercher des corrélations entre les différents problèmes rencontrés depuis leur départ du troisième secteur: il y avait eu un problème avec l'équation de voyage, ce qui n'était jamais arrivé dans l'histoire du Gouvernement. L'équation avait apparemment pris de l'ampleur, jusqu'à saturer la mémoire de l'ordinateur; ils n'avaient pas été projetés là où ils le désiraient, mais vers une nouvelle porte, inconnue du Gouvernement et de l'Institut; enfin, ils avaient découvert des ruines Eldares considérables, et ce pour la première fois à l'extérieur du premier secteur. Le Traducteur commençait à croire que cet enchaînement d'événements extraordinaires n'était pas uniquement le fait du hasard, bien qu'il ne pût apporter d'explication plausible.
Le Traducteur posa alors de nouveau la question d'un éventuel retour vers la Terre. Bien entendu, tout ceux qui y participeraient n'en verraient pas le terme; mais le Traducteur jugeait le sacrifice juste: c'était condamner plusieurs générations à passer leur existence dans l'espace confiné du vaisseau; mais le bien que retirerait l'humanité des nombreuses archives retrouvées sur la planète serait sans commune mesure. Le Commandant Walpemaar ne partageait pas son point de vue: il s'estimait heureux d'avoir découvert l'agréable planète Occidente, loin du Gouvernement et de ses problèmes, et était résigné à y finir sa vie. Le Traducteur posa néanmoins la question à la colonie, et à sa grande surprise, plus de deux mille individus étaient prêts à tenter le voyage, préférant mourir à bord du vaisseau plutôt que de rester sur Occidente. Le Traducteur réfléchit longtemps, toute en continuant parallèlement ses recherches; mais un mois plus tard, il annonça sa décision de partir à bord de l'Etoile de l'Ouest vers l'espace Gouvernemental, à condition toutefois que suffisamment de personnes l'accompagne, de manière à assurer une descendance qui poursuivrait le voyage hasardeux. En effet, douze générations allaient se succéder avant que la nef puisse un jour retrouver la Terre.
Ce furent finalement huit cent trente femmes et mille trois cent deux hommes, dont le Traducteur, qui se déclarèrent prêts à faire le sacrifice. Le Traducteur s'assura qu'un système juste et démocratique se mettait bien en place, et le peuple d'Occidente élit Walpemaar comme premier Président Occidental; mais ce dernier démissionna, et un jeune officier fut alors nommé, assisté et contrôlé par le Conseil du Couchant. Le transfert et la copie des informations découvertes dans les ruines Eldares prirent un an supplémentaire, mais l'Etoile de l'Ouest fut enfin prête à appareiller. Le départ fut dûment célébré, et le déchirement fut très difficile.
L'Etoile de l'Ouest quitta alors définitivement la planète pour le plus long voyage qu'elle n'eut jamais entrepris ; et dont personne à bord ne verrait la fin.
*
Le buzzer annonçant une visite retentit dans le bureau du Traducteur. Il pressa une touche, et le Technicien des Sciences Eldares se présenta devant lui.
— Monseigneur, je viens vous présenter le résultat de recherches personnelles.
— De quoi s'agit-il? demanda le Traducteur.
— J'ai découvert quelque chose, commença le Technicien.
Il avait l'air extrĂŞmement nerveux.
— Voici, vous savez que l'univers est en perpétuel mouvement...
— C'est la base de l'astronomie, le coupa le Traducteur.
— En effet, Monseigneur, bafouilla le Technicien; mais j'ai découvert ceci: nous ne sommes pas là où nous devrions être. Nous venons de passer à proximité d'un système qui est, selon la carte standard, situé à plusieurs dizaines d'année lumière de là où nous sommes.
Le Traducteur observa soudain Ă son interlocuteur.
— Continuez...
— Et bien, j'ai l'impression que durant notre voyage entre Eldakôr et Occidente, les choses ont changées... L'univers a tourné plus vite qu'il ne l'aurait dû. Je sais, c'est absurde, mais j'ai refait plusieurs fois mes calculs, et...
— Non, c'est intéressant... l'encouragea le Traducteur. Si j'avais pris compte de vos considérations avant de quitter Eldakôr, nous ne serions sans doute pas ici, condamnés à finir notre vie entre quatre murs, à l'heure qu'il est.
Le Technicien rougit. Les compliments du Traducteur Ă©taient rares.
— Avez-vous mis vos observations par écrits? demanda ce dernier.
— Heu, pas vraiment. C'est un peu brouillon, je veux dire...
— Bien, rédigez-moi un rapport complet à ce sujet.
— Merci, Monseigneur. Je ne vous décevrais pas.
Le Technicien quitta le bureau du Traducteur, qui resta un long moment à réfléchir à ses révélations.
Ce pourrait-il que notre voyage ait causé quelque chamboulement à l'échelle cosmique... songea le Traducteur.
Il cherchait depuis leur départ ce qui avait bien pu leur arriver, mais il n'était parvenu à aucune explication satisfaisante.
...Peut-être que l'équation que nous avons utilisée nous a propulsés vers une sorte de dimension parallèle...
Il décida de continuer à étudier les archives qu'ils avaient découvertes sur la planète Occidente. Il commanda à l'ordinateur de lui afficher un des poèmes; peut-être que la traduction lui changerait un peu les idées...
Retzo repo trabeĂĽlp
Tragu por lmoi
Elendil EldakĂ´r
Dirptre estal.
...Non, il doit y avoir une autre explication...