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UNE ÉCHARPE DE MOTS

je vous tricote une Ă©charpe de mots
vous pourrez la porter si l’effroi vous saisit
ou vous pourrez l’offrir à plus transi‧e que vous

LumiĂšre

le paysage dans ma main

ruisselle de rouge et de vert

et de ce bleu qui te ressemble

à peine reposé du blanc

des nuages évaporés

je veux aller lĂ  oĂč tu es

je veux ĂȘtre lĂ  oĂč tu vas

je tends la main vers la lumiĂšre

ce paysage te revient

mais ce n’est qu’un peu de poussiùre

Étoiles

aux Ă©toiles qui dansent

aux Ă©toiles qui songent

aux Ă©toiles qui chantent

aux Ă©toiles qui pleurent

aux Ă©toiles qui dorment

Ă  toutes les Ă©toiles

j’envoie cette supplique

n’approchez pas ce monde

celui d’oĂč je vous parle

il ne vous aime pas

ne s’aime pas lui-mĂȘme

il n’aime que la mort

n’approchez pas ce monde

ou il vous Ă©teindra

Source

quand les mots coulent de source

ne les retiens surtout pas

laisse naĂźtre le ruisseau

laisse ta voix s’échapper

elle ne t’appartient plus

tu ne peux imaginer

tout ce qu’elle irriguera

au hasard de ses méandres

tu n’en sauras jamais rien

mais c’est lĂ  ta raison d’ĂȘtre

RiviĂšre

l’eau de la riviĂšre s’est noyĂ©e

ce n’est pas un suicide mais un assassinat

ce n’est pas sa faute mais la nître

la riviĂšre sans eau se vengera

Jeanne

J’ai rĂȘvĂ© de Jeanne. Des gens affirmaient qu’elle Ă©tait vieille et qu’elle allait mourir, mais la fraĂźcheur de son regard et la clartĂ© de son rire disaient tout le contraire. Je lui expliquais que dans sa tĂȘte, le disque du temps patinait et avait renoncĂ© Ă  compter les annĂ©es. Elle acquiesçait en souriant, attendait tranquillement que le papillon d’un baiser vienne effleurer sa joue parcheminĂ©e. Et puis elle mourait quand mĂȘme, mais personne n’y croyait vraiment et nous revenions chez elle chaque annĂ©e, pour cĂ©lĂ©brer son disque patineur et dĂ©poser des baisers sur sa joue.

Flambeau

quand tu veux quand tu peux

quand tu sais quand tu doutes

quand tu pleures quand tu enrages

laisse tout s’échapper

la peur les mots les soupirs les mots

les larmes les mots la colĂšre les mots

les mots tous les mots toujours les mots

quelqu’un que tu ne connais pas

quelqu’un qui ne te connaüt pas

ici ou lĂ  par hasard par amour

un jour ou l’autre les recueillera

s’en fera un collier pour danser sous la pluie

s’en fera un flambeau pour se sentir vivant

Chambre

La chambre mansardĂ©e se souvenait de tout, de nos rires enfouis sous les draps parfumĂ©s, des ressorts qui grinçaient en cadence, Ă©puisĂ©s autant qu’agacĂ©s par nos acrobaties, de nos yeux grands ouverts qui revivaient sans fin les rĂȘves d’autres nuits. La chambre — aujourd’hui si petite — m’a tout racontĂ©, Ă  moi qui avais tout oubliĂ©. Je crois qu’elle a vraiment aimĂ© les enfants que nous Ă©tions, ces petits monstres si fiers de lutter contre le sommeil, et ce sourire triomphant qui persistait sur leur visage, longtemps aprĂšs que les paupiĂšres avaient perdu la bataille.

Vie

la vie comme une maison qui se vide petit Ă  petit

la vie comme un éclat de rire brisé en mille autres éclats

la vie comme un livre dont tu tournes les pages Ă  rebours

la vie comme un train de rĂȘves ne laissant qu’un vague souvenir

la vie comme une peur confuse et entĂȘtĂ©e

la vie comme une vie comme toutes les autres vies

la vie comme un simple avant-goût

d’on ne saura jamais quoi

Larmes

je pleure

il paraĂźt que je pleure

il paraüt qu’on m’a vu pleurer

qu’on me voit pleurer

là maintenant alors il faut que je m’explique

on me somme de m’expliquer

il faut que les larmes aient un sens

il paraüt qu’on ne pleure pas sans raison

alors je vais m’expliquer

alors je vais peut-ĂȘtre inventer

pour que les gens aient une raison Ă  se mettre sous la dent

pour qu’ils passent à autre chose

pour que je puisse pleurer en paix

sans savoir pourquoi ni comment je pleure

car la raison moi je m’en fiche

qu’il y en ait une qu’il n’y en ait pas cela ne change rien

ni la trajectoire des larmes ni leur saveur ni quoi que ce soit

plaüt-il ?

oui vous avez raison je digresse je noie le poisson

(dans mes larmes de crocodile ?)

en vérité je sais pourquoi je pleure

mais si je crache le morceau qui me croira

qui comprendra ?

en vérité je pleure

parce que j’ai besoin de pleurer

voilĂ 

faites-en ce que vous voulez

Amour

si tu peux entendre l’arbre chanter

avant que ses fruits ne s’envolent

si tu peux t’amouracher d’un nuage ou d’une marĂ©e montante

alors tu peux nous entendre et nous aimer

nous qui ne pouvons rien

sinon tenter de survivre

fais-nous une place entre les lignes de ton rĂȘve

donne-nous une voix des fruits qui s’envolent

sois ce nuage cette marĂ©e dont l’amour nous submergera

cette pierre considérable qui manque à notre maison

Distance

vous ĂȘtes loin

je ne vous entends pas crier

je ne vous vois pas tomber

vous ĂȘtes loin

ma petite vie suit son cours

insouciante et sans histoire

parfois je crois pouvoir vous oublier

mais dĂšs que la nuit descend

tout revient me hanter

votre désarroi et ma honte

votre impuissance et la mienne

je vous entends sans vous entendre

je vous vois sans vous voir

je sais que vous criez je sais que vous tombez

je sais que la barbarie est à l’Ɠuvre

je voudrais vous parler vous dire vous Ă©crire

mais je n’ai pas les mots

et vous ĂȘtes si loin

Assis

se posent sur un banc

lĂšvent les yeux au ciel

attendent le grand soir

et s’endorment déçus

ne récoltent jamais

que le petit matin

chaque jour un peu plus gris

chaque jour un peu plus brun

ƒil

Quand je ferme un Ɠil, je ne vois plus que la moitiĂ© du monde.

Quand je ferme les deux yeux, je vois l’envers du monde tout entier.

Chirurgie

le bon docteur a fait des miracles

à présent je vois mieux

je vois le monde tel qu’il est

je vois les monstres qui s’agitent

sur les Ă©crans dans le miroir

le bon docteur a dissipé la brume

à présent je vois trop

la peur ne me quitte plus

Intruse

Une mĂ©chante fleur, aussi splendide que toxique, a poussĂ© entre les pavĂ©s de ma mĂ©moire. J’ignore d’oĂč vient la graine qui a germĂ© lĂ . Il faudrait remonter le temps, peut-ĂȘtre jusque avant mon propre temps, pour en trouver l’origine. Je n’en ai ni la force ni l’envie, je voudrais juste arracher cette incongruitĂ©, la balayer de mon esprit et ne plus jamais m’en souvenir. Mais cela non plus, je ne le ferai pas, car je soupçonne que me dĂ©barrasser d’elle signerait ma fin.

Champ

dans ce champ d’infortune oĂč nous avions semĂ© nos rĂȘves

nous attendions naĂŻvement

qu’une pluie nourriciùre en fasse des bouquets

ce qu’il plut dĂ©plut Ă  nos rĂȘves

qui ne sortirent jamais de terre

ce champ maudit devint leur cimetiĂšre

ƒuvre

avec ce qu’il me restait d’argile

avec aussi quelques Ă©pices

je t’ai Ă©crit une photo

elle ne chante pas trĂšs juste

mais j’apprĂ©cie son parfum

l’as-tu reçue ?

l’as-tu Ă©coutĂ©e touchĂ©e sentie goĂ»tĂ©e ou regardĂ©e ?

bref

l’as-tu aimĂ©e ?

RĂȘve

dire les autres mots

ceux qu’on ne connaüt pas

ceux qui se cachent dans l’ombre

et qui ne sortent que la nuit

quand le monde se retourne

tel un vieux gant fatigué

quand ce qu’on voulait ignorer

devient la seule vérité possible

rĂȘve ĂŽ rĂȘve ĂŽ rĂ©volte

dire tes mots en respirer chaque syllabe

s’en souvenir quand le jour te rattrape

et ne plus jamais rien oublier

Voix

ces voix singuliĂšres

parlent mieux que nous

chantent mieux que nous

et différemment

alors nous les Ă©touffons

alors pour les couvrir

pour ne plus les entendre

nous parlons chantons plus fort qu’elles

et malgré tout

malgré le charivari de nos fiertés imbéciles

malgré la geÎle et le bùillon

il y aura toujours quelqu’un·e pour les Ă©couter

Fin

quelques franges délicates

pour chatouiller l’hiver qui vient

ont eu raison de la pelote

ici s’achĂšve mon Ă©charpe

portez-la bien

portez-vous mieux

emmenez-la aux mille coins de la planĂšte

pour donner Ă  notre vieux monde ce qui lui manque

et balayer ce qui le ronge

ce monde qui nous vit naĂźtre

méritait sûrement mieux que nous

ne le changeons pas changeons-nous

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