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Flottant en apesanteur, Nina observait la foule rassemblée dans la grande galerie de l'axe central de la station. En face d'elle, la baie d'observation offrait une vue grandiose : l'espace étoilé, vertigineux, traversé par l'anneau d'habitation en rotation.
Le travail des trois derniers mois avait laissé Nina amaigrie, épuisée. Mais elle avait tenu à maintenir la conférence. Elle jeta un regard sur sa droite, où Yamaya lui adressa un sourire encourageant. Elle prit une profonde inspiration avant d'entamer son ultime effort.
— Je vous salue, citoyens de la station orbitale 5, commença-t-elle.
Les cabinets des psychologues étaient situés pour la plupart dans l'anneau d'habitation. Cela occupait de l'espace, il avait fallu faire des choix. Mais les néo-arrivants supportaient mal le confinement et l'apesanteur, il avait donc semblé important que les séances puissent se dérouler dans le confort relativement familier du demi-g de l'anneau.
Yamaya remercia le docteur et emprunta la coursive principale en direction du centre de contrôle, pensif. Les séances de psy hebdomadaires étaient l'une des premières décisions prises par la communauté au début du peuplement de la station orbitale 5, une vingtaine d'années auparavant. Yamaya savait qu'il en était de même sur la plupart des autres stations.
Il profita un peu du fait de pouvoir flâner, ancré sur un sol, tout artificiel qu'il fût. Puis il se glissa dans l'un des tubes de liaison, une sorte de couloir vertical (temporairement) qui permettait de rejoindre les espaces de l'axe central. Yamaya sentit son poids s'annuler progressivement, jusqu'à ce qu'il flotte complétement. A l'aide des poignées situées sur les cloisons il se dirigea ensuite vers le centre, en saluant distraitement quelques connaissances. La station avait atteint sa pleine capacité. Les coursives étaient toujours très fréquentées maintenant.
Yamaya franchit l'écoutille du centre de contrôle. Il y régnait une activité fébrile, une tension inhabituelle. Il s'installa à son poste et prit quelques instants pour observer la Terre.
Tous les habitants de la station partageaient sans doute son sentiment, se dit Yamaya face à la planète dévastée qu'il contemplait.
— Salut, Yamaya ! Prêt ? lui lança Nina, qui travaillait ce jour-là  au même poste que lui.
— Salut. Oui. Bien que je n'arrive pas à réaliser que c'est la dernière mission de guidage.
Le visage généralement avenant de Nina s'assombrit. Elle aussi regarda instinctivement la Terre via la baie d'observation.
— Oui... Cette fois c'est bien fini.
Ils furent interrompus par leur coordinatrice qui résuma la mission du jour. C'était une opération de routine, bien que toujours délicate et non sans risque : guider jusqu'à la sécurité de la station ceux qui quittaient la Terre dans des petits modules individuels. Mais cette fois-ci, bien sûr, tout le monde avait en tête la même pensée : c'était la dernière fois. Une centaine de fusées à rapatrier, et plus aucun humain ne subsisterait sur le monde inhabitable qu'ils observaient tous intensément. Le sauvetage de l'humanité dans des stations orbitales, initié vingt ans plus tôt, touchait à sa fin.
La concentration sur le travail permit à Yamaya d'écarter ses sombres pensées. Le carburant des modules était rationné au centilitre près. Chacun était piloté par une personne qu'il fallait guider en suivant une trajectoire optimale jusqu'à la baie d'arrimage de la station.
Yamaya sentit Nina se tendre à ses côtés.
— Un problème ? demanda-t-il.
Nina ne répondit pas. Elle observait ses signaux, affinant des réglages, les sourcils froncés. Puis elle saisit son module radio.
— Station orbitale 5 à module 727. J'observe une dérive de 0.4 points. Ajustez immédiatement.
Puis après quelques secondes de silence :Â
— Station orbitale 5 à module 727. Répondez ! Dérive de 0.42 points ! Ajustez !
La coordinatrice et quelques autres se rapprochèrent autour du poste de Nina, inquiets. Le module 727 s'écartait de sa trajectoire. Rien d'irréversible pour le moment, mais il fallait rectifier au plus vite. Yamaya consulta l'identité de l'occupante : Sacha, une biologiste de l'équipe scientifique. Elle ne répondait toujours pas.
Tout l'équipe se figea soudain. La pilote du module avait activé ses propulseurs latéraux, provoquant une déviation importante qui le mena sur un vecteur bien trop divergeant.
Nina réitéra ses appels, en vain. Yamaya vérifia rapidement les possibilités de sauvetage si la pilote ne réagissait pas dans les prochaines minutes : détourner temporairement une autre fusée pour venir à son aide était envisageable, bien que risqué.
— Station orbitale 5 à module 727. Répondez. J'observe une dérive de 2.87 points. Ajustez immédiatement.
— J'ai une trajectoire de sauvetage, annonça Yamaya. Avec le module 853.
L'équipe de guidage évalua les risques, et décida de lancer le sauvetage, si le pilote du 853 répondait favorablement. Ce dernier réagit avec sang-froid et accepta immédiatement la procédure. Guidé par l'équipe de la station, il dévia de sa trajectoire initiale pour venir à la rencontre du module en perdition et tenter de s'y arrimer pour le ramener en sécurité.
Le pilote était habile et déterminé, il avait peu de marge de manœuvre mais semblait être en mesure de finaliser la procédure. Mais au moment où il s'apprêtait à lancer son filin, le module déviant se détourna une nouvelle fois d'un bref allumage de son propulseur latéral. Puis il rétablit sa trajectoire précédente avec une précision qui ne pouvait pas être due au hasard.
— Ce n'est pas possible, souffla Yamaya. C'est un suicide ?
— Elle n'avait qu'à rester sur Terre si elle voulait mourir ! Et laisser le module et le carburant pour un meilleur usage ! Siffla Nina. C'est absurde, pourquoi fait-elle ça ? Elle est complétement dingue oui !
Sous les regards consternés de l'équipe de guidage, le module atteignit finalement le point de non-retour. Celui qui était venu à sa rescousse au péril de sa vie dû se résoudre à reprendre la trajectoire qui l'amènerait à son objectif initial, la station. Et laisser le module 727 dériver dans l'espace pour toujours.
La coordinatrice brisa le silence choqué qui régnait dans la salle de contrôle en demandant à l'équipe de confirmer l'identité de la pilote du module perdu. Celle qui devait perdre la vie quand ses réserves de vivres seraient épuisées.
— Sacha Malek, 25 ans, répondit une autre membre de l'équipe après consultation des dossiers. Elle faisait partie de la dernière vague en tant que biologiste de l'équipe finale de terrain, pour recueillir des données sur les vestiges de la vie animale, en particulier la vie microscopique, depuis la grande extinction.
— Adieu Sacha, souffla Yamaya, le ventre serré par la tension, en perdant de vue du module 727.
Au choc collectif, anticipé celui-là , de l'arrivée des derniers terriens dans les stations orbitales dans lesquelles l'humanité s'était condamnée à survivre, s'ajouta le deuil pour la perte incompréhensible de Sacha. En vingt années de migration, ce n'était pas la première fois qu'un module était perdu. Les accidents pouvaient arriver. Mais les circonstances de la perte de ce vaisseau qui semblait si délibérée, si précise et calculée mirent en émoi les trois-cent-cinquante stations.
Le soir du drame, Yamaya ne parvint pas à trouver le sommeil. Il revivait les évènements, visualisait précisément les différentes poussées qui avait éloigné progressivement le module de son objectif, jusqu'à l'esquive finale qui selon lui avait eu pour unique but d'éviter le sauvetage.
Le lendemain il retourna au centre de contrôle pour lire les comptes-rendus de l'évènement. Il ne fut pas surpris de trouver Nina déjà plongée dans les enregistrements.
— Bien dormi ? lui demanda-t-elle sans quitter des yeux les vecteurs empruntés par le module 727.
— Pas mieux que toi, répondit Yamaya en se saisissant des données biographiques et professionnelles de Sacha.
Ils restèrent silencieux tandis qu'ils consultaient les documents. Les guidages étant terminés, la salle de contrôle était inhabituellement calme, amplifiant leur sentiment de tristesse anxieuse. Après environ une heure de silence seulement perturbé par le cliquetis des machines et le bruissement des documents feuilletés, Nina dit doucement :
— Sa trajectoire semblait précise. J'ai l'impression qu'après avoir évité le sauvetage, elle a repris exactement le même vecteur. Regarde, ajouta-t-elle en affichant une simulation.
Yamaya observa les chiffres.
— Peut-on faire une projection ?Â
— Très compliqué, répondit Nina. Cela serait possible, j'imagine, mais cela prendrait des mois et je ne vois pas comment on pourrait justifier un tel investissement auprès de la communauté.
Yamaya se contenta de soupirer lentement. Il commençait à comprendre que ce sujet allait l'obséder longtemps.
— Sacha étudiait la vie microscopique sur Terre après l'effondrement écosystémique. Microbes, virus, organismes unicellulaires, reprit Yamaya.
— Se savait-elle infectée par une maladie bizarre ? Elle se serait sacrifiée pour éviter de contaminer la station ? suggéra Nina après quelques instants.
— Peut-ĂŞtre... admis Yamaya distraitement. Mais pourquoi monter dans le module au lieu de rester sur Terre ?Â
— Mmmh...Â
Yamaya continuait à consulter les documents. Quand il leva les yeux de son travail il remarqua que Nina avait débouclé sa ceinture et quitté son siège. Elle se laissait flotter face à la baie d'observation, en contemplation devant l'immense globe terrestre. Ou peut-être somnolait-elle après le stress des évènements et la courte nuit qui avait suivie ?
— Nina ? Appela-t-il doucement.
Elle dĂ©tourna lentement le regard de leur planète d'origine et le regarda en souriant tristement.Â
— Yamaya, je veux comprendre ce qui s'est passé.
— J'aimerais aussi, répondit Yamaya.
— Je vais demander à la communauté un mandat pour éclaircir cet évènement. Même si je dois retourner sur Terre pour enquêter, ajouta-t-elle résolument en se replongeant dans l'observation de la planète.
— Tu as raison. Il faut comprendre. On le doit à la mémoire de Sacha. J'ai une sorte d'intuition... j'ai l'impression que Sacha a fait ça pour nous, d'une certaine manière.
Après un silence, Nina répondit, rêveuse :
— Oui.... C'est ce que je pense aussi.
La communauté accorda un mandat de trois mois à Nina et Yamaya pour clarifier les circonstances de la perte du module 727, qui couta la vie à Sacha. Mais la demande de Nina pour aller-retour sur Terre fut fermement refusée. Les représentants des stations de la fédération rappelèrent qu'une fois les sauvetages terminés, et compte tenu des réserves ténues en carburant, les trajets en surface étaient proscrits, sauf si les requérants pouvaient démontrer que la survie des stations (et donc de l'humanité) était en jeu. Nina dû bien l'admettre, ce n'était évidemment pas le cas.
Les deux résidents de la station orbitale 5 se mirent donc au travail. Leur première approche fut vite décidée : analyser de manière systématique toutes les sources dont ils disposaient sur les quelques heures qui avaient menées à la perte du vaisseau.
La première découverte cruciale fut révélée un matin par Nina après, manifestement, une nouvelle nuit blanche.
— Elle n'avait pas de radio ! annonça-t-elle d'un air épuisé dès Yamaya flotta dans la cellule qui leur servait d'étude.
— Comment...
Nina ne fit pas mine d'écouter et continua sur sa lancée :
— On le voit sur ces deux photos (elle lança les documents à Yamaya qui les saisit au vol quand elles flottèrent devant lui) : l'antenne est endommagée. J'ai vérifié le dernier rapport de maintenance du module 727, datant de la veille du vol. L'antenne radio était en parfaite état.
Yamaya observait les documents, contaminé par l'excitation de sa collègue.
— Quelle horreur... souffla Yamaya. Coincée dans cette boite minuscule en perdition dans l'espace, sans pouvoir communiquer avec nous... ses semblables...
Après un moment de réflexion, il ajouta avec réticence :
— Nina... Penses-tu que cela pourrait être un acte criminel ? Quelqu'un aurait saboté sa radio, puis truqué ses propulseurs ?
— Franchement, c'est comme la thèse du suicide, cela me parait bien compliqué à mettre en œuvre. Il faudrait être très déterminé, et particulièrement sadique pour mettre au point un traitement d'une telle cruauté.
— Je vais demander une extension du cadre du mandat pour que nous puissions interroger ses proches, conclut Yamaya.
Le travail continua les semaines suivantes. Yamaya se plongea à nouveau dans la carrière de Sacha, espérant y trouver des clés qui aideraient à comprendre ses motivations. Yamaya n'avait pas de formation scientifique mais il se passionna pour les recherches de Sacha en microbiologie. Elle travaillait sur la résilience des micro-organismes après l'effondrement du biome terrestre. Des mutations surprenantes étaient apparues. Les modifications drastiques d'environnement semblaient avoir provoqué des stratégies de survie inédites.
Lui-même très investi dans l'enquête, Yamaya commença à  s'inquiéter de l'état de santé de Nina. Elle dormait peu et accumulait une tension nerveuse à mesure que l'objectif qu'elle s'était donné tournait à l'obsession. Une nuit, alors qu'il était éveillé, les données de la journée tournant sans cesse dans sa tête, il décida de rejoindre l'axe central, craignant de trouver Nina encore au travail. C'était le cas en effet. Elle était penchée sur des calculs, les yeux cernés, la peau pâle.
— Nina... souffla-t-il. Il faut que tu prennes du repos.
— J'y suis presque, Yamaya, répondit-elle sans se détourner de son travail.
— Que fais-tu ? dit-il en lui touchant l'épaule.
Elle consentit Ă le regarder.
— J'ai extrapolé la trajectoire de Sacha. Son dernier vecteur connu, qui était rigoureusement identique à celui précédant la tentative de sauvetage. Sacha a effectué un travail d'une précision inouïe. Cela a dû lui demander des années de préparation. Je calcule la projection de ce vecteur. Sur les siècles à venir.
 — Nina, c'est un travail de titan, et cela n'a aucun sens. Pourquoi veux-tu que Sacha...
— Yamaya, je suis maintenant certaine que Sacha avait un objectif, le coupa-t-elle. Elle voulait envoyer ce module quelque-part, en sacrifiant sa propre vie. Je ne sais pas où, je ne sais pas pourquoi. Mais je vais le découvrir.
Yamaya prit quelques respirations.
— Nina... va te reposer. Je vais prendre le relai. Tu mets ta santé en danger. C'est contraire aux règles qu'on s'est imposé au niveau communautaire, tu le sais.
— Merci, Yamaya, souffla Nina après un moment de silence.
Tremblante, elle saisit les poignées et flotta comme un fantôme vers la coursive pour rejoindre son habitation.
Yamaya poursuivit le travail de projection les jours suivants. Nina dû prendre quelques jours de repos afin de ne pas mettre sa santé en danger. A sa demande Yamaya accepta néanmoins de passer la voir à la fin de chaque journée pour l'informer de l'avancée des recherches.
— Je me suis intéressé à ses proches. Sacha n'avait pas de famille. Ses parents ont perdu la vie pendant les catastrophes du basculement. Ses collègues ne m'ont pas appris grand-chose non plus : malgré son jeune âge Sacha était spécialiste de son domaine et travaillait en général seule. Un de ses collègue la trouvait changée les derniers jours, plus fermée, mais c'est fréquent chez ceux qui s'apprêtent à quitter leur planète natale pour aller vivre dans une station orbitale...
— Ou mourir dans une capsule de sauvetage, l'interrompit Nina un peu trop vivement.
— Oui. Demain je dois rencontrer Lucie, son amie d'enfance. Elle est encore sous le choc. En parallèle j'ai également pu consulter les inventaires effectués avant le départ par l'équipe scientifique. Il manque quelques substances chimiques, en quantité inférieure à la marge d'erreur mais j'ai quand même envoyé la liste à une équipe de biologistes pour voir ce que cela peut signifier. Un décompte des échantillons biologiques ramenés par l'équipe scientifique est aussi en cours.
— Elle a emporté un peu de travail pour occuper ses dernières heures ? Désolée, je deviens cynique, ajouta Nina avec lassitude. Et la projection, qu'est-ce que ça donne ?
— J'avance mais vraiment, Nina, je n'ai aucun espoir que cela aboutisse à quelque-chose.
Et pourtant trois semaines plus tard Yamaya finalisa la projection et découvrit, épuisé et ébahi, la destination du module 727.
Nina pu reprendre progressivement le travail. Il restait deux semaines avant la fin de leur mandat et la présentation des résultats de leur travail à la communauté des stations. Ils savaient où le module finirait sa course un jour mais n'avaient toujours pas de réponse à la question : pourquoi ?
« Je vous salue, citoyens de la station orbitale 5, et communautés des autres stations qui assistez à la retransmission. Je m'appelle Nina. Yamaya, ici présent et moi-même avons achevé le mandat que vous nous avez confié dans l'objectif de clarifier les circonstances de la disparition de Sacha Malek, survenue le 12 mai 2065, et qui a entrainé sa mort les heures ou les jours qui ont suivis.
Je vais essayer de vous raconter l'histoire que nous avons reconstituée au fil de nos travaux.
Comme vous le savez, le 12 mai dernier était la date fixée pour les derniers rapatriements. A l'exception de quelques groupes qui ont décidé contre tout espoir de rester sur Terre, l'humanité vit désormais au sein des stations en orbite autour de la Terre. Nous y passerons nos vies, ainsi que les générations futures, jusqu'à un improbable retour de conditions favorables à la vie sur notre planète, ou à l'épuisement de notre modèle de survie et la disparition définitive de notre espèce.
Sacha faisait partie de cette dernière vague qui nous a rejoint dans 105 fusées individuelles à pilotage manuel, appelées modules de rapatriement. A 8h52, heure de la station orbitale 5, l'équipe de guidage a détecté une légère déviation du module 727 piloté par Sacha. Cette déviation s'est amplifiée, jusqu'au déclanchement des propulseurs latéraux du module qui ont drastiquement altéré son vecteur. Jon, le pilote du module 853, a tenté au péril de sa vie une procédure de sauvetage consistant à s'approcher du module de Sacha, s'aligner sur un vecteur parallèle, l'arrimer puis le ramener à la station. Au moment où nous confirmions la possibilité de ce sauvetage, un nouveau déclenchement des propulseurs latéraux par Sacha a mis son module définitivement hors de portée. Elle a ensuite rétabli son vecteur précédent, jusqu'à atteindre le point de non-retour. Depuis, nos observations n'ont détecté aucune nouvelle altération de sa trajectoire.
Sacha est née sur Terre en 2040 sur le continent européen, où comme tout ceux de sa génération elle a grandi dans le chaos du basculement écosystémique. C'était une passionnée des sciences du vivant, mais aussi de sciences sociales, et d'astronomie. En 2052, elle fut sidérée par la découverte de l'astronome Mary Clayton d'une quinzaine d'exoplanètes dont les situations pourraient permettre des conditions nécessaires à la vie. La plupart d'entre vous se souviennent du sentiment ambigu, parfois violent, que cette découverte a suscité, alors que notre propre planète elle-même ne remplirait bientôt plus ces conditions.
A l'âge de quinze ans, Sacha commença seule un travail d'astrophysique incroyablement exigeant : calculer les vecteurs qui permettraient à un vaisseau quittant la Terre de rejoindre l'une de ces planètes. Elle envisagea différents scénarios, avant de se fixer sur une étoile située à 250 années-lumière de notre système solaire. En se basant sur la ridicule poussée initiale des modules existants, elle projeta un voyage de plusieurs millions d'années.
A dix-sept ans Sacha a pu intégrer une université africaine, se spécialisant en microbiologie. Dès la fin de ses études elle a rejoint l'équipe finale de terrain, le groupe de scientifiques chargé de rester à la surface de notre planète le plus longtemps possible, dans le but de mener des travaux de recherche sur l'effondrement écosystémique. Elle étudiait la vie microscopique après le bouleversement.
Le matin du dĂ©part pour la station orbitale, Sacha a sabotĂ© l'antenne radio de son module. Elle a Ă©galement embarquĂ© illĂ©galement un composĂ© chimique fabriquĂ© par ses soins : un puissant poison. Sacha Ă©tait dĂ©terminĂ©e, mais prĂ©voyante. Si elle venait Ă flancher au dernier moment, elle ne pourrait pas utiliser sa radio pour demander de l'aide, ni cĂ©der aux appels de ses semblables la suppliant de renoncer. Puis, une fois son vecteur assurĂ©, elle pourrait Ă©ventuellement se donner la mort sans subir les affres de la faim ou du manque d'oxygène. Dès qu'elle a quittĂ© l'atmosphère terrestre, elle a ajustĂ© sa trajectoire, pour viser son Ă©toile, sa planète. Le module 727 rejoindra l'exoplanète SA-8783 dans 4 875 243 ans.Â
Les derniers travaux de sa courte carrière scientifique ont permis à Sacha de découvrir un phénomène de résilience inédit chez certains êtres vivants. Soumis au stress environnemental, des organismes unicellulaires ont développé la possibilité de demeurer dans un état de stase associé à une absence de sénescence programmée. Cela leur permet de rester vivants, en dormance, sur de très longues périodes. Dans des conditions extrêmes, cette durée peut s'étendre à des siècles, voire en théorie à des millénaires. Des conditions extrêmes comme, par exemple, le vide spatial.
Sacha s'est sacrifiée pour sauver la vie. La vie sur Terre est condamnée, et notre propre survie dans les stations, bien que le fruit d'une incroyable collaboration à l'échelle de l'humanité, est soumise à des aléas qui ne permettent pas d'être optimiste sur le long terme. Sacha a donc embarqué dans son module des échantillons de micro-organismes susceptibles de survivre à son voyage. Dans un peu moins de 5 millions d'années, le module de Sacha traversera l'atmosphère de l'exoplanète SA-8783. Dans l'hypothèse où sa planète est bien dotée d'une atmosphère. Le système de survie déclenchera les rétro-propulseurs et le parachute d'urgence, et ouvrira l'écoutille du module une fois qu'il se sera posé à la surface ou sur un éventuel océan. Les micro-organismes se répandront alors sur la planète.
Si le rêve de Sacha se réalise, au fil de l'évolution, la vie refleurira. Une vie d'origine terrestre, sur une planète lointaine, quelque-part dans la galaxie.
Je vous remercie pour votre attention. »
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