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L’absente

"On ne peut pas vivre sans désir, ce n'est pas possible."

Nina Bouraoui

Après

La place Charles Hernu est inondée de lumière. Le soleil est bas, entre les immeubles au bout du cours Emile Zola. Tout est doré, c'est la fin d'après-midi. Je suis dans l'une de mes situations préférées : seul au milieu de la foule. Je ne suis plus au travail, je ne suis pas encore à la maison, j'aime cet entre-deux dont j'appelle le mouvement le balancier.

Je descends sur le quai du métro A. Je regarde les gens, les filles. Je rêvasse, au sens souchonien, je revois précisément cet entretien avec Laurent Boyer dans les années 90, j'ai des souvenirs sur ce quai.

Debout dans le métro j'écris un peu sur mon cahier. Mon corps anticipe les accélérations et les freinages, si on tarde à démarrer quelques secondes après le signal de fermeture des portes il se penche.

Je traverse le grand hall de la gare de Perrache. Comme souvent en descendant de la rame, passant les portiques, serrés contre les gens j'ai entendu dans ma tête des bruits de bétail: meuh ! meuh ! 

En attendant le bus je lis un peu.

Avant

L'air était humide, obscurci par une pluie qui n'en était presque pas une, mais quand même trop mouillée. C'était toujours les mêmes bâtiments gris, hétérogènes, qu'on imaginait construits à des périodes différentes, sans plan d'ensemble, pas au début. Identifiés par des lettres. J'avais rendez-vous à 7h30, cela devait suffire pour être à l'heure au travail, je serai plus rapide cette fois, il y aurait moins d'effet de surprise. 

Je suis entré dans le hall du bâtiment D. Je n'aimais pas la lumière livide des néons. La machine à café était défraichie, j'imaginais une mousse dense et beige, comme à l'université, quinze ans auparavant.

J'ai choisi les escaliers.

Dans la salle d'attente il faisait très chaud. Les autres hommes étaient tous sans age, comme moi. Pas vraiment honteux, mais un peu hébétés. La dame qui prenais les questionnaires n'était pas sympathique. J'avais hésité à la question sur l'abstinence, je n'étais pas sûr de ce qu'il fallait prendre en compte dans le calcul. En échange elle m'a donné le petit pot avec bouchon pour recueillir le prélèvement.

On m'a donné la fiche expliquant le protocole, comment laver la verge. Cette fois dans la cellule il y avait la télé. Mais le temps que je lave la verge l'horrible petit film était terminé, et la dame était partie avec la télécommande.

J'avais été prévoyant : deux petits clips sélectionnés la veille pour leur efficacité, chargés sur mon téléphone.

Après

On me dit que c'est comme une vieille maison Ă  retaper.

On me résume en quelques phrases mon enfance, mes relations avec les membres de ma famille.

On me dit que la sexualité c'est important : pour l'attachement.

On me demande de faire attention.

On me dit qu'on ne peut pas fabriquer des sentiments.

On me dit qu'il y a un rôle masculin. On me demande ce que signifie pour moi être un homme. Ma réponse ("je sais pas") inquiète un peu. On me demande de consulter, pour clarifier cette question de la masculinité.

On me dit que mon père était absent.

On me dit que c'est normal. On me conseille des livres.

On me demande si j'en serais capable. Je réponds que oui, si je suis au pied du mur.

Avant

Je savais que le troisième jour était toujours difficile. Mais cette fois on ne pouvait pas passer outre, parce qu'il y avait le test post-coïtal. Le calendrier était très précis, à quelques heures près. Alors on a commencé ce qui me semblait être un rituel, cette danse lente, nos bouches. Assez vite j'ai eu une érection, mais qui ne tenait pas, on ne s'embrassait plus vraiment, on n'avait pas envie, en tout cas je n'avais pas envie, mais ce n'était pas la question. Elle m'a demandé dans un souffle ce qu'elle pouvait faire, elle n'était pas vraiment en colère, pas encore.

Il n'y avait plus rien. Elle s'est relevée, a soupiré, m'a tourné le dos. Je l'ai regardée, sous la lumière qui me semblait plus crue, je ne ressentais rien.

Vers une heure du matin je suis allé prendre une douche. Selon elle, je devais juste me détendre, j'étais trop stressé, je me mettais trop la pression. Elle m'a expliqué de quelle façon elle fermait les yeux et se laissait aller.

Je suis revenu dans la chambre, j'ai vu son coup d’œil rapide vers mon bas-ventre, sa déception. Elle était très fatiguée elle aussi. 

Mais ce n'était pas perdu, il restait quelques heures. On pouvait dormir un peu, mettre une alarme à 5h, et essayer encore. Au réveil, dans un demi-sommeil j'ai senti tout à coup quelque-chose, ça allait marcher. Malgré tout j'avais peur que ça passe, que ça retombe, je m'accrochais, nos lèvres ne se touchaient pas vraiment, et puis après quelques minutes j'ai éjaculé. Je me suis rendormi.

Maintenant

Je sors du bureau et longe un peu le boulevard Stalingrad. Il n'est pas très agréable : il y a trop de voitures qui se croient déjà sur le périphérique, les feux pour les piétons sont trop longs et trop nombreux, c'est humiliant. Mais il fait beau. Je passe au magasin Botanic pour acheter un picnic. Enfin j'arrive au parc.

La lumière est magnifique, il y a une légère brume sur le lac et sur les grandes prairies. Je garde mon blouson, mais je peux manger sur un banc, au soleil. Nous sommes le 19 décembre.

Dans mon sac à dos j'ai deux livres, "Appelez-moi par mon prénom" de Nina Bouraoui et "Riot Grrrls" de Manon Labry. Ce matin je trouvais des points communs à ces deux auteures. Je pense à mon identité : mon nom, mon adresse, ma couleur préférée.

Après manger je visite la serre tropicale. Je suis surpris par la chaleur humide, je n'étais jamais entré, je ne savais même pas qu'on avait le droit. Je me dit que je pourrais manger ici, un jour où il ferait trop froid pour rester dans le parc. J’observe les cacaoyers, les bananiers avec une curiosité distraite de profane. Puis je vais voir les cactus.

J'entends une voix, une voix au timbre unique, qui porte loin. J'ai envie d'entendre cette voix toute ma vie, mais je sais que cela ne sera pas le cas. Je continue à marcher, montant doucement dans les airs, je m'envole dans la brume. Je marche parmi les nuages, je flotte, comme Mary Poppins, ou plutôt comme une méduse dans la mer, d'ailleurs je clignote un peu.

C'est agréable de marcher sur les nuages, dans la lumière.

(Lyon, le 14 novembre 2020)