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En dépit des années noires
Des années folles, des heures de gloires
À la lisière du torrent
J'irai m'asseoir sur un banc.
Benjamin Biolay
Nous roulons Montée de Choulan dans la Fiat Punto bleue qu'elle emprunte souvent à ses parents, nous sommes seuls dans la voiture, elle est passé me prendre pour m'emmener à cette dernière soirée. Il n'y en aura pas d'autre, ces derniers mois nous sortons beaucoup avec toute la promo mais les stages vont commencer, on doit se revoir une dernière fois à la fac demain puis chacun partira de son coté et on reprendra à la rentrée, au mois d'octobre. Dans la voiture nous parlons à notre manière habituelle, douce et intense. Je connais bien cette voiture parce que Julia me ramène souvent en fin de soirée, quand elle n'est pas trop fatiguée et qu'elle n'a personne d'autre à déposer elle arrête le moteur devant le portail de la résidence de mes parents pour que nous puissions discuter encore un peu. Mais souvent il y a d'autres amis avec nous, parfois elle va jusqu'à Chassieu pour ramener Yohan après, elle rentre chez elle à quatre heures du matin, elle se prépare un petit piquenique dans la cuisine de l'appartement de ses parents avant d'aller se coucher, de pain et de chocolat, de gâteaux, chez ses parents les placards débordent toujours de produits alimentaires.
Un peu avant vingt heure j'allume l'autoradio. Le Pen a refusé le débat d'entre-deux-tours, depuis deux semaines des gens révoltés manifestent, Antoine est même venu à Lyon pour défiler le 1er mai. Les grands partis politiques ont organisé un barrage républicain. Malgré tout, on aime se faire un peu peur, Sophie pense qu'il y a un risque, elle explique à ses proches qu'il faut absolument aller voter. J'affirme à mon entourage que le fait d'avoir mis dans l'urne un bulletin Jacques Chirac m'a beaucoup coûté. J'aurais mieux aimé que Lionel Jospin soit au deuxième tour, je le considérais comme un bon candidat, soutenu par un parti de gauche.
La journaliste de France Inter dit que Chirac est réélu avec environ quatre-vingts-pour-cent des voix. Je dis à Julia bon, c'est bon en souriant, et j'éteins la radio.
Comme souvent pour les soirées, Julia porte une jupe courte avec des collants noirs, un top et un pull noir cintré, elle est maquillée. Elle est très belle. Quelques jours avant dans la salle informatique de l'IUP, Cherbane et Mathieu m'ont glissé qu'ils nous verraient bien ensemble, Julia et moi. Cela m'a surpris qu'on puisse envisager que Julia accepterait de sortir avec un garçon comme moi. Surpris et rendu fier. Ces dernières semaines, en pensée et auprès de mes amis les plus proches je me présente comme étant amoureux d'elle.
Julia gare sa voiture rue de la Viabert. Nous montons les escaliers de l'ancien immeuble bourgeois, qui a été depuis reconverti et devisé en petits appartements pour héberger des étudiants, nous sonnons chez Ernst et nous retrouvons les visages familiers. Yohan, Sophie. Mélanie et Cherbane. Anne-Ségolène est venue avec son copain que je ne connaissais pas, nous sympathisons rapidement. Anne-Ségolène ne fait pas vraiment partie du groupe, du noyau dur avec lequel je passe toutes mes soirées depuis quelques semaines. C'est peut-être même la première fois qu'elle vient. Nous sommes tous dans le petit salon de Ernst, certains sur des chaises ou la petite banquette, Julia et moi préférons en général nous asseoir en tailleur sur le sol. Le copain d'Anne-Ségolène a amené une guitare, nous jouons quelques chansons de variété française, il me montre comment améliorer mon riff de la corrida. Depuis le temps que je patiente dans cette chambre noire.
Je regarde Julia. Les choses semblent se dérouler naturellement, en tout cas les événements minuscules s’enchaînent d'une manière qui semble déterminée. Cela fait huit mois que j'ai rencontré Julia, je ne force pas le cours des choses habituellement mais pose peut-être des petits jalons, puis regarde ce qu'il se passe. Là, ce qu'il se passe, c'est que nous allons souvent sur le balcon, Julia et moi, pour fumer une cigarette et discuter. Le petit balcon donne derrière l'ancienne gare des Brotteaux, on voit les trains qui passent bruyamment. Fumer une roulée avec Julia dans le fracas des petits TER, on voit même les gens dans les wagons, on entend les rires des copains dans le salon. Nous les rejoignons.
Je bois une bière, j'ai l'habitude du goulot des petites bouteilles vertes sur mes lèvres. J'ai encore envie de rouler une cigarette mais Ernst ne souhaite pas qu'on fume à l'intérieur. Je joue aux caps avec Yohan, peut-être, je bascule la bouteille trop vite quand je perds, ça mousse un peu. Je rigole avec les copains, on parle des stages en entreprises qui vont commencer, on se moque sûrement un peu des profs ou des étudiants qui ne font pas partie de notre groupe. Julia est retournée sur le balcon, elle parle avec Cherbane et Mathieu, Cherbane a toujours son sourire charmeur accroché aux lèvres, Mathieu rentre, je crois que j'ai pris une décision. Je sors à nouveau. Cherbane parle, parle, mais Julia me regarde. Je dis timidement, Cherbane. Il fait semblant de ne pas m'entendre, peut-être qu'il sait ce qui va se passer et qu'il n'est pas d'accord, peut-être qu'il convoite Julia.
Je mets mes mains sur ses bras, et le dirige vers la porte-fenêtre pour lui faire quitter le balcon. Il garde son sourire mais ses yeux s'arrondissent légèrement, il est surpris. Il me regarde, je le pousse tout doucement dans le salon, je murmure : merci et je ferme la porte-fenêtre.
Je m'approche de Julia et nous nous accoudons à la rambarde du balcon. Il y a encore un train qui passe. Nous parlons doucement, je dois lui dire quelque-chose, mon cœur bat un peu trop fort quand je lui demande : est-ce que tu veut sortir avec moi, Julia ?*. Elle me répond, *c'est un peu enfantin, non ?* Puis elle précise, *la réponse est oui, mais c'est un peu enfantin, comme expression ?. Nous ne nous embrassons pas tout de suite.
J'aime beaucoup regarder les trains*, me dit Julia, *Où va celui-là, à ton avis ? demande l'un de nous. Souvent nos dents s'entrechoquent. Tout est nouveau pour moi, des lèvres sur les miennes, son corps contre le mien, mes mains sur son pull, sur ses hanches, au creux de son dos. Nous restons sur le balcon, personne ne vient nous déranger, même pas les fumeurs. Nous parlons comme avant, sauf que de temps en temps on s'embrasse, on s'embrasse légèrement, avec nos lèvres, dans le salon les copains discutent encore, on entend leurs rires, nous préférons rester ensemble, savourer notre petite intimité nouvelle. Mais il est tard, il faut rentrer. J'ouvre la porte-fenêtre, je rejoins la promo, c'est comme avant, rien n'a vraiment changé, je ne dis rien, ou peut-être au-revoir à Ernst.
Sans doute, la Punto bleue a dû traverser la ville, descendre les quais et traverser le Rhône puis la Saône, serpenter le long de la montée de Choulan puisque je suis devant le portail de la résidence de mes parents, une résidence un peu standing du cinquième arrondissement. Julia est descendue de voiture en laissant les phares allumés. Elle est dans mes bras, enfin nous sommes enlacés, je suis encore étourdi, mon corps est tendu parce que mes mains touchent un textile étrange, son pull fin doit contenir un peu de laine de mohair que sais-je, sous son pull elle porte un t-shirt ou un top, mes mains sont sur ses hanches je sens presque la chaleur de sa peau, nos lèvres on se dit à demain, elle remonte dans sa voiture elle doit encore déposer Yohan.
Dr C : Et pourquoi, à votre avis ?
S : Ben, je sais pas. C'était pas pour moi quoi.
Dr C : Mais pourquoi vous pensiez ça ?
S : Ben déjà physiquement, c'était pas possible qu'une fille s'intéresse à moi.
Dr C : Ah bon ?!
Au collège à Sucy-en-Brie il y a un professeur de musique, un petit bonhomme qui s'appelle Monsieur Beau. Il anime aussi la chorale de l'école. Nous y allons avec mon ami Jean-Marc, il y a des répétitions le samedi, nous prenons le RER et sur le trajet nous fumons des Marlboro rouge et parlons beaucoup, nous avons construit un humour commun depuis que nous nous connaissons, nous passons beaucoup de temps ensemble. Je crois que nous aimons bien chanter dans cette chorale, Jean-Marc sait jouer de la guitare et nous sommes déjà sensibles aux textes de la variété française. Au cours de l'année scolaire il y aura un voyage d'une semaine en Ukraine pour rencontrer une autre chorale. Maman a regardé sur une carte pour s'assurer que c'est assez éloigné de Tchernobyl.
Dans le car à l'allée nous jouons à action ou vérité, Jean-Marc a des vues sur une fille dont j'oublierai vite le prénom mais dont la présence physique restera un souvenir vivace, quelqu'un lui a demandé de caresser ses fesses ou de lui faire un smack. Des couples se forment.
Vers la fin du séjour a lieu la boom, je suis un des derniers de notre groupe à ne pas être en couple. Moi et une fille, Typhaine, sa sœur jumelle est aussi à la chorale, elle a la peau blanche, les cheveux châtains et les yeux bleus, elle sort avec un garçon mais pas Typhaine qui elle a les cheveux blonds. Typhaine porte en général un jean clair presque trop court, un sweatshirt gris, avec une banane aux couleurs fluo autour de la taille. Quelqu'un m'a dit que Typhaine serait d'accord pour sortir avec moi. Je lui demande, poussé par l'une ou l'autre et elle dit oui mais la boom est terminée, on se verra demain pour le voyage du retour. Je dors peu cette nuit-là parce qu'une fille a accepté de sortir avec moi. J'ai peur mais me rassure par une pensée incompréhensible, me répétant des centaines de fois ces phrases : elle est à toi. Tu en fais ce que tu veux. Elle est à toi. Tu en fais ce que tu veux. Elle est à toi etc.
Retrouverai-je Typhaine un jour ? Son nom de famille est peut-être écrit sur la photo de classe ?
Le matin nous nous asseyons à côté dans le car, nous parlons très peu mais je prends sa main blanche et veineuse dans la mienne, je crois que Typhaine a les yeux bleus elle aussi, puis elle part voir sa sœur qui est assise sur la banquette tout au fond du car. Quelqu'un m'appelle, Typhaine est en larme dans les bras de sa sœur, puis je suppose qu'on me demande ensuite de mettre fin à notre relation.
Au cours du voyage une autre fille s’intéresse à moi, elle a les cheveux roux et elle est beaucoup plus grande, sa main est calleuse dans la mienne, elle me prend dans ses bras, elle a l'air d'être heureuse avec moi, ni sa bouche ni celle de Typhaine n'effleurent jamais la mienne. Nous endormons côte-à-côte dans les couchettes du car et je l'évite le reste du voyage.
Dr. L : Bon je vais vous mettre du Berocca, reposez-vous et puis essayez de faire un peu de sport hein.
Je ne dors pas de la nuit. Je n'ai pas les pensées possessives obsédantes de 1994, d'ailleurs je ne pense pas, je suis dans un état hypnotique d'attente, de pause, je suis à l'arrêt, je veux être demain et reprendre là où nous nous sommes quittés cette nuit, je veux la retrouver, je veux sentir Julia contre moi et entendre sa voix. Le matin du 6 mai je prends le bus devant la résidence un peu standing de mes parents, je descends à la gare de Perrache puis prend le tramway jusqu'au campus de Bron, comme d'habitude. Je traverse les bâtiments familiers, me rends en salle informatique, mais la fatigue physique et émotionnelle m'empêche de travailler, Sophie me dit que je devrais rentrer chez moi, elle insiste, je lui chuchote avec un sourire bizarre j'attends Julia, en fait. Julia arrive et nous partons ensemble. C'est le premier jour, le jour d'après, nous marchons en nous donnant la main, nous embrassons tout le temps. Julia me parle, elle m'explique des choses tandis que nous descendons l'avenue des Frères Lumière.
Julia et moi avenue des Frères Lumière ; serrés l'un contre l'autre ; ma main sur sa hanche et la sienne dans mon dos.
Dr D : …
S : …
Dr D : Alors. Où en êtes-vous ?
S : … Ben… Je sais pas trop…
Dr D : …
S : …
Dr D : Bon si je résume, vous êtes avec votre heu femme ? votre conjointe ? Vous vous maintenez dans cet état d'indécision, on pourra revenir là-dessus d'ailleurs, d'un coté vous vous entendez bien, vous êtes en coparentalité, et si vous vous séparez hé bien, vous dites "c'est compliqué", ça n'arrangera pas vos affaires quoi hein.
S : Oui voilà.
Nous dansons lentement, enlacés et amoureux. Julia est belle vêtue de sa robe couleur d'éternité aux galaxies mouvantes, multicolores. Nous flottons et tournoyons au milieu des étoiles. Nous accomplissons le rituel pour la millième fois. L'Oracle a vu les signes dans un son inaudible projeté sur une toile noire et brillante. Julia a bu le remède yeux fermés et mains tremblantes il y a trois nuits et les aiguilles de fer ont à nouveau percé son corps. Depuis trois jours nous nous soumettons à l'ancien rite, éreintés, ivres et confiants. Les gestes nous semblent maîtrisés, nous sommes enfin prêts, la musique diffuse qui nous accompagne est l'écho de la naissance de l'univers. Nous sommes enfin prêts, tout est aligné et nous connaissons les gestes.
Nous connaissons les gestes mais nous sommes fatigués, je suis fatigué. Les deux nuits précédentes nous avons accompli le rite, une dernière fois je me concentre sur le rôle qui m'est dévolu et que personne n'aurait l'idée de remettre en cause. C'est plus lent que prévu, plus saccadé, moins évident mais peu importe, nous avons tout notre temps. Julia aussi est fatiguée, inquiète. Les choses ne se passent pas aussi facilement que prévu, il y a des résistances inattendues mais rien que nous ne saurons surmonter, nous connaissons les enjeux et tant d'autres ont passé les épreuves sans faillir.
Un pluie de météores nous surprend et nous sépare un bref instant. Nous nous retrouvons mais éprouvons de la peine à nous concentrer, je me sens perdre pied, je doute presque. Julia s'inquiète elle aussi, cela devrait être terminé maintenant, mais cela ne fonctionne pas, en fait, je* ne fonctionne pas, elle me recommande de me calmer, de me détendre. *Je ferme les yeux et je me laisse aller, m'explique-t-elle. Elle me demande ce qu'elle peut faire. J'observe les galaxies virevoltant autour de moi, respire longuement, puis reprend le rituel depuis le début, une nouvelle fois.
Devant moi les miroirs. J'ai ma guitare sur le dos, une folk de la marque d'entrée de gamme Stagg mais étonnamment agréable à jouer. Mes amis de lycée me l'ont offerte pour mes dix-huit ans. Ils se sont cotisés, Van, Bébert et les autres, Nathalie… Pierre est avec moi, nous allons chez Hélène la retrouver, Edith et Max sont déjà là. Quelques mois avant de rencontrer Julia, je me représente comme amoureux d'Hélène. Hélène a la peau blanche et les cheveux noirs, c'est une fille qu'on imagine torturée ou en tout cas sujette à de mauvaises passes, elle est incroyablement complexée et fière. Nous nous sommes rencontré sur les bancs de la fac, je ne sais plus exactement dans quelles circonstances. Au fur et à mesure de nos soirées en huis clos, notre groupe d'amis devient un pentagone bizarre de sentiments non exprimés que je ne démêle que plus tard, après qu'il ait explosé et que sans le savoir je suis fermement engagé sur la voie du Cinq-Mai.
Dans le studio de la résidence étudiant d'Hélène nous faisons bouillir de l'eau dans une casserole, jetons un paquet de pâtes que nous assaisonnons d'un bocal de sauce bolognaise, puis nous discutons longuement ou nous chantons accompagnés de ma guitare. Edith est habitée par une foi à l'esthétique païenne mais aux racines catholiques, dont elle trouve des échos dans des livres comme l'Alchimiste* ou *la prophétie des Andes. Nous nous laissons bercer par son optimisme confiant, qui équilibre un peu nos névroses d'encore-adolescents et la sensibilité fragile d'Hélène. Edith a de longs cheveux roux et bouclés, la peau blanche de son visage est constellée de tâches de rousseur. Pierre les appelle parfois : Eden et Elite.
Hél��ne est passionnée de variété française, un registre que je connais bien à la guitare. Quand je joue les chansons de Jean-Jacques Goldman je sens son regard sur moi. Hélène semble toujours à deux doigts de s'effondrer.
Souvent Pierre et moi rentrons tard le soir, il habite aussi sur la colline de Fourvière alors nous empruntons à pied la Montée de Gourguillon, puis la rue des Pommières. Nous discutons des heures de nos relations avec nos trois autres amis. Je finis par confier à Pierre les sentiments que j'éprouve pour Hélène.
Pour son anniversaire notre amie Cécile a loué la salle des fêtes de son village natal, quelque-part dans l'Ain je crois, ou dans le Bugey. Pierre et moi passons la soirée avec ses copains, des gens qui nous semblent évoluer dans un autre univers, où on est beau et confiant, où on exprime ses désirs et vit des aventures amoureuses et sexuelles. Nous sommes fascinés par Flora, une amie d'enfance de Cécile qu'on trouve jolie et exubérante, elle boit beaucoup toute la soirée, son visage rosit et nous la regardons danser, Cécile s'inquiète pour elle parce qu'elle ne dit jamais non. Pierre et moi faisons un petit commentaire amer. Mais Flora n'est qu'un fantasme, à cette soirée il y a aussi Hélène.
Toute la soirée nous nous tournons autour, ni elle ni moi n'aimons danser. Le soir on s'installe tous sur le sol de la salle des fêtes avec des duvets, je suis à coté d'Hélène, mon visage est près du sien et nous ne nous quittons pas des yeux. Avec ma main tremblante je remet doucement derrière son oreille une mèche de ses cheveux.
Plus tard, quand j'annoncerai à mes amis que je sors avec Julia*, Hélène dira avec un sourire triste que ce n'est pas une surprise, qu'elle l'avait *vu dans sa boule de cristal. Edith révélera qu'elle était amoureuse de moi, Max qu'il était amoureux d'Hélène, et Pierre d'Edith. Aux dernières nouvelles Hélène et Max sont encore ensemble, Pierre et Edith sont restés bons amis.
Hélène et moi sommes attirés l'un par l'autre mais nous ne l'exprimons pas et je ne fait qu'effleurer sa tempe. Pourquoi ?
Je situe les Années Noires entre octobre 2002 et le premier rendez-vous avec la docteure C, en 2010. Pour l'instant je n'ai pas vraiment envie d'en dire plus.
Les fils se coupent et nous tombons, Julia se détache, sépare son corps du mien, soupire, se tient face au miroir en me tournant le dos. Je regarde son corps nu sous la lumière trop forte du lampadaire de la chambre, elle est belle à mourir mais je trop fatigué, je suis sans réaction, épuisé. Je regarde son dos, ses fesses et ses jambes, je sais aussi ce qu'elle voit dans le miroir. La connexion astrale du désir est bien coupée. J'ai l'idée d'aller prendre une douche, il est une heure du matin, peut-être qu'après une douche chaude, si je me détends ou même commence tout seul. Ce soir c'est encore pire que les autres fois parce que demain elle a rendez-vous à la clinique pour le test post-coïtal, il faut absolument qu'elle ait mon sperme frais de moins de 12h mêlé à sa glaire cervicale sinon elle devra tout recommencer, un mois de plus à se piquer aux hormones pour la stimulation simple, à subir des échographies invasives pour trouver la bonne fenêtre en évitant les kystes, à essayer de baiser trois soirs de suite alors que personne n'en a envie. Je suis écrasé de fatigue, de dégoût et de culpabilité. La douche est agréable, ou simplement le fait d'éloigner un peu mon corps du sien.
Je retourne dans la chambre, saisis son bref coup d'œil et sa déception qu'elle ne cache plus, elle est épuisée. Je sais que ça ne sera pas possible ce soir, alors je propose de mettre un réveil à cinq heures pour essayer demain matin, ça peut marcher après un peu de repos et les délais seront encore bons. Elle éteint sa lampe, rabats les draps en me tournant le dos et soudain tout est immobile et silencieux.
Dr S : Vous êtes attiré par d'autres filles ?
S : Oui... Une collègue.
Dr S : C'est normal. Ce qui vous manque, vous le cherchez ailleurs.
Le bus démarre et comme souvent je rêvasse mais cette fois le fil dérape, je quitte les sentiers familiers, les histoires de lycée ou le livre que je suis en train de lire, et sans que je puisse m'y opposer je suis projeté là ou je ne veux pas aller. J'évitai ce lieu depuis l'école primaire, quand je passais de l'angoisse du jugement de Dieu à celle de ma finitude. J'avais trouvé des petits trucs pour vivre avec, mais la bête se réveille et je suis saisi dans un immense anti-satori, un enténèbrement qui me jette littéralement à terre.
Cela prend la forme d'une plaine obscure parsemée de rochers. Pourquoi cette prise de conscience d'une vérité aussi élémentaire à ce moment précis ? Un jour je vais mourir, mais surtout : après. Après, c'est le temps infini sans moi. C'est la plaine et les rochers figés, cette fin d'après-midi d'hiver en 1998 je vois l'éternité sous cette forme, je garderai cette image à l'esprit en permanence pendant plusieurs mois, accompagnée de quelques autres symptômes, nausées, pleurs, puis crises de rires.
Pour indiquer où elle habite Céline indique : à gauche après le cimetière, je suis estomaqué, je ne comprends pas : comment font les autres pour prendre à la légère ce scandale absolu ? Le scandale de la mort ne me quitte plus. Maman me retrouve pleurant sur le canapé, pense peut-être chagrin d'amour, si seulement.
Je me sens chasseur, ce soir. Mais y'a rien à chasser ! C'est Erwan qui parle comme ça, le 31 décembre 1998. Erwan fait partie de mon groupe d'amis du lycée, nous formons une sorte de noyau dur, Van Dung, Vincent, Erwan et moi. Sauf que mes potes ont une vie amoureuse. J'en ai une aussi mais uniquement dans ma tête : Magali, Astrid, (Virginie ?), maintenant Nathalie. Quand nos sortons en boite fêter notre bac Erwan me laisse inviter Astrid pour danser un slow, je lui dis que des fois j'y crois encore. Elle est sûre que je trouverai quelqu'un de bien, qui me conviendra.
Avec mes potes nous passons des nuits entières à parler, boire, fumer, ils bouleversent ma vision du monde fondée sur un traditionalisme hypocrite dont je ne comprendrai jamais l'origine ni les objectifs avoués ou souterrains, Van dit une fois Moi Dieu ? Je le retourne et je le mets. Van exprime à voix haute avec un sourire goguenard ce que je ressens intimement depuis mes 9 ans sans même oser le formuler en pensée.
Van, comme Erwan et Vincent, couche aussi avec les filles du lycée. Des fois presque sous mes yeux, quand ils viennent dormir chez moi : Van et Agnès, Vincent et Magali, j'ai envie de me lever brusquement, si au moins je peux apercevoir mes belles copines de lycée toutes nues, qu'est ce que je risque ? Ils savent bien que je ne dors pas.
Je glisse, il y a Nathalie ?*, comme un test ou pour me faire mal. Vincent ricane, *elle ressemble à rien*, puis précise, *c'est comme ma sœur*. (Vincent à propos de Céline a dit un jour *nan mais y'a pas le droit d'être moche !* puis après un coup d’œil vers Chim' : *enfin si mais y'a pas le droit d'être bête quoi ! Chim' : c'est Van qui m'a trouvé ce surnom).
Personne ne s'intéresse à Nathalie, tant mieux, je suis amoureux d'elle, en secret, selon mon habitude. Nathalie a la peau blanche, les cheveux châtain, le visage fin, elle détonne un peu dans la classe de 1ère blanche du lycée Saint-Martin, elle porte des pantalons et ne se maquille pas. Tout le monde l’apprécie mais elle a une place un peu à part : un peu comme moi.
Lotissement chic de maisons de ville en périphérie de Rennes. Virginie nous reçoit pour le 31, sa maman lui a laissé la maison, les mecs sont censés être en costume, j'ai emprunté ce que j'ai pu à Papa, chemise trop large, blazer bleu marine, Van parlant de ces Timberland : j'ai un billet vert à chaque pied*. Mes copains ont l'habitude de boire mais pas moi, je commence beaucoup trop vite, trop fort, *solo voy con mi pena, sola va mi condena*, je suis déjà saoul, *allez viens, j' t'emmène au vent*, bière, sangria, tequila, avant minuit je m'effondre - tourbillons : je les vois enlacés, s'embrasser, j'hallucine peut-être ? c'est ma première cuite, je suis complètement bourré, à genoux, à quatre pattes dans un coin de la piste de danse, c'est Jean-Marc je crois, un pote de Vincent, un grand blond au sourire inspirant la confiance, qui a pris ce qu'il a trouvé, et Nathalie qui est mignonne en salopette alors que toutes les autres filles sont en robes de soirée - court épisode d'inconscience, qui m'a monté aux toilettes à l'étage ? C'est Vincent, qui m'écoute chialer à genoux penché sur la cuvette des chiottes, pleurer *je suis amoureux d'elle putain - Mais qui ? - Nathalie ! - Ho putain. Quand j'ai fini de vomir je m’endors sur la moquette de l'une des chambres.
Jean-Marc, Jean-Philippe, ces grands types aux cheveux blonds que je regarde embrasser ou baiser les filles dont je suis secrètement amoureux.
Le lendemain au petit-déjeuner Nathalie mange un petit suisse, nettoie le bol avec ses doigts qu'elle lèche ensuite un par un. Elle parle beaucoup plus que d'habitude, mes copains me jettent des regards un peu gênés.
Dr J : …
S : …
Dr J : Frère Jaques, frère Jaques, dormez-vous ? dormez-vous ? Sonnez les matines, sonnez les matines, ding ding dong, ding ding dong.
S : …
Dr J : Qu'avez-vous ressenti ?
S : J'ai eu envie de rire…
Dr J : Pourquoi ?
S : Ben, je me suis souvenu que votre nom de famille est Jaques.
Dr J : D'accord. Et sinon ?
La réunion aura lieu en salle Madrid. L'entreprise qui m'emploie depuis 2011 a nommé ses salles de réunion selon les villes hébergeant ses filiales. Nous allons discuter de la mise en place d'un cours de théâtre avec Jérôme qui fait partie du comité d'entreprise. L'année dernière Stéphane un ancien salarié a animé des ateliers d'initiation au théâtre. Les séances s'articulaient autour de textes de Jean-Luc Lagarce. J'ai participé à toutes les sessions, cela faisait longtemps que le théâtre m'intéressait, je n'avais jamais osé jusque-là et puis au travail entre midi et deux, c'est pratique. Mes collègues sont bienveillants (en accord avec les valeurs de l'entreprise), je me sens en confiance et j'aime beaucoup l'approche et la personnalité de Stéphane. Au moment des dernières séances en juin dernier Jérôme nous a dit que cette première expérimentation était concluante, et que le CE est prêt à financer un vrai cours de théâtre pour une dizaine de salariés, on en reparlerait à la rentrée de septembre 2018. Nous n'avons pas eu de nouvelles après l'été mais finalement, j'ai reçu une invitation pour cette réunion, le 18 octobre, à 12h30.
Je verrouille mon ordinateur avec la combinaison de touches habituelle : Windows + L. Je sors de mon bureau situé au 4ème étage, au service recherche et développement. Je passe la porte palière, pour me rendre au rez-de-chaussée je suis obligé de prendre l'ascenseur, l'escalier s'arrête au 1er en rez-de-jardin ou alors il faut passer par l'extérieur, ce n'est pas pratique.
En octobre 2018 je me sens plutôt bien. Celles que j'appelle les années noires sont derrière moi, depuis la naissance de Sacha je suis assez heureux. La PMA n'est qu'un mauvais souvenir comme la deuxième grossesse de Julia, Sacha a un an et souvent nous évoquons l'idée d'un troisième enfant. Nous n'avons pas complètement réglé nos problèmes* mais savons maintenant que nous le pouvons si nous le voulons, nous avons des outils, nos rendez-vous (je pense à cette scène de *cold turkey* dans le film *Moi Christiane F..., cette croyance que parce qu'on a réussi une fois on pourra le refaire autant de fois qu'on le voudra), je ne suis pas inquiet et n'attends rien de particulier quand je sors de l'ascenseur au rez-de-chaussée et passe devant le service de conciergerie.
Je badge pour ouvrir la porte palière du rez-de-chaussée et m'avance dans le couloir orné de slogans corpo en grosses lettres colorées. Je laisse à ma gauche la grande salle café qui commence à se peupler de salariés enthousiastes pour m'engager dans le couloir de droite. La salle Madison est inoccupée, au fond il y a Singapour où a eu lieu la première série d'ateliers. Enfin sur ma gauche : Madrid.
J'ouvre la porte c'est une petite pièce et il y a déjà une dizaine de personnes autour de la table, je m'assois à l'une des dernières places libres et puis je regarde les autres, pourtant je ne vois pas Jérôme, je ne vois pas Ophélie, je n'entends rien je ne vois rien personne d'autre que je ne vois que cette fille, M, débardeur noir et mèches rebelles sur le front
Dr S : on va s'arrêter là pour aujourd'hui. Je vais prendre votre carte vitale.
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(11/11/2021)
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