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Le rêve d'Antoine

En 2031 Antoine et Amélie emménagent dans le quartier du Tonkin, à Villeurbanne. C'est un endroit qu'ils aiment beaucoup.

Avant même la série d’événements qui a mené aux grandes exodes, Villeurbanne est l'une des premières villes d'Europe à s'engager avec volontarisme sur le chemin de la ville-jardin. Les véhicules individuels ne sont plus autorisés à circuler. Des transports en communs doux sont développés, les artères autrefois bruyantes et à l'air irrespirable sont converties en jardins arborés. Plus aucune publicité n'est visible ou audible dans les espaces publics. Personne n'imaginait qu'il puisse être agréable de vivre en ville avant cette expérimentation audacieuse.

Antoine et Amélie marchent en discutant. Ils font partie de ceux que l'effondrement technologique n'a pas inquiétés, au contraire ils l'ont accueilli avec sérénité et même un certain enthousiasme. Le mouvement a pris une ampleur qu'Antoine n'aurait pas osé rêver à l'époque, lorsqu'il évoquait son inquiétude vis-à-vis de la course aveugle qu'il constatait alors. Salomé se moque souvent des gens de la génération d'Antoine. Il lui parait impensable de consentir à autant de sacrifices dans le but de devenir propriétaire de choses inutiles ou dangereuses.

Ils n'ont pas suivi l’exode, ils ont préféré rester vivre dans la grande ville-jardin. Antoine et Amélie travaillent dans des coopératives qu'ils rejoignent à pied le matin. Comme toutes les entreprises maintenant, les salariés en sont propriétaires. La fin de la notion d'actionnariat est l'une des nouveautés qui laissent encore Antoine hébété. Ça, et la suppression de la propriété foncière.

Dans les années dix, quand Antoine essayait d'expliquer sa définition de la démocratie, il arrivait qu'on le soupçonne (on pourrait dire l'accuse) de défendre un système communiste. Cela laissait Antoine sans voix. Il lui semblait décrire une vision très simple, élémentaire, étymologique de la démocratie. Selon lui, les décisions importantes d'une société devaient être placées sous contrôle démocratique. Par exemple, que produire, dans quelles conditions, et comment utiliser les richesses créées. Il est saisi d'une sensation de bonheur quand il pense à quel point le monde est allé bien au-delà de ce dont il rêvait dans ses discours d'alors.

L'exode citadine massive de la dernière décennie a permis de répartir la population dans d'innombrables villages de tailles moyennes sur tous les territoires. Avec la suppression des frontières l'humanité a connu le plus grand brassage de son histoire. Antoine a saisi la mesure du changement lors d'un voyage à Paris, en traversant à pied les différents villages qui constituaient l'ancienne capitale. Le silence des bords de la Seine. Le grand parc de l’Hôtel de Ville, animé par la présence de nombreuses familles. La sculpture sonore célébrant l'abolition de l'esclavage au cœur du grand jardin de l'Ile de la Cité.

Ce soir Antoine et Amélie décident de diner dans la salle commune de leur résidence. Ils participent à l'élaboration du repas puis ils s'installent à l'une des grandes tables et écoutent les discussions animées. Ils ont fait des progrès dans plusieurs langues mais certains échanges leur échappent encore complétement. Antoine a un peu honte de sa naïveté quand il se dit que les éclats de rires d'une grande tablée constituent un langage compréhensible par tous. Après le repas ils rejoignent leur appartement. Certaines choses ont changées, d'autres non, se dit Antoine. Il regarde Amélie. Il la trouve belle.

Et puis Antoine se réveille, le métro est arrivé à sa station. En marchant au milieu des voitures il se dit que certaines choses changeront peut-être. D'autres non.

Aix-en-Provence, 23 avril 2019