💾 Archived View for tilde.club › ~adou › kalon › morgoth6.gmi captured on 2024-08-31 at 12:01:11. Gemini links have been rewritten to link to archived content

View Raw

More Information

⬅️ Previous capture (2022-06-03)

-=-=-=-=-=-=-

La Vallée du Soleil

Les aventures de Morgoth 6

Par Asp Explorer

Retour aux histoires d’Asp Explorer

1. Bienvenue à Baentcher

— Il faut le reconnaître, admit Marken-Willnar Von Drakenströhm (qui sera dans cet ouvrage désigné sous le nom de « Mark », le sobriquet de « Chevalier Noir » ou sa profession « le paladin »), j’ai déjà vu des places moins bien défendues.

— ça n’a pas trop changé depuis mon époque, on dirait, se réjouit Xyixiant’h avant de regagner la mutité qui avait été son attitude générale ces dernières semaines.

— On prétend, dit Morgoth avec émerveillement, que le temple de Hima est à voir absolument.

— Ben, vois tout ton saoul, il est là, dit Vertu.

— Où ?

— Là. Au bout de mon doigt.

— Je ne vois pas. C’est où par rapport à cette grosse colline en plein milieu de la ville ?

Elle lui jeta son regard le plus consterné.

— Ah ! Ah oui quand même.

— Quelle splendeur ! J’ignorais qu’une ville pouvait être aussi grande, s’étonna Piété, lequel s’était attiré l’admiration de ses compagnons pour leur avoir fait traverser sans encombres le Portolan en plein hiver, ce qui n’était pas un mince exploit.

— Je confirme, fit Ghibli d’un air blasé, ça existe. La capacité de l’humanité à s’empiler en quantités déraisonnables sur une surface minuscule est proverbiale et prête à rire chez toutes les races civilisées. Espérons seulement que notre séjour sera bref, je n’ai pas que de bons souvenirs de mon dernier passage à Baentcher.

— Célébrez ma splendeur, oriflammes d’azur

Craignez de ceindre un jour la pourpre de mes murs

C’est à moi que l’on vient en quête d’aventure

D’or, de gloire ou d’amour, parfois de pédicure

— Pas facile les rimes en « ure », hein Clibanios ? Demanda le commandant Monastorio, faisant pour l’occasion preuve d’un rare sarcasme. Le barde haussa les épaules, peut-être avec l’équivalent d’un sourire gêné.

— Vous avez vu le nombre de gens qui convergent vers les portes, nota Sarlander ? Quelle ruée, on dirait qu’ils sont pressés.

— Tu m’étonnes, expliqua Vertu, ils n’ont pas envie de rester bloqués dehors toute la nuit, les portes ferment dès le coucher du soleil. C’est tous les soirs le même cirque, les imprévoyants prennent leur temps, lambinent en route, papotent avec les bouseux du coin, résultat, une fois devant la cité, c’est la cavalcade. Quelle bande d’imbéciles.

Un ange passe.

— Oh putain… Cravachez mes couillons, cravachez sec !

Chevauchant à mont, évitant les routes et les villages et usant de détours pour induire leurs poursuivants en erreur, il leur avait fallu plus de deux mois de voyage à nos neuf héros pour franchir les cols du Portolan, les collines de Souphkie et les plaines bordant le Xno. Ainsi, lorsqu’ils avaient dépassé le fort occidental marquant la frontière de la cité-état de Baentcher, les derniers beaux jours d’un automne tardif n’étaient-ils qu’un souvenir pâlissant, qu’avaient remplacées les souffrances quotidiennes d’un hiver montagnard. Toutefois, la vue qu’ils avaient eue soudain de la plus puissante cité du Septentrion récompensait grandement leurs efforts.

La gloire de Baentcher ne résultait pas de la volonté de dynastes mégalomanes, de la foi des prêtres fanatiques, de la supposée nécessité stratégique ou de quelque autre hasard de l’histoire, elle était le fruit d’une évidence géographique incontournable. Le Portolan, chaîne de hautes montagnes particulièrement escarpées, coupait le continent de Klisto d’est en ouest sur des milliers de lieues. À la belle saison, il était possible à d’intrépides caravanes muletières de pratiquer quelques cols et, moyennant de nombreux lacets et à supposer qu’aucun rocher ne vous choie dessus, il n’était pas déraisonnable d’emprunter un de ces itinéraires pour relier les contrées du grand nord avec les nations bordant la mer Kaltienne. Encore ces expéditions voyageaient-elles léger, n’emportant que de faibles quantités de marchandises, et si possible pas trop précieuses car la contrée était hostile et l’indigène, en plus d’être souvent crétin et goitreux, se faisait volontiers pillard à ses heures. De toutes les façons, dès que le temps se faisait vilain, la pratique de ces sentes relevait plus du cas psychiatrique que du sport d’hiver, même les mouflons y glissaient comme savonnette humide sur poêle Tefal¹. Bref, à moins de faire un détour de plusieurs milliers de lieues par l’ouest, ce qui pouvait prendre une année, la manière la plus simple de traverser le Portolan consistait à emprunter la passe de Dûn-Molzdaar, ce qui en langage nain signifie «  la Vallée du Soleil », ainsi appelée en raison d’un alignement astronomique spectaculaire permettant d’y voir se lever l’astre du jour dans l’axe au voisinage du solstice d’hiver, et qui se trouve être la seule à perforer commodément le massif Portolan. C’est donc à l’endroit le plus étroit de la passe que se trouvait lourdement posée Baentcher la rouge, dont le nom avait exactement la même signification que Dûn-Molzdaar en un idiome humain perdu depuis des lustres. Je vous épargne l’Enochien Archaïque.

Au cours des millénaires, de grandes quantités de barbares venus du nord (et de petites quantités de barbares venus du sud, pour changer) avaient déboulé dans la plaine en hurlant, toque au vent, cheveux gras, les têtes pourrissantes de leurs ennemis au bout de leurs lances, sur leurs petits chevaux nerveux, le steack sous la selle, tout bien comme il faut. Puis ils avaient vu Baentcher, les murailles de fer dont l’oxydation fournissait à la cité son surnom, ses tours aux merlons pointus. Là, plus d’un Grand Khan s’était gratté la barbe, avant de décider que finalement, ils n’avaient peut-être pas épuisé les charmes du pays qu’ils venaient de piller. Pour être honnête, les murailles de Baentcher n’étaient pas de fer plein, mais de pierre recouverte de plaques de fer boulonnées, de manière à les protéger contre les projectiles de catapultes. On avait poussé le vice jusqu’à utiliser des boulons pointus. Il y avait du mâchicoulis sur toute la circonférence, et le chemin de ronde large de dix pas était protégé des archers, des arbalétriers et même des projectiles de scorpions par un toit de bronze lourd, amovible par endroit, pour permettre le tir de volées de flèches ou de catapultes sur les assaillants qui se seraient aventurés sur le glacis en contrebas. L’enceinte faisait quinze pas de haut, bel édifice donc, et à supposer qu’il soit humainement possible de le franchir, il fallait encore prendre la seconde muraille, monumentale, de vingt-cinq pas de haut, dont les tours en quinconce couvraient les angles morts de la première. L’entreprise était plutôt périlleuse, car l’espace interdit de trente pas séparant les deux murs était tapissé d’une certaine variété de ronces empoisonnées et creusé de fosses de toutes tailles, emplies de longs pieux, et habilement dissimulées selon un plan que seuls connaissaient quelques officiers de la garde, ainsi que les lézards carnivores qu’on laissait patrouiller là pour dissuader les marauds. Pour ce qui est des tours, il y en avait sur les fortifications, certes, mais aussi à l’intérieur de la ville, plus épaisses encore, de véritables forteresses autonomes semées dans le tissu urbain, reliées les unes aux autres par un réseau de passerelles aériennes couvertes, accrochées aux flancs et aux toits des maisons, ainsi que, pouvait-on supposer, par un réseau souterrain de secours.

Ah, mais je les vois nos étourdis bailler l’octroi aux portes de la ville ! Vite vite, rejoignons-les.

2. Le Singe Aphteux

Tout le monde était de bonne humeur à l’idée de se délasser, de prendre un bon bain et de dormir sous un mol édredon, y compris le Chevalier Noir qui, dès qu’ils eurent passé la Porte du Chaudron, fut envahi par la nostalgie.

— Ah, mes bons amis, je me souviens comme si c’était hier de ce lointain jour de printemps où je franchis cette porte et où je pénétrais dans cette cité grouillante, la découvrant avec émerveillement.

— Tu es donc déjà venu ici, demanda Piété ?

— Holà, que oui, et j’y suis revenu souvent. Du reste je me permets de te mettre en garde, car la ville est littéralement infestée de voleurs, comme en témoigne cette historiette que je m’en vais te narrer par le menu : la première fois donc j’étais comme toi, baillant aux corneilles, le nez en l’air, comme un touriste. Je passe l’octroi du guet, je fais dix pas, et voilà que je me fais déjà dérober ma bourse par un petit vaurien maigre et dépenaillé, de mon âge approximativement quoique de gabarit plus modeste, et qui se sauve en courant. J’ai poursuivi ce filou dans les ruelles adjacentes pendant un bon moment, et j’ai eu toutes les peines du monde à le rattraper et à récupérer mon or.

— Et je gage que tu lui as brisé les reins, pour lui apprendre à vivre.

— Ah ah, tu commences à bien me connaître ! Mais non en fait, lorsque je l’ai rattrapé, et après lui avoir mis tout de même une bonne rossée, je me suis rendu compte que ce voleur était en fait une voleuse. Il se trouve que j’étais nouveau en ville et que j’avais besoin d’un guide, je lui ai donc laissé quelques piécettes ainsi que la vie sauve, erreur que j’eus souventes fois l’occasion de regretter par la suite. Ah, comment s’appelait-elle déjà, cette petite merdeuse… Avec l’âge, je perds un peu la mémoire des noms.

— La question, répondit Vertu, n’est pas de savoir quel était son nom, mais si elle est encore capable de te tirer une flèche dans chaque orbite avant que tu n’aies le temps de sortir ton épée.

— Eh eh eh, le bon vieux temps… Mais dis moi ma petite Vertu, je te trouve bien emmitouflée ce soir, deviens-tu frileuse ou bien timide ?

Il faut signaler ici qu’il faisait grand froid, car nous étions au plus rigoureux de l’hiver, et que tous s’étaient parés d’épaisse fourrure achetées à Banvars ou en route, y compris Clibanios qui, bien que les rigueurs du climat ne le concernent pas, avait avantage à dissimuler une anatomie un peu surprenante.

— Il se trouve que j’ai quitté Baentcher voici quelques années en y laissant plusieurs amis chers, ainsi que quelques ennemis assez acharnés, et je préfèrerai à tout prendre contacter les premiers avant de tomber sur les seconds, d’où ma discrétion. À ce propos, si vous pouviez éviter de m’appeler Vertu en public, ce serait approprié.

— On fait quoi, puisque c’est toi le chef ?

— La circonspection s’impose, mes amis, Baentcher a toujours été une cité violente où on a vite fait de se faire pourfendre pour un mot de travers, un regard trop appuyé, ou même sans aucune espèce de raison. Nombreux sont ici les guerriers, assassins et sorciers affamés qui louent sans scrupules leurs talents aux plus offrants, soyez donc sur vos gardes. Je suggère pour commencer que nous trouvions une grosse auberge pas trop chère et pleine d’étrangers, nous y passerons inaperçus et nous pourrons y oublier les fatigues du voyage.

On conçoit que la proposition reçut un accueil favorable, d’autant qu’en cette saison, on n’avait guère envie de flâner dans les rues particulièrement venteuses de Baentcher. Ils traversèrent rapidement les quartiers occidentaux de la ville, où se trouvaient concentrés les principaux monuments de prestige, passèrent devant le Temple Noir, qui était grand et joli (et que je décrirai plus en détail un peu plus tard), puis parvinrent aux quartiers industrieux de l’est à cette heure que l’on décrit souvent comme « entre chien et loup ». Puis Vertu fit faire halte en vue d’une auberge.

— Morgoth, dit-elle, va donc réserver nos chambres, nous attirerons moins l’attention si nous arrivons par petits groupes.

Il acquiesça et prit à sa suite Xyixiant’h, Sarlander, Mark et Ghibli. Il entra dans la grande salle et avisa un jeune homme au visage pas du coin, occupé à tenir à jour un registre.

— Bonjour, monsieur .

— Bonzuumesieuuu, répondit le commerçant avec force courbettes et un accent difficilement compréhensible.

— Euh, oui bonjour. Je souhaiterai réserver neuf chambres, s’il vous plait.

— Neufmesieuuu. Mabala, laneuftablepourmesieuuuu!

— Non non, je ne veux pas neuf tables, je veux neuf chambres. Chambres, ronron, dormir…

Il fallut force palabres et pas mal de gesticulations à Morgoth pour arriver à se faire comprendre de l’homme, qui n’avait visiblement que des rudiments de nécripontissien, mais il parvint à ses fins.

— Lenomdumessieuuuu…

— Hein ?

— Lenomdumessieuuuu… Écirlenomdumessieu.

— Ah, bien sûr. Je suis Morgoth L’Empaleur.

— AAAAHHHH…

Quelles que fussent ses connaissances en nécripontissien, notre homme savait au moins reconnaître un nom peu flatteur, il partit vers l’arrière-salle en hurlant comme un possédé et en abandonnant son registre.

— Et voilà, c’est toujours la même chose. Mais qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour mériter un nom pareil ?

— Mais au fait, eut-l’idée Xy, j’ai une solution à ton problème! Si ton nom de famille te cause des soucis, tu n’as qu’à prendre le nom de jeune fille de ta mère. C’est quoi la famille de ta mère?

— Euh... Lenoir.

— Et bien, c’est parfait ça! C’est répandu, passe-partout, il y en a plein l’annuaire. Imagine, tu arrives dans une auberge, tu te présentes poliment : « Bonjour, je suis Morgoth Lenoir! »...

Un silence gêné accueillit la proposition de Xyixiant’h, qui perçut la sottise de son propos aussitôt qu’elle le proféra.

— Ah ouais.

— ...les clients fuient, panique, bousculade, vingt morts, commenta le nain.

— Bon, ben n’en rajoute pas. Mais aussi, c’est à cause de ton prénom... C’est quoi ton second prénom?

— Damodar.

— Ouille. Et ton père, son prénom?

— Waldemaar. Avec deux a.

— Tu n’as pas des frères et sœurs?

— Il y a mon frère aîné Iago, ma grande sœur Lucrèce, mes puinés Drako et Néron, qui sont jumeaux… ah, et aussi le petit Sidious, que je ne connais pas.

— Et tes parents font donc métier de malades mentaux... Ajouta Mark.

— Ce sont d’honnêtes commerçants parfaitement équilibrés. D’ailleurs, quand on s’appelle Marken-Willnar Von Drakenströhm, on balaye devant sa porte, n’est-ce pas.

— En ce moment, proposa Sarlander, c’est la mode parmi les Premiers Nés de prendre un nom d’arbre. La communion avec la nature, tout ça... Imagine, « Chêne l’Empaleur ».

— Moi, fit distraitement Ghibli en polissant sa hache, j’ai un cousin qui s’appelle Nguhulburk, ce qui signifie Saule en langage nain (dialecte du nord). C’est joli Saule!

— C’est joli, c’est joli... pour un nain sans doute. Quelle grotesque variété de sorcier voudrait s’appeler Saule ?

Alors arrivèrent les autres, coupant cours à la conversation. L’établissement s’intitulait « Le Singe Aphteux », une insula de quatre étages plus combles, bâtie autour d’une cour carrée par ailleurs non dénuée de charme, et dans l’écurie de laquelle ils avaient eu bien de la peine à loger leurs montures, lesquelles ils s’étaient procurées dans une ferme isolée au bas de la montagne. Il s’agissait d’une de ces grandes auberges populaires des quartiers de l’est, essentiellement fréquentée par de petits marchands et maraîchers venus en ville pour une nuit ou deux, des pèlerins fourbus, des voyageurs vaquant à leurs diverses affaires familiales ou professionnelles. On trouvait aussi quelques barbares des contrées du nord, Phtangiens, Héboriens, Arganthsi, Valkashes, Gardounais et autres brutes à l’épée lourde et à la cervelle légère, venus quérir renommée, fortune, cicatrices, hydromel et maladies glorieuses. Tout ce petit monde s’étalait dans la grande salle en L autour des deux feux sur lesquels deux bonnes cantinières suantes à la large poitrine nue, qui constituaient un des charmes de l’établissement, cuisaient les excellentes grillades qui étaient un autre charme de l’établissement. Le troisième attrait consistait en une cage de cinq pas sur huit, à l’intérieur semé de sciure et de sable, une arène, en somme, où les clients éméchés étaient encouragés à vider leurs querelles à prudente distance de la vaisselle et du mobilier. C’était un étranger qui tenait l’auberge avec sa famille, un oriental au visage triangulaire, aux yeux en amande et aux longs cheveux aile-de-corbeau, d’âge indéfinissable. C’était un de ces nombreux réfugiés venus de l’est ces dernières années, poussés semblait-il par l’avènement d’un énième seigneur du mal, aussi proposait-il une cuisine typique de son lointain pays, qu’après avoir pris un solide dîner reconstituant, nos amis affamés s’empressèrent de goûter.

— À ton avis, demanda Morgoth à Vertu, c’est quoi un « Yakinezu » ?

— Oh oui je m’en souviens, c’est un assortiment de brochettes faites de la viande d’un petit animal typique de la région. C’est ce que l’on appelle aussi la « muridette », c’est pas mauvais, mais pour moi ce sera juste un assortiment de fruits secs, merci.

— Moi je me laisserai bien tenter par le Nekkosoba, fit Piété. Je me demande ce que ça peut être.

— Et moi le Hinu Lamen, annonça Xyixiant’h.

— Et les deux là ils prennent quoi ? Mark, Ghibli, c’est fini ces chamailleries ?

Les deux compagnons étaient déjà aux prises avec le démon de la bière, et conféraient à grands renforts d’exclamations viriles.

— Ce nain prétend que c’est lui le plus gros bourrin du groupe.

— Et alors, laisse-le prétendre.

— Je ne prétends rien, je sais. Je suis un grand guerrier, nul ne m’égale à la hache et ma fureur est légendaire d’ici au Bouclier des Dieux.

— Heureuse de l’entendre.

— Et aucun d’entre vous n’est de taille à se mesurer à moi, aucun.

— C’est merveilleux. Encore une chopine ?

— En vertu de quoi, poursuivit Ghibli, je revendique la direction du groupe, ainsi qu’une double part du butin, selon les lois de la flibuste ! Et si quelqu’un se croit plus fort que ça, qu’il vienne tâter de ma hache !

Allons bon, se dit Vertu. Le comportement du nain ne s’était guère amélioré depuis le donjon de Grob, et il n’avait manqué aucune occasion de saper son autorité, mais là, alcool où pas, la situation devenait plus préoccupante.

— Donc, nonobstant le fait que notre activité n’a qu’un lointain rapport avec la piraterie maritime, tu penses être le plus fort d’entre nous, pas vrai ?

— Je veux.

— Plus fort que Mark ?

— Sûrement.

— Et que Sarlander ?

— ça m’ferait mal au cul.

— Et que moi ?

— Ah ah ah ! T’es mignonne Vertu, t’as mené le groupe gentiment jusqu’ici, mais c’est le moment de mettre un peu le turbo. Et il n’y a que Ghibli, fils de Grouïn le Orc, qui puisse nous mener vers la gloire et la fortune !

Il brandit sa hache en signe de défi.

— Tu ne m’as pas répondu, tu te crois plus fort que moi ?

— Tranquille !

— Et bien dans ce cas, je serais ravie de prendre sur le champ une petite leçon de ta part, cher maître. Il faudrait juste que nous trouvions un endroit dégagé… oh, regarde, la cage là-bas !

— Hache contre sabre, au premier sang ?

— Exactement.

— Je suis ton nain, guenon à cul rouge.

3. Le duel

Et donc, à la grande joie des spectateurs assemblés, Vertu et Ghibli s’en allèrent quérir le patron afin qu’il ouvre la cage. Tout content, celui-ci arbora un grand sourire (soit, il arborait en permanence un grand sourire, car c’était un oriental), puis se mit à annoncer partout le duel avec force gesticulations, afin d’ameuter les spectateurs. Les premiers paris commencèrent à s’échanger parmi la foule, Mark n’étant pas le dernier à y participer.

— Mais Xy, demanda Morgoth, que fais-tu ?

— Et bien tu vois, je prends des paris. Apparemment on est aux alentours de quatorze vingtièmes pour Ghibli, tu te rends compte ! Ça veut dire que si je mise six pièces d’or, j’en gagne vingt, ce serait criminel de laisser passer une telle occasion.

— Si tu mises sur Vertu, s’entend.

— Évidemment.

— Et si elle gagne.

— Et bien, il faut être honnête, Ghibli est bien gentil mais… tu connais Vertu, elle ne se laisserait jamais entraîner dans un duel si elle n’était pas certaine de gagner.

— Mais… c’est parfaitement immoral de parier sur le combat de deux amis, deux compagnons !

— Morale et argent, amour, ce sont deux choses bien différentes. Tiens, regarde Mark, qui la connaît mieux que nous tous, sur qui crois-tu qu’il parie ? Note bien ça ne veut rien dire, la dernière fois qu’il a parié sur un duel je l’ai plumé de soixante… euh…

— La dernière fois ? Tu veux dire que ce… maroufle de paladin dévoyé a parié CONTRE moi aux piliers d’agonie ?

— Mais oui. Vertu aussi. Et toute la salle. Il n’y a guère que moi qui t’ai fait confiance, car je suis habile à juger de la valeur des hommes. Et à cette occasion, j’en ai gagné pleinplein, encore merci.

C’était la première fois depuis des semaines, depuis qu’elle avait recouvré la mémoire en fait, que Xyixiant’h prononçait tant de paroles d’un coup. Une triste mélancolie avait pris l’elfe après qu’ils eussent défait le Khazbûrn qui gardait la sortie du donjon de Grob, elle n’avait tout d’abord répondu aux questions que par monosyllabes, refusant de s’expliquer sur son expérience, sur ce qu’elle avait appris de sa vie passée, se bornant à confirmer qu’elle s’appelait Xyixiant’h, et qu’elle était prêtresse de Melki. Elle ne s’était guère plus confiée à Morgoth, qui à son grand désespoir l’avait vue s’éloigner de lui, et avait noté que son caractère avait subi quelques altérations, gagnant en sagesse, en assurance et en lassitude. Lors du voyage, elle avait parfois émis des commentaires désabusés qui ne lui ressemblaient guère, et le reste du temps, n’avait proféré que des platitudes soigneusement choisies, telles que « beau temps pour la saison, pas vrai ? ».

— Adieu Ghibli, soupira Mark, il va me manquer. C’était un nain courageux et je lèverai bien volontiers ma chope à sa mémoire.

— Vertu est donc si puissante que ça, s’enquit Monastorio ? Ghibli m’a fait l’effet d’un guerrier capable et robuste, et ce n’est pas l’alcool qui risque de l’émousser, les nains ne sont pas connus pour ça.

— Je pense qu’à nous huit, par derrière et par surprise, on aurait une chance de se la faire, moyennant quelques pertes inévitables bien sûr, mais Ghibli tout seul… À moins que quelqu’un ne fasse des cachotteries, Vertu est la plus puissante combattante du groupe, mais ne le chantez pas trop fort sur les toits, ça pourrait faire baisser la cote.

— Mais tu parles comme si Ghibli allait mourir, s’enquit Morgoth, je les ai pourtant entendu convenir d’un duel au premier sang, et non à outrance.

— Vertu ne t’a-t-elle pas exposé sa philosophie sur le combat et le duel ?

— Du genre « il n’y a pas d’adversaire, il n’y a que des ennemis » ou « frappe le premier et par derrière » ? Je m’en souviens en effet, mais de là à la mettre en pratique sur ses propres compagnons…

— Ce ne serait pas la première fois. Ah tiens, les voilà qui entrent enfin. Je pense qu’on va avoir droit à l’exposé des griefs.

C’était en effet la coutume dans les terres du nord, où le noble usage du duel est encore plus prisé que sur les rives de la mer Kaltienne, que les protagonistes commencent par expliquer leur querelle aux spectateurs, afin que chacun connaisse les tenants et les aboutissants. Certaines de ces déclarations étaient restées fameuses, soient qu’elles aient exalté le caractère viril de leur auteur, soient qu’elles en aient été les dernières paroles. Toutefois, le duel étant ici impromptu, il ne fallait guère s’attendre à des merveilles de rhétorique.

— Cette femme qui guide notre compagnie d’aventuriers est une voleuse, et je ne lui fais plus confiance. Ses talents sont médiocres, et je mérite plus qu’elle d’être le chef de la compagnie, c’est ce que je compte démontrer par ce duel. Voici pourquoi je revendique ce titre, ainsi qu’une légitime double part des trésors. On va pas se laisser emmerder par les grognasses quand même !

— Ouais ! Hurlèrent quelques nains et barbares de l’assistance.

— Ce nain, reprit Vertu, est un valeureux combattant, mais il n’est pas très avisé. Il n’a cessé de contester mon autorité, mettant en péril notre groupe et la réussite de notre mission. En triomphant de lui lors de ce duel, je compte lui enseigner quelques rudiments de discipline, leçon que je vous engage tous à méditer.

Et elle tira le sabre du fourreau.

Ghibli fut le premier à faire parler le fer, portant un coup violent de haut en bas, un de ces coups destinés à tuer net et avec des bavures. Vertu, surprise par la vélocité du nain, eut le temps de reculer et riposta d’un coup de taille qui ne rencontra à mordre que la lame de la hache. Celle-ci, comme mûe d’une vie propre, balaya l’espace à l’horizontale à deux pieds du sol, pour scier les genoux de la voleuse qui, heureusement pour elle, n’étaient plus là : elle avait sauté à une hauteur surhumaine, agrippé un des barreaux formant le toit de la cage, s’était balancée au-dessus de Ghibli, avant de lâcher et de faire demi-tour en l’air. La lame maudite de Ryunotamago partit d’estoc à une vitesse foudroyante, le nain la para en un réflexe qui laissa l’assistance pantoise, puis il tenta d’emprisonner l’acier bleu de son adversaire entre son fer recourbé et sa cognée, mais Vertu fut un peu plus vive à se retirer. Ghibli enchaîna alors deux coups obliques, destinés moins à blesser qu’à faire reculer son opposante jusqu’à l’extrémité de l’arène. Ghibli porta à nouveau un formidable coup vertical, capable de fendre une souche de chêne, et que Vertu para à grand peine, agenouillée, soutenant sa propre lame de sa paume gauche. Elle riposta aussitôt d’un coup de sabre circulaire destiné à trancher une tête, mais que Ghibli esquiva sans peine en se baissant. C’était ce qu’elle attendait, elle disposait maintenant du champ nécessaire à l’exécution de sa manœuvre : elle sauta derechef au-dessus de son adversaire, dessinant un roulé-boulé en l’air. Ghibli se retourna, prêt à frapper Vertu en déséquilibre si d’aventure elle ratait sa réception. La hache du nain chut alors par terre. Il fit un geste pour la rattraper. C’est alors seulement qu’il remarqua le bras dont la poigne serrait encore convulsivement le manche de la poignée, c’est alors qu’il ressentit un déséquilibre dans sa posture, et soudain, avec horreur, il comprit ! Vertu n’avait pas attendu d’être revenue au sol pour porter son attaque, l’acier acéré de Ryunotamago avait jailli alors même qu’elle évoluait dans l’air, fauchant un bras du nain – ç’aurait aussi bien pu être sa tête. Les yeux exorbités, le guerrier furieux s’affaissa par terre, attendant la souffrance qui n’allait pas tarder, il le savait. La faiblesse l’envahissait déjà, à mesure que le sang jaillissait de son moignon.

— Bon, ben je crois que le titre de bourrin du groupe me revient, à moins qu’il n’y ait d’autres amateurs ?

— Mais enfin, s’insurgea Xyixiant’h, vous aviez dit au premier sang !

— Ben quoi, y saigne.

— Vite, sortons-le de là, il faut le soigner. C’est horrible ce que tu lui as fait !

— Oh là là, tu n’as qu’à le soigner un peu, tu lui poses un garrot, et puis on le portera au temple de Myrna, c’est ouvert à toute heure. Il y a, à ce qu’on dit, un prêtre balèze du nom de Mazarachias qui connaît un sort de régénération, il lui fera repousser, son petit bras courtaud. Ce qui m’ennuie c’est que ça va nous coûter bonbon.

— Oui ben ça va, je peux le faire, mais on ne m’empêchera pas de penser que se démembrer, ce ne sont pas des choses qui se font entre compagnons d’armes.

— Comment ça tu vas le faire, tu sais faire la régénération ?

— Eh, quand même, c’est moi. Tu me l’amènes ce nain ?

— Y’a pas d’lézard.

On avait allongé le nain sur une table, inconscient et pâle, couleur Père Noël. La prêtresse de Melki se défit de son lourd manteau de fourrure, dévoilant sa robe blanche et or, sa chevelure interminable, ses mains délicates et son visage dont la seule apparition fit taire immédiatement ceux qui l’aperçurent, ce visage si beau que les rustres nordiques et crasseux de l’assistance se sentirent gênés de le souiller de leurs regards, et rajustèrent leurs toques, moustaches et colifichets de cuivre. Elle ne leur accorda pas un regard, elle était bien loin d’eux, bien loin de ses compagnons aussi, qui s’étaient écartés quelque peu. Seule et majestueuse, elle étendit les mains au-dessus du corps inanimé du nain, psalmodia dans quelque langue plus ancienne que les hommes, plus ancienne que les elfes eux-mêmes, et invoqua le principe divin à un si haut degré que tous ceux qui en furent témoins ce soir là en furent impressionnés.

— C’est pas une oraison divine du septième cercle, régénération ? Se demanda Mark tout haut en revenant de la chambre où il avait déposé Ghibli encore inconscient.

— Il me semble bien que si, répondit Xy qui, ayant achevé son office et empoché le fruit des paris, s’en revenait s’asseoir.

— Hin. Note, j’avais bien dit « à moins que quelqu’un ne fasse des cachotteries ».

— Je ne vois pas de quoi tu parles, paladin.

Puis elle ferma les yeux, rejeta la tête en arrière et posa ses douces mains aux doigts fins comme des anguilles des sables sur son doux visage du genre de ceux qui inspirent les légendes, coupant cours à l’échange. Mais Mark se sentait d’humeur inquisitoriale, sans doute en raison de sa récente obédience.

— Cela dit, j’en connais un autre qui est peut-être plus qu’il n’en laisse paraître.

— Qui donc ? Demanda Monastorio tout en lissant sa barbiche.

— Allons, tu te souviens peut-être de ce personnage qui, à la sortie du donjon de Grob, fit forte impression avec sa lance ardente…

— Quoi, moi ? S’insurgea le Malachien qui s’était soudain dressé et, main sur le cœur, offrait l’image de la bonne foi outragée.

— Mais oui, monsieur, toi-même qui, tout en te prétendant guerrier médiocre et officier par hasard, n’as pas moins porté l’estocade fatale (aidé de l’ami Sarlander) à notre redoutable ennemi.

— Un coup heureux, voilà tout.

— Un coup heureux ?

— Critique x3 sur une réception de charge, c’est des choses qui arrivent…

— Oui, bien sûr… tu calcules tes moyennes de critique de tête et tu ne sais pas te battre. Et tu te trimballes avec une lance magique, tout est normal.

— Je t’ai déjà expliqué qu’il s’agissait de l’arme que mon père ramena de son voyage et qu’il me confia afin que je ne parte pas à l’aventure totalement démuni.

— … et les petits lutins de la montagne l’ont enchantée pour que tu puisses combattre le sinistre grasmülkeux à poil ras qui ravageait leur champ d’herbe-à-pipe. Bof, après tout, si tu veux garder tes petits secrets…

— Euh… excusez-moi de vous déranger…

Un personnage voûté venait de faire son apparition. Il n’avait pas vraiment cherché à surprendre la Compagnie, mais ils étaient tellement occupés à se chamailler qu’ils ne l’avaient pas vu arriver. Revêtu d’un long manteau noir dont la capuche dissimulait ses traits, se déplaçant avec une raideur qui annonçait la sénescence, il avait tout l’air de ce que les aventuriers nomment un commanditaire, c’est-à-dire un de ces importuns qui traînent dans les auberges, promettant or et gloire aux aventuriers qui accompliraient pour lui une quête quelconque.

— Messire ? Demanda Vertu, se désignant comme interlocutrice.

— Oh madame, j’ai observé votre combat, c’était remarquable. On voit que vous êtes une femme d’expérience. Et que vous tous êtes des preux que rien n’effraie. Il se trouve justement que je suis à la recherche de quelques intrépides…

— C’est que, nous ne sommes pas vraiment libres.

— Mais madame, c’est bien rémunéré. Et parfaitement licite je vous l’assure, il s’agit d’œuvrer pour le compte du Syndicat des Commerçants du Palantin, afin de purger un nid de vampires situé dans notre beau quartier, et qui fait du tort à nos affaires. Ne me dites pas que cinq-cent askenis ne seraient pas bienvenus.

— Je comprends bien votre problème monsieur. Toutefois comme je vous l’ai dit, nous sommes nous-mêmes déjà chargés d’une quête sans rapport avec la vôtre, et nous ne pouvons dévier de notre objectif. Comme vous seriez vous-même désappointé si, après avoir grassement payé un groupe de mercenaire pour accomplir la besogne dont vous me parlez, vous appreniez incidemment que vos pendards, partis pour traquer les suceurs de sang, avaient finalement préféré passer une semaine à courir la liche, le dragon ou toute autre bête, selon l’occasion qui se serait présentée. Souhaiteriez-vous que nous mettions notre propre commanditaire, qui est un puissant personnage, dans une telle situation ? Et vous même, confieriez-vous une tâche à un parti capable d’une telle légèreté ? Si nous refusons votre offre, ce n’est ni par lâcheté ni par dédain, je vous l’assure, mais simplement par honnêteté.

— Je vois. Je n’insiste donc pas. Que Hanhard vous donne force et vigueur.

— Et puisse Myrna favoriser vos entreprises, gentil bourgeois.

Et après qu’il se fut éclipsé, à la recherche d’un autre parti d’aventuriers, Vertu poursuivit :

— On ne peut pas se reposer cinq minutes sans qu’une quête vous tombe dessus. Vraiment, il y en a qui ne doutent de rien, est-ce qu’on a des têtes à demander l’aumône ? Je me demande si cet ahuri était vraiment sérieux en proposant cinq-cent pièces pour une chasse au vampire. À ce tarif, il risque de tourner longtemps avant de trouver des volontaires pour le suicide.

4. Tous au pieu !

La veillée fut brève, chacun étant fatigué par la chevauchée et impatient de rejoindre le pays des songes. Toutefois, plus d’une heure après avoir rejoint sa chambrette, qui était des plus menues, Morgoth était encore éveillé et, à la lueur de sa chandelle, compulsait un livre de sorcellerie. Vint un moment où, sans raison apparente, il le referma, le rangea soigneusement, souffla sa bougie, se leva et ouvrit sa porte avec lenteur calculée. Il sortit dans le couloir, qui n’était éclairé que par une lampe à huile pendue à une poutre à hauteur de tête humaine, ferma la porte derrière lui, puis se retourna pour pousser jusqu’à la chambre de Xyixiant’h, avec qui il souhaitait s’entretenir. Il s’immobilisa soudain, frappé de stupeur : devant lui, à cinq pas tout au plus, se tenait Vertu. Il crut tout d’abord qu’elle l’avait attendu, tapie en embuscade, mais se détrompa lorsqu’il remarqua qu’elle tenait ses bottines à la main, qu’elle avait l’air tout aussi surprise qu’il pouvait l’être, et que tout comme lui, elle s’apprêtait à fermer sa porte derrière elle.

— Et bien, chuchota la voleuse, on somnambulise ?

— Tu es mal placée pour m’en faire le reproche.

— Tu as raison. Dis-moi donc où tu te rends ainsi à pas de loup, avec cet air du dernier suspect, ou plutôt non, ne dis rien, laisse-moi deviner. Tout comme moi tu te déplaces pieds nus, pour plus de discrétion, mais à mon inverse, tu as laissé tes bottes derrière toi, signe que tu n’envisages pas de quitter l’auberge. J’ai raison ?

— … oui, parvint à dire Morgoth, bien que sa gorge fut soudain sèche.

— J’ai dans l’idée que tu te meus ainsi en tapinois dans le but de satisfaire à quelque envie malséante autant que nocturne qui t’aura soudain prise aux tripes. Avoue, indigne compagnon !

— Et bien oui, tu as deviné juste, il fallait bien que tu le découvres.

— Mais ne prends donc pas cet air de criminel repentant, Morgoth, il n’y a là rien que de très sain ! Tu es un jeune homme de robuste constitution, et tes appétits juvéniles sont parfaitement naturels.

— À la bonne heure ! J’avoue que j’avais un peu peur de ta réaction.

— Et pourquoi donc ? Après tout, tu ne fais rien de mal. Et puis nous payons cet aubergiste assez cher.

— Oui, l’aubergiste… l’aubergiste ?

— Et bien oui, vu ce qu’on lui rapporte, ce n’est pas du vol que de visiter son sellier si une fringale nocturne vous prend.

— … oui, bien sûr. Sache que j’apprécie ta façon ouverte de voir les choses. Et toi, quel pauvre bourgeois vas-tu dépouiller des ses économies durement acquises ce soir ?

— Oh ces trucs là, c’est plus de mon âge. Je vais juste faire un petit tour en ville, ni vu ni connu, histoire de voir ce qui a changé, d’aller aux nouvelles, de me renseigner un peu sur ce qui s’est passé en mon absence.

— Est-ce que ça t’arrive de dormir ?

— Le moins souvent possible, car mes nuits ne m’apportent guère de repos. À demain, Monsieur de la Grivèle.

— À demain, créature de l’ombre.

Et tandis qu’elle investissait une chambre vide afin d’emprunter une fenêtre donnant sur la rue, il fit mine de descendre les escaliers proches, attendit là de longues minutes, dans cet état rassurant et exaltant fait d’obscurité, de silence et d’immobilité, puis lorsqu’il eut la certitude que plus rien ne bougeait à l’étage, revint sur ses pas et obliqua jusqu’à la chambre de son elfe.

— Vous êtes bien impudent, jeune homme, de vous aventurer ainsi dans la chambre d’une dame. Certaines personnes à l’esprit mal tourné pourraient même penser que vous cherchez à abuser de ma chaste personne…

— Voilà un beau discours qui aurait été plus convaincant si vous aviez été vêtue d’autre chose que de vos bijoux, madame.

Elle s’alanguit sur la couche, ruisselante d’or et tintante de pierreries, ramena ses bras au-dessus de sa tête, le visage légèrement penché et, sans souci du qu’en-dira-t-on ni du barbarisme, elle souria. Une ombre toutefois voila son regard sur son visage, qui ne fut pas sans inquiéter son amant.

— Tu m’as l’air bien soucieuse.

— Bah, rien de grave, mentit-elle. N’est-ce pas ta voix que j’entendis murmurer dans le couloir voici quelques instants ?

— Tu nous as entendus ? Tu as l’oreille fine, c’est certain. Figure-toi qu’en sortant de ma chambre, j’ai croisé Vertu qui s’en allait vadrouiller, comme d’habitude.

— Ouille.

— Mais j’ai réussi à lui faire avaler que j’allais en tapinois à la cuisine afin de dérober quelque provende à grignoter, voici donc comment j’ai acquis de haute lutte le droit de te rendre cette petite visite au but des plus malhonnêtes, woohoo !

— Bien joué.

— Quelle mine sinistre. Je suis le seul ici à woohoo ?

— Non, non. Il y a woo, et hoo… et oho… et pourquoi maintenant… et… c’est compliqué.

— Pourquoi c’est compliqué ? Tu t’es découverte lesbienne ou bien ?

— Mon pauvre ami, si c’était que ça.

— Je peux t’aider ?

— Non. Enfin si, tu peux me consoler.

Bien qu’elle essayât de ne pas en faire une habitude, il arrivait parfois à Vertu, par lassitude, par oubli des convenances, de ne pas mentir à ses compagnons. Elle avait en effet exposé à Morgoth le but de son escapade avec une relative franchise, et c’est non sans un certain plaisir qu’elle déambulait maintenant dans les rues de Baentcher livrées à un crachin glacial, emmitouflée dans son lourd manteau de yacht, l’arc et l’épée pas trop loin de la main, comme elle l’avait fait si souvent au cours de ses jeunes années. Elle aimait l’atmosphère excitante de ces nuits qui maintenaient l’esprit clair, les sens en éveil et les muscles alertes.

Ses pas la menèrent sans qu’elle le voulut devant la Tour du Chantre, établissement qui l’avait prise en pension quelques fois à son corps défendant, d’où s’élevait une plainte dont elle ne put dire si elle venait du désespoir des prisonniers enfermés là ou s’il s’agissait du vent sifflant entre les barreaux d’acier. Un peu plus loin, elle considéra la villa Montaman, qui avait été sa résidence et dont la façade s’était bien décrépite depuis son départ. De fait, au temps de sa splendeur, elle avait toujours laissé l’extérieur dans l’état médiocre où elle l’avait trouvé, se contentant d’aménager l’intérieur avec luxe. Un éclair zébra soudain les cieux, lui permettant de considérer la vilaine situation du toit, elle comprit alors que plus personne n’habitait ici depuis bien longtemps. Elle préféra passer son chemin. Un porche étroit donnant sur un passage semi-couvert lui remit en mémoire l’épisode presque oublié de sa vie qui l’avait eu pour cadre, la folle cavalcade d’une nuit d’été où, avec deux camarades, elle avait semé la milice. Qu’avaient-ils donc volé ce soir là ? Elle ne put s’en souvenir, pas plus que des noms de ses amis, tous deux morts depuis. Il y avait aussi cette gargote au pied de la colline Bradach’nol, où elle avait bu et mangé bien souvent, et tiré quelques bourses aussi. Le bâtiment avait été rasé et un petit temple de Miaris édifié à la place. Un sort semblable avait atteint l’atelier de ce peintre pour qui elle avait posé nue, et dont plus rien ne subsistait. Elle se souvenait vaguement avoir été très amoureuse.

Elle soupira. Qu’était-elle donc sortie chercher à cette heure ? À mesure qu’elle avait parcouru la ville, le poids des ans avait affaissé ses épaules et ralenti son pas. Elle décida qu’il était temps de retourner à l’auberge.

Tant d’années à côtoyer le danger avaient éveillé chez Vertu une faculté que la plupart des hommes civilisés avaient perdu en s’éloignant de la nature, un état particulier de la conscience qui jamais ne s’endormait et qui emplissait son âme d’un sombre pressentiment quand, dans son environnement immédiat, quelque chose n’était pas à sa place. Elle-même n’aurait pu dire exactement ce qui l’avait alarmée, l’écho d’un pas sur un pavé mouillé, le murmure des gouttes de pluie s’écrasant sur un corps dissimulé, une odeur, un reflet… On la suivait, elle en eut la soudaine certitude. Un homme, souple, fort et sûr de sa force, elle pouvait s’en rendre compte rien qu’au bruit ténu qu’il produisait en se déplacement. Il se rapprochait. Elle obliqua au carrefour suivant, il la suivit. L’auberge était encore loin, il aurait cent fois le temps de la rejoindre. Appeler le guet ? Elle eut honte que l’idée lui en fut seulement venue. Elle traversa la rue, et emprunta une venelle particulièrement sombre. L’inconnu l’y suivit, difficile de dire qui tendait un piège à l’autre. Il y eut un violent déplacement d’air, le claquement d’une cape… C’était l’attaque d’un prédateur, une attaque répétée mille et mille fois, chargée de rage animale, une de celles qui auraient surpris même un guerrier averti. Mais l’étreinte de l’agresseur ne rencontra que le vide, Vertu avait éclipsé, elle avait glissé même, frôlant les limites de l’équilibre et de sa propre souplesse corporelle. Sa lame sortit du fourreau en un éclair, elle se retourna et considéra un instant la forme noire son adversaire, qui était plus massif qu’elle ne se l’était figuré. Le sabre plongea droit en pleine poitrine, s’enfonça jusqu’à la garde. Vertu recula d’un bond, car elle savait que parfois, les combattants même mortellement blessés ont assez de détermination pour porter une ultime attaque avec l’énergie du désespoir. Mais, chose hallucinante, l’homme mystérieux ne s’effondra pas, comme il aurait dû. De longues secondes passèrent durant lesquelles l’horreur de Vertu s’accrut tandis que son adversaire empalé, portant lui-même les mains à la poignée du sabre, retirait de sa poitrine le fer qui aurait dû lui être fatal. Elle l’avait pourtant frappé en plein cœur, et même s’il avait fait partie de ces rares hommes à avoir cet organe disposé à droite, elle aurait au moins rompu quelque artère vitale, transpercé la plèvre ou cisaillé un nerf vertébral. Or, l’homme ne semblait éprouver ni gêne ni douleur, et lorsqu’il eut dégagé l’arme de sa personne, il la jeta négligemment derrière lui. Il la nargua alors de sa voix rauque, comme celle d’un malade.

— Eh eh eh… joli coup, jeune dame, tu m’as surpris. Tu es forte, je te sens déborder de vie, je vais te ramener vivante au Maître afin qu’il se repaisse de toi.

Il s’approcha sans manifester de crainte, Vertu savait n’avoir pas assez de champ pour utiliser son arc. En outre, elle s’était sottement laissée acculer dans un recoin servant de point d’eau aux ménagères du quartier, et qui ne présentait aucune issue. Elle trébucha sur un seau abandonné là, sa main rencontra le mauvais mortier du mur, puis le manche d’un balai qui y était appuyé. Elle s’en empara, et frappa de toutes ses forces le triste sire. L’ustensile ménager se brisa, mais la créature fut désarçonnée assez longtemps pour que Vertu tente un contournement, espérant retrouver son sabre. Elle ne fut pas assez rapide cependant, et d’une bourrade puissante, elle fut jetée à terre. L’adversaire se jeta alors sur elle pour l’immobiliser et la neutraliser, mais dans un réflexe, Vertu le poignarda avec le reste du balais qu’elle avait gardé dans la main, faisant pénétrer la partie du manche qui s’était fendue en biseau à l’endroit précis où elle avait blessé son ennemi la première fois.

Aussitôt, il se dispersa en un nuage de poussière qui se condensa et retomba lourdement au sol en petits chatons de suie.

— Mais c’est pourtant vrai qu’il y a du vampire dans le coin.

5. La visite mystérieuse de Vertu au Temple Noir

Comme pour effacer les horreurs de la nuit, le lendemain matin fut aussi radieux que la saison le permettait, toute trace de nuée avait disparu des cieux et la sécheresse soudaine de l’air avait eu raison de l’humidité des rues et des murs de Baentcher. En contrepartie, il faisait extrêmement froid.

— Brr… fait pas chaud, observa Piété (c’est sans doute d’avoir grandi dans la nature qui lui avait conféré un tel sens de l’observation).

— Exact, approuva Vertu, qu’est ce qu’on se les caille, pas vrai Xy ?

— Humhum… Je ne sais pas si c’est le climat ou la nourriture d’hier, mais je me sens un peu malade. Vous ne trouvez pas un peu gonflée sous les yeux ?

— C’est sûrement l’humidité, commenta Sarlander. Il est dans mon pays une juste maxime qui dit "mieux vaut un bon froid bien sec qu’une petite pluie fine".

— Oh, mais ça va se couvrir de nouveau, prophétisa Monastorio d’un ton docte, car mes lombaires me lancent.

— Pingouin dans les champs, hiver méchant, compléta Clibanios.

— Ouais, grogna Ghibli. Et chez les nains on dit "Nuage à la Saint Aristide, cite un proverbe stupide". Alors chef, c’est quoi le programme de la journée ?

— Nous sommes venus dans cette ville pour retrouver le sieur Jomon, qui nous sera peut-être de quelque aide dans notre quête, mais nous ne connaissons de lui que son nom, et dans une aussi grande ville, ça va être long de le retrouver. Il vaudrait mieux qu’on se disperse un peu pour activer les recherches et ne pas attirer l’attention. Je vais aller faire un tour dans le quartier du Temple.

— Pour ma part, ajouta Morgoth, je dois aller faire quelques recherches dans une bibliothèque magique, afin de tirer au clair quelques points nébuleux de notre affaire. Quelqu’un veut m’accompagner ?

Il regardait Xyixiant’h avec insistance, mais celle-ci déclina l’invitation.

— Il faut que j’aille au temple de Myrna pour régler quelques petites affaires, ça devrait me prendre la matinée.

— Tu veux dire, au temple de Melki.

— Je veux dire au temple de Myrna.

— Tu n’étais pas sensée être une prêtresse de Melki ?

— Je ne vois pas en quoi ça m’interdirait l’accès au temple de Myrna. Du reste je n’y vais pas pour prier mais pour affaires. Poutchi.

— À tes souhaits, répondit Piété. Je peux venir ? J’ai peur de me perdre dans cette ville que je ne connais pas et dont j’ignore les coutumes.

— Tu es le bienvenu, et en chemin, j’en profiterai pour t’expliquer quelles affaires m’occupent et t’enseigner des choses belles, utiles et rentables. D’autres amateurs ?

— Bof, fit Ghibli, ça ou peigner la girafe…

— J’en serai aussi, douce prêtresse, fit Monastorio en feignant l’enthousiasme.

— On dit que les jardins du temple de Myrna

Labyrinthe vivant, géographie confuse

Qu’un aveugle amoureux d’une fleur dessina,

Sont propices à l’artiste en quête de sa muse.

— Moi je ne peux pas, j’ai corvée de paladin. Il faut que j’aille au Saint-Ordre Machinchouette pour rendre hommage à je ne sais trop quel vieux birbe… Tradition… Discipline… Bref…

— Bon, reprit Vertu, alors on se donne rendez-vous au Singe Aphteux, à l’heure où pâlit le soleil derrière les monts du Kaalamboor tandis que retentit au loin le carillon des Tranche-Panières et que les novices de Miaris, trois par trois, remontent la rue Sans Retour en entonnant le cantique des Vêpres Tôtives...

— Tu peux pas dire à quatre heures de l’après-midi, comme tout le monde ?

Le Temple Noir de Hima à Baentcher était le cœur politique et spirituel de ce culte influent quoique controversé, et parmi tous les bâtiments érigés par l’homme au cours des millénaires, bien peu pouvaient lui être comparés en taille ou en splendeur. Son nom venait de l’époque lointaine de sa construction, car sa structure était entièrement constituée d’un basalte aussi dur que léger, importé à grands frais et en quantités considérables d’un lointain volcan éteint du Portolan Oriental. Depuis, et suivant en cela les préceptes sacrés du culte, on l’avait paré, jusqu’à le recouvrir presque entièrement, d’une impressionnante dentelle de sculptures peintes, d’émaux, de bas-reliefs rehaussés d’or, le tout soigneusement entretenu par une légion de sacristains s’affairant aux seaux et aux balais, de telle sorte qu’à toute heure du jour et de la nuit s’écoulait dans les caniveaux alentours des flots ininterrompus d’eau savonneuse. C’était une nécessité, car d’une part la brume fuligineuse qui enveloppait Baentcher la plupart du temps ternissait assez rapidement toute surface qui n’était pas lessivée en permanence, et d’autre part le Temple Noir était réellement d’une taille cyclopéenne. Une dentelle d’arches et de contreforts festonnés de pendeloques et d’orbes de marbre multicolores portaient six minarets asymétriques jusqu’à une altitude vertigineuse, du haut desquels de rares observateurs privilégiés invités par les prêtres étaient autorisés, après une ascension interminable, à admirer la masse blanche de la colossale coupole qui les surplombait encore, des deux demi-coupoles qui flanquaient celle-ci et des deux nefs qui leur étaient perpendiculaires et dont les pignons acérés évoquaient deux phalanges de lansquenets marchant de conserve.

Même Vertu, qui avait déjà fréquenté les lieux et que peu de choses parvenaient encore à étonner, se surprit à lever le nez comme un quelconque pèlerin lorsqu’elle pénétra dans l’immense édifice par la porte monumentale du Levant. Assaillie par l’étouffante atmosphère chargée d’encens et d’autres épices précieux brûlés en permanence par les fidèles pour louer Hima et ses faces, elle considéra un temps le mobilier chatoyant du temple, les bois précieux couverts d’or et d’argent, les multiples statues, les lointains oriflammes flottant lentement au vent s’écoulant par les jours de la coupole. Puis elle obliqua vers un recoin, passa un porche discret, un couloir relativement sobre, une porte, et se retrouva dans la réserve d’une bibliothèque toute en hauteur, coincée entre le principal mur porteur du grand temple et un bâtiment annexe. Un Ordonnancier d’un certain âge, reconnaissable à sa chasuble mauve et au symbole de grès rouge qu’il portait à son cou, donnait calmement des instructions à quelques subordonnés. Son visage aux tempes grisonnantes exprimait sagesse et ouverture d’esprit, aussi Vertu décida-t-elle de s’adresser à lui, une fois que sa troupe papillonnante se fut dispersée dans les hauteurs.

— Paix et prospérité, bon prêtre.

— Paix sur vous ma fille.

— Je suis en quête du savoir de Hima.

— Voilà une noble quête, mais je crains qu’on ne vous ai mal guidée, notre salle de lecture se trouve juste après le… Ah…

Vertu avait sorti d’une de ses innombrables cachettes un petit objet de fer forgé, plat et de la taille d’une paume d’enfant, qu’elle avait présenté au prêtre, lequel n’avait pu dissimuler une soudaine réticence. Toutefois il se reprit et, redevenu affable, hocha la tête en signe de compréhension.

— Pouvons-nous nous entretenir en privé ?

— J’allais vous en prier, mon bureau est par ici.

Le bureau en question s’agrémentait d’un superbe vitrail reprenant quelque obscure symbolique, et dans laquelle l’artisan avait fort à propos laissé quelques carreaux au naturel, ce qui permettait d’admirer la belle vue qu’on avait sur la cité et les montagnes qui la bordaient. L’Ordonnancier le partageait visiblement avec deux collègues, qui brillaient cependant par leur absence.

— Je vous en prie, dit-il en invitant Vertu à prendre un siège. En quoi puis-je vous être utile ?

— Et bien voilà, je m’intéresse à l’histoire du clergé de Melki. J’aurais aimé consulter, si vous les avez, les registres recensant tous les prêtres Melkites en activité durant ces trois derniers siècles.

— C’est une demande raisonnable, quoiqu’un peu étrange. Vous écrivez un mémoire ?

— Pas vraiment. Pour être franche, j’appartiens à une compagnie d’aventuriers. Il se trouve qu’au cours d’une affaire récente, nous avons entendu parler d’une ancienne prêtresse de Melki du nom de Xyixiant’h, et j’aurais bien aimé en savoir plus à son sujet.

— Il n’y a jamais eu de prêtresse de Melki portant ce nom.

— Vous êtes sûr ?

— Positivement.

— Vous êtes bien fortuné de disposer d’une telle mémoire que vous connaissiez les noms de tous les prêtres de Melki ayant exercé ces derniers siècles.

— Je ne pense pas que quiconque ait ce genre de don, c’est seulement qu’aucun prêtre ne porterait un tel nom, évidemment.

— Et pourquoi ça ?

— Et bien voyons, à cause de la légende. La Protectrice. Enfin, vous savez bien.

Vertu leva un sourcil intéressé.

— On n’enseigne plus la théologie, chez vous ?

— Je n’ai pas vraiment eu le temps de m’y consacrer à l’époque.

Elle s’approcha, posa ses coudes sur le bureau, son menton sur le dos de ses mains, et fit un grand sourire charmeur.

— Mais maintenant, je l’ai !

Le prêtre soupira, se leva, puis se dirigea vers le vitrail pour contempler le levant sur Baentcher. Et tout en essuyant ses lorgnons à l’aide d’un petit chiffon idoine, il entama son récit.

— Or donc, en ces temps-là…

6. Morgoth étudie au Vif Orion

Nombre de cités, lorsqu’elles dépassaient le stade du gros-bourg-où-se-tient-le-marché-aux-bestiaux pour se doter d’une fierté citoyenne et d’une ambition politique, songeaient à accueillir une guilde de magiciens. Elle était toujours facilement reconnaissable, prenant généralement la forme d’une tour plus vertigineuse que ne l’autorisaient les règles normales de l’architecture, implantée dans un quartier aisé de la ville — mais pas trop près des instances dirigeantes, des fois que le voisinage du pouvoir leur inspire de vilaines pensées². Dans ces lieux dédiés à la connaissance et à la pratique quotidienne de la magie, les membres pouvaient à loisir parfaire leurs connaissances dans les mystères de la nature, acquérir divers instruments et ingrédients nécessaires à l’exercice de leur art, et surtout, se retrouver par petits groupes pour dire du mal des autres. S’il était commun, donc, qu’une ville s’enorgueillit d’accueillir un tel édifice, seules les puissantes métropoles de Thébin et Baentcher partageaient le privilège d’en abriter plusieurs, dans le cas qui nous intéresse, cinq.

Morgoth avait entendu parler de la Société du Vif Orion, dont plusieurs de ses maîtres avaient été membres, et avec laquelle son école de magie était liée par des pactes obscurs autant qu’anciens. Elle avait siège, s’aperçut-il, dans une bâtisse improbable juchée au sommet d’une colline escarpée du sud-est de la ville, guère éloignée de leur auberge. L’édifice se composait de deux cylindres inégaux fait de lourdes pierres bleues et grises alternées en un motif hypnotique. Au sommet d’un des cylindres, large de trente pas, était suspendu à quelques vingt pas au-dessus du sol un jardin dont, de la rue, on ne distinguait que quelques ramures dont le feuillage ne pouvait que surprendre en cette saison. Du sommet de l’autre cylindre, un peu plus large, partait une tour d’une hauteur propre à susciter les problèmes de cervicales, dont les flancs s’ornaient de motifs astrologiques destinés à impressionner les foules, d’autant plus que dès la tombée de la nuit, un enchantement les faisait luire d’un scintillement glacial.

Après s’être acquitté d’une menue contribution à l’entrée, Morgoth pénétra dans le hall, et obliqua sans attendre vers la bibliothèque, qu’un panneau indiquait en lettres lumineuses. L’endroit était fort sombre, seules les hautes meurtrières percées dans l’épais mur circulaire laissaient filtrer quelques rais sur d’impressionnants empilements de rayonnages de bois lustré, où l’on avait soigneusement rangé dans un ordre familier à notre sorcier toutes sortes d’ouvrages qui ne le lui étaient pas moins. D’emblée, l’endroit fit bonne impression à notre héros qui, durant ses études, avait trouvé en la bibliothèque de son école un havre de paix peu fréquenté par ses condisciples plus dissipés que lui. L’odeur du papier, du parchemin et de la poussière des ans lui évoquait ces heures innombrables qu’il avait passées, assis en tailleur, coincé entre deux piles d’incunables, à s’oublier dans la découverte de quelque sortilège subtil que jamais, sans doute, ses professeurs n’aborderaient lors des cours.

Un mouvement attira son attention : il y avait une sorte de gnome vêtu d’une pelisse orange, bizarrement assis de dos sur un rayonnage un peu trop haut pour être atteint avec le bras, qui s’agitait à quelque tâche indistincte, là-haut.

— Bonjour monsieur, je voudrais compulser les Normes Donjonniques, je vous prie.

— Ook.

— Dites-donc l’ahuri là, vous ne savez pas faire la différence entre un orang-outang et un bibliothécaire ?

Le revêche personnage chauve et voûté qui descendit d’une échelle branlante à quelque distance, et qui avait tout du vautour à part les ailes, vint se planter devant Morgoth. Bien que ce dernier le dominât de plusieurs têtes, son attitude ne laissait au jeune sorcier aucun doute sur la place qu’il occupait, ou qu’il s’octroyait, dans l’organigramme de la guilde.

— Qu’est-ce qu’il veut ?

— C’était pour consulter les Normes Donjonniques, je suppose que vous avez un exemplaire.

— Plusieurs. Quelle édition ?

— Mais la troisième évidemment, vous me prenez pour un béjaune ?

— Ah, je vois que monsieur est un connaisseur. Vous ne pouvez pas savoir le nombre de jeunes crétins qui se croient aventuriers et qui, par snobisme je suppose, tiennent encore à étudier la seconde, voire la première !

— Ah les sots ! Faut-il être niais tout de même. Tout est pourtant exposé bien plus clairement et abondamment illustré dans la troisième !

— Ils ne comprennent rien à la modernité, ces imbéciles, intervint un bibliothécaire adjoint qui passait par là à la tête d’un petit chariot de codex à ranger. Sous prétexte de fidélité à une tradition par ailleurs des plus contestables, ces nigauds tournent le dos aux bienfaits apportés par les travaux contemporains. Mais que voulez-vous, il faut de tout pour faire un monde, même si à mon sens, la proportion de débiles mentaux est anormalement élevée dans le nôtre.

— C’est bien mon avis, renchérit Morgoth. Rester à la seconde édition lorsqu’on peut disposer de la troisième dénote d’une inexcusable médiocrité d’esprit.

— Des couillons oui, des couillons ! S’emporta le bibliothécaire rapaciforme. On devrait tous les mettre en rang sur la terrasse tous nus en plein hiver et les fouetter jusqu’à ce qu’ils apprennent les convenances et le respect des anciens. C’est ce que je dis depuis des années, toute une génération perdue à fumer des champignons elfiques et à écouter de la musique pekno³. Pas foutus d’aligner trois runes sans faire une faute d’accord, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse avec ça ? Le niveau de l’école a bien baissé ces dernières années, je ne compte plus les professeurs que je vois pleurer de rage et de découragement à la sortie des cours. Mais je vois avec soulagement que vous n’êtes pas de cette trempe. Vous avez fait vos études ici, je ne vous ai jamais vu ?

— Euh, non, je viens du Cygne Anémique.

— Oh, mon pauvre garçon, nous avons appris pour la destruction de votre établissement. Quel dommage, encore un peu de la noble tradition classique qui disparaît, le goût de l’effort, du savoir et du travail bien fait, la vieille école quoi, rien à voir avec les sornettes pédago-démago qu’on enseigne par facilité à une jeune génération de débraillés au chapeau mou et à l’œil vague. D’ailleurs, ça se voit tout de suite à votre mise que vous avez eu une éducation convenable et que vous avez été initié selon les règles de l’art. Enfin bref, vous trouverez tout ce qu’il faut derrière le troisième pilier, là bas, troisième étagère en partant du bas. Et laissez bien la petite fiche dans la reliure.

7. L’enseignement de Xyixiant’h aux Changeurs

Un auteur moins rigoureux que moi-même aurait pu sans trop mentir vous informer que le temple de Myrna se situait dans le quartier des Changeurs, toutefois, comme vous êtes présentement en compagnie d’un guide capable et scrupuleux, vous pourrez désormais esbaudir vos amis de vos connaissances encyclopédiques en précisant qu’en fait, c’est le quartier des changeurs qui s’était constitué autour du temple de Myrna. Au temps jadis, ce qui nous mène à loin car Myrna était réputée être la plus ancienne de toutes les divinités, le clergé avait acquis un vaste terrain à quelque distance de Baentcher où ils avaient, illustrant les préceptes sacrés de leur déesse, aménagé un jardin magnifique parsemé de pagodes reliées entre elles par un réseau de murets et de chemins de pierre. Ce n’est que bien plus tard que l’hydre urbaine se répandit autour de l’enceinte sacrée, et à mesure que Baentcher croissait, le temple fut enclos dans les murs.

J’ai à plusieurs reprises évoqué le culte de Myrna, sans toutefois en exposer la doctrine. C’est qu’en réalité, il s’agit d’une nébuleuse de cultes locaux, parfois opposés en tout, ayant pour seul point commun l’image immuable de la Déesse Muette. Elle accompagnait et protégeait l’humanité depuis ses premiers pas, elle l’avait peut-être même enfantée à en croire l’orthodoxie de plusieurs sectes. On l’associait volontiers au cycle immuable de la vie, car elle apportait la fertilité des femmes ainsi que celle des terres. Loin des religions à mystères prisées par les orientaux, Myrna était facile à satisfaire : parmi son troupeau humain, elle récompensait de ses bienfaits l’homme économe, sage et dur à la tâche, qui partageait avec les siens l’excédent de sa moisson. Elle n’avait cependant aucune haine contre l’imprévoyant ou le gaspilleur, elle se contentait de l’abandonner à ses errements coupables, espérant que les néfastes conséquences de ses actes lui fassent vite réaliser son égarement. Elle était de loin la divinité la plus populaire dans les campagnes, mais son emprise sur les villes n’était pas négligeable. Dans la plupart des cités d’occident, en effet, le fidèle trouvait un grand temple bâti, la plupart du temps, sur le modèle de celui de Baentcher. Là, un clergé plus instruit et plus structuré insistait moins sur les vertus agraires de Myrna que sur son titre de déesse de la prospérité, encourageant le marchand entreprenant et l’habile manufacturier, c’est ainsi que dans nombre de foyers, opulents ou modestes, et y compris parmi les fidèles officiels d’autres religions, il n’était pas rare de trouver un petit autel, une statue devant laquelle on venait parfois s’agenouiller et déposer symboliquement quelques provisions, quelques pièces...

Comme elle était protectrice du commerce, c’est à l’ombre de ses temples que les marchands avaient pris coutume de conclure leurs contrats, et bientôt les prêtres offrirent (moyennant une petite donation, comme de juste) d’être témoins et conservateurs de ces documents, faisant ainsi fonction de notaires. Prenant acte notamment des cessions de créances et parts de société, le clergé de Myrna fut amené à en organiser le négoce sous forme d’une criée ayant lieu tous les jours ouvrés dans un recoin du temple qui, de fait, devint très animé. C’est pour cette raison que les banquiers, usuriers, changeurs, peseurs d’or et autres intermédiaires trouvèrent avantage à s’installer dans les parages immédiats de ce lieu destiné initialement à un tout autre usage. Ainsi, la communauté financière se développa dans ce quartier.

Xyixiant’h avait fait un détour par la SEC, la Société Elfique de Crédit, banque où elle avait naguère ouvert un compte, bien avant les circonstances qui l’avaient plongée en léthargie durant cent quarante ans. Cet établissement discret à la clientèle choisie pratiquait des tarifs largement plus élevés que ses concurrents sur la place, en contrepartie de quoi il était le seul à vous assurer la pérennité de vos dépôts durant des périodes plus longues qu’une vie humaine. Elle s’était enquise du montant (qu’elle garda pour elle) de sa fortune, puis s’était fait faire quelques billets à ordre. Alors, se dirigeant vers le temple de Myrna, elle avait exposé à ses compagnons son attitude en matière d’argent. Ceci, j’en suis conscient, n’a qu’un lointain rapport avec la matière de notre récit, et je retranscris ici ses propos pour l’édification des jeunes gens ambitieux et soucieux de leur prospérité, qui y trouveront matière à réfléchir utilement à la conduite future de leurs affaires. Gardez à l’esprit que je l’ai expurgé des éternuements de notre elfe, ainsi que de ses plaintes concernant sa santé chancelante, j’ai aussi rectifié sa prononciation, qui commençait à devenir nasillarde.

— …et donc, ainsi devenu copropriétaire de la compagnie, tu es légitimement en droit de te faire payer par elle la part de bénéfice qui te revient, si tant est bien sûr que la compagnie dégage un bénéfice. C’est ce qu’on appelle le coupon.

— Et tu veux dire, poursuivit Piété, incrédule, qu’on peut ainsi acheter et vendre à tout moment ses titres au temple de Myrna, sans autre forme de procès et sans en avertir quiconque, avec des frais modiques ?

— C’est tout à fait cela, confirma Xyixiant’h. Comme les négociants s’échangeant des sacs de grain, le processus est exactement le même.

— Mais il est une chose que je ne m’explique pas. Tu dis que le prix de ces titres fluctue, mais selon quels critères ?

— Et bien essentiellement, selon qu’il y a plus ou moins d’acheteurs, et plus ou moins de vendeurs, et selon le prix auquel ils tombent d’accord pour faire la transaction. Supposons qu’à un moment donné, il y ait peu de titres à vendre, car ceux qui les possèdent en espèrent un grand profit et entendent les conserver, et qu’il y ait par ailleurs nombre d’acheteurs potentiels aux poches pleines, tu conviendras aisément que le prix des parts va augmenter en grandes proportions.

— C’est l’évidence même.

— Si, un autre jour, un désastre quelconque, tel que guerre, mauvaise récolte, épidémie, tremblement de terre ou que sais-je encore vient à ruiner les compagnies, qui sont liées les unes aux autres par la marche commune de leurs affaires, les propriétaires des parts voudront s’en séparer à n’importe quel prix, préférant posséder du bon or plutôt que ce papier bien aléatoire, et comme personne n’en voudra, ou n’aura plus de disponibilités pour les acheter, leur prix va s’effondrer.

— Je vois tout à fait. Mais il y a tout de même une faille dans ton raisonnement.

— Je t’écoute.

— Supposons, je dis bien supposons, qu’un individu s’arrange pour acheter ces fameux titres dans une de ces périodes d’étiage, puis, les beaux jours revenant, les revende lorsque tout le monde est prêt à les payer fort cher. Qu’est-ce qui l’empêche de se mettre la différence dans la poche ?

— L’heureux homme ! Non seulement rien ne l’empêche, mais c’est le but du jeu.

— Il serait donc facile, en procédant ainsi, de faire fortune.

— Je n’en disconviens pas.

— Mais dans ce cas là, s’il était si aisé de s’enrichir sans peiner, ne crois-tu pas que la chose serait connue de tous, et que chacun viendrait ici se livrer à cette activité si lucrative ? Pourquoi des légions de pauvres gens passeraient-ils leur temps à trimer dans des conditions insalubres pour des salaires leur permettant à peine de survivre ? Pourquoi d’autres battraient-ils la campagne en risquant leur vie pour les quelques pièces et les nombreuses cicatrices qu’on peut glaner dans les donjons et landes sauvages ? Pourquoi voleurs et assassins exerceraient-ils leurs métiers immoraux et dangereux ? À quoi bon tant de peine si tant d’or n’attend ici que quelqu’un pour le prendre ? Acheter à bas prix et revendre cher, n’importe qui en est capable, ça ne peut pas être aussi simple.

Xyixiant’h soupira (puis se moucha) avant d’ajouter :

— Cette question, je me la suis souvent posée, crois-moi, sans trouver d’explication définitive à une telle attitude. Peut-être est-ce que, à ton exemple, la plupart des hommes sont trop complexes ou trop imprégnés par leurs préjugés moraux pour comprendre que personne n’est jamais devenu riche en travaillant. Peut-être les gens du commun, inconsciemment, ne veulent-ils pas réellement améliorer leur condition et se complaisent-ils dans leur fange pour pouvoir à loisir agonir les nantis de leurs jérémiades. Peut-être l’humanité est-elle tout simplement composée de crétins pour qui l’argent est indissociable de la peine qu’il y a à le gagner.

— Mon expérience personnelle me ferait abonder vers la dernière hypothèse, confirma Ghibli en rigolant. Continue donc, ma belle, tu racontes si bien.

— Mais la théorie qui a ma faveur est la suivante : j’ai observé que ceux qui s’intéressent aux affaires dont nous parlons arrivent ici comme toi, imprégnés d’idées simples et justes sur la manière dont on doit s’y prendre. Appliquant ces idées, les voilà qui se mettent à gagner un peu, et voyant leurs succès, s’enhardissent légitimement. Mais ils voient aussi, à côté d’eux, toutes sortes de gens parlant un sabir incompréhensible, évoquant des concepts abstrus, les toisant de haut et se disant experts d’un niveau bien plus élevé qu’eux. Cherchant à imiter ces beaux parleurs qui n’y connaissent rien, nos novices se prennent soudain à rêver de martingales miraculeuses, de combinaisons immanquables, et sur ces considérations bancales, basent leur nouveau comportement. Évidemment, ils ne manquent pas de reperdre leurs gains, puis leur principal, parfois même font-ils des dettes astronomiques, ces sots, et s’en retournent dans leur province ventre vide, nu-pieds et en robe de bure, jurant qu’on ne les y reprendrait plus.

— Donc, tu dis que les hommes sont trop bêtes pour tirer profit de leur propre invention.

— Ce n’est pas du tout une question d’intelligence, c’est de bon sens que nous parlons, et il s’agit d’une qualité bien différente. La plupart des hommes, même instruits et sur leurs gardes, peuvent se laisser entraîner par les rumeurs qui agitent ce petit milieu, par les vagues d’enthousiasme déraisonnables et par les tempêtes de désespoir tout aussi déraisonnables. Et ces vagues symétriques poussent irrésistiblement les faibles à faire tout le contraire de ce qui serait souhaitable, à savoir acheter ce qui est cher pour le revendre lorsque ça ne vaut plus rien. Seul un bon sens en airain permet de se prémunir contre une si funeste inclination. Tiens, je te montre rapidement en achetant cette publication, qui est un des nombreux opuscules d’experts faisant métier de donner des conseils d’investissement à leurs lecteurs. Les compulser de temps en temps est bien utile, mais pas forcément de la manière qu’on pourrait croire. Qu’y lis-tu ?

Elle donna quelque argent à un jeune portefaix ployant sous des piles de journaux, se procura le dernier numéro des « Rumeurs Fiduciaires » et le tendit à Piété.

— Panique à Baentcher… les principaux supports enfoncés… faillite de la Compagnie des Eaux et Divertissements… capitaux en fuite… suicides de courtiers… faut-il investir dans la pierre… survivre à la crise… l’or monte… ruine et re-faillite… Inflation… Déflation… Valeurs refuges… Négociez votre découvert… vendez ci, vendez ça… Bigre ! Nous sommes dans une méchante situation, on dirait.

— Tout à fait. Et quels enseignements en tires-tu ? Tu as je crois une centaine d’askenis et de ducats à la ceinture, que comptes-tu en faire, maintenant que te voilà informé ?

— Parbleu, il faudrait que je sois fou pour acheter quoique ce soit dans cette pétaudière en ce moment ! Regarde, ils disent de vendre, ici et ici…

Xy regarda le jeune homme avec un air infiniment las, et lui tapota l’épaule.

— Bien. Maintenant nous sommes fixés, tu n’es pas fait pour aller en bourse.

Les compagnons de Xyixiant’h passèrent un moment à la regarder s’agiter en compagnie de nombreux autres fous dans son genre, échangeant des interjections et des signes de main compliqués, dont l’objet était visiblement de faire changer dans un sens ou dans un autre les chiffres que des employés inscrivaient à toute vitesse sur des tableaux noirs juchés en hauteur, avant de les effacer tout aussi vite pour les remplacer par d’autres à peine plus élevés ou plus bas. L’affaire semblait grave, à en juger par les mines des officiants, mais passablement complexe, et Xy, toute prise au jeu, ne semblait guère disposée à donner des explications. Aussi, ils s’éloignèrent de la haute halle où ce tenait cet étrange manège, et visitèrent les jardins et les multiples édifices sacrés.

Piété étala sa science botanique en citant les vertus réelles ou supposées de toutes les herbes qu’il croisait, agrémentant son récit de moult anecdotes et légendes à la véracité sujette à caution, qui lui assurèrent toutefois l’attention d’un auditoire croissant de fidèles de Myrna, heureux de voir les bienfaits de la nature vantés avec tant de zèle. Tant qu’ils y étaient, et bien qu’ils ne fussent pas des fidèles réguliers, ils se mêlèrent à la foule des pèlerins qui portaient l’offrande à une statue de la déesse légèrement plus grande que la taille humaine, qui était figurée debout, tenant dans sa main ouverte le rat, qui était son animal emblématique. C’était plus l’odeur d’un bistrot que celle d’un temple qui régnait dans l’oratoire, car on avait coutume par ici de verser sur le torse de l’effigie, constellé d’une étonnante grappe de seins, des échantillons de vins de toutes provenances, afin d’assurer la prospérité de ses récoltes. Après avoir eux-mêmes sacrifié à l’énigmatique divinité sans bouche afin de s’attirer la fortune et la chance dans leur entreprise périlleuse, ils retrouvèrent Xy et se retirèrent. Ainsi passa la journée au temple de Myrna.

8. Retour au Singe Aphteux

— Si je comprends bien, personne ne s’est donné la peine de chercher le petit père Jomon ?

Autour de la table, la compagnie arborait un air penaud.

— Toi non plus si on va par là… hasarda Ghibli.

— J’avais des trucs importants à faire, et en plus, je ne suis pas vraiment libre de me déplacer à ma guise, j’ai des ennemis, comme je vous l’ai dit.

— Moi, s’excusa Morgoth, j’ai fait œuvre utile. J’ai fait des recherches à la bibliothèque de magie, voulez-vous en connaître les résultats ?

— Ah bon ? Mais pourquoi ne le disais-tu pas tout de suite ? Parle donc, nous t’écoutons.

— Et bien, tout d’abord, j’ai cherché à comprendre ce qu’était cet anneau, laissé par le Khazbûrn que nous avons défait à la sortie de notre dernier donjon. En effet, depuis que je l’ai ôté avec peine de mon doigt, me défaisant de haute lutte de son enchantement qui cherchait à triompher de mon âme, l’idée de ce bijou m’obsède et il n’est pas une journée sans que je n’ouvre la bourse où je l’ai rangé pour m’assurer de sa présence et, je l’admets, pour le contempler. C’est assurément un objet de grande magie que nous avons trouvé là, et j’ai donc compulsé les ouvrages savants afin de découvrir l’origine et les pouvoirs de cet artefact intrigant.

— Je t’écoute, ne nous fais pas languir.

— Nada.

— Eh ?

— Rien. J’ai dit que j’avais fait des recherches, pas que j’avais fait des découvertes. Ah si, tant que j’y étais, j’ai cherché un peu dans les Normes s’ils disent quelque chose à propos de Tim Bombardier.

— Tim Bombardier, le gobelin.

— Oui, celui-là. Et bien…

— Tim Bombardier, le gobelin seul et désarmé qui vous a vaincus tous les huit de la façon la plus humiliante, et que si je ne vous avais pas arrangé le coup, vous seriez encore dans son trou à prendre la pose, c’est bien de ce Tim Bombardier que tu parles ?

— Je te remercie de nous remettre cet épisode en mémoire.

— À ton service. Alors ?

— Et bien son nom n’est pas cité dans les Normes, mais à la rubrique "Gobelin", il est fait mention d’une légende bien curieuse comme quoi, aux temps jadis, quand le monde était jeune encore, avant même l’avènement des elfes et tandis que les dragons…

— S’en fout les drags, abrège.

— Et bien à cette époque, la race des gobelins était bien différente de ce que nous connaissons. Ils étaient bien plus intelligents, plus robustes, et bien qu’ils fussent déjà voués au mal, ils avaient fondé une civilisation brillante, dont les fiers guerriers et les mages érudits faisaient toute la gloire. Nombreuses étaient leurs cités en ces temps là et il est dit dans le Livre de Skelos…

— Hum…

— …oui, enfin bref, ils ont fini par déplaire aux dieux…

— …ça m’aurait étonnée.

— …qui les ont châtiés rudement en faisant d’eux les créatures chétives et peureuses que l’on connaît aujourd’hui.

— Bien fait, bravo les dieux. Et il y en a pour dire qu’ils ne servent à rien…

— Je n’ai pas fini, poursuivit le sorcier d’un air peu amène. Donc, Nighur, dieu des gobelins, était à juste titre furieux car il se retrouvait d’un seul coup rabaissé au rang de divinité de second ordre, révéré par une légion d’avortons ridicules. Voici pourquoi, à titre de compensation pour son peuple et pour punir les autres, il choisit quinze gobelins au hasard parmi le troupeau, et leur confia tous les pouvoirs qui avaient été ôtés aux autres. Ces quinze héros immortels, bien qu’ayant la même apparence que leurs frères, se retrouvaient ainsi dotés d’une puissance redoutable, propre à protéger les autres gobelins et à les mener efficacement lorsqu’ils combattent les autres races.

— Et tu crois que Tim Bombardier serait l’un d’entre eux ?

— C’est la seule explication logique. D’après "Légendes merveilleuses du pays de Tetynie" de Fandalbert, plusieurs de ces héros gobelins auraient trouvé la mort au cours des siècles, mais rien ne permet de dire qu’il n’en reste pas au moins un. C’est la seule explication logique.

— Passionnant. Je vois que tu n’as pas perdu ta journée. Bien qu’à la vérité, et crois que ça me navre de devoir le souligner, tout ceci n’a RIEN À VOIR avec l’objet de notre quête, bordel ! Mark, ta journée ?

À voir sa figure, elle avait dû être sinistre.

— Comme je vous l’avais dit ce matin, j’étais de corvée de paladin. Je suis allé à l’antenne locale de l’ordre du Cœur d’Azur afin de rendre compte de l’avancée de ma quête. ’paraît que je suis sensé faire ce genre de trucs de temps en temps.

— Et ça t’a pris la journée ?

— Non, y’avait aussi une petite fête.

— En quel honneur ?

— Rien, rien, des trucs de paladins, vous pouvez pas comprendre.

— Ah oui ? Oh, la jolie broche que tu portes à la poitrine, ça représente quoi ? Ne dirait-on pas celle que portent les paladins de plein droit dans l’ordre du Cœur d’Azur ?

— De quoi j’me mêle ?

— Eh, il s’est fait adouber ! Il s’est fait adouber ! Aevidemmenth là là, mon pauvre Mark, n’y aura-t-il donc aucune limite à ta déchéance ?

— Dis-donc Vertu, il paraît que ma Holy fait doubles dégâts sur certaines créatures, si tu veux, on peut vérifier dans la cage !

— Ah non, s’insurgea Xyixiant’h, vous n’allez pas recommencer.

Mark, n’avait pas sérieusement envisagé de combattre Vertu, mais la légèreté de la chamaillerie avait échappé à l’elfe qui était encore sous le coup du duel de la veille, et qu’une légère fièvre rendait peu réceptive aux subtilités de la communication humaine.

— Et pourquoi ça, jolie dame ?

— Parce que je vous en empêcherai !

— Tiens donc ? Eh, moucheron, je fais deux têtes de plus que toi et je pèse deux fois ton poids.

Xy resta coite un instant, considérant sans ciller le paladin de Hegan qui, il est vrai, la dominait. Une étincelle fugitive passa au fond de ses yeux verts, mais Mark ne la vit pas, trop occupé à chercher dans l’expression de la prêtresse la peur qu’il avait l’habitude d’inspirer.

— Voilà un argument… intéressant. Peut-être aurons-nous l’occasion d’en discuter à nouveau, si d’aventure les circonstances s’y prêtent.

Et sur ces paroles, elle se rassit. Le patron revenait à ce moment pour ramener les quelques chopes vides (et l’inhalation d’herbes de Xy) qui traînaient sur la table, selon le principe qu’elles n’incitaient pas à la consommation.

— Donc, personne n’a pu retrouver ce mystérieux Jomon. On n’est pas dans la merde, c’est moi qui vous le dis. Je vous rappelle, à toutes fins utiles, que ce monsieur est la seule piste que nous ayons… Oui ?

— Ah meussieujômôn ? Vô travail meussieujômon, bien bien.

L’aubergiste arborait une mine hilare, mais c’était manifestement une habitude chez lui.

— Vous connaissez ce Jomon ?

— Meussieujômôn tout le monde connaît, meussieujômôn venu ici.

— Quand ça ?

— Hiermeussieujômôn, hier hier. Cherche aventuriers meussieujômôn, pour vampires. Vous connaît, vous a vu meussieujômôn !

Et Vertu se frappa le front contre le lourd bois de la table.

9. La Boîte d’Airain

Pour autant que Vertu s’en souvint, elle avait entendu l’agaçant chasseur de vampire se vanter d’agir pour le compte du Syndicat des Commerçants du Palantin, et lorsqu’elle interrogea l’aubergiste, elle crut comprendre qu’il confirmait la chose, ajoutant qu’il était un représentant d’assez haut rang dans cette honorable organisation. Aussi, ils se précipitèrent hors de l’établissement et coururent dans les rues fraîchissantes afin de rejoindre l’établissement en question avant la fermeture de ses bureaux.

— Ah, mais ma pauvre amie, vous arrivez trop tard, fit un petit clerc de sa voix nasillarde, tout occupé qu’il était à ranger le maigre produit de son travail quotidien dispersé sur son minuscule bureau.

— Quoi, gronda Vertu, vous refusez de consacrer cinq minutes à des aventuriers soucieux d’aider votre organisation dans une quête d’utilité publique ?

— Pas du tout, pas du tout. C’est simplement que messire Jomon, vous l’avez raté de deux bonnes heures. Il a trouvé ce matin une demi-douzaine de mercenaires qu’il a menés lui-même jusqu’à l’antre des vampires. Puissent les dieux veiller sur ces hommes courageux. Saviez-vous que messire Jomon avait été lui-même aventurier dans sa jeunesse ?

— Il paraît. Savez-vous où se trouve ce nid de vampires ?

— Euh… non. C’est messire Jomon qui était personnellement en charge de cette affaire, vous devriez lui demander lorsqu’il rentrera.

— S’il rentre. Merci monsieur, bonne soirée.

— C’est puissant les vampires ? Demanda Piété avec une certaine appréhension.

— Assez, répondit Mark. Dans mon jeune temps, Vertu pourra te le confirmer car elle faisait partie de l’expédition, j’étais parti avec un groupe pour explorer quelques ruines, et nous étions tombés sur une communauté de quatre de ces suceurs de sang. Nous avons fini par fuir la zone avec si mes souvenirs sont bons trois morts, une magicienne à plat, et quatre aventuriers en état de se battre. Et je ne parle que des compagnons, pas des porteurs de torche qui se sont tous faits vider par les vampires car nous les avions laissés derrière nous pour les ralen… aïeu, putain, Vertu, fais gaffe où tu marches !

— Désolée, je suis parfois maladroite.

— Oui, enfin bref, pour en revenir à notre affaire, elle s’est terminée de façon peu glorieuse, nous n’avons occis que deux des morts-vivants et nous avons dû quitter la place bredouilles. Il faut dire que nous étions partis mal préparés, on ne s’attendait pas à rencontrer des vampires.

— Ouais, et en plus, eux, ils savaient très bien qu’on arrivait.

— Et ça y est, la théorie du complot. Non, c’est pas parce qu’on se retrouve dans la mouise qu’on a forcément été trahis.

— Ils nous attendaient, te dis-je. Enfin bref, foin de vieilles histoires, tout ce que tu dois savoir sur les vampires, c’est que c’est tuable à condition d’y être préparés et d’emporter ce qu’il faut.

— Et c’est quoi « ce qu’il faut » ?

— L’essentiel, c’est évidemment d’avoir sur soi un pieu en bois, que l’on enfonce dans le cœur du vampire. C’est un des rares moyens de tuer ces morts-vivants, qui sont très résistants aux armes métalliques et récupèrent rapidement de leurs blessures. De l’eau bénite par un bon prêtre leur causera de vives souffrances, quelques flacons nous seraient utiles. De même, il faudrait avoir sur nous des symboles sacrés de quelques divinités protectrices. Et des aulx bien frais.

— Nous n’avons rien de tout ça.

- Nous trouverons. De toute façon Xy est prêtresse.

— Hein ? Fit l’intéressée.

— Un bon prêtre bien bourrin, c’est ce qu’il faut contre ces créatures des ténèbres. Je suppose que l’art de repousser les êtres maléfiques ne t’est pas totalement étranger ?

— Tranquille.

— Bon, alors voilà le plan…

En route, chacun s’était muni d’un pieu taillé à la hâte et à la hache dans une planche, et des aulx de seconde main négociés peu cher auprès de l’aubergiste, ainsi équipés, pensaient-ils, ils seraient de taille à affronter leurs ennemis d’outre-tombe. Bien que mitoyen de l’opulent temple de Myrna, le Palantin était un quartier populaire, où il ne faisait pas bon traîner trop tard dans les rues la nuit. Nombre de cabarets, lupanars, bals populaires et autres lieux de perdition collectaient les payes des petites gens, ainsi que les revenus plus conséquents des gens de bonne extraction, qui venaient en masse s’encanailler et se faire plumer par des nuées d’escrocs. Naguère, Vertu avait elle-même pratiqué quelques fois le coup classique intitulé "le baron, l’ingénue ivre et les deux valets querelleurs" dans une taverne appelée "Boîte d’Airain", et elle savait que l’endroit était propice à l’activité vampirique, aussi y amena-t-elle ses amis. Il s’agissait à l’origine d’une fonderie de cloches et de statues ayant fait faillite bien avant la naissance de la voleuse, et dont les vastes surfaces et les hautes voûtes avaient trouvé un nouvel emploi sous la houlette d’un entrepreneur de spectacle que du reste elle connaissait fort bien, mais ceci n’a aucun rapport avec notre histoire. Ils avaient craint tout d’abord de détonner, pas ils comprirent bien vite que leurs armes et armures passeraient inaperçues, la soirée était costumée.

— Quelle curieuse auberge, hurla Piété à l’oreille de Monastorio. On paye pour entrer, on n’y sert rien à manger, il n’y a pas de chambres, et on ne peut même pas discuter tranquilles tellement l’orchestre joue fort.

— C’est ce qu’on appelle un estaminet, expliqua le Malachien dans l’oreille du jeune guerrier. C’était très à la mode dans mon pays.

— Tu crois vraiment qu’on trouvera un vampire ici ? Vertu nous a dit de chercher, mais je ne sais pas à quoi ça ressemble. Et puis avec cette obscurité…

— Moi non plus je n’en ai jamais vu. Je suppose qu’il faut chercher un individu à la peau livide et au comportement suspect qui tente d’entraîner une jeune fille avec lui à l’extérieur.

— Autant dire la moitié des clients.

Tandis que son équipe s’était dispersée parmi le tumulte de la salle à la recherche d’un prédateur nocturne, Vertu avait trouvé un point d’observation sur une large passerelle surplombant la foule, si haute qu’on pouvait toucher le plafond de la main. Les mains posées sur la rambarde métallique, qui en l’occurrence était en bois, elle considérait l’assistance, plongée dans le labyrinthe obscur et filandreux de ses pensées.

— N’est-ce pas une nuit admirable, une nuit exaltante…

C’était une voix inconnue et masculine qui, dans son dos, prononçait ces paroles, manifestement à son intention, car elle était seule à pouvoir entendre. Vertu resta immobile, il poursuivit.

— J’aime ces nuits d’hiver où, après mes longues errances solitaires dans les rues, je puis partager la chaleur et l’agitation d’un de ces lieux conviviaux. Pourtant, j’y suis solitaire, là encore… et je vous vois dans le même état d’esprit que moi, madame.

Étrangement touchée par la voix jeune quoique basse de l’inconnu, Vertu aurait voulu se retourner, mais ses mains restaient comme soudées à la rambarde. L’homme, mû par une assurance impressionnante, s’était rapproché jusqu’à murmurer à son oreille, et maintenant, il se collait contre elle, la tenant fermement par ses hanches fines, elle put sentir contre elle le torse musclé et ferme de l’inconnu, ainsi que son ardent désir.

— Vous savez ce que je veux de vous, madame, vous l’avez deviné, n’est-ce pas ?

— Hum… j’ai… une vague idée…

— Vous risquez d’avoir un peu mal au début, mais ça fait partie du jeu, n’est-ce pas ?

C’est alors qu’un carreau siffla et frappa l’homme au flanc, le faisant subitement lâcher la voleuse qui se retourna pour enfin voir les courts cheveux blancs et le visage émacié du personnage, sur lequel se peignait une vive surprise. Sa bouche entrouverte était garnie de plein de canines aiguës.

Reprenant soudain ses esprits, Vertu sortit de sa manche le pieu qu’elle s’était confectionné, et le planta rageusement dans la cage thoracique du vampire, visant délibérément le cœur vulnérable du monstre. Mais au lieu de se dissoudre, comme il aurait dû faire, il sourit, prit le poignet de Vertu, agrippa son cou avec une force irrésistible et s’apprêta à se repaître d’elle lorsque Mark fit son apparition à une extrémité de la passerelle, brandissant devant lui son épée scintillante qui illuminait son visage et en faisait ressortir la froide détermination. De l’autre côté de la passerelle, Xyixiant’h avait pris pied et brandissait devant elle le symbole de Melki.

Le vampire hésita un instant, puis éclata de rire, déposa un bref baiser sur le front de Vertu et, après avoir relâché sa terrible emprise, il fit une leste cabriole par-dessus la rambarde et tomba sans dommage au milieu de la salle. Bousculant la turbulente jeunesse, il se fraya alors un passage vers une sortie de secours, pourchassé par les Compagnons du Gonfanon. Mais qui chassait l’autre en vérité ?

Ils sortirent en coup de vent, juste à temps pour voir claquer le manteau de cuir noir de leur proie au coin de la ruelle adjacente, où ils s’engouffrèrent à sa poursuite. Le vampire était rapide, mais blessé, et Piété, très bon coureur peu encombré, parvint à le conserver à portée de vue jusqu’à ce qu’il escalade un haut portail de fer, sinistre, et ne trouve refuge dans l’esplanade qui s’étendait de l’autre côté, et qui avait été l’ultime destination de bien des citoyens de Baentcher.

— Ben voyons, commenta Vertu lorsqu’elle arriva, hors d’haleine, on aurait dû s’en douter. L’antre des vampires ne pouvait être que dans un cimetière.

— Oui, c’est sûr. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Pardi, on y va et on récupère notre informateur, si par bonheur il est encore vivant.

— Euh… n’est-ce pas un peu risqué de chasser le vampire chez lui et en pleine nuit ?

— Bah, on a ce qui faut. Et puis, on a Xy, pas vrai ?

— J’ai l’impression que tu me prêtes des vertus vampiricides considérables. Je te rappelle que je suis malade. Je pleure des yeux, je coule du nez…

— Et bien, c’est merveilleux, on a une bouffie contre les vampires !

Voilà voilà voilà.

Bien bien.

Bon.

Je vous propose de passer au chapitre suivant.

10. Le combat contre les fils de l’ombre

Les fidèles de Myrna avaient coutume de se faire enterrer dans des caveaux familiaux, contrairement aux adorateurs de Hima et de ses incarnations, qui se faisaient volontiers incinérer. Le cimetière du Palantin n’était pas le plus grand de Baentcher, mais c’était un des plus anciens et sans doute le plus beau, avec ses édifices mortuaires élancés et sévères dont les façades noyées de lierre se dressaient sous les rayons blêmes d’une lune presque ronde, obélisques érigés en sinistre rappel de la vanité des passions humaines et de la brièveté de notre passage sur cette terre. Il y avait longtemps qu’on n’avait enterré personne en ces lieux, et les herbes vivaces avaient envahi les allées, profitant d’une terre fertile pour rendre grâce à Myrna de ses bienfaits. Il ne fut pas difficile à Piété de retrouver l’entrée du sanctuaire des vampires, la porte d’un des plus sinistres caveaux en avait été défoncée, et la végétation alentour y avait été piétinée peu de temps auparavant.

— Bon, nous y voilà, exposa Vertu à ses troupes. Je vous rappelle les fondamentaux du jeu : ces salopards sont en nombre inconnu, ils sont au courant qu’on arrive et ils sont chez eux dans l’obscurité. Inutile d’être discret, torche et pieu pour tout le monde, et surtout on reste groupés. Je ne veux pas entendre parler de "on se sépare pour couvrir plus de terrain". Quand on tombera sur les vampires, ou quand ils tomberont sur nous ce qui est plus probable, la technique consiste à les pieuter le plus vite possible, dès qu’une ouverture se présente. La décapitation marche aussi, pensez-y. Les combattants formeront un cercle autour des jeteurs de sorts pour les protéger pendant qu’ils font leur boulot. Progression rapide en formation serrée avec couverture mutuelle. Si on tombe sur le décoloré, vous me le laissez. Des questions ? Pas de question ?

Au loin, probablement à plusieurs lieues, un hurlement glacial retentit. Peut-être n’était-ce qu’un loup.

— OK boys, let’s go !

Il régnait dans le groupe le sentiment diffus que l’affaire ne s’engageait pas sous les meilleurs auspices, sans doute était-ce l’ambiance générale du lieu qui donnait cette impression. La confiance de Vertu n’était que de façade, et si elle n’avait été le chef de la bande, elle aurait arboré la même mine soucieuse que ses compagnons. L’intérieur du caveau suintait d’une obscurité palpable dont les exhalaisons semblaient descendre en le long de votre dos comme de longs myriapodes aux anneaux glacés.

Ghibli, intrépide, passait en premier, confiant en sa hache. Il pensait à juste titre que même s’il survivait à sa blessure, un vampire constituait une bien moins grande menace lorsqu’on lui avait tranché les jambes. Brandissant sa torche bien haut, il vit l’intérieur du sinistre tombeau, dont les flancs s’ornaient de niches remplies d’ossements sec et poussiéreux. Un cénotaphe avait été dressé au centre de la pièce étroite, dont la pierre tombale avait été ôtée et gisait à terre. Ce n’était pas un cadavre qu’il vit à l’intérieur, mais un puits béant, engageant comme la bouche de l’enfer.

Ils accrochèrent solidement une corde et y descendirent l’un après l’autre, avec les plus grandes précautions. Un impressionnant silence remplissait le vaste espace du tunnel dans lequel il se trouvait, sans doute quelque égout désaffecté, encombré par endroit d’immondices si anciennes que même leur puanteur était morte. L’humeur de la Compagnie s’assombrissait tandis qu’ils progressaient dans les ténèbres à la recherche des non-morts voleurs de sang, les terribles rôdeurs de la nuit qui se glissaient sans bruit à la suite des promeneurs isolés pour les dépouiller sans pitié de leur fluide vital. Anxieux, tous tendaient l’oreille, guettant le moindre frôlement, le moindre souffle d’air, et tandis que…

— POUTCHI ! Snif… Pardon.

— Dis-moi, comme tu es prêtresse, tu pourrais peut-être en profiter pour te soigner.

— Oh, pour un rhume…

— Oui, et bien le rhume peut s’avérer mortel lorsqu’il nous fait repérer par tous les monstres du donjon.

— Tu exagères, c’était très discret.

— OHÉ, LES VAMPIRES, ON EST LA, ON VIENT VOUS TUER !!! Voilà, maintenant les derniers rats sourds de ces égouts ils sont au courant. Soigne-toi donc.

— Bon, si tu y tiens.

Et Xyixiant’h se lança dans une gestuelle complexe accompagnée d’un chant apaisant pour invoquer sur elle les pouvoirs guérisseurs de Melki. Comme à chaque fois que la prêtresse exerçait son art, ses compagnons s’arrêtèrent pour l’observer, scrutant l’hypnotique ballet de ses petites mains blanches au-dessus de sa tête. Et c’est bien sûr à ce moment que les vampires passèrent à l’offensive.

Était-ce un réflexe surhumain, ou bien quelque sixième sens l’avait-il prévenu ? Le commandant Monastorio lança un coup de son lourd bâton vers l’arrière et heurta la cage thoracique d’un des prédateurs qui, sous le couvert de l’obscurité, s’étaient rapprochés. Le vampire déséquilibré recula, et Piété, qui avait son arme en main, le harponna de son trident magique pris au Khazbûrn tué. Par un tour de force impressionnant, il le souleva de terre et le planta dans le mur comme un papillon dans la boîte d’un collectionneur, sans toutefois que ce soit suffisant pour le tuer. Deux nouveaux vampires sortirent des ténèbres en sifflant, leurs faces déformées par la faim et la fureur, et se jetèrent sur le jeune guerrier qui dut reculer à toute vitesse en abandonnant son arme. L’épée sainte du Chevalier Noir flamboyait d’une sinistre lueur, attisée par la proximité du mal ennemi, et dévoilant, à la lisière des ténèbres, plusieurs faces blafardes, semblables à des fantômes avides.

Mais l’embuscade était bien tendue, ils entendaient maintenant les gémissements d’âmes perdues venant de l’arrière, accompagnés d’une odeur infecte, tandis que des pas lourds et maladroits s’y faisaient entendre. Vertu tira de son carquois une flèche spéciale, dont la pointe était entourée d’un linge enduit de poix, elle y mit le feu et la décocha dans la direction dite, et elle illumina un instant un groupe entier de morts-vivants grisâtres aux yeux morts, en loques, qui n’étaient pas des vampires mais, reconnaissables à leur bouche déformée et ronde, des goules. Elle frémit d’horreur en voyant l’avancée de ces morts-vivants, souvent alliés aux vampires, qui contrairement à leurs frères d’outre-Styx, ne s’intéressaient point au sang de leurs victimes, mais à leur chair. La retraite était coupée. La voleuse tira ses projectiles à toute vitesse, interprétant avec son arc magique un air funèbre auquel répondit le luth de Clibanios, qui entonna un chant de guerre propre à soutenir le moral chancelant de ses compagnons. Mais là où une goule tombait, sa chair caoutchouteuse déchiquetée par cinq ou six lourdes flèches, deux autres venaient combler la brèche, piétinant sans gêne aucune le cadavre tombé, ignorant la peur. La hache de Ghibli vrombit aux oreilles de Vertu et se planta dans le torse creux d’une goule, qui ne sembla pas s’en porter plus mal. Le nain, sans se presser, vint se camper aux côtés de la voleuse, rappela sa hache et, d’un rire puissant, défia les forces maléfiques à l’œuvre dans le tunnel. La voleuse recula alors en seconde ligne, laissant Sarlander prendre sa place.

Tout ceci n’avait duré qu’un instant, que Morgoth avait mis à profit pour évoquer l’un de ses sortilèges, un puissant éclair qui passa par-dessus la tête du nain (qui se baissa juste à temps) et fila dans le couloir, dégageant une rangée entière de morts-vivants électrifiés dont les chairs calcinées ajoutèrent à la puanteur sinistre qui régnait désormais. Ces efforts furent insuffisant, toutefois, pour repousser la marée des goules, et bientôt, leurs griffes sales furent à portée des haches de Ghibli et Sarlander.

À l’avant, la situation n’était pas plus brillante. Monastorio et Mark avaient repoussé un temps les vampires, ce qui avait permis à Piété de planter un pieu dans le cœur du vampire qu’il avait crucifié, puis de recouvrer son arme. Mais maintenant, ils devaient reculer, aux prises chacun avec deux ou trois suceurs de sang, indistincts dans la mêlée, dont ils avaient de plus en plus de mal à éviter les crocs avides et les mains griffues. Plus intelligents, ces redoutables combattants se repliaient lorsqu’ils étaient blessés, tenant à leur non-vie, ce qui rendait le combat ardu.

Alors, il sembla qu’on rallumait la lumière, ou qu’on tirait les rideaux pour faire entrer le jour. L’armure de Xyixiant’h, un des plus beaux exemples d’artisanat elfique, scintillait maintenant, de même que le reste de sa personne, illuminée par un rayonnement divin descendant directement vers la prêtresse, comme si les mètres de terre et de pierre qu’elle avait au-dessus de la tête étaient transparents comme les eaux d’un lac de haute montagne. Les mains ouvertes, recevant la sainte aura, elle tourna vers les vampires son regard d’un vert intense. Des rayons lumineux aveuglants en émanèrent soudain, frappant les vampires l’un après l’autre, et chacun, hurlant de douleur, se vaporisa en une poussière qui remplit bientôt le couloir. Pour autant que nos amis puissent compter, une dizaine de morts-vivants disparurent ainsi en quelques secondes, avant que les autres ne comprennent l’étendue du problème et, épouvantés, ne s’enfuient. Puis, la prêtresse de Melki brandit devant elle le visage d’or qui était le symbole sacré de son culte, le tourna en direction des goules qui s’immobilisèrent, puis prononça d’une voix incroyablement belle, et forte, et terrible, la formule traditionnelle d’abjuration.

Vade retro

Une demi-douzaine de goules, les plus proches, furent immédiatement démantibulées par la puissance de Xyixiant’h, les autres prirent leurs jambes à leur cou et fuirent dans le couloir, poussées par l’instinct impérieux qui leur commandait maintenant de courir se cacher au loin, au cœur des ténèbres, à l’abri de Melki et de sa force purificatrice.

Le silence retomba, et les torches et lanternes redevinrent les seules sources de lumière dans le couloir. D’un côté gisaient maint fragments de goules, de l’autre des petits tas de poussière disposés de façon vaguement anthropomorphe sur le sol humide de l’égout, et que bientôt le vent glacé aurait balayé.

— Au fait, demanda Ghibli à Xy, sans indiscrétion, t’es quel niveau ?

— Je suis bloquée.

— Ben mange des pruneaux, ça passera.

— … oui. Tout va bien, pas de blessés ?

— Ah, tu veux dire bloquée comme… Ah ouais… Ah ouais d’accord…

— Quelqu’un a vu Clibanios, s’enquit Sarlander ?

— La dernière fois, répondit Monastorio, il s’enfuyait vers là en courant (il désigna la direction d’où étaient venus les vampires).

— Quelle drôle d’idée de fuir par là, c’est la suite du donjon…

Vertu s’arrêta. Puis elle lança un regard consterné à Xyixiant’h.

— Ne me dis pas que tu as repoussé notre barde.

— Moi ? Mais je ne… oups… C’est vrai, c’est un mort-vivant, j’avais oublié. Ah ben aussi, moi, quand je vadérétrotte, je ventile…

— Bon, allons le retrouver.

Au loin le bruit d’une lourde, très lourde chaîne se fit entendre.

— C’est… c’est quoi ?

— Bah, on verra bien. Hardi, compagnons, voyons quel nouveau défi excitant nous réserve ce donjon !

11. Thklyx’haz et la chaîne

Ils retrouvèrent Clibanios en bon état, je n’ose écrire "vivant", légèrement hébété, à quelques jets de pierre de là. C’est en ces termes qu’il expliqua sa fuite à ses compagnons :

— Quand l’elfe à la voix d’or et à l’âme si pure

Exposa aux manants les preuves de sa foi

S’alluma un brasier au plus profond de moi

Qu’horrifié, je dus fuir pour calmer la brûlure.

C’est notre triste lot, à nous qui, quoique morts

Traînons sur cette terre notre vieille carcasse,

Prie, toi qui es vivant, pour que, si tu trépasses,

Le néant et l’oubli t’apportent réconfort.

C’est un bien triste lot, je te le dis encore,

Que d’être encore en vie lorsqu’on est déjà mort,

Prends donc soin, si tu peux, d’éviter un tel sort.

Il vaut mieux, à choisir, prendre la pourriture

La poussière du temps dans quelque tombe obscure

Car sans espoir d’issue, l’éternité, ça dure…

— À qui le dis-tu, plaignit Xyixiant’h. Oh, je suis si désolée Clibanios. J’avais presque oublié ta condition. C’est promis, la prochaine fois, je fais une frappe plus ciblée.

— Allez allez, on se concentre. On reste groupés, l’arme au poing.

Clibanios s’était arrêté à l’endroit précis où leur tunnel n’était plus praticable, car il débouchait dans une immense salle dont ils ne parvenaient pas à apercevoir les contours à la lumière de leurs torches. En fait, ils semblait s’agir d’un immense tunnel dont la section avait la forme d’un ovale coupé à la base, de façon à constituer un fond plat. Les concrétions ne parvenaient pas à masquer la régularité de la voûte, sans nul doute bâtie par quelque conscience agissante et non par la force aveugle de la nature. De même, des millénaires d’immondices accumulées et de ruissellements n’avaient que marginalement affecté la planéité du sol, fait tout d’une pierre mate et rugueuse. Les dimensions, puisqu’il faut les évoquer, étaient tout à fait impressionnantes : large de trente pas et haut d’une quinzaine au bas mot, on aurait sans doute pu y loger un petit village. Un éboulis pouvait faire office d’escalier, que nos héros inquiets empruntèrent avec prudence. La majesté des lieux, en effet, invitait à l’humilité, et ils se sentaient tout petits. Ils avancèrent encore dans la salle, retenant leur souffle. Étaient-ce de grosses chauve-souris, les ombres qui depuis un moment semblaient zébrer le plafond ? Elles évoluaient, en tout cas, dans un silence inquiétant.

Vertu pointa du doigt un passage dans la paroi latérale, un tunnel circulaire qu’en d’autres circonstances, ils auraient qualifié de large. Une herse de fer le barrait, elle semblait avoir servi jusqu’à tout récemment. Ils s’en approchèrent.

Puis, ils s’immobilisèrent.

Un son métallique provenait du fond de la grotte, un raclement… ils se souvinrent alors du bruit de chaîne qu’ils avaient entendu, tantôt… Quelque chose venait, c’était sûr, quelque chose de gros, qui semblait ramper par terre, quelque chose qui, ils pouvaient maintenant l’entendre, respirait avec un grondement sourd, lourd de menaces. Sans qu’ils puissent l’expliquer, leurs cheveux se dressèrent sur les têtes de ceux qui en avaient, et leurs veines s’emplirent soudain d’un poison plus lourd que le plomb, plus froid que les terres du nord qui jamais ne connaissent le dégel. La peur. Ils étaient envahis par une terreur plus ancienne que l’humanité, une terreur venue des temps où les hommes n’avait ni feu, ni fer pour le défendre et où, à la surface de la terre, régnaient sans partage, superbes et mortels…

Vertu eut le courage d’encocher une autre de ses flèche enflammées, et tira en direction du bruit. O, combien elle regretta son geste, combien elle eut préféré rester quelques secondes de plus sous le lâche voile du doute. Mais le temps du doute n’était plus.

Sans un mot échangé, ils vinrent tous à la même conclusion, même Clibanios qui n’avait pas même sa vie à perdre, même Ghibli le fanfaron, même le mystérieux Monastorio. Sans se concerter, sans même un regard les uns pour les autres, ils firent demi-tour et se ruèrent en direction de l’entrée, espérant l’atteindre avant…

Distraitement, certains des compagnons entendirent derrière eux une chaîne se tendre sous le coup d’une énergie démesurée, et un hurlement de rage et de douleur remplit alors tout entier la crypte gigantesque, un mugissement dont les accents retentiraient à jamais au cœur de leurs nuits de cauchemar.

Tous les neuf, ils parvinrent à regagner le havre de l’égout qui les avaient menés ici et où, peu de temps auparavant, ils avaient affronté les morts-vivants, qui leur semblaient maintenant n’avoir été qu’une futile armée de pantins. La créature était trop grande pour les y suivre, et certains avaient déjà compris qu’elle était prisonnière. Ils reprirent leur souffle, oublieux de toute précaution.

— C’est curieux, exposa Mark à la cantonade d’un ton étrangement détendu, comme les mots et les faits qu’ils recouvrent suscitent des réactions bien différentes.

— Et que nous vaut ce cours de philologie impromptu ? Demanda Vertu.

— Et bien par exemple si je parle d’un dragon, ça m’évoque une fabuleuse créature, noble et farouche, redoutable survivante du monde ancien des légendes. Alors que quand j’en vois un en vrai, et bien du coup, ça m’évoque tout autre chose.

— Et quoi donc ?

— J’ai la vision soudaine d’un trou étroit et profond creusé dans une paroi solide où je pourrais me rouler en boule et y rester caché quelques années.

— Saine attitude.

— Cornebleue, c’était vraiment un dragon ? Demanda Morgoth, incrédule.

— Quoi ? Le lézard ailé de quinze mètres qui vient de nous courir après ? C’est la première fois que j’en vois un, mais je crois qu’il remplit aisément tous les critères classiques de la dragonnitude. Il m’a semblé qu’il s’agit d’un spécimen de la race bleue, c’est à dire que son arme est la foudre. Ces créatures sont aussi connues pour la promptitude de leurs réflexes. Mais je ne suis pas spécialiste.

— C’était un bleu, la chose est claire

Dans ses yeux, j’ai vu des éclairs.

— Je confirme, dit Xy avec dégoût. Un vieux dragon bleu, que quelque esprit vil et sournois aura arraché à l’élément aérien, son domaine, pour l’asservir dans ce trou à rats. Un tel tour de force n’est pas à la porté de n’importe qui, notre ennemi est puissant.

��� S’il est vieux, dit Monastorio, ça devrait être plus facile de le vaincre.

— Détrompe-toi l’ami, expliqua Piété. Les dragons, à l’inverse des hommes, ne se décrépissent pas lorsque vient l’âge, au contraire. Ils deviennent plus gros, plus forts, plus intelligents aussi. D’ailleurs je n’ai pas dit vieux mais très vieux, ce qui est différent.

— C’est gai, reprit Mark. Toujours est-il que notre client nous barre la porte du donjon. Je soupçonne d’ailleurs que c’est pour ça qu’on l’a mis là. Souvenez-vous du bruit de chaîne tout à l’heure, les vampires fuyards ont dû donner du mou à la bête, pour qu’il bloque l’accès à la porte.

— Ouais, grogna Ghibli. C’est pas gagné. Un dragon, c’est un bestiau. Si tu sautes dessus bille en tête en hurlant des conneries, c’est que t’es fatigué de la vie. Il faut un plan, des objets magiques spéciaux, des trucs comme ça. Et du temps. Et on n’a rien de tout ça. Notre sorcier a peut-être une idée ?

— Hélas, joyeux compagnon, mes maîtres sont restés muets sur la question d’occire les dragons. Je sais seulement que mon sortilège d’éclair sera sans effet sur ce spécimen, et que mes autres sortilèges… ne seront guère plus efficaces, je le crains. Ah, quelle épouvantable créature, avez-vous vu le regard d’or qu’il nous a lancé ? Ce n’était pas celui d’une bête, ni celui d’aucune créature douée de raison, c’était… c’était plus que cela. Nous n’étions, j’en suis sûr, rien d’autre pour lui que la souris n’est au chat.

— Utile remarque, fit Mark. Quelqu’un d’autre a un plan ?

— Je crois me souvenir, glissa Vertu d’un ton doucereux, que pourfendre les dragons n’est pas traditionnellement l’affaire des sorciers, ni celle des voleurs. Ne crois-tu pas, paladin ?

— Laisse tomber, ma truie, lui répondit l’intéressé avec un grand sourire. Ma profonde foi et mon attachement à la Sainte Doctrine de Hegan m’interdisent de commettre le suicide, aussi éviterai-je d’aller à la mort de la sorte. Alléluia, gloire à notre bon Seigneur !

— Comme c’est pratique. Et je ne suis pas ta truie. Clibanios, que disent tes chansons sur le sujet ?

— Si le Grand Ver tu veux chasser,

Suis ces deux étapes, compère,

Tout d’abord, tu laisses tomber,

Ensuite, tu rentres chez ta mère.

Plus d’un preux avant toi partit

Forcer l’antre des grands dragons;

Certains, dit-on, en sont sortis.

C’est pas un boulot pour couillons.

Je ne sais s’ils sont pleins de gemmes,

D’argent, d’or ou bien de joyaux,

Ce qui est sûr, et c’est l’ problème,

C’est qu’ils sont pleins de griffes et crocs

Ce trésor à perdre la tête

Tu n’en voleras pas dix sous

Avant d’être par la grand bête

Grillé, gelé ou bien dissous.

Si le hasard un jour te mène

Devant l’antre d’un grand dragon,

Avance sans peur ni sans haine,

Mais dans une autre direction.

— Bon, s’impatienta Xyixiant’h, on ne va pas y passer la soirée. Pourfendre, pourfendre, vous n’avez que ce mot là à la bouche, à croire qu’il n’y a que ça qui vous intéresse. On peut essayer la négociation non ? On dirait que ça ne vous a même pas traversé l’esprit. Vous êtes des barbares.

— On prétend que naguère, conta Vertu, des héros exceptionnels, particulièrement rusés et incroyablement intrépides ont réussi à négocier avec des dragons. Et à s’en tirer vivants.

— Donc, rien ne nous empêche de faire pareil.

— J’ai dit « naguère », et la nuance de doute dans ma voix t’a échappée, je crois.

— Que de courage, que d’intrépidité ! Décidément, je suis la seule à m’activer utilement dans ce donjon. Et bien donc, j’y vais, mais s’il y a du trésor, vous ne m’en voudrez pas de passer avant vous.

Et sans écouter les protestation ses compagnons, qui l’exhortaient à abandonner cette idée folle, elle lança un sortilège de protection sur sa propre personne, et prestement, échappa aux mains protectrices de Morgoth pour sauter sur le sol en contrebas. Sans lumière, l’épée au fourreau et le bouclier abaissée, elle s’avança sans crainte apparente, avant de se perdre dans le trou obscur, sous les regards médusés de ses amis. Il ne vint à l’idée de personne de l’accompagner.

Quelques raclements de chaîne eurent lieu, et ce fut tout, pendant de longues minutes. Au moins, se disaient les aventuriers, tant qu’ils ne voyaient pas un petit squelette se dissoudre en une fraction de seconde dans un grand éclair bleu, c’était que leur amie était encore en vie. En tendant l’oreille, ils parvenaient à percevoir l’écho lointain d’un grondement, ce devait être la voix du dragon. C’était rassurant car, à moins que le saurien n’aie eu l’habitude de soliloquer après une collation, la négociation promise avait bien lieu. Puis, Xyixiant’h revint se présenter à la lumière et héla bruyamment ses collègues.

— Bon, j’ai arrangé le coup, mais il reste un problème. Suivez-moi. Et ben, suivez-moi !

Peu rassurés, ils suivirent jusqu’à l’autre bout de l’immense salle, où s’était replié le dragon. Il leur parut encore plus gros que la fois précédente. Ils purent détailler le monstre reptilien de bien plus près qu’ils ne l’auraient voulu, et voyant danser la flamme sauvage tapie au fond de sa prunelle verticale, ils acquirent la certitude que le titan écailleux n’aurait aucun mal à les rayer tous de la liste des vivants si tel était son bon plaisir. Cependant, il semblait relativement bien disposé, ne se déplaçait qu’avec lenteur pour ne pas effrayer ses hôtes, et dissimulait autant que faire se peut sa collection de dents et de griffes. Assis sur son séant, selon la posture communément pratiquée par les chiens ou les chats, la queue enroulée autour des chevilles, sa large tête triangulaire évoquant celle d’un crocodile aux cornes de buffle dominait la situation depuis une hauteur triple de la stature d’un homme bien bâti. Son poitrail large et profond, protégé par les plus épaisses de ses écailles, se dilatait et se contractait au rythme d’une très lente respiration. Ses immenses ailes, pliées et repliées dans son dos, devaient le handicaper plus qu’autre chose dans cet univers souterrain, mais il aurait été déraisonnable de compter sur ce fait pour espérer le battre à la course. Il portait un lourd collier de métal décoré de motifs géométriques forgés s’emboîtant les uns dans les autres, point de départ d’une lourde chaîne de fer qui se traînait par terre en une parodie serpentine avant de se perdre dans un trou du mur.

— Alors voici le problème : monsieur Thklyx’haz ici présent est, comme vous le constatez, prisonnier. Il a été réduit en esclavage par le Comte Nostro, le chef de la colonie de vampires installée dans cette crypte (elle montrait la sortie qu’ils avaient repérée auparavant). Je lui ai fait part de nos intentions d’en découdre avec ces vampires, ce qui bien sûr arrangerait ses affaires, et il m’a certifié que, pour peu que nous le libérions de sa chaîne, il nous permettrait de passer et, en outre, nous aiderait dans notre entreprise, car il souhaite tirer vengeance des suceurs de sang.

— Splendide, bravo !

— Le seul problème, c’est que la chaîne est magique, elle est faite d’acier ordinaire, mais a été renforcée par quelque enchantement propre à résister à la force d’un dragon. Celui qui brisera la chaîne aura droit à mon admiration et à la gratitude éternelle de sire Thklyx’haz.

Les compagnons considérèrent les maillons épars à leurs pieds. Chacun était trop lourd pour qu’un homme ordinaire le porte, long de près d’un pas, et formait un ovale parfait d’un métal épais comme une main ouverte. Combien de temps le grand dragon s’était-il acharné à les briser, à les user, à les mordre sous tous les angles ? Aucun d’eux ne semblait en avoir été marqué. Si l’on exceptait une oxydation de surface et les bosselures nées sans doute de la forge, rien n’indiquait qu’un d’entre eux fusse plus près de céder qu’un autre.

Ghibli, Sarlander, Vertu, Piété et Mark, tous porteurs d’armes magiques puissantes, choisirent chacun l’un des anneaux gisant à terre et frappèrent, frappèrent, frappèrent encore, des manières les plus efficaces qu’ils avaient apprises, mais ils n’obtinrent aucun résultat. Ils conférèrent et choisirent celui des maillons qui se présentait le mieux à leurs yeux, et y portèrent leurs assauts coordonnés. Et tandis que jaillissaient les étincelles, dans le fracas assourdissant de quelque concert impie à la gloire des dieux du fer, ils comprirent peu à peu que leur entreprise était vouée à l’échec. Fourbus, en sueur, ils se penchèrent pour voir le fruit de leurs efforts. À l’endroit précis où ils avaient tous frappé, le métal rougi avait, un instant, laissé transparaître de fines rainures, qu’ils avaient eu à peine le temps d’apercevoir avant qu’elles ne se comblent.

Le dragon poussa un gémissement chargé de désespoir, et de menace aussi. Il s’agita quelque peu, signifiant clairement qu’il n’était guère d’humeur à tolérer des échecs répétés.

— C’est sans espoir, messire Dragon, dit Vertu. Nos armes sont sans effet, comme vous le voyez, mais peut-être notre mage ici présent sera-t-il plus heureux en employant les procédés de la sorcellerie que nous ne le fûmes en employant la force brute.

Xyixiant’h se mit alors à traduire longuement à destination de l’immense créature, en une langue si complexe et aux inflexions si subtiles qu’il semblait douteux qu’un simple humain puisse la maîtriser. Et le grand ver lui répondit, dans la même langue, semblait-il, bien que sa voix n’eut rien de commun avec le doux gazouillis de l’elfe. Sans doute y avait-il des nuances trop hautes ou trop basses pour que l’oreille humaine les perçoive dans ce parler sinueux, où le moindre accent distordait irrémédiablement une phrase vers le grotesque ou la menace. Une fois qu’il eut fini son discours cryptique, le dragon tourna toute son attention vers Morgoth, qui ne s’en réjouit que très modérément, toutefois, encouragé de la main par sa bien-aimée, il se mit à observer les maillons de fer, espérant que leur étude lui apporterait une illumination divine. Comme souvent lorsqu’il séchait, il se tourna vers ses camarades, espérant que leur conversation sotte et profane lui donnerait incidemment une bonne idée.

— Tu pourrais essayer une désintégration, suggéra Mark, docte.

— Effectivement, je pourrais, dans dix ou quinze ans, lorsque je serais de force à m’essayer à de tels sortilèges.

— Moi, je disais ça, c’est pour t’aider.

— Oh, mais attendez, peut-être qu’en combinant mes plus puissants sortilèges offensifs, je parviendrais à un résultat. Xy, dis à ton ami écailleux de reculer jusqu’à s’éloigner de la chaîne.

Après un bref conciliabule, c’est ce qu’il fit. Morgoth fit aussi reculer tous ses amis d’une zone située devant lui, et d’un amas de lourds maillons. Il se concentra, évoqua les puissances magiques élémentaires du feu, et déclencha un de ses puissants sortilèges. Une boule de feu tournoyante apparut devant lui, troublant sa vision, il la projeta avec force en direction de l’endroit en question, et elle y explosa dans une impressionnante gerbe de feu. Puis il fit trois pas, et entreprit de lancer son plus terrible sortilège, qu’il ne maîtrisait que depuis peu. Évoquant cette fois les esprits du givre, il fit jaillir de ses mains un tourbillon glacé qui l’enveloppa un instant, puis le concentra en le guidant par de subtils mouvements de ses doigts, avant de le canaliser en un cône parfait de froid concentré, qui gela sans coup férir la chaîne encore rougie par l’explosion.

— Frappez, mes amis, frappez le fer pendant qu’il est affaibli !

Et de nouveau, les guerriers redoublèrent d’efforts, mais au grand désespoir de Morgoth, il dut se rendre à l’évidence, tous ses espoirs avaient été vains. Pas plus maintenant qu’auparavant, les armes ne parvinrent à causer le moindre dommage à la chaîne tenace. L’idée était bonne, mais l’adversité était trop forte. Le sorcier s’assit, pris d’un instant de découragement, et soupira. Vertu vint le voir, enthousiaste.

— Je pense à un truc, tu pourrais polymorpher le dragon en quelque chose de plus petit, comme un humain. Il pourrait alors glisser sa tête hors du collier, et le tour serait joué.

— Grotesque. Même si j’avais étudié ce sortilège, jamais je ne pourrais l’appliquer à un dragon, ces créatures jouissent d’une grande résistance naturelle à la magie.

— Mais c’est incroyable, se plaignit Mark, tu es nul à chier comme sorcier !

— Si je me souviens bien, ça fait des mois que je me tue à vous le répéter.

— Et tu n’as pas des objets quelconques dans ta besace ? Je ne sais pas moi, des parchemins, des potions…

— Oh mais oui, j’y pense, j’ai acheté un lot de vieux parchos au poids à la tour du Vif Orion, je ne pensais pas que ça me servirait, mais ce n’était pas très cher. Voyons ce que j’ai là… Invocation des chats… Illumination, comme si tout le monde ne le connaissait pas celui-là… Invocation de monstres, classique… Passage par les arbres, c’est très utile par ici… Ah, mais regardez-moi cette cochonnerie, c’est écrit par un goret, je n’arrive même pas à lire le titre du sort. Épluchette de Rosenberg, inconnu au bataillon… Oh, une boule de feu ! Ah non, c’est Foule de Bœufs, méfiance, il ne faut pas les confondre. Délivrance... Dommage que je n’ai pas fait obstétrique… Mur sanglant, ah tiens, ça a l’air sympa… Invocation d’élémentaire, bien sûr, je vais invoquer un élémentaire d’eau, je vais laisser la chaîne mariner pendant dix ou vingt ans, et quand elle sera rouillée elle cassera toute seule.

Et puis, Morgoth s’arrêta dans son élan défaitiste, car une idée venait de germer en lui. Il se souvint d’une créature qu’il avait étudié en cours de tératologie, voici une éternité, mais pourrait-il la convoquer ? Le parchemin d’invocation de monstres tombait à point, il l’examina, constata qu’il était en bon état. Il se leva alors, exalté, fit reculer ses compagnons une nouvelle fois, et lut les runes anciennes, presque moisies, tout en se concentrant sur le souvenir confus de cette bête vue jadis.

Alors un grand cercle d’argent se dessina dans le sol, qui se mua en une colonne de lumière, au milieu de laquelle se matérialisa la forme du monstre en question, un curieux animal trapu, dont le corps tordu évoquait celui d’un scolopendre, juché sur quatre pattes grêles d’insecte, dont la longue queue annelée s’ornait d’un ridicule plumeau. Sur sa minuscule tête d’insecte aux petits yeux sournois étaient fixées deux longues antennes articulées, qui étaient ses armes les plus redoutées. L’ensemble devait mesurer la taille d’un très grand chien, et de par les plaques qui le protégeaient, peser le poids d’un homme robuste.

Morgoth désigna alors la chaîne, et il se trouvait que l’ordre correspondait tout à fait au plus cher désir de la bête, qui se précipita sur le maillon le plus proche. Ses antennes palpèrent le métal, et là où se fit le contact, il commença aussitôt à rouiller, et la rouille se propagea à vue d’œil comme une lèpre immonde, dévorant le maillon qui s’effrita, tomba en poussière, et les fragments tombés à terre, le monstre les dévora entre ses mandibules, sous l’œil incrédule de Thklyx’haz, qui bientôt se retrouva libre de ses mouvements.

Soudain, il déploya ses ailes et poussa un hurlement de triomphe, libre enfin, il pourrait bientôt quitter ce souterrain honni et ses vampires immondes. Morgoth et ses compagnons se souvinrent alors qu’ils avaient affaire à un dragon, et reculèrent en désordre, toutefois Xy resta stoïque devant les manifestations de soulagement du vieux saurien, et lorsqu’il pencha vers elle son immense tête lancéolée, ce ne fut que pour lui témoigner sa gratitude et accueillir la flatterie de sa main minuscule sur les écailles de son mufle.

Le mangeur d’acier venait de dissoudre partiellement l’immense collier lorsque, repu, il retourna dans la singulière dimension d’où il avait été tiré. Thklyx’haz se dandina alors vers l’entrée de la crypte, étendit une longue patte griffue vers les grilles closes, et les déchira sans plus d’efforts qu’il ne nous en est nécessaire pour déchirer une toile d’araignée. Il estima la largeur du couloir, puis se tourna vers Xyixiant’h, et lui dit quelque chose d’assez long. Elle opina, répondit brièvement, puis expliqua.

— Voici tout ce qu’il peut faire pour nous, car il ne peut se glisser dans ce couloir trop étroit. Toutefois, il s’engage à rester ici jusqu’à notre sortie, et à couvrir nos arrières au cas où un ennemi chercherait à nous prendre à revers.

— C’est sympa, fit Vertu en tentant de dissimuler sa déception. Mais j’y songe, peut-être pourrait-il nous renseigner sur ce fameux Comte Nostro et ses vampires, connaître l’ennemi nous donnerait un avantage.

Le dragon en convint, et fit un exposé assez long à Xyixiant’h, qu’elle rapporta en ces termes :

— Voici quatre années, le Comte a usé de ses pouvoirs hypnotiques pour tromper sire Thklyx’haz et l’a enchaîné en ce lieu par traîtrise. Depuis cette époque, il est contraint de garder l’unique issue de son antre, ce qui lui a permis de dénombrer les vampires, il y en aurait trente-quatre en tout, y compris le Comte lui-même et sa bien-aimée. Toutefois, voici plusieurs heures, il a vu certains des vampires partir en chasse et revenir tout de suite après, avec cinq captifs inconscients. Peut-être ont-ils été simplement tués, mais peut-être ont-ils été convertis à la non-vie. Il doit s’agir de Jomon et de ses compagnons, les pauvres. Il signale en outre qu’il a vu les vampires qui nous sont tombés dessus tout à l’heure, et a noté avec satisfaction qu’ils étaient moins nombreux au retour, mais n’a pas pu les dénombrer précisément. Il a aussi précisé quelque chose de très intéressant sur le Comte, c’est qu’il a des pouvoirs bien supérieurs à ceux des vampires ordinaires, il a un ascendant considérable, il peut se jouer des volontés adverses, et il contrôle en partie les esprits du feu. En outre, il ne peut être tué comme les autres vampires, ni la lumière du soleil, ni les pieux de bois, ni les reliques bénites ne semblent lui causer grand dommage. Il s’en vante d’ailleurs imprudemment à qui veut l’entendre, expliquant qu’il tient ces extraordinaires facultés d’un démon dont il a jadis sucé le sang.

— Génial, un vampire-démon, c’est gai tout ça.

Ils firent alors des courbettes et des compliments au dragon, ayant entendu dire que ses semblables aimaient se faire flatter, puis le quittèrent en excellent terme, heureux de s’en être tirés à si bon compte.

12. Le Comte de la crypte

— C’était quoi, cette langue, demanda Morgoth à Xyixiant’h, une fois qu’ils se furent un peu éloignés ?

— Du draconique, bien sûr. Tu ne l’as pas appris durant tes études ?

— Ben… Non.

— Et bien c’est un tort, car c’est le plus ancien de tous les langages, dans lequel ont été écrits d’inestimables témoignages du passé. En tant que sorcier, tu aurais avantage à l’étudier.

— J’ai quand même l’impression que c’est un peu difficile à prononcer.

— Oh non, la prononciation ne pose guère de difficulté par rapport à la grammaire draconique. Qui est elle-même d’accès aisé pour quiconque est parvenu à maîtriser les subtilités du vocabulaire.

— Tu me rassures.

— En revanche, l’écriture est assez simple. Il faut dire que l’essentiel des textes draconiques a été gravé à la griffe sur des murs de pierre, c’est difficile dans ces conditions de faire dans la subtilité calligraphique. En fait, le draconique influença la formation des premières langues elfiques, une théorie en vogue à mon époque prétendait que les elfes auraient en fait formé leur premier langage structuré en se cristallisant autour des éléments syntaxiques préexistants dans…

— Eh, dis donc, le Chomsky du pauvre, on est dans un donj ici. Vampires, pieux, tu te souviens ?

— Holà, ce que tu peux être barbante quand tu t’y mets, je m’en chargerai comme des autres. J’ai encore en réserve un sortilège un peu de la même eau que le précédent, et qui devrait faire merveille.

— Ravie de l’entendre. Cela dit, je ne sais pas si tu as écouté tes propres paroles, mais notre principal problème, c’est le Comte Nostro lui-même. S’il est si invulnérable que ça, il va falloir jouer serré. D’ailleurs, maintenant que j’y repense, ça me rappelle cet incident avec ce vampire blond, à la Boîte d’Airain. Vous vous souvenez sans doute que je l’ai poignardé avec mon pieu, mais qu’il n’a pas semblé en souffrir, sans doute s’agissait-il de notre ennemi en personne. Ce qui expliquerait que je sois restée sans réaction lorsqu’il m’a approchée, j’étais en effet subjuguée par les pouvoirs hypnotiques dont on crédite le Comte Nostro.

— Auquel cas nous sommes rassurés sur un point, souligna Monastorio, car si Clibanios l’a blessé, c’est qu’il n’est pas totalement invulnérable.

— Très juste. Je pense que finalement, avec mon sabre et en tranches fines, je vais me faire une joie de le débiter, le Comte Nostro.

Une salle de torture. Trois guerriers, dépouillés de leurs armes et armures, étaient maintenus dans des cages, de celles dans lesquelles on ne peut s’asseoir, et s’agitaient par instant, bien qu’ils sachent pertinemment la vanité de leurs protestations. Un quatrième gisait, mort, sur un chevalet où il avait visiblement passé un mauvais moment. Sur une table, que l’on qualifiera pudiquement "d’étude", bien qu’on ne puisse guère y étudier que le temps que met un homme à mourir une fois qu’on lui a sorti l’intestin de l’abdomen, était étalé, plus mort que vif, un homme d’âge très mûr, aux traits énergiques peu affectés encore par le relâchement de la peau, et dont la blanche crinière s’ornait désormais de traces de son sang. Son corps, qui avait pris quelque embonpoint avec les ans, était marqué de toutes sortes de sévices auxquels il avait été soumis. Toutefois, ces traitements n’avaient pas ébranlé sa farouche détermination, car l’homme n’était pas du genre à se laisser faire.

— Tu peux me torturer autant que tu veux, monstre, je ne te dirai rien.

Il s’adressait à une femme d’apparence fort jeune, aux longs cheveux noirs coiffés avec goût, quoi que selon une mode passée, dont la lividité dermique indiquait son appartenance à la coterie des vampires. Dans sa robe blanche tachée de sang, on aurait dit la parodie sinistre d’un idéal de pureté. Son visage et sa voix reflétaient quelque matière d’innocence, sans rapport avec la sauvagerie coutumière des vampires, et qui n’était que le produit d’un total détachement des choses humaines, et d’un profond mépris pour la vie et la souffrance d’autrui.

— Oh, pauvre, pauvre vieux monsieur, il ne dira rien à la jolie Trucida ?

— Jamais !

Elle tournait autour de la table où était assujettie sa victime, avec une lenteur qui trahissait une grande faiblesse. En regardant ses bras aux attaches délicates, on ne pouvait s’empêcher de la trouver maladive, plus encore que les autres vampires qui ne respiraient déjà pas la santé.

— Mais ce n’est pas grave, reprit-elle. D’ailleurs, je ne t’avais rien demandé. Je veux juste m’amuser avec toi, un peu, que tu me tiennes compagnie. Nostro est si occupé en ce moment. Ah, je me souviens de ces années où nous étions seuls, tous deux… Je te fais mal là ? Dès que j’aurai un peu faim, je boirai ton sang et tous tes soucis s’envoleront, n’est-ce pas merveilleux ?

Malade de corps peut-être, malade d’esprit sûrement, c’était l’opinion de Vertu qui, depuis sa cachette, évaluait l’opposition. Il y avait cinq vampires dans la salle de torture, les quatre autres, nonchalamment dispersés dans la crypte, ne semblaient s’employer à rien d’autre qu’à observer la dénommée Trucida. D’après le dragon, il y avait trente-quatre vampires avant leur arrivée dans le donjon. Aucun des captifs n’avait manifestement rejoint leur nombre, et ils en avaient déjà tué une douzaine, à un ou deux près. Une fois occis ces cinq là, il leur resterait encore la moitié des morts-vivants à expédier, dont le fameux Nostro.

Mais Vertu avait trouvé un plan, grâce au hasard heureux qui l’avait fait découvrir, dans le couloir menant à la crypte, un passage dérobé⁴. Ainsi, évitant l’embuscade qui les attendait sans doute un peu plus loin sur l’entrée principale, ils avaient progressé dans un très étroit couloir qui débouchait sur une passerelle de bois surplombant la salle, et d’où ils observaient les agissements de leurs futures victimes.

Cinq, dont une qui ne semblait pas être bien redoutable. Le plan était simple et ne brillait pas par sa subtilité : en premier lieu occire cette poignée de morts-vivants "à la main", ils savaient en être capable rapidement, puis libérer les prisonniers et se replier dans le fond de la salle, à l’opposée des issues. Bien sûr, les autres vampires ameutés par le tapage viendraient aussitôt, mais Vertu comptait sur le fameux sortilège de Xyixiant’h pour se débarrasser rapidement du surnombre. Ne resterait alors plus que Nostro lui-même, qu’à neuf contre un, ils espéraient tout de même pouvoir abattre. Elle donna le signal de l’assaut.

Elle sauta elle-même à terre au travers d’un trou de la rambarde pourrie et, avant même d’atterrir, décapita l’un des vampires avant qu’il n’aie le temps de réagir. Un second fut empêché d’agir par un des guerriers prisonniers des cages, qui l’agrippa par le col au travers de ses barreaux et le maintint assez longtemps pour que Piété, qui avait sauté à la suite de Vertu, ne le pieute sévèrement. Mais les autres aventuriers furent quelque peu retardés par la bousculade qui s’ensuit généralement quand on est nombreux à se précipiter dans un espace restreint, et les deux survivants poussèrent alors Trucida sans ménagement vers la sortie et retardèrent les aventuriers en faisant rempart de leurs corps. Ils se battirent ainsi avec férocité, mais furent vite dépassés par le nombre de leurs assaillants, d’autant que Vertu avait libéré les trois guerriers en cage, qui étaient pressés de se venger. Il fallut les calmer pour qu’ils ne se lancent pas à la poursuite de leur tortionnaire, et on leur fournit les armes pour se défendre, la rapière de Xyixant’h (dont elle n’avait pas grand usage), l’épée de Monastorio (qui se battait au bâton lorsqu’il disposait de l’espace idoine), et le dernier, qui se disait passable à l’arc, prit celui de Sarlander (il ne pouvait, en tout état de cause, pas être pire archer que Sarlander). Pendant ce temps, Vertu détacha le vieil homme.

— C’est bien vous Jomon ?

— Oui… ah, je vous reconnais, les aventuriers du Singe Aphteux. Je ne suis pas mécontent de vous voir, j’ai tout de suite compris, en vous voyant à l’auberge, que vous étiez des preux. Ainsi, vous vous êtes ravisés et avez décidé de nous rejoindre dans notre combat contre les force obscures.

— Euh… oui, sans doute, bon droit, mal insidieux, tout ça. Mettez-vous dans le fond, vous n’êtes pas en état de vous battre.

Il y eut de petits bruits, comme des griffes crissant rapidement sur la pierre, annonçant l’arrivée des vampires.

L’ordre de bataille avait été astucieusement mis au point. La salle était grande, large de six ou sept pas, quinze en longueur. Si l’on considère que nos héros occupaient le sud (c’est pure convention, la boussole du groupe ne fonctionnait pas en raison de la nature ferrugineuse de la roche), la rambarde occupait le long côté ouest et le nord. Deux issues menaient à ladite rambarde, celle qu’avaient emprunté nos joyeux compères pour surprendre Trucida, aboutissant à mi-chemin de la rambarde, et trop étroite pour livrer passage à deux morts-vivants de front, et un couloir semi-circulaire plus ample, voûté de belles pierres calcaires apportées ici pour faire un parement à la roche nue. Enfin, à hauteur du sol, une simple porte de bois fort, comme on aurait pu en trouver dans n’importe quel bâtiment de Baentcher, cachait soit un simple placard, soit une cellule, soit un passage, il était impossible de le savoir sans l’ouvrir. Donc, le clan des vivants (on me pardonnera d’y compter Clibanios) comptait maintenant douze combattants actifs, ainsi que Jomon, qui peinait déjà à se déplacer. Vertu avait disposé sa troupe ainsi :

En première ligne, Sarlander et Mark étaient côte à côte, flanqués à gauche d’un filou Baentcherien nommé Ghalfir, et à droite d’un barbare de nationalité inconnue du nom de Theogal.

Au second rang avaient été placés les combattants ayant une allonge plus longue, Monastorio à gauche (il avait dévoilé la lame magique de son épieu), Piété et Morgoth au centre, et juché sur une table de torture collée contre le mur est, Saganda, le guerrier qui s’était dit archer.

À l’arrière, Xyixiant’h avait pour consigne de se faire oublier jusqu’au moment où elle pourrait employer son sortilège efficacement, et Clibanios fortifiait les âmes de ses compagnons de ses chants guerriers. Sur la rambarde, un peu en avant des gens du bas, on trouvait Vertu, avec son arc prêt à l’emploi, protégée derrière Ghibli, qui avait commenté : " Surtout, ne t’éloigne pas trop de la sortie ! ".

Ils arrivèrent soudain, bien trop tôt au goût des défenseurs. Comme une nuée de cloportes, la piétaille du comte Nostro envahit la passerelle et se laissa choir à terre en une masse fluide. Les érudits prétendaient que les vampires étaient des démons assoiffés de sang, possédant les corps des défunts et reproduisant leur essence maléfique par la morsure. On disait aussi qu’un vampire conservait en lui les souvenirs du trépassé et que, s’il vivait assez longtemps, une volonté humaine en émergeait, qui pouvait, dans une certaine mesure, maîtriser les pulsions démoniaques. Cependant, les faces blêmes marquées d’une expression de pure sauvagerie indiquaient sans conteste qu’aucun des vampires n’avait atteint ce stade. Massés à l’autre bout de la salle, fixant de leurs yeux glaciaux les aventuriers terrifiés, ils sifflaient et tanguaient de conserve, comme mus par une volonté commune, mais ne faisaient pas mine d’attaquer. Ils étaient de tous sexes, de tous âges, de toutes corpulences, mais indistincts, ne semblaient pas avoir de personnalité propre.

Puis le Comte se présenta.

Comme en témoignaient les marques de déférence que lui témoignaient les autres vampires, le grand mort-vivant blond au visage osseux vu plus tôt était bien leur maître, leur seul maître. Vêtu de cuir noir, sa stature était encore rehaussée par sa cape fuligineuse qui, chose étonnante, semblait flotter au vent avec une lenteur hypnotique, comme une très fine tulle dans une brise matinale, alors même que de vent, il n’y en avait pas un souffle. À son bras s’accrochait Trucida, une moue boudeuse à la bouche. Elle pointa un doigt fin à la griffe noire et indiqua :

— C’est eux, là-bas, ils ont été méchants.

— Ne t’inquiète pas chérie, ils vont être bien punis. Alors, aventuriers, je suppose que vous êtes venus pour m’empêcher de mettre en œuvre les plans tortueux que j’ai ourdi dans l’ombre, visant à m’assurer la domination mondiale et à régner depuis mon trône souterrain sur des légions d’esclaves ? Et vous voudriez sans doute que je vous les explique avant de vous tuer ?

— Euh… non, répondit Vertu.

— Ah bon. Tuez-les.

Une partie des créatures de la nuit se rua en désordre vers la ligne des aventuriers qui les attendaient, l’arme au pied. Ils tinrent le premier choc, Mark parvenant à décapiter net l’un des vampires qui l’aspergea d’une poussière sombre. Vertu, qui avait ôté les pointes de ses flèches pour en faire des projectiles mortels dans ce cas de figure, avait tiré l’une d’entre-elles dans le cœur d’un ennemi sur la passerelle, qui avait connu le même sort, quand à Ghibli, il parvenait à repousser les assauts des monstres en produisant de mortels moulinets de sa hache, son arme et sa corpulence étant parfaitement adaptées à la défense de cet espace réduit. Les autres combattants infligèrent quelques blessures aux vampires, parfois impressionnantes, mais qu’ils savaient ne pas être décisives. En contrepartie, il arriva que la griffe impie perça l’armure, et le sang des vivants coula dans la poussière. Toutefois, tant que les crocs se tenaient éloignés des gorges, la situation était favorable aux humains. De son observatoire, le comte Nostro ne perdait rien de la bataille et, voyant l’opposition plus forte qu’il ne le pensait, donna le signal d’une seconde vague d’assaut afin d’en finir. Cette fois, tous les vampires sautèrent en direction des héros de la crypte, certains s’accrochant brièvement aux parois à l’aide de leurs griffes, on eut dit une nuée de sauterelles. L’arc de Vertu chanta deux fois, les flèches accompagnant la hache du nain dans son voyage mortel, les vampires de la rambarde tombèrent les uns après les autres, mais en bas, elle vit que la situation devenait préoccupante, chaque combattant devant faire face à deux, trois morts-vivants furieux. Mais elle vit aussi que Xyixiant’h avait entamé son incantation, et qu’une lumière rouge et pulsante jaillissait maintenant d’elle, augmentait d’intensité à chaque seconde, virait au rouge, puis presque au blanc, bientôt, la sinistre salle de torture serait emplie d’une lumière qu’elle n’avait jamais connue sans doute, la lumière du plein jour, fatale aux vampires.

Mais Nostro avait vu le manège, et comme il avait été prévenu de l’arrivée d’une puissante prêtresse, il avait prévu une parade adaptée. Prestement, il se débarrassa de sa cape noire et la jeta dans la salle. Mais au lieu de choir par terre, abandonnée à la gravité, elle flotta rapidement dans les airs, s’étendit, se déploya comme un vol de moineaux, et sans hésiter, dépassa les deux rangs de combattants avant de fondre sur Xyixiant’h, la surprenant alors qu’elle achevait son incantation. L’ombre retomba sur la scène de bataille, emportant les espoirs de victoire rapide de Vertu, tandis que la prêtresse tombait au sol, emmitouflée dans son cocon qui lentement se resserrait autour de son corps délicat. Morgoth, on le conçoit, réagit avec violence et, plutôt que de porter immédiatement secours à sa bien-aimée, profita de la configuration favorable du terrain et de l’éloignement de son ennemi pour lancer le plus puissant sortilège d’attaque qui lui restait, un rayon de feu concentré qui partit de sa main et, frôlant les têtes de ses camarades, partit droit en direction du comte.

Or, celui-ci, qui avait prétendu maîtriser le feu, ne s’était pas vanté : il dévia le trait ardent jusqu’à sa propre main tendue, le fit ployer comme un charmeur de serpent maîtrise son animal, et en fin de compte, parvint à l’éteindre avec délectation, se nourrissant manifestement de son fluide magique. Son festin achevé, il écarta les bras et s’écria, extatique :

— Encore, encore ! Donne m’en plus !

— Euh… Nostro…

— Oui Tru ?

Le grand vampire tourna son regard bleu acier vers sa compagne, et la trouva soudain en vilaine situation. Pour commencer, elle avait la lame d’un katana devant la gorge, et les moires crépitantes qui jouaient à sa surface laissaient peu de doute sur sa faculté à trancher la chair et l’os délicat de Trucida comme du beurre. La tête de Vertu apparut sur le côté, souriant de toutes ses dents. Nostro fit un grand geste de la main en direction de ses féaux.

— Arrêtez !

Aussitôt, les vampires cessèrent leur assaut, reculèrent de trois pas.

— Tu es très astucieuse, mortelle, fit doucement Nostro en fixant son regard dans les yeux bruns de la voleuse. Astucieuse et courageuse, surtout pour quelqu’un qui a encore sa vie à perdre. Je serai ravie de mieux te connaître, sais-tu ? Tu es une personne très intéressante, si… forte…

Mais Vertu, qui s’attendait au coup, interposa sèchement la tête de Trucida entre elle et le regard hypnotique de Nostro.

— Va baratiner ta copine.

— Et merde. Tu veux quoi au juste ?

— Et bien, je veux juste partir avec mes compagnons.

— Quoi, c’est tout ? Si ce n’est que ça, partez, et ne revenez pas. Je ne vous indique pas la sortie.

Après avoir débarrassé Xy de sa cape et s’être assurés que tous pouvaient se déplacer sans aide, les aventuriers montèrent l’échelle qui montait à la passerelle, l’un après l’autre, sans cesser de menacer ostensiblement la marée des vampires qui les considérait de sa multitude d’yeux assoiffés de sang. Nostro, glacial et énervé, les considérait avec morgue, sans cesser de surveiller Trucida, à laquelle il était visiblement très attaché. Vertu fit sortir Jomon et les trois guerriers en premier, puis resta un long moment sur la passerelle à observer les vampires.

— Et bien quoi, tu te plais tant que ça en notre compagnie ? Rends-la moi et pars.

— Une petite minute, que ceux que nous sommes venus chercher aient le temps de s’enfuir avant que tu ne leur donnes la chasse.

— Oh, tu crois que je pourrais faire une chose pareille, moi ? Hum… d’accord, tu as parfaitement raison. Encore une fois, tu joues bien. Non, sincèrement.

— Merci, j’adore quand un plan se déroule sans accrocs. Allez, on se tire.

La Compagnie du Gonfanon se glissa, membre après membre, dans l’étroit boyau, Vertu la dernière, à reculons, emportant toujours son otage. Puis, lorsqu’elle en fut presque sortie, elle se débarrassa violemment de sa captive en la jetant devant elle, et commença à jeter les multiples aulx en leur possession, précaution qui s’avéra utile. Puis, indifférente à Trucida qui crachait et menaçait sans oser franchir la barrière odorante, elle suivit ses compagnons qui fuyaient dans le tunnel.

Ni Vertu, ni ses compagnons, ne purent s’expliquer pourquoi elle avait épargné le vampire, toujours est-il que cette curieuse compulsion de notre filoute allait avoir des conséquences importantes, comme vous l’allez voir dans le chapitre suivant.

Et voici la scène dont ils furent témoins lorsqu’ils débouchèrent dans l’immense salle où ils avaient brisé la chaîne :

En premier, ils discernèrent les formes des trois guerriers filant sans demander leur reste dans l’égout, ou du moins le pensèrent-ils en voyant leurs trois torches s’éloignant.

Ensuite, ils virent Jomon courant à leur rencontre, les bras écartés, souriant de toutes ses dents tant il était heureux d’être sorti vivant du repaire des vampires.

Enfin, ils virent l’immense tête de Thklyx’haz surgir de l’ombre derrière lui, et le gober d’un coup.

Le grand dragon avala sa proie sans coup férir, provoquant horreur et consternation, puis il jeta un regard satisfait aux aventuriers, leva son pouce en signe de contentement, puis se lança à la poursuite des trois autres guerriers en se dandinant dans l’égout qui était à peine assez large pour lui.

13. Morgoth œuvre au cœur des ténèbres

Ils en restèrent baba quelques instants.

— Ben merde alors, on a fait tout ça pour rien… commenta Piété.

— Foi de Monastorio, ajouta Monastorio, je ferai payer à ce ver félon sa trahison honteuse, aussi vrai que je m’appelle Monastorio.

— Et ben il est parti par là, te gêne pas. Mais pourquoi il a fait ça, se demanda Mark ?

— Et bien… (Xyixiant’h semblait embêtée) En fait, je n’ai pas évoqué le sujet auparavant, mais quand je lui ai parlé, je n’ai pas eu l’impression que Thklyx’haz était le plus intelligent des dragons auxquels j’ai eu affaire. Je suppose qu’il n’aura pas reconnu Jomon et ses soldats et les aura pris pour des vampires. C’est une méprise, sans doute, et non une malice de sa part, sans quoi il nous aurait attaqués.

— Oh le con dragon ! C’est un dracon. Un dratrèscon même.

— Ah là là, tout le monde peut se tromper. Pour eux, tous les humanoïdes se ressemblent plus ou moins.

— Oui, et bien résultat des courses, on peut toujours se gratter pour retrouver notre relique, vu que la seule piste qu’on avait est en train de visiter l’intérieur de Monsieur Cornu. Adieu, les joyaux de la reine…

— Je croyais que les paladins étaient sensés se préoccuper de l’objet de leur quête avant de penser aux richesses et à la gloire, s’étonna Nostro.

— Oh ça, c’est très théorique. Dans la pratique, s’il y a d’un côté un pal qui passe sa vie à prier dans la modestie, l’ascèse et la méditation et de l’autre un guerrier balèze qui frappe bien comme il faut les démons sans trop de "dommages collatéraux", le dieu, s’il n’est pas trop con, il préfère toujours le second, fut-il motivé par la soif de l’or, c’est une question d’efficacité.

— Ah oui, vous m’en direz tant ? C’est curieux comme on se fait facilement une fausse idée du paladinat quand on est du mauvais côté de la Holy.

— À qui le dites-vous, figurez-vous qu’il y a pas six mois, j’étais encore…

Un silence de plomb retomba sur le groupe.

— …vous étiez ?

— J’étais un rejeton du diable dans ton genre, vampire ! Prépare-toi à remourir, cadavre.

Les lames sortirent de nouveau du fourreau, Xyixiant’h se précipita, brandissant le visage d’or de Melki à la face du Comte. Dans l’obscurité qui s’étendait derrière lui, le bruissement d’une multitude se laissait entendre, d’autant plus effrayant qu’il était à la limite de l’audible. Mais Nostro calma le jeu en reculant. Le seigneur vampire s’assit avec nonchalance sur un débris rocheux, tira une pipe coudée de sous sa cape, la bourra soigneusement d’une herbe quelconque et, sans avoir nul besoin de briquet, l’alluma.

— Oui, je sais, c’est mauvais pour la santé. Alors comme ça, ce n’est pas par bonté d’âme ni habités par une sainte fureur contre la gent vampiresque que vous êtes descendus dans ma crypte pour me casser les burettes, c’était pour récupérer les informations détenues par un de mes prisonniers. Et maintenant qu’il est en train de se faire digérer, vous êtes bien embêtés pour retrouver la quelconque breloque qu’on vous a payés pour retrouver. C’est quoi cette relique au juste ?

— Je ne vois pas en quoi ça te regarde, s’écria Monastorio, en proie à une rage difficilement maîtrisable.

— Voyons, expliqua Vertu avec amusement, ça le regarde en ce sens qu’il a sûrement quelque chose à nous proposer pour nous aider dans notre mission, et qu’en retour, il attend que nous lui rendions un service, qu’il va se faire une joie de nous exposer.

— Ah, quel plaisir de travailler avec des gens d’expérience. Si vous voulez bien me suivre dans mon bureau.

Entourés par les vampires, ils retournèrent donc dans le repaire du Comte, traversèrent les catacombes sinistres où logeaient ses troupes, puis arrivèrent dans sa petite crypte personnelle, son "bureau", décorée avec beaucoup de goût, si l’on admirait la mode vampirique. De façon très classique, un tombeau rectangulaire d’aspect massif en occupait le centre, sur lequel, jambes ballantes et tête penchée, était assise Trucida. Il y avait aussi une vingtaine de chaises pliables alignées sagement sur quatre rangs, faisant face à une estrade et à un tableau noir, sur lequel étaient tracés un plan sommaire des souterrains avoisinants, avec des croix et des flèches de couleurs. Nostro saisit un chiffon et fit place nette avec un sourire d’excuse.

— Prenez un siège, je vous en prie.

Les Compagnons s’assirent, les vampires restèrent debout.

— Alors voilà, vous cherchez un quelconque zinzolin… c’est quoi d’ailleurs ?

— Une très sainte relique, le merveilleux Melthois de Skiter’Gaard, poursuivez.

— Oui, bref… peu importe. Donc, vous avez manifestement perdu sa trace. Seul un devin pourrait vous remettre sur la voie.

— Ou un coup de bol extraordinaire.

— Oui, mais il vaut mieux compter sur un devin. Or, il se trouve que je connais le meilleur de Baentcher, qui se fera une joie de vous aider pour peu que vous ayez sur vous un objet quelconque relié à la fameuse relique, ou à celui qui la possède.

Vertu réfléchit, et se souvint de l’anneau du Khazbûrns qu’ils avaient tué. En espérant que l’apparition des cavaliers noirs soit liée à leur quête de l’Anneau d’Anéantissement, ils pourraient recoller à la piste, et à défaut, ils auraient au moins quelques indications sur leurs mystérieux ennemis.

— Mui… À supposer que ton mage ne soit pas un charlatan, ça peut se faire. Et nous, on te paye en or, en traveller cheques, en jeunes vierges ?

— Les jeunes vierges c’est du folklore, ici on prend plutôt les chatons. Mais en l’occurrence, j’aurais plutôt besoin du secours de la religion. Ce que je veux, c’est un prêtre.

— On a Xy.

— Non, un prêtre particulier, un prêtre du dieu Niemh.

— Le dieu de la Mort.

— De la Mort et des morts, oui.

— Voilà une requête singulière. Des vampires pieux, c’est cocasse !

— C’est consternant. Bon, alors vous me trouvez ce prêtre et vous me le ramenez vivant, c’est tout ce que je vous demande.

— Oui, mais un prêtre de Niemh, ça ne se trouve pas si facilement que ça. C’est plutôt une secte secrète, et s’il y a un temple dans les parages, il doit être caché.

Nostro commença à dessiner un schéma au tableau.

— Ceci est la porte nord de Baentcher. Vous continuez dans ce sens jusqu’à un carrefour situé derrière un petit bosquet, et là, vous tournez à droite et empruntez une sente qui…

Revenant donc dans la salle dite "du dragon", où le reptile nigaud n’était pas revenu (et ne reviendrait jamais, car une fois à l’air libre, il était rentré chez lui à tire d’aile en oubliant toute idée de vengeance), nos héros étaient quelque peu énervés de s’en revenir bredouilles, et Ghibli exprima le sentiment général en ces termes.

— Alors si je comprends bien, après la chasse au vampire, c’est la secte maléfique. Je suppose qu’une fois le prêtre trouvé, il nous aidera en échange d’une offrande, qui sera le cœur noir et ichoreux d’un démon Baa’hnoskaï vert à pois mauves, lequel ne pourra être tué qu’avec l’épée de Shpoutros le Grand, qui est gardée par les géants de la montagne Saint-Bidule, qui ne peuvent être vaincus que par celui qui a bu l’élixir sacré de Népouytonia… bref, on en a pour jusqu’à la retraite.

— Nous vîmes dragons et vampires

Sans compter le menu fretin,

Nous pensions avoir fait le pire

Mais nous déchantâmes au matin.

— Quand je pense qu’on avait Jomon sous la main et qu’on l’a laissé filer.

— Hum hum… approuva distraitement Vertu, qui était dans ses pensées.

— À cause de la sottise de notre chef.

— Hum hum…

— Je me marie avec Sarlander, tu veux être ma demoiselle d’honneur ?

— Hum hum…

— OK, cause toujours.

— Hum hum… Xy, dis-moi, tu t’y connais en mort-vivants ?

— Euh… je sais les repousser, les combattre, les détruire, les pulvériser…

— Imagine que par exemple, Clibanios se casse une jambe, tu saurais le soigner ?

— Ben… À vrai dire… Le cas ne s’est jamais présenté, je crois savoir que les sortilèges de guérison habituels sont au mieux sans effet sur les morts-vivants, au pire néfastes. En fait, ils ne sont pas conçus pour ça.

— C’est bien ce que je pensais. Morgoth, toi, tu saurais non ?

— Bien sûr, je suis (il y mit une grande majuscule) Nécromancien. Je connais les conjurations permettant de susciter la résurrection des morts, je sais aussi les régénérer et les fortifier de diverses manières. J’étais assez fort en nécromancie, et c’est du reste le seul brevet que j’ai eu le temps de passer à l’école de magie, car j’étais en avance sur le programme et Maître Joolag, le patron du collège de nécromancie (et du reste l’unique professeur de cette branche) m’avait fait à plusieurs reprises des compliments réconfortants que…

— Trèèès intéressant. Compagnie, halte. Demi-tour droite, han heuuu han heuuu…

— Eh, où tu nous amènes ?

— On retourne voir Nostro.

— Quoi, déjà ? Vous êtes rapides, ça fait pas cinq minutes !

— En fait, j’ai réfléchi en route à votre proposition, et bien que vous ne nous ayez pas exposé vos motifs pour rechercher un prêtre de Niemh, ce que je ne vous reproche pas, je crois les avoir devinés.

— Je vous écoute.

— Pour quelque raison, vous cherchez auprès de ce prélat, non pas le réconfort de la religion, car vous savez que Niemh n’a cure de ceux qui l’adorent, mais quelqu’un capable de soigner un mort-vivant, l’un d’entre vous, qui serait blessé, malade ou diminué de quelque autre façon. Et comme vous ne semblez tenir qu’à votre chère Trucida, qui est bien pâlichonne et m’a semblée très faible lorsque je l’ai tenue tantôt dans mes bras, je gage que c’est à son profit que vous destinez l’enchantement.

— Remarquable ! Madame, je ne peux que m’incliner devant votre sagacité. Cependant, peu me chaut vos capacités intellectuelles, vous devriez les employer à accomplir la tâche que je vous ai confiée plutôt qu’à épater les vampires qui traînent.

— Oh mais ce n’est pas pour vous charmer de ma subtile conversation que je suis revenue. Il se trouve que chemin faisant, j’ai trouvé un moyen plus simple et plus rapide de vous contenter que d’aller kidnapper un quelconque fanatique dans une ruine croulante. Vous vous souvenez sans doute de notre sorcier, monsieur Morgoth l’Empaleur, ici présent.

— Intéressante raison sociale.

— Mais en fait je ne… commença l’intéressé, vite interrompu.

— Il se trouve que mon collègue est un habile nécromant, connaissant à merveille les multiples charmes se rattachant à la mort-vivance, et je ne doute pas qu’après un bref examen, il ne puisse faire mieux que n’importe lequel des prêtres noirs qui hantent la région.

— Qui, lui ?

Morgoth fit de son mieux pour se donner une contenance, soutenant le regard fixe du grand mort-vivant. En tout cas, il tentait de présenter plus d’assurance qu’il n’en ressentait en réalité, et se morigénait vertement de s’être ainsi vanté devant Vertu.

— Bon, on peut toujours essayer.

Morgoth s’isola dans une petite pièce avec Trucida, qui le considérait de ses grands yeux marrons. La vampire était diablement attirante, elle le savait, c’était ainsi qu’elle attirait ses victimes. Sa gestuelle languide avait le don de l’émouvoir, il ne pouvait détacher son regard de ses lèvres rouge sang entrouvertes sur une dentition légèrement proéminente de prédateur, mais plus que tout, c’était la proximité de la mort qui le troublait, qui ramenait dans sa mémoire des souvenirs de parfums, de saveurs fanées, si anciens qu’il se demanda s’ils provenaient de sa propre vie, où s’ils venaient d’ailleurs, d’une autre existence, plus sombre.

Toutefois, notre héros, comme je l’ai déjà signalé à plusieurs reprises, était doué d’une force d’âme remarquable, aussi résista-t-il au charme de la vampire pour se consacrer entièrement et avec sérieux à son office.

Il avait fait venir Clibanios pour l’assister dans son travail, car la magie n’est pas étrangère aux bardes, et qu’en outre, c’était aussi un mort-vivant, ce qui devait le rendre insensible aux attraits de la démone et lui assurer un allié lucide en cas de débordement. En principe.

— Belle du temps jadis,

Pour vous, de profundis,

Belle à perdre la tête,

Et aujourd’hui, squelette,

Vous m’avez tant charmé,

Ô, tendre décharnée,

Par vos rondeurs menues

À la chair disparue,

Votre sourire rebelle,

Figé dans l’éternel,

Et vos fines mains d’ange

Dont restent les phalanges,

Que du fond du caveau

Ou dorment mes vieux os

Renaît, mélancolique,

Un cœur cadavérique.

— Vivivi. Ben au lieu de dire des conneries, passe-moi donc le trisecteur de French et le drain thoracique.

À l’extérieur, le Comte Nostro faisait les cent pas, tâchant de calmer son inquiétude en tirant des bouffées de sa pipe. C’est Xyixiant’h, poussé sans doute par la curiosité, qui alla l’interroger.

— Alors comme ça, vous tenez vos pouvoirs d’un démon.

— Exactement, un puissant démon au cou duquel je me suis abreuvé, voici comment je suis devenu le puissant maître-vampire que vous voyez.

— C’est étonnant, vous avez sûrement eu du mal à le maîtriser.

— Et bien pour être honnête, ce que j’ai eu du mal à maîtriser, c’est mon étonnement quand ce démon est venu me trouver pour que je vienne lui téter l’artère.

— Vous voulez dire que le démon est venu volontairement à vous ?

— Non seulement il est venu volontairement, mais il m’a forcé la main. Toujours est-il que je n’ai pas eu à le regretter, car après notre brève rencontre, il est reparti de son côté plus faible et moi du mien plus fort.

— Mais pourquoi a-t-il fait ça ?

— C’est curieux hein ? Moi aussi ça m’a étonné, et lorsque je me suis enquis du fin mot de l’histoire il m’a donné l’explication suivante : "Si on te demande, tu diras que tu n’en sais rien". À mon avis, ça doit être un truc sexuel, les démons ont parfois de curieux fantasmes.

— Ah bon. Je ne suis pas sûre d’avoir bien saisi la morale de cette histoire. Et pour le dragon, comment avez-vous fait ?

— Oh pour ça, j’ai utilisé la ruse. Ce qui n’a pas été très difficile car figurez-vous que ce dragon, il était très fort, mais il était surtout un brin benêt, comme souvent ces bêtes.

— Ah oui ?

— Cette histoire vous intéresse ?

— Oh oui, j’aimerai bien l’entendre.

— Et bien voilà.

Il se dirigea soudain, avec un plaisir évident, vers le tableau noir, l’effaça derechef, puis traça avec application le contour d’une sorte de patate runique.

— Voici l’Orbe de Gharzûl Khan, et là, je figure deux eunuques Stangiens. Il y avait aussi la Tour de Newhalduk, qui comme le dit la fameuse chanson, n’est en réalité pas plus haute que les palmiers environnants. Et bien donc, à cette époque…

Après plusieurs heures d’efforts, Nostro fut bien forcé de convenir que Trucida avait repris, à défaut de couleurs, quelques forces.

— Elle était, expliqua doctement le praticien, infectée par la scrofule moussue, un champignon qui se développe dans le système vasculaire de la plupart des goules, et qui est bénin chez ces créatures. Toutefois chez le vampire, en raison de son système circulatoire particulier et de l’importance qu’il revêt chez lui, les rares cas d’infection peuvent être très graves.

— Elle est guérie ? S’enquit le Comte, anxieux.

— Tout à fait, qu’elle vide un ou deux mortels et vous verrez qu’elle sera vite guillerette comme avant. Cependant, si vous voulez éviter que cela ne se reproduise, je vous conseillerai d’éviter à l’avenir la fréquentation des goules.

— Je n’y manquerai pas.

— Bon, posa Vertu, et maintenant, où peut-on donc trouver ce devin que vous nous avez promis ?

Avec un grand sourire plein de dents, qui se voulait sans doute sympathique, le Comte désigna sa compagne d’un grand geste de la main, et dit :

— Tadaaa…

— Quoi, c’est elle ?

— Exactement elle voit tout elle sait tout car elle a un verritable don de voyance extra sensoriel qui lui vient de ses ancètres les sorciérs coutumier. Amour et maladie retour de l’ètre aimé réussite aux examens, maîtresse Trucida maraboute et exorcies le mauvais oeil. Et maintenant qu’elle a retrouvé la santé, elle peut de nouveau utiliser ses talents. Allez ma chérie, aide donc ces sympathiques aventuriers à récupérer leur… c’est quoi déjà ?

— Le Sceptre Tétineux d’Invocation des Poules. Morgoth, montre-lui l’anneau du Khazbûrn.

Le sorcier s’exécuta, mais découvrit qu’il lui était pénible de se séparer de l’anneau vert pris au doigt du noir exécuteur. Bien qu’il le transportât dans une minuscule bourse de velours noir, supposée faire écran aux charmes néfastes que pouvait exercer un tel objet, il avait dû corrompre sa volonté de quelque façon, sans doute au moment où il l’avait porté à son doigt, et il s’en inquiéta. Cet effet allait-il décroître avec le temps, comme combattu par quelque immunité mentale, ou bien finirait-il par saper sa volonté et par faire de lui un esclave ?

Trucida ne fut pas longue, et ses tristes paroles balayèrent les doutes de nos compères sur ses talents de prophétesse, tant ils résonnaient d’échos désagréables à leurs oreilles.

Les meilleurs sentiments, aux meilleurs gens prêtés

Sont souvent au néfaste profit du malin ;

Jhor peut en témoigner, qui abrite en son sein

Le sombre égarement d’un sage dévoyé.

Le fou et fourbe mage s’escrime et s’efforce

Mais il n’est pas de taille à maîtriser l’Anneau.

En trois fut divisé ce qui te fait défaut,

Et en trois fois encore, pour en dompter la force.

Il traque le Démon, mais sa folie l’égare,

Alors que s’acharnent ses guerriers asservis

Contre des innocents, l’autre se rit de lui,

Caché à sa vue par les plus subtils des fards.

Trois partis se disputent l’Anneau, les voici :

La Furie, le Ver Noir et enfin le Démon.

L’un d’entre eux vous servez, volontaires ou non,

Et il est des factions dans chacun des partis.

Trucida se tut alors, car elle n’avait plus rien à dire. Morgoth, qui souhaitait plus de précision car il n’avait pas compris grand chose à ces vers, présenta alors à la pythonisse des défunts le curieux petit cube bimétallique qu’il avait acheté à Banvars, pas mal de temps auparavant, à un marchand qui le lui avait vendu comme ayant appartenu à l’un des cavaliers noirs. Tels furent ses mots:

Deux objets issus de la même volonté

Mais deux mains différentes les auront forgés.

Ils sont tous deux bénins si des leurs séparés,

Réunis, bien fort qui pourrait leur résister.

Puis, elle tourna les talons, et Nostro congédia ses hôtes sans politesse excessive.

14. Les paraboles dites en clair

De retour dans la salle du dragon, nos compères couchèrent sur le papier ce qu’ils avaient entendu, tâchèrent d’en tirer d’utiles enseignements, et le bourrichon bien haut se montèrent.

— C’est marrant, dit gaiement Mark, cette salle me semble vaguement familière. On est déjà venus par là non ?

— Quatre fois, dit Ghibli, insensible au sarcasme. En tout cas c’est officiel, je peux vous affirmer en toute connaissance de cause que moi, les dragons, j’aime pas ça.

— Qui aime ça ? Lui répondit le paladin. En plus, celui-là n’avait même pas de trésor.

— J’ai l’impression que tu t’en fais une fausse idée, exposa Xyixiant’h.

— Ah. Mon opinion est que ce sont de gros lézards volants mangeurs d’hommes. Je me trompe ?

— Euh… et bien techniquement, c’est plutôt vrai.

— Ah.

— De même pourrait-on définir le genre humain comme la race des petits singes pelés mangeurs de graines qui pullulent dans les zones tempérées. Ce serait vrai, dans l’absolu, mais un peu réducteur. Les dragons emplissaient les cieux bien avant l’aube de l’humanité, bien avant même la venue des premiers elfes, leurs yeux ont contemplé la naissance des premiers dieux, ils ont engendré la magie de leurs ailes puissantes. Le déclin millénaire de la Grande Race, pour eux, n’a duré qu’un instant, et lorsque les Seigneurs Dragons s’éveilleront de leur profonde torpeur, ébranlant les montagnes, soulevant les océans sous lesquels ils gisent depuis des éons, ils balaieront sans efforts les races inférieures, leurs cités et toutes leurs réalisations, qui tomberont dans l’oubli à jamais, et à nouveau viendra l’âge des dragons.

Elle s’interrompit soudain, voyant l’effet que ses paroles avaient sur son auditoire.

— Enfin, c’est ce que dit la prophétie. J’en connais dix autres qui disent exactement l’inverse.

— Ouais, ben t’auras beau dire, mais moi je suis aventurier, et pour moi, un bon drags, c’est un drags mort.

— Tu es un barbare et un sot.

— Donc, trancha Vertu d’un ton légèrement irrité, s’il y en a qui s’intéressent encore un peu à la quête pour laquelle nous sommes payés, l’interprétation que je fais des paroles de Trucida est la suivante. Pour quelque raison, celui qui au final a eu l’Anneau par-devers lui a cherché à l’utiliser contre un démon, toutefois, il n’a pu maîtriser sa puissance. Il l’a donc fractionné en neuf parties, trois fois trois, qui correspondent à neuf anneaux magiques. Nous en avons trouvé un sur un des Khazbûrns, et vu qu’il y avait en tout neuf Khazbûrns à notre connaissance, pas besoin d’être très malin pour deviner où sont les huit autres anneaux.

— Il faut qu’on explose les cavaliers noirs, proposa Ghibli.

— Très juste. On parle de guerriers asservis, sans doute leur volonté a-t-elle été brisée par les anneaux qu’ils portent, et qui leur ont conféré en échange leurs impressionnants pouvoirs. Nous savons maintenant d’où vient leur puissance, mais ils ne sont pas invincibles. Si on arrive à les combattre un par un, on a de bonnes chances de réussir. Ne restera plus alors qu’à réunir les neuf anneaux et à ramener le produit à la reine, et à nous les millions.

— Ne reste plus qu’à les trouver, donc.

— Oui, oui. Mais nous avons une indication géographique précieuse : il est dit que Jhor abrite en son sein le nécromant, or le seul Jhor que je connaisse, c’est la grande cité de Gunt, c’est là que notre quête nous mène.

— Tout ceci est encourageant, souligna Piété, mais il y a quand même un point qui m’inquiète un peu, celui des "trois partis". Il y aurait non pas un ennemi à combattre, mais trois, cherchant à s’emparer de l’Anneau ? C’est alarmant. On parle d’une furie, d’un ver noir et d’un démon.

— N’oublie pas les majuscules, compère, précisa Mark. Je serai bien heureux de n’avoir à affronter qu’un lémure, une mégère et un lombric étrangement teint, mais je gage que les ennemis qu’on nous destine sont d’une toute autre trempe. Je crois même deviner l’identité du "Ver Noir". Il ne peut s’agir que de Naong.

— Oh ?

— Non ?

— Nous sommes perdus.

— Malédiction…

— Catastrophe !

— Misère…

— Pauvres de nous…

— Qui ça ?

— Naong, pauvre brelle, expliqua Mark, l’air las, à Morgoth. Tu as eu une déplorable éducation religieuse. Naong le Grand Dragon, Dieu de la Tyrannie, Seigneur de la Main Noire, l’œil derrière l’œil, Celui qui ignore la pitié, le Malheur Rampant.

— Tu sais que tu as presque l’air d’un paladin quand tu prends cette voix là ? Je ne connais pas ce personnage, mais ses titres ne le rendent pas spontanément sympathique. C’est un dieu, dis-tu ? Je ne crois pas avoir jamais entendu parler de lui.

— C’est évidemment un culte secret, mais je le connais un peu pour avoir été un temps approché par certains de ses membres, et je te dirai ce que j’en sais. Et c’est peu encourageant, je te le garantis.

— D’autant, renchérit Xyixiant’h, que si l’une des puissances qui convoite l’Anneau est Naong, ça nous donne une indication précieuse sur une autre de ces puissances, qui ne peut être que Nyshra, son ennemie mortelle. Car là où va l’un, l’autre suit.

— La Furie, comprit le sorcier. Nyshra est la déesse de la vengeance et de la fureur guerrière, s’il m’en souvient.

— Tu as raison. Ne reste que le Démon. Oh, mais j’y songe, ne pourrait-il s’agir de celui de la prophétie ? Celui qui est sensé apparaître avec l’Anneau… ça collerait. Oui, on est carrés là.

— Ah, ben sans problème alors, plaisanta Ghibli. Une paire de dieux maléfiques et un démon balèze, je suis rassuré, j’avais eu peur un moment que cette mission soit difficile.

15. L’aube du Êêêê

Ils regagnèrent la lumière du jour, ou en tout cas essayèrent, car quand ils sortirent, il faisait encore nuit noire. Ils avaient pourtant l’impression d’avoir passé un temps infini dans les catacombes de Nostro, mais en vérité, quelques heures seulement s’étaient écoulées, et ils étaient tous bien épuisés. Ils regagnèrent l’auberge à l’heure où la patronne et deux de ses fils partaient au marché de gros faire les courses alimentaires, et regagnèrent chacun leur chambre, à l’exception de Morgoth qui rejoignit sa mie et, trop épuisé pour mieux faire, posa sa lourde tête sur la poitrine tiède de sa compagne songeuse, pour s’y endormir aussitôt.

La Compagnie dormit tout le matin et, dans la grande salle, les couverts tintaient joyeusement à l’appel du repas de midi lorsqu’ils se réveillèrent pour prendre leur petit déjeuner. Puis, Vertu monta dans les étages faire la chasse aux retardataires, car elle avait à faire durant la journée, et souhaitait discuter avec ses collègues.

— Dis-donc Xy, tu n’as pas vu Mor…

Non seulement ils étaient nus sous la même couette, mais ils sursautèrent en arborant une mine effarée de larrons pris sur le fait, ce qui leur ôta toute possibilité d’excuses douteuses du genre "Il faisait froid dans ma chambre, et comme je suis somnambule, je me suis dirigé inconsciemment vers la plus proche source de chaleur, et elle n’a pas eu le cœur de me mettre à la porte". Sur le visage de Vertu se peignit une expression d’incompréhension, puis de profond dégoût, qu’elle parvint à exprimer en ces termes :

— Êh… mais c’est… êêêh… Ah j’ai vu des trucs dégueulasses dans ma vie mais… là c’est vraiment… Êêêêh…

Puis, sans songer à refermer derrière elle, elle repartit d’un petit pas troublé, accompagnée de nombreux "êêêh…". Laissés seuls, les amants se regardèrent, perplexes.

— Bon… Et bien on dirait que c’est fait.

— Et oui.

— Je n’ai pas l’impression qu’elle l’aie super bien pris. Mark avait raison, elle devait avoir des… comment dire, des sympathies particulières pour ma personne.

— Au moins, elle ne s’est pas mise à hurler et à nous poursuivre dans toute l’auberge avec son sabre. C’est un point positif.

— Oui, sans doute, mais je crois qu’elle était trop sonnée pour réagir. As-tu vu son expression dégoûtée ?

— Ah oui, j’ai failli éclater de rire. Elle en fait un peu trop.

— Je n’ai pas ton expérience de ces choses, je le sais, et il est possible que quelque chose m’échappe, mais… ce qu’on fait là, est-ce que c’est inhabituel ? Je ne pensais pas la choquer à ce point.

— Absolument pas, je t’assure qu’on ne fait rien de bien extraordinaire.

— Ah ben merci.

— Je voulais dire, nous n’avons aucune habitude contraire aux usages et aux bonnes mœurs, et que nous ne faisons là rien que des parents responsables ne puissent expliquer sans rougir à leurs enfants lorsque leur âge sera venu de s’intéresser à ces choses. Et puis du reste, quand elle est entrée, nous ne faisions rien du tout.

— Tu as raison. Elle est bien pudibonde, d’un coup.

Vertu était encore verdâtre lorsqu’elle vint s’asseoir à la table de l’auberge qui était à la longue devenue la leur.

— Un sacquet, commanda-t-elle à l’aubergiste. Une pleine chope.

— Diable, s’inquiéta Mark, tu comptes déjà te saoûler ? Que nous valent ces libations déraisonnables autant que matutinales ? Enfin, je sais que c’est midi… bref…

— Ah je viens de voir un truc… Êêêh… La perversion sexuelle des hommes ne connaît donc aucune borne ?

— Bien sûr que non. Vas-y, raconte ce qui motive cette illumination soudaine, maintenant que tu as captivé ton auditoire.

— Ah c’était… Nyshra vengeresse, quelle horreur. Morgoth, il…

— Diable, c’est Morgoth qui te met dans ces états ?

— Oui, c’est Morgoth. Et tu ne devineras jamais où je l’ai trouvé.

— Il n’était pas chez Xy ?

— Tu le savais ?

— Ben, c’est plus ou moins de notoriété.

— Et depuis quand ça dure cette immondice répugnante ?

— Depuis Banvars. Mais je pensais que tu t’en étais aperçue, depuis le temps.

Vertu en tomba des nues.

— Et il n’y a rien qui t’a choqué là-dedans ?

— Si, le fait qu’une fille comme elle se mette avec ce jeune gommeux blafard alors qu’elle pourrait facilement trouver un homme, un vrai, un viril, dans la force de l’âge, jeune encore mais déjà ayant vécu, et bien ça c’est un peu étonnant. Mais bon, c’est de leur âge.

— C’est de l’âge de Morgoth, c’est pas de l’âge de Xy ! Quand je pense que c’est moi qui ai ramené ce petit serpent fielleux à la vie et que maintenant… êêêh... Et pendant que j’avais le dos tourné, l’autre grand nigaud à robe fourrait sa… dans cette espèce de… êêêh… Bon, aubergiste, ça vient ce sacquet, c’est une urgence ! Encore heureux que je n’ai pas encore mangé, j’aurais tout vomi.

Elle avala une bonne partie de sa chopinette d’un coup, suscitant l’admiration de la salle, car le sacquet était un breuvage assez relevé, dans la composition duquel entraient de l’ail, trois piments différents, une variété de champignons poussant dans les mines des trolls de Boloas, l’urine de plusieurs vertébrés, l’écume résiduelle et gélifiée d’une tannerie, des cerises, des pupes de diptères, le jus d’un citron violacé de Belen⁵ et divers ingrédients « spéciaux » qui faisaient la renommée de tel ou tel fabricant. On le servait dans de très petits verres, en général à des gens dont on souhaitait la mort.

— Ah, ben les voilà, ces deux porcs, et ils osent encore se montrer en pleine lumière !

Penauds, descendaient Xyixiant’h et Morgoth, sous les regards amusés de la salle, qui n’avait rien perdu de la diatribe.

— Ah, vous me dégoûtez tiens. Bon, revenons au monde normal, celui des monstres, des sortilèges et des assassins. Nous savons vaguement où aller pour poursuivre notre quête, mais c’est bien imprécis. Jhor est une cité de belle taille, quoique plus petite que Baentcher, et je n’y connais personne. Si on y va en demandant partout « On cherche un seigneur du mal, il y en a un d’honnête dans le coin ? », on va passer pour des béjaunes de chez Béjaune, le spécialiste du neuneu de père en fils depuis 1322. Voici pourquoi nous devrions chercher dans l’entourage de ce pauvre Jomon, des fois qu’il ait laissé des traces, qu’il se soit confié à un ami, qu’il ait laissé des lettres, vous voyez…

— On voit, dit Ghibli, et puis en plus, ça fait des mois qu’on galope dans tous les sens, je pense qu’il est grand temps de s’arrêter quelques jours pour nous reposer, genre opération miaou. Après tout, on n’est pas pressés.

— Effectivement, soupira Vertu à contrecœur, nous pourrions passer quelques temps à faire du tourisme. Mais je vous rappelle la règle d’or, discrétion, furtivité, planquisme.

— Bon, proposa Piété, en attendant que vienne notre repas, si Mark nous racontait un peu ce qu’il sait du culte de Naong. Ce sont sans doute des choses qu’il vaut mieux entendre en plein jour.

— Certes, mon jeune ami, car nous allons entrer au cœur même du mal. Adonc, il est depuis des éons un dieu du nom de Naong, qui a la forme d’un gigantesque dragon noir comme la suie, c’est en tout cas ainsi qu’on se le figure généralement. Mais ne vous méprenez pas, il ne s’agit pas là d’un de ces démons qui œuvrent aveuglément à la perte de l’humanité, par pure malice, par nature, ou par envie de s’amuser, point du tout. Le Dragon Noir est un véritable dieu, qui inculque à ses adeptes une doctrine bien précise, et commande qu’on y obéisse en tout, sous peine de subir les pires tourments. À l’instar de Hegan ou de Miaris, il place au nombre des vertus cardinales l’obéissance à l’autorité, le respect des anciens, de l’honneur et de la parole donnée.

— Tout ça me semble fort bon, intervint Morgoth.

— Tout dépend de ce que tu veux en faire. Ainsi Hegan voit-il en la loi l’essence même de l’homme, ce qui le sépare de la bestialité, c’est une valeur qui doit être défendue pour elle-même. C’est le fondement de la civilisation, et s’il tolère que parfois, des injustices soient commises afin de maintenir cet ordre, ce n’est que dans l’espoir que cet ordre conduise au final à un bien plus grand pour la collectivité. En un mot, il fait passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier.

— Tout ça me semble fort juste, approuva Morgoth.

— Miaris, pour sa part, est une déesse de miséricorde. Pour elle et pour ses fidèles, la loi est importante, mais ce n’est qu’un instrument destiné à borner les mauvais instincts, à donner un cadre à l’action bienfaitrice de la société sur les hommes. Ainsi, ses fidèles sont tenus d’être respectueux de la loi, mais pas jusqu’à perdre tout sens de l’humanité, et si la loi sert la tyrannie, alors ils sont invités à ouvrir leur porte aux persécutés, fut-ce contre la volonté du seigneur de la contrée.

— Tout ça me semble fort à propos, acquiesça Morgoth.

— Comme quoi, tu es une vraie girouette. Pour en revenir à nos moutons, quoique la comparaison avec Naong soit peu à propos, et bien cette déité ombrageuse a pour principe qu’il n’y a de loi qui ne soit l’émanation de la force, et que seule la discipline, sans faille et portée à un degré extrême, permet de lutter efficacement contre les ennemis de toute vie, qui sont les forces du chaos. Et cette discipline ne peut naître et se renforcer qu’à condition que le fort écrase le faible, afin que, de la multitude maintenue sous le joug, n’émergent que les éléments exceptionnels dignes de servir le Dieu. Il est dit qu’à la fin des temps, c’est Naong lui-même qui mènera, en implacable général, ses troupes d’acier contre les légions innombrables de l’entropie. En attendant ce jour, ses fidèles s’assemblent en secret, complotent, amassent puissance et richesse. Lorsque le Jour sera venu, lorsque l’Appel sera lancé, lorsqu’un gris linceul se sera abattu sur le monde, annonçant l’arrivée du Seigneur Démon, le Dragon se lèvera, et alors… et bien, on ne sait pas trop ce qui arrivera, mais ça ne sera sûrement pas triste.

— Cornebidouille, si ses fidèles en ont vraiment après nous, ça ne va pas être facile tous les jours.

— Ses fidèles, ou bien Naong lui-même, car le Grand Dragon, à l’inverse de la plupart des dieux, aime à interférer directement dans les affaires des mortels, instillant sans fard ses conseils à ceux qui le servent, et adressant des avertissements sans équivoque à ceux qui le défient. Cependant, si j’étais à ta place, je ne me ferais pas trop de souci à ce sujet, je doute que ce soit notre ennemi le plus acharné, et ce pour deux raisons. La première, c’est que les Cavaliers Noirs ont été suscités par magie, c’est la sorcellerie des anneaux qui les anime, c’est maintenant certain. Or, Naong n’a jamais encouragé ses fidèles à utiliser les arts mystiques, il est plutôt partisan d’une franche et virile confrontation à la pointe de l’épée, ce que je ne peux pas vraiment désapprouver. La seconde raison, c’est que Naong n’a que faire de l’Anneau d’Anéantissement, vu qu’il n’a pas de doigt auquel le porter, et que jamais il ne le confierai à un de ses serviteurs de peur qu’il ne le trahisse. Non, ce qui me fait le plus peur à moi, c’est Nyshra, la déesse de la vengeance.

— Foutaise, intervint Vertu. Nyshra n’est pas connue pour convoiter des breloques du genre de l’Anneau pour son profit personnel, c’est une déesse sauvage qui frappe comme la foudre, et n’a aucun usage d’une telle relique. Est-ce son habitude d’asservir des mortels, comme l’a fait le maître des Khazbûrns ? Non, car c’est une déesse éprise de liberté. Elle tue, certes, mais l’esclavage lui est inconnu. Les facultés corruptrices de l’Anneau ne lui serviraient à rien.

— Reste donc le Démon, celui de la prophétie, dit Morgoth.

— Quand l’Anneau verra la lumière

Naîtra en Occident un être au cœur impur.

Le Seigneur de Misère.

— Là encore, ça ne tient pas, poursuivit la voleuse. Imaginez que ce Démon ait possédé l’Anneau, on s’en serait aperçus à deux ou trois indices subtils, tels que la fin du monde. Je pense pour ma part que les choses sont plus complexes encore, et qu’interviennent là dedans les « factions » dont nous a entretenus Trucida. Mais tout ceci n’est que conjectures sur des propos bien flous d’une morte à moitié folle. En tout cas, je vous propose de poursuivre cette intéressante discussion théologique cette après-midi dans un lieu plus approprié à ces sujets, qui est le fabuleux Temple Noir. Ce serait dommage de passer à Baentcher sans le visiter, c’est une vraie merveille.

— Oui, ben ce sera sans moi, dit Xy, blasée. J’ai à faire à la bourse, il faut que je lève quelques positions à terme sur les contrats négociables au porteur… enfin, peu importe.

— C’est pourtant le temple de ton culte, il me semble.

— Et bien justement, je l’ai déjà visité en long, en large et en travers, et il me sort un peu par les yeux, pour tout dire. Ce n’est qu’un vaste capharnaüm de pierraille grossièrement taillée, rempli à la hâte de tout un rebus pseudo-artistique entassé sans rime ni raison, embrumé d’encens en permanence, tant et si bien qu’on peut à peine y respirer. Ah, mais parlez moi de la merveilleuse Basilique de Glace, un superbe édifice s’il y en eut jamais sur cette terre ! Elle était de dimension plus modeste que le Temple Noir, qui en comparaison paraît massif et pataud, mais sa flèche vertigineuse s’élançait comme un couteau pointé vers les nuées que souvent elle transperçait, et dominait la contrée environnante de si haut qu’un voyageur arrivant à Baentcher par les montagnes ne pouvait que prendre la ville pour un gigantesque cadran solaire. Et lorsque le soleil d’équinoxe se couchait dans la vallée, c’est tout le temple qui paraissait n’être qu’une gigantesque cascade d’or et de sang, et les quartiers environnants étaient à leur tour illuminés par des éclaboussures lumineuses ! Ah, c’était réellement un spectacle poignant et merveilleux, propre à élever l’âme…

— Il a été détruit par un tremblement de terre, non, demanda Vertu ?

— Hélas, quelle perte.

— Et on a bâti à son emplacement le Temple Noir.

— Tout à fait, à l’endroit précis. D’ailleurs il reste des fragments de l’ancien temple dans le chœur nord-ouest ainsi que dans la crypte. Mais bien peu de chose.

— On a bâti à son emplacement le Temple Noir il y a mille six-cent ans.

— Oui, mais il faut préciser, pour éviter toute impression de consécutivité des deux événements, qu’il s’est en fait écoulé près de trois siècles entre la chute tragique de la Basilique et le début des travaux du Temple.

— Donc, tu viens de nous raconter que tu as été contemporaine d’un édifice disparu depuis dix-neuf siècles.

— Oui… Enfin, non… Qu’est-ce que tu vas imaginer là, je te raconte ça par ouï-dire, j’ai lu ça dans des livres, bien sûr. Je ne suis pas si vieille que ça.

— Ah bon, tu me rassures.

16. Vertu guide ses amis au Temple Noir

En soi, le Temple Noir de Hima était impressionnant, je crois l’avoir déjà signalé, mais ses constructeurs avaient soigneusement choisi leur endroit pour le rendre plus imposant encore, et pour le dégager des nombreux bâtiments profanes qui l’entouraient : en effet, on l’avait bâti au sommet d’une colline, l’entrée principale faisant face à son flanc le plus escarpé. Lorsqu’il avait gravi péniblement les ruelles de l’endroit, Morgoth avait été frappé par les nombreux petits bâtiments qu’on eut dit construits à destination d’une race d’avortons, abritant majoritairement des marchands de bricoles plus ou moins religieuses. Portes, fenêtres, murs et toits, tout semblait fait à petite échelle, et il lui fallut un moment pour comprendre que l’on avait sciemment construit des immeubles menus aux petites ouvertures donnant sur des rues minuscules, de manière à ce qu’en comparaison, et vu de loin, l’édifice parut réellement cyclopéen.

— …et un peu plus loin, vous trouvez le Grand Retable des Marches, qui est en assez mauvais état mais dont les albâtres figurent parmi les plus étonnants témoignages de l’art Bardite de l’époque.

Cela faisait un petit moment qu’ils tournaient de jubé en oratoire et de chapelle en scapulaire, et ils commençaient à douter qu’il ait jamais pu exister un édifice plus opulent que le Temple Noir. Le sorcier était fort intéressé par le motif, apparemment inspiré par les jeux sportifs de ces contrées.

— Diable, s’étonna Morgoth. Déjà à l’époque, ils avaient un style très… très fin, en fait, et très imagé. Voyez le rendu des musculatures, c’est criant de vérité.

— Ah oui, ça, pour une belle sculpture de tarlouzes, c’est une belle sculpture de tarlouzes. Eh, Bob, toi qui t’y connais en sculptures, donne nous donc ton avis d’esthète… Bon, on y monte à ce minaret ?

— Certes, certes, mais auparavant, la crypte, c’est par là…

— Ah, une crypte, ça c’est un endroit pour un nain…

Tandis qu’ils détaillaient les albâtres en question, Morgoth se rapprocha de Sarlander.

— Dis-moi, j’aurais quelques questions à te poser… mais c’est peut-être un peu délicat.

— Je t’écoute.

— Et bien, en fait, on m’a conté que si la plupart des hommes recherchent la compagnie des femmes, il en est d’autres qui, à l’inverse, recherchent plutôt celle d’autres hommes.

— C’est tout à fait vrai.

— Et je crois que Ghibli pense, c’est en tout cas ce que j’ai compris de certaines de ses allusions, que tu fais partie du nombre.

— Ce en quoi il a raison.

— Ah.

— Je vois que la chose t’étonne, mais sache que la chose est répandue chez nous autres les elfes et, chez les humains même, elle est plus courante qu’on ne le dit souvent. Nombre de grands hommes étaient dans ce cas, ainsi le général Belbazos de Salamite, ou bien le diacre…

— Oui, oui… je n’en doute pas, mais ce n’est pas ça qui me chiffonne. Vois-tu, ce qui m’étonne, c’est que Ghibli passe son temps à faire des allusions dont la finesse est très discutable, et même si tu es d’une race noble connue pour sa tempérance, à la longue, ce doit être assez fatiguant d’être la cible de ces quolibets incessants. Pourquoi donc ne lui rabats-tu pas son caquet, comme Vertu l’a fait par exemple ? Non parce qu’il est grande gueule, mais il a bon cœur, mais bon, il est surtout grande gueule.

— Ah, Morgoth, je vois bien là ton ouverture d’esprit qui est la marque d’une grande âme. Tes attentions sont louables, mais sois sans crainte, je sais bien que Ghibli n’est pas mauvais nain. Vois-tu, je suis assez âgé, et j’ai bien fréquenté le monde, aussi suis-je à même de comprendre ce qui n’est pas dit au-delà des paroles que l’on prononce.

— Hein ?

— Je vais t’expliquer. Tu n’as pas, je crois, ces penchants pour les hommes. Ces sculptures d’athlètes à la palestre t’évoquent-elles autre chose que de l’admiration pour un artiste habile du passé ?

— Euh… je vois un peu ce que tu veux dire mais, non, bien sûr.

— À ton pensionnat, avais-tu des pensées étranges vis-à-vis de certains de tes camarades ? Il vous arrivait sans doute de vous laver de conserve non ? La vision de leurs virilités juvéniles éveillait-elle en toi un intérêt esthétique ?

— Mais non !

— Et dans tes rêves, est-ce qu’il t’arrive de te figurer au milieu d’étreintes musclées au milieu d’autres hommes dans des saunas, ou d’autres lieux de ce genre ?

— Non mais dis, pour qui tu me prends ?

— Bien, alors ceci étant posé, quelqu’un qui passe sa vie à penser à des messieurs tout nus, et ne parle quasiment que de ça, c’est quoi ?

— Et bien, je ne sais pas… Oh…

— Voilà.

— Non ?

— Penses-en ce que tu veux, gentil Morgoth, mais Ghibli m’amuse plus qu’il ne m’irrite.

— Alors ça…

Morgoth resta un moment à considérer les paroles de l’elfe, puis l’aborda de nouveau.

— Sinon, et ça n’a aucun rapport, j’aimerai juste connaître un petit détail, combien de temps peut vivre un elfe ?

— Oh, ça dépend. Je suis moi-même, à quatre cent ans, un elfe d’âge mûr, plus jeune sans doute, mais je ne puis pas prétendre à faire entendre ma voix comme un ancien. Tu dois savoir que nous sommes épargnés par le vieillissement physique qui affecte les humains, et que passé un certain âge, les seuls changements qui nous affectent sont ceux du caractère. Nous sommes pris de langueur, devenons lentement plus détachés, moins passionnés par les affaires du monde. Peu à peu, nous perdons goût à la vie, et un jour, de lassitude, nous ne nous éveillons plus. C’est en partie pour éviter un tel sort que j’erre parmi le monde en votre compagnie, et je déplore que si peu d’entre nous le fassent. Il arrive parfois que des elfes dépassent les mille ans, c’est notamment le cas de la Reine qui a pas loin du double, mais ce sont des cas exceptionnels.

— Ah, bien.

— C’est pour ta douce et tendre que tu me poses cette question, n’est-ce pas ?

— Et bien oui. En fait, je m’aperçois que j’ignore tout de sa vie passée, et qu’elle évite soigneusement d’évoquer ce sujet lorsque nous sommes ensemble. J’ignore même son âge, vois-tu. J’aurais aimé que tu me donnes une indication à ce sujet, si ça t’est possible.

— C’est une question que je me suis souvent posée moi-même. Elle agit comme une toute jeune elfe, de façon légère et inconstante, mais on sent qu’il y a derrière ses actes et ses paroles une certaine gravité… qu’il y en aurait plus à dire, et encore plus à taire. Et puis, ce comportement juvénile est incohérent si on considère ce fait troublant : Xyixiant’h est manifestement une proche de la Reine, or nul à Sandunalsalennar ne l’y avait jamais vue. Donc, leur amitié ne peut remonter qu’à une époque antérieure à l’arrivée de la Reine dans notre cité, c’est à dire, il y a plus de treize siècles.

— Bouffretétin ! Mais alors, comment peut-elle être aussi âgée ?

— Et bien, ce que je viens de te raconter est valable pour les elfes, mais… Comment te dire, j’en suis venu à me demander si Xyixiant’h était vraiment une elfe, au sens où nous l’entendons.

— Et qu’est-ce qui te fait penser ça, s’il te plait, demanda le sorcier d’un ton pincé ?

— Difficile à dire, mais… ce n’est qu’une impression, bien sûr, il est vrai qu’elle parle à merveille la langue des elfes, qu’elle connaît nos usages et nos manières, mais il est des indices subtils qui vous échappent sans doute à vous humains, des petites choses, des manières de réagir à certaines situations… En fait, j’ai le sentiment qu’elle a longuement étudié nos façons pour les singer, avec talent certes, mais sans que cela ne puisse réellement passer pour sa nature première. On finit toujours par se trahir lorsqu’on se travestit des jours durant.

— Eh, dites donc, compagnons, vous entendez ce que dit Sarlander ? Il me conte une niaise théorie selon laquelle Xy serait autre chose qu’une elfe, n’est-ce pas grotesque ?

— Bof, dit Ghibli, moi je pense que c’est une succube. C’est pas normal d’être aussi mignonne.

— Une succube ? Prêtresse de Melki ?

— Prêtresse de Melki, c’est ce qu’elle raconte. Mais bon…

— Mon petit Ghibli, ton opinion est sotte autant que grenue, s’insurgea mollement Mark.

— Ah, quand même, quelqu’un qui a un peu de jugeotte.

— Je me disais plutôt, poursuivit le paladin, que ce devait être un avatar de Melki. Mais bon, c’est pas moi l’expert, je n’ai pas visité l’intérieur.

— Hein ?

— Ou alors, dit Monastorio, un doppleganger ayant pris la forme d’une elfe, et qui aurait des pouvoirs cléricaux pour quelque raison.

— Ou bien une liche, proposa Piété. Qui se parfume.

— Ou alors un ange plus ou moins déchu.

— Mais… Mais alors, personne parmi vous ne la croit sincère ? Et vous ne m’en avez rien dit ? Et toi Vertu, qu’en penses-tu ?

— J’en pense que tes coucheries répugnantes avec cette espèce de… créature te regardent, et que je ne veux pas y être mêlée, ni en être témoin.

— J’avoue que ton attitude à mon égard m’attriste profondément, Vertu, je te croyais plus ouverte d’esprit que ça.

— Je suis l’ouverture d’esprit personnifiée, mais il y a des limites. Quand je pense que tu vas foutre ta… ah, rien que d’y penser…

— Quoi, tu es jalouse ?

— Jalouse ? Tu te fais des illusions mon pauvre Morgoth, tu pourrais être mon fils. Encore heureux que c’est pas le cas d’ailleurs.

— Et bien quoi, plaida Mark, ils s’amusent, ils sont jeunes. Enfin, Morgoth est jeune. Venant de toi, ces leçons de morale me semblent un peu déplacées, tu veux que je te rappelle comment tu gagnais ta vie voici quelques années ? Et puis à l’époque où nous allions à l’aventure, je crois que même les amusantes fréquentations de notre compagnon Belam dit « Lou Pastourel », n’ont jamais provoquée une telle réaction chez toi.

— Les mœurs de Belam n’avaient rien à voir. Au moins, les brebis sont des mammifères.

— Si tu as une opinion plus éclairée que nous sur la nature de notre prêtresse, il faut nous en faire profiter.

— Réfléchissez deux secondes, reprit Vertu, et considérez seulement le nom sous lequel nous la connaissons. Est-ce un nom elfique ? Quel genre de créature peut bien se trimballer un nom avec deux X ?

— Un fabricant de photocopieuses ?

— Ghibli, on essaie d’être sérieux là… Ah, tenez, nous arrivons, voici ce que je voulais vous montrer. N’est-ce pas merveilleux la manière dont cette dentelle de pierre a été sculptée ?

— Sans doute, mais revenons à Xyixiant’h…

— Précisément. Regarde un peu derrière toi.

Morgoth se retourna, et vit, dans un coin de la crypte obscure, une niche occupée par une statue haute d’un empan, disposée avec soin parmi un parterre de fruits et de plantes délicatement représentées. Toute trace de polychromie en avait disparu depuis longtemps, et ses yeux étaient aveugles, mais le sorcier n’avait pas besoin de beaucoup d’imagination pour se figurer leur verte couleur, l’or roux de la chevelure ondulée, la carnation pâle de ces petites mains composant un geste apaisant, semblables à celles que tantôt il avait embrassées, l’ovale parfait de ce visage qu’il aurait pu, s’il n’en connaissait le modèle, prendre pour un idéal d’artiste.

Sous la statue, en caractères si anciens qu’ils en étaient à peine reconnaissables, était gravée une légende :

La Sainte Protectrice Xyixiant’h

Maîtresse Architecte

Fondatrice et Protectrice du Temple

Gloire Éternelle lui soit rendue

— … fit alors Morgoth.

— Oui, moi aussi, dit Vertu.

— Alors, Xy aurait non seulement vécu à l’époque de la construction du Temple Noir, mais elle en aurait été l’architecte ?

— Ah non, pas du tout. Si tu regardes la petite étiquette ici, il semble que cette partie du temple soit un vestige du précédent temple, la Basilique de Glace. La statue date de la fondation de cette dernière.

— …, béa-t-il derechef.

17. Le piège

Morgoth fit le reste de la visite dans un demi-coma, désormais peu réceptif aux charmes de l’architecture. C’est qu’à contrecœur, les multiples pièces du puzzle s’étalaient devant ses yeux, et qu’ils avaient une fâcheuse tendance à s’assembler, donnant de sa compagne une image… qu’il préférait éloigner de sa pensée tant qu’il le pouvait encore. Il semblait toutefois en passe d’épuiser ses facultés de refoulement.

Ils revinrent à l’auberge, ayant acheté quelques colifichets aux vendeurs d’articles touristiques qui pullulaient autour de la Colline du Temple, et y retrouvèrent l’objet de leur discussion, qui était toute radieuse, sans doute avait-elle gagné à la bourse. Faisant mine de rien, ils discutèrent de choses et d’autre, mangèrent, jouèrent un peu aux cartes, aux dés et aux fléchettes, chantèrent quelques chansons, se querellèrent sans gravité entre eux et avec d’autres clients. Puis, quand la soirée fut bien avancée et que leur niveau d’alcoolémie eut atteint un niveau respectable, ils partirent se coucher, et c’est sans honte que Morgoth brava le regard noir de Vertu lorsqu’il rejoignit, sans le moins du monde se cacher, la couche semée d’or de sa bonne amie, dont la compagnie eut vite fait de dissiper, pour un temps, ses préventions et ses sombres calculs.

Le lendemain matin, ils faisaient durer leur petit-déjeuner, n’ayant pas vraiment de projet urgent, quand ils aperçurent du coin de l’œil le manège d’un de ces individus qu’on qualifie généralement de "mystérieux personnage". Il était tout encapuchonné de gris, marchait d’un air louche et voûté, et après être entré dans l’établissement le plus silencieusement possible, ce qui était le plus sûr moyen d’attirer l’attention, il se dirigea en rasant les murs vers le patron, qui se mit à essuyer frénétiquement un verre à l’aide d’un torchon, signe universellement reconnu désignant dans une auberge celui qui est disposé à recevoir des pots-de-vin en échange d’informations.

— Oh putain, s’exclama Vertu à mi-voix, un commanditaire. Vite, ne le regardez pas et faites mine de rien, il s’en ira peut-être...

Las, nos pauvres héros étaient marqués au front du sceau d’un implacable destin, et le patron de l’auberge, sa pièce empochée, les avait désignés du menton. Louvoyant entre les tables, le mystérieux personnage, dans la description duquel je ne compte pas perdre mon temps, vint les aborder en ces terme :

— Héla, gentils compagnons, mais que voici un fort parti d’honnêtes gens qui me semblent bien prompts à prendre l’épée pour quelque or de bon aloi et quelque quête aventureuse semée d’embûches, de périls et de mystères. Il est maint causes en ce monde méritant qu’on les défende, rôde le malin, tissant ses plans tortueux, mais tant que se dresseront des héros de votre trempe, habiles et rusés, les petites gens opprimés garderont espoir et toujours, au cœur des ténèbres, subsistera une lueur qui…

— On est aventuriers, si c’est ça que vous voulez dire. Et j’ai l’impression que vous vous faites une drôle d’idée du métier. Mais on n’est pas vraiment…

Vertu allait dire « libres », mais elle s’arrêta dans son élan, vu ce que leur avait coûté son dernier refus.

— … peu importe, poursuivez. Je suppose que vous avez une mission urgente pour nous…

— C’est tout à fait cela, madame, et je vois que j’ai affaire à quelqu’un ayant du métier, je vais donc me passer de tergiversation. Il se trouve que mon maître m’a envoyé quérir les meilleurs aventuriers de la place, afin d’accomplir toutes affaires cessantes une mission périlleuse et très importante. Bien sûr, vous serez rémunérés en conséquence, sachez en effet que si vous acceptez, vous serez au service, non d’un quelconque intérêt particulier, mais d’une puissante nation aux moyens considérables. Sachez en outre qu’il s’agit de défendre une noble cause, et que la réussite de la mission vous attirera la gratitude éternelle de quelques uns des plus puissants personnages du continent.

— C’est intéressant. Et peut-on savoir de quelle nation il s’agit ?

— On m’a expressément commandé de vous le celer jusqu’à ce que vous rencontriez mon maître, qui vous en dira plus. Je précise qu’il est inutile de me questionner plus avant, car je ne fais que vous rapporter le message de mon maître, qui ne m’a pas donné plus d’explication que cela.

— Alors, il faut que nous le rencontrions. Où donc cela se peut-ce ?

— À la bonne heure, j’ai craint un instant que vous ne fussiez réticents à le rencontrer. Aujourd’hui, il est pris par ses obligations en dehors de la ville, mais vous pourrez le rencontrer à un bal masqué qui se donne ce soir à la villa de la famille Nerupsh, dans le quartier du Nabol, sur les rives du Xno. J’ai pu avoir deux invitations nominatives aux noms de marchands étrangers dont je sais qu’ils ne viendront pas.

— J’y serai, dit Vertu en prenant les bristols, je suis curieuse de savoir de quoi il retourne.

— Bien, nous nous y retrouverons, et je vous introduirai auprès de lui. Bonne journée, braves pourfendeurs de monstres, et prenez un bon repos avant que l’appel de l’aventure ne vous happe !

Et il repartit de son petit pas de commanditaire niais.

— …et bien sûr, tu ne mettras pas les pieds à la villa Machin, commenta Mark. Tu sais que c’est les gens comme toi qui donnent une mauvaise image de notre profession ?

— Détrompe-toi, je compte bien rencontrer ce mystérieux commanditaire.

— Ah bon ? Tu crois vraiment qu’on a le temps de courir le bestiöpoilû en ce moment ?

— Non, sans doute, mais quelques éléments me laissent à penser que l’arrivée de ce monsieur n’est pas totalement sans rapport avec l’affaire qui nous occupe présentement. Tout d’abord, si j’ai choisi cette auberge, c’est parce qu’elle n’est pas spécialisée dans les aventuriers. Quelqu’un qui voudrait engager les meilleurs mercenaires de Baentcher ne viendrait pas au Singe Aphteux, mais irait plutôt au Singe Rabougri, au Singe Tétineux, au Singe Bleu, ou même au Singe Normal, afin d’avoir plus de choix. Si ce monsieur est venu ici, c’est parce qu’il nous cherchait nous, la Compagnie du Gonfanon, et aucune autre. Il doit avoir ses raisons. En second lieu, vous aurez peut-être deviné la véritable profession de cet individu, à sa mise et à ses manières.

— Oui, dit Morgoth, j’ai noté que ses doigts étaient fins et habiles, ce ne sont pas ceux d’un travailleur physique. En outre, ils portent quelques taches indélébiles, pourpres et violettes, que je connais bien car elles sont généralement produites par certaines encres magiques, dont le seul usage est l’écriture des parchemins magiques. À n’en pas douter, cet homme est un magicien.

— Tu as raison, approuva Vertu. Mais on pouvait plus simplement lire sa gourmette en argent aux armes de la "Guylde Mystyque de Skhorölla" et son T-shirt « Wizard Power ». En tout cas, ça laisse ouverte la question "Mais qui donc peut bien avoir l’idée farfelue d’envoyer un sorcier pour accomplir une besogne aussi subalterne que de d’inviter quelqu’un à un bal masqué ?". Un simple coursier, un commis, un laquais quelconque aurait pu s’en charger tout aussi bien, alors pourquoi envoyer un magicien ?

— Tu vas nous le dire.

— Parce qu’ils n’ont que ça sous la main. Je gage que la mystérieuse puissance qui souhaite nous engager n’est autre que la Magiocratie de Gunt elle-même. Voici pourquoi, afin d’en avoir le cœur net, j’irai ce soir voir ce dont il retourne.

— Houlà, que ça sent l’entourloupette ça, commenta Ghibli.

— Je flaire le coup fourré, ajouta Monastorio.

— Est-ce que ça ne pourrait pas être un piège, demanda Piété ?

— Ou alors une chausse-trappe, pensa Mark tout haut.

— Je pencherais plutôt pour une embuscade, concéda Vertu, voici pourquoi j’irai avec Morgoth, car d’une part il est un des rares ici à savoir à peu près se tenir en société sans attirer l’attention, et d’autre part, en cas de problème, ses pouvoirs magiques nous sortiront de là vite fait. Pendant ce temps, vous resterez en chat ici.

— En chat, demanda Piété ?

— Patois d’aventure, mon ami, expliqua Mark. C’est une tactique classique qui consiste à rester au coin du feu et à rien foutre.

J’évoquais tantôt le fait que les magiciens d’un royaume pourraient aisément, si la fantaisie leur en prenait soudain, s’y adjuger tout le pouvoir et régner depuis leurs hautes tours, protégés par leurs sortilèges. S’ils ne le font pas, ce n’est pas vraiment parce que l’amour des études les tient éloignés des réalités politiques, ni parce qu’ils manquent d’ambition (c’est plutôt le travers inverse qui s’observerait couramment). C’est qu’en règle générale, le magicien est plutôt individualiste et vaniteux, et dès qu’il commence à gagner quelque pouvoir, le voilà qui se met à comploter contre ses collègues pour leur dérober leurs secrets et leurs biens. Jamais il ne reconnaîtra quiconque comme son maître, jamais il ne se pliera à une discipline ou une hiérarchie, et s’il comprend bien la notion de sacrifice personnel dans l’intérêt général, il ne voit pas trop en quoi ça le concerne. Bref, il est totalement impossible de faire avec les magiciens ce qu’on fait avec les soldats, les paysans ou les marchands, un État.

Le royaume de Gunt faisait toutefois exception à cette règle, pour des raisons que j’expliciterai en temps et en heure.

18. L’émissaire de l’ouest

Morgoth et Vertu allèrent se louer des déguisements pour la fête, qui était costumée. Cependant, il n’était pas question d’arriver habillé en gros canari orange, en forçat évadé, en officier de Starfleet ou en Xena-mighty-princess-forged-in-the-heat-of-battle. Les Nerupsh, négociants de haute lignée et bonne compagnie, étaient des gens qui s’amusaient avec le plus grand sérieux, les déguisements étaient donc du genre robe à corolle pour les dames, culotte et chemise à jabot pour les messieurs, la fantaisie résidant dans les coloris, les matières, la passementerie et la manière de disposer les perles et les plumes sur le velours des loups. Et s’il l’on dansait, il était plus probable que l’on se livre à quelque exquis menuet qu’à une farandole populaire telle que le "tire-la-queue-du-cochon". L’alcoolisme se portait mondain, et la locution « c’est extrâ » était la marque d’un enthousiasme débridé.

Bref, après une journée passée à travailler ses sortilèges pour l’un et tourner comme un lion en cage pour l’autre, ils prirent un fiacre et se firent conduire, vêtus de façon totalement grotesque, jusqu’à la villa opulente des Nerupsh. À l’amont de la ville, peu après que le torrent Xno eut franchi les murailles pourpres, on avait bâti une digue submersible afin d’en barrer le flot impétueux, ce qui avait permis de constituer à peu de frais un réservoir d’eau potable assez vaste pour qu’on puisse le qualifier de plan d’eau navigable. C’est sur ses rives que s’étaient bâties quelques unes des plus riches demeures de Baentcher, dont le scintillement des lumières sur les eaux plates du lac composaient en cette nuit d’hiver un tableau des plus agréables. Et ils le contemplèrent à loisir puisque, comme ils purent le constater, ils étaient arrivés en avance.

— Mes amis ! Vous êtes venus !

C’était un assez gros homme, à l’orée de la vieillesse mais encore plein d’entrain, qui les abordait sans hésitation. Sous ses yeux plissés, on devinait un esprit habitué à calculer et à influencer. Il vint serrer les mains de Morgoth et Vertu, quelque peu étonnés, les assura qu’il ne se trompait pas de personne puis les invita à le suivre pour admirer le jardin.

— N’est-ce pas un peu frisquet pour la botanique ?

— Justement, expliqua-t-il à mi-voix, nous ne risquons pas d’être dérangés.

Vertu comprit, et ils se dirigèrent vers le jardin, qui était sombre et silencieux à souhait.

— Alors c’est vous la Compagnie du Gonfanon ?

— Oui, c’est bien nous.

— Il est venu à mes oreilles que vous recherchiez activement le sieur Jomon, qui est un de mes amis.

— Qui était, hélas. Nous sommes arrivés trop tard pour le sauver.

— Je vois. Ça devait arriver un jour où l’autre, vous savez. Il y a un âge où un homme a avantage à parcourir le vaste monde et à poursuivre les monstres dans les souterrains, et puis il y a un âge où il faut savoir s’arrêter, profiter de la fortune acquise et de ses souvenirs. Mais Jomon n’était pas un homme très raisonnable, il se croyait encore jeune. Mais ce n’est pas de cela que je voulais vous entretenir. Il se trouve qu’en effet, j’ai entendu parler de vous car j’ai des yeux et des oreilles d’ici jusqu’à Misène, et je crois avoir deviné le but de votre quête. Il s’agit, si mes suppositions sont exactes, de mettre la main sur un ancien artefact dont je tairai le nom de peur qu’on l’entende, mais dont je dirai seulement qu’il apporterait tout à la fois puissance et ruine à l’imprudent qui s’en emparerait.

— Vous êtes bien renseigné.

— C’est mon métier. Et bien, je souhaite vous appointer pour une mission qui, je crois, n’est pas sans rapport avec celle qui vous occupe déjà, et vous fournir quelques informations qui peut-être vous font défaut pour bien saisir les enjeux du moment.

— Ah oui, ce serait bienvenu, monsieur ?

— Oh, je suis confus, je suis Olipharius Rastampolias, Ambassadeur de Gunt auprès de la Diète de Baentcher.

— J’avais donc deviné juste, Gunt s’intéresse à cette affaire.

— S’il n’y avait que Gunt, madame, vos ennuis seraient terminés. Hélas, mon pays a… comment dire…

Il soupira, considéra un instant le lac qui s’étendait devant ses yeux.

— Voici l’affaire. Depuis plusieurs années déjà, je soupçonne un certain parti d’œuvrer dans l’ombre à la perte de Gunt. Jadis, il se trouvait nombre de sorciers à la fois talentueux et patriotes, de tous âges et de toutes extractions, prêts à mettre leur vie en jeu pour défendre le pays. Ils étaient mes amis, et j’avais la vanité de me compter parmi eux. Toutefois, ces derniers temps, on nous a éloignés l’un après l’autre de Sharaganz, qui est notre capitale au cas où vous auriez des lacunes en géographie. Moi-même, au début, je ne me suis douté de rien, c’est avec gratitude que j’ai accepté cette ambassade prestigieuse qu’on m’avait confiée… et puis j’ai commencé à recevoir les lettres de mes amis, certains acceptant des nominations à la tête d’écoles renommées autant que lointaines, d’autres étant bannis sous les prétextes les plus divers… d’autres encore sont morts dans des circonstances "accidentelles". Vous qui êtes sorcier, il vous vient sans doute à l’esprit, sans réfléchir, douze manières d’occire son prochain de façon "accidentelle" lorsqu’on est un homme de l’art. J’ai eu aussi des nouvelles inquiétantes de l’armée, de vilaines affaires qui se trament dans les montagnes… Tout ceci justifiait déjà que je prenne des mesures, mais vous savez ce qu’il en est des choses qui arrivent doucement, on s’habitue, on laisse faire, on dit qu’on agira lorsque les choses passeront la mesure…

— Je vois ce que vous voulez dire.

— Et bien cette fois, les choses ont passé la mesure. Lisez ça.

C’était un rouleau du meilleur parchemin qu’il se puisse acheter, couvert d’une petite écriture à la régularité maniaque, laissant beaucoup de marge et d’interlignes.

Mon vieil Oli,
Quel sot homme j’ai été de ne pas écouter les mises en garde que tu m’as adressées à de nombreuses reprises, et quel fou j’ai été de placer ma confiance dans ces conseillers serviles qui me flattent depuis tant d’années que je n’ai même pas remarqué l’accroissement de leur nombre. Je n’ai pas plus remarqué qu’ils m’entouraient sous prétexte d’affection, m’isolaient sous prétexte d’assurer ma sécurité, et prenaient le pouvoir sous prétexte de soulager mes forces déclinantes. Prisonnier ! Le mot n’est pas trop fort, me voici prisonnier dans ma propre tour, je viens de m’en apercevoir avec effroi, et nul, parmi les esclaves et les gardes qui m’épient et me surveillent, ne semble disposé à m’obéir en rien.
Tes craintes se sont hélas confirmées, et maintenant que mes yeux sont enfin ouverts, je puis voir distinctement quelle main se cache derrière cette tyrannie qui, mois après mois, s’étend sur Gunt, usant à mauvais escient du prestige attaché à mon nom. J’ai surpris les paroles de Marakhter, celui que je considérais comme mon successeur et qui semble disposé à activer les choses : voilà qu’il entend m’exiler à Johr, dans la Tour de Fer qu’il va bientôt terminer. Je comprends maintenant que cet ouvrage de titan, qu’il m’avait décrit comme indispensable à la défense du royaume, n’était destiné qu’à servir ses rêves impériaux. Mais ce pauvre Marakhter n’a jamais été bien malin, pas assez en tout cas pour ourdir un complot d’une telle ampleur, il n’est qu’un pion, le jouet dérisoire d’une volonté supérieure que tu avais percée à jour voici bien des années, déjà.
Tout n’est pas perdu cependant, mais il faut agir promptement. Je sais n’avoir aucun besoin de t’implorer pour que tu fasses ton devoir, alors voici ce que j’attends de toi : rassemble les meilleurs d’entre nous, ceux dont tu es sûr, mène-les dans la Tour de Banaga, cette place forte sera la première marche de notre reconquête. Marakhter croit m’avoir réduit à l’impuissance, mais j’ai encore quelques vieux tours dont ni lui ni personne n’a jamais entendu parler, je compte bien m’évader et vous rejoindre à la Tour, et ensemble, nous soulèverons le peuple contre les forces de l’ombre.
Puisse Hazam, maître des Mystères, voiler nos projets à la vue de nos ennemis.
A.D.
PS : J’apprends que nos ennemis sont aidés dans leurs funestes projets par neuf cavaliers noirs, qu’ils ont envoyés pour assassiner tous les plus puissants magiciens des contrées avoisinantes. J’ignore la raison exacte de ces crimes, je sais seulement que ce sont des êtres incommensurablement puissants, et je te conjure de t’en garder à tout prix ! Si tu le peux, fuis à leur approche, évite toute confrontation avec eux.

— Houlà, cette histoire, plus ça va et plus ça sent mauvais. Quel est au juste ce parti maléfique qui complote pour prendre le pouvoir à Gunt, j’avais cru comprendre que vous pouviez le nommer ?

— Oh c’est simple, il s’agit ni plus ni moins que de l’Ordre Noir, la secte des adorateurs du dieu Naong.

— Ce sont hélas les tristes paroles que je redoutais d’entendre. Et qui est donc ce A.D. qui a signé ?

— Mais voyons, c’est Athanazargorias Dumblefoot, qui voulez-vous que ce soit ?

— Ah. Je suppose que c’est un homonyme, et que ça ne peut pas être le Athanazargorias Dumblefoot qui est Magiocrate de Gunt ?

— Eh si, c’est bien là le problème.

— Ah. Bon. C’est vrai que votre collègue a parlé de la gratitude éternelle de puissants personnages, mais je ne pensais pas qu’il pouvait s’agir du plus grand magicien du monde.

— Et vous savez qu’il a de quoi récompenser largement votre groupe.

— Oui, largement. Mais dites-moi, il n’a pas vraiment l’air de demander de l’aide dans sa lettre, en quoi pouvons-nous être utiles ?

— C’est que cette lettre a été retrouvée voici deux jours au fond d’un ravin, près du corps d’un messager criblé de carreaux d’arbalète, à peu de distance de la ville. Voyez la date portée sur le cachet, elle a été envoyée il y a deux mois, or Maître Dumblefoot n’a pas donné d’autre signe de vie depuis ! Je crains pour sa vie, je crains même pire encore. Je puis vous fournir des sauf-conduits qui vous permettront de pénétrer dans Jhor, de là, votre mission consistera à retrouver Maître Dumblefoot et à le ramener à la Tour de Banaga, si la chose est encore possible. De là, nous mettrons sur pied une armée pour reprendre Gunt à ceux qui l’assaillent.

— Hum… Une tâche difficile. Mais pourquoi nous la confier ? Il y a d’autres aventuriers à Baentcher, des sorciers à foison…

— C’est que vous êtes déjà sur la voie, je sais que vous êtes en quête de l’Anneau d’Anéantissement. Par bonheur, j’avais croisé la route de Jomon voici quelques années, qui m’avait narré l’étrange aventure qui lui est arrivée durant sa jeunesse, et depuis ce temps, je recherchais moi-même des renseignements sur le tristement fameux Anneau, c’est ainsi que j’ai eu vent de la quête qu’on vous avait confiée. Or depuis peu, Jomon craignait pour sa vie, ayant vu rôder autour de lui trois de ces cavaliers masqués. Je n’ai compris le lien entre l’Anneau et les cavaliers qu’à la lecture de la lettre... Ayant su que vous aviez franchi les montagnes et que vous étiez arrivés en ville, j’ai tout de suite voulu vous rencontrer, mais il fallait le faire discrètement. L’Ordre Noir a ses espions.

— C’est hélas à craindre. Nous ferons de notre mieux, monsieur l’Ambassadeur.

19. Dans la diagonale de la Reine Noire

C’est ainsi que Morgoth et Vertu se retrouvèrent tout étourdis. L’archimage Dumblefoot était un considérable personnage, il avait plus de deux siècles disait-on, pouvait soulever les montagnes, conjurer les démons, discuter avec les dieux, certains doutaient même qu’il existât vraiment, d’autres le croyaient mort depuis longtemps, et on lui attribuait fréquemment les exploits de mages antiques… Quelle que fut la puissance capable de l’emprisonner, il devait s’agir d’un ennemi de taille. Ils en discutèrent avec l’Ambassadeur, qui fut bientôt rappelé par les devoirs de sa charge, et poursuivirent la discussion dans la salle de bal, une coupe à la main. Pour se vider l’esprit de toutes ces sombres pensées, ils décidèrent de s’amuser un peu parmi les convives, et passèrent dans l’ensemble de bons moments, totalement oublieux de leurs compagnons.

Puis, l’attitude de Vertu changea en une fraction de seconde, et soudain, elle sembla prêter une attention considérable au babillage d’une demi-douzaine d’aristocrates comparant leurs exploits cynégétiques⁶, Morgoth la surprit même à émettre de petits rires faux et étouffés, en jetant néanmoins des regards furtifs à droite et à gauche à travers son masque.

Morgoth remarqua aussi le curieux ménage d’une femme qui semblait observer Vertu du coin de l’œil et la contourner pour mieux la voir. Elle contournait beaucoup car, par dieu sait quelle mauvaise fortune, les hasards de la conversation faisaient que Vertu lui tournait constamment le dos. On pouvait encore la dire jeune, car elle prenait grand soin de son apparence et les rudesses des travaux manuels n’avaient guère eu l’occasion de la marquer. Sa peau sombre et la forme particulière de son visage attestaient de son origine étrangère, elle dénotait, même dans une cité cosmopolite telle que Baentcher. Sa mise, en revanche, était parfaitement au goût du lieu, et tout dans son attitude était fait pour aplanir les barrières inconscientes que peuvent poser les différences ethniques. Sa robe était calculée au millimètre, stricte mais élégante, ses bijoux étaient discrets mais, pour qui s’approchait pour mieux voir, de grand prix, et son maquillage était l’œuvre de quelqu’un de particulièrement méticuleux, en l’occurrence elle-même. Son attitude générale était empreinte d’assez de cordialité pour qu’on ne puisse la taxer de froideur, et d’assez de dignité pour créer une certaine distance entre elle et le reste du monde. Tout était calculé chez elle, son sourire, chacun de ses gestes, et bien sûr chacune de ses paroles, et si nombre de sots l’admiraient pour "en être arrivé là", quelques sages déploraient qu’elle ait dû pour cela décaper de sa personne toute trace d’humanité⁷.

— Mais… Ma parole, c’est Vertu Lancyent, quelle heureuse surprise !

Elle s’était décidé à l’aborder.

— Condeezza, Condeezza Gowan, tu te souviens ?

— Dizzy, ma chérie (smock smock smock smock), mais comment aurais-je pu t’oublier ? Il ne s’est pas écoulé une heure sans que je n’ai pensé à toi.

— Et c’est réciproque, tu le sais bien. Mais qui est donc ce grand jeune homme qui t’accompagne ? Ton nouveau compagnon peut-être…

— Non, c’est juste Morgoth, un ami.

— Je suis, chère madame, ravi de faire votre connaissance.

— Excellente éducation, c’est un bon point pour vous monsieur Morgoth. Mais ça ne me surprend pas, je sais bien que Vertu sait s’attacher des gens de qualité. J’ai tellement envie de mieux vous connaître. Je vois à votre mise subtile que vous êtes magicien, avez-vous une spécialité ?

— Oui, je suis Nécro…

— Maman, maman, c’est qui la dame ? Demanda une fillette d’environ quatre ans, au teint basané, qui ressemblait à Condeezza comme deux gouttes d’eau. Vertu s’accroupit et, avec son plus grand sourire, pinça la joue grassouillette de l’enfant.

— Oh, mais regardez comme elle est mignonne ! Tu sais à qui elle me fait penser ? À ta petite Meliati quand elle avait le même âge !

— Oui tu as raison, je m’en souviens très bien. Et puis-je savoir par quel heureux hasard te revoilà de retour à Baentcher ?

— Oh tu sais, les petites affaires de la vie d’aventurier, rien de vraiment passionnant.

— Allons, ne fais pas la modeste (elle jeta un regard approbateur à Morgoth). Tu sais que tout ce qui touche à toi éveille mon intérêt.

— J’en ai autant à ton service, Dizzy. Et je n’oublierai pas de prendre des nouvelles de cette charmante enfant (elle tapota la tête de la gamine, ravie).

Puis Vertu tourna les talons, tirant discrètement Morgoth par la manche.

— On se tire d’ici vite fait, chuchota la voleuse.

— C’est curieux, je te sens un peu tendue. Je pensais pourtant que tu serais ravie de rester un peu avec ton amie Condeezza…

— Oh oui, elle m’est très chère. C’est vrai que ces dernières années, dans mes moments de doute et de tristesse, je me suis souvent consolée en m’imaginant nos retrouvailles. Juste elle, moi… un tisonnier… Vite, prenons ce fiacre !

Ils sautèrent dans le premier véhicule qui se présenta et Vertu glissa un beau pourboire au cocher en lui indiquant de filer à toute allure dans une direction que Morgoth devina quelconque.

— Sommes-nous en danger pour que tu te presses tant ?

— Tout dépend sur quelle échelle tu te places. Disons qu’en ce moment, nous sommes entre « éruption volcanique vue du bord du cratère » et « charge de dragon rouge ancien ». Alors on va oublier cette histoire d’anneau magique, on va quitter Baentcher par la première porte et on va fuir loin et vite. Dizzy était précisément la personne que je ne voulais pas rencontrer, et comme fait exprès… bref, fuyons.

— Dois-je comprendre que Condeezza n’est pas ton amie ?

— Tu dois.

— Tu peux peut-être m’en dire plus, il y a sûrement un terrain d’entente…

— Aucune chance. C’est une longue histoire et le moment est mal choisi pour te la raconter.

Je vais donc le faire à sa place. Enfant illégitime d’un puissant duc de Baentcher et d’une danseuse exotique de haut vol, Condeezza Gowan eut une enfance choyée et heureuse, petite princesse d’un palais plein de domestiques, comblée de jouets, de sucreries et de riches toilettes. Une telle éducation n’arrangea guère son caractère capricieux, ni son intime croyance selon laquelle l’univers lui était dû. Elle avait une dizaine d’années lorsque son père, impliqué dans un complot, fut exécuté pour trahison envers la Cité, ainsi perdit-elle du jour au lendemain opulence et considération. Sa mère mourut peu après, et elle dut se débrouiller seule, apprenant à la dure la flatterie, la diplomatie, ce qu’elle appelait « le calcul des gens ». Un ventre vide est le meilleur des professeurs, dit un proverbe de Baentcher, et au vu des résultats obtenus par Condeezza, on ne peut que s’en convaincre, car après plusieurs années difficiles à faire tous les métiers dans les quartiers bourgeois de la métropole, elle parvint à remonter l’une après l’autre les marches de l’ascension sociale qu’elle avait dévalées si rapidement, usant de son physique plutôt agréable, de sa conversation brillante, de son intelligence supérieure, de sa volonté de fer et de sa totale absence de scrupules moraux. Aujourd’hui, sa situation était paradoxale pour qui ne connaissait pas les mœurs particulières de la Cité Rouge : son sexe lui rendait difficile la conduite d’un négoce de quelque importance ou l’accession à une charge politique, et sa naissance lui interdisait définitivement tout espoir de noce avantageuse. Malgré cela, elle tissait sa toile, organisait ses réseaux, connaissait chacun, faisait se rencontrer certaines personnes, en faisait se combattre d’autres, favorisait ou ruinait les entreprises de tel parti pour complaire à telle faction et, en un subtil jeu d’influences croisées et d’équilibres improbables, faisait progresser ses petites affaires dans l’ombre, qui lui était propice. Il serait exagéré de dire que Condeezza Gowan dirigeait Baentcher, il y avait plus influent qu’elle, mais bon an mal an, elle s’arrangeait pour que la cité lui profite au maximum, pour y avoir un maximum d’obligés, et pour qu’un maximum d’or finisse dans ses caisses.

Stature élancée, finesse du corps et des manières, ambition brûlante, aptitude fort modérée au pardon et à la charité, intelligence vénéneuse, âme noire voilée sous d’épaisses couches de mensonges, cette description s’appliquait aussi bien à Vertu qu’à Condeezza qui, bien qu’elles fussent d’extractions fort différentes, se ressemblaient en tout. Comment auraient-elles pu s’oublier l’une l’autre, elles qui partageaient tant ? Vertu n’avait pas menti en disant qu’elle avait souvent songé à Condeezza, elles étaient comme deux sœurs, deux jumelles, le reflet et son sujet, unies dans une commune et égale, éternelle, prodigieuse, proverbiale et réciproque exécration. Comme en un coup de foudre démoniaque, les deux fillettes s’étaient haïes au premier regard, et au cours de leur ascension simultanée vers la puissance, l’une sous les lambris des palais et l’autre dans l’ombre des bas-fonds, elles avaient pris soin de cultiver la fleur noire de cette haine, l’arrosant régulièrement de fiel et de méfaits dont la cruauté finit par parvenir aux oreilles des Baentcheriens bien informés, qui en firent une légende, puis une chanson fameuse, « La reine noire et la reine blanche ». Au point culminant de leur lutte, tandis que le Xno rougissait chaque matin du sang et des cadavres des spadassins stipendiés par l’une ou l’autre, il advint même que le peuple fut alarmé par un si grand nombre de dépouilles pourrissant dans les rues et par les récits de vilenies si incroyables qu’elles épouvantaient les moins sensibles des hommes.

— Eh, moins vite, il ne s’agit pas de nous tuer !

Dans le coche ballotté sur les pavés humides, Vertu tentait de rester assise tout en essayant de comprendre le fonctionnement de son Parloin.

— Bon, ça marche comment cet engin du diable ? Oh, mais c’est fini de conduire comme un taré ? Morgoth, dis-lui de ralentir !

Morgoth se pencha et héla le cocher à plusieurs reprises, sans succès.

— Il ne m’entend pas, il a les oreilles bouchées.

— Tu vois ça d’ici ?

— Ben, je vois la hampe de flèche qui entre dans son oreille droite, et la pointe de flèche qui sort de son oreille gauche.

— Oh putain.

Remettant à plus tard son entrée dans le monde merveilleux des télécommunications mobiles, elle risqua à son tour une tête par la portière, et constata que trois cavaliers lancés au triple galop les poursuivaient, dont elle ne voyait que les lames scintillantes, deux à quelque distance, le troisième à quelques enjambées seulement. Aussitôt, elle se glissa hors du véhicule et, évitant de se faire copieusement raper la couenne par un coin de rue, prenant appui sur le coin de la fenêtre, elle parvint à prendre la place de l’infortuné conducteur, dont elle poussa sans ménagement la dépouille à terre. Elle fit faire à ses chevaux une série de virages serrés pour ôter au poursuivant l’envie de la doubler, puis s’engagea dans une venelle qu’elle connaissait, tout juste assez large pour permettre cet exercice . Un carreau d’arbalète transperça la cloison arrière du fiacre et se planta à quelques pouces de la tête de Morgoth, ce qui le convainquit de rejoindre sa collègue à l’avant. Il eut bien de la peine, sa tenue de soirée n’étant pas faite pour les acrobaties, mais après avoir manqué de choir plusieurs fois sous les roues cerclées de fer, il parvint à ses fins au moment où le plus proche des sicaires, las des manœuvres de Vertu, avait sauté de sa monture pour agripper l’arrière du fiacre, grimpant sur le marchepied destiné initialement à un laquais. Notre voleuse se débarrassa alors des rênes au profit de Morgoth, qui ne savait qu’en faire, et monta sur le toit au moment où l’acrobatique assassin faisait de même. Désarmée, elle considéra un instant son adversaire, dont la dague avait jailli en un éclair. Ils se jaugèrent un instant, suspendus chacun aux mouvements de l’autre…

Puis, Vertu plongea, et le spadassin n’eut que le temps d’apercevoir l’enseigne du "Singe Oxydé" qui lui arrivait dessus à toute vitesse avant de se la prendre dans la figure. Mais notre astucieuse héroïne n’en avait pas fini avec lui : elle avait profité de la stupeur de son opposant pour se jeter à ses bottes et l’avait retenu avant qu’il ne tombe dans la ruelle, puis lui avait dérobé son arc et son carquois. Durant cette scène violente, les deux autres poursuivants s’étaient rapidement rapprochés. Une erreur qu’ils n’eurent jamais plus l’occasion de refaire.

Ils débouchèrent dans l’Avenue du Timon de Cuivre, Vertu fit alors ralentir quelque peu les chevaux, fit sauter Morgoth à terre, puis le suivit, non sans avoir copieusement fouetté les montures qui s’en furent à toute vitesse. Ils se jetèrent dans une ruelle attenante autant qu’obscure où ils purent souffler à leur aise.

— Je vois que les tendres sentiments de Condeezza à mon égard n’ont pas changé.

— Tu es sûre que c’était elle ?

— Certaine. Il faut fuir la ville au plus tôt, prévenons nos amis. C’est quoi déjà le numéro de Sarlander ?

20. Sur la nature du bien et du mal

Le restant de la Compagnie était à ce moment occupé à ouïr, avec un intérêt très modéré, le discours enflammé de Xyixiant’h qui tenait d’expliquer en termes compréhensibles par les simples mortels les beautés secrètes et les mystères insondables de la politique monétaire et de ses implications déterminantes au niveau des marchés obligataires.

— …consécutif au relèvement des taux d’intérêt sur les bons du trésor à dix ans, ce qui a mécaniquement entraîné un tassement des spreads sur les obligs à haut rendement. En fait, c’est très simple.

— Ah ben oui, bien sûr, expliqué comme ça, c’est limpide, concéda Mark, qui n’en pensait pas un mot mais ne souhaitait pas réellement qu’elle recommence.

— On dit que ce sont les humains qui inventèrent l’usage de la monnaie et l’apprirent aux autres races, voici donc une invention dont vous pouvez vous enorgueillir à juste titre. Ah, l’argent, quelle belle chose.

— Et ta fascination à son égard ne lasse de me surprendre venant d’une personne de qualité telle que toi.

— Il y a pourtant de quoi, car il est porteur d’une magie bien particulière. Regarde attentivement ces quelques pièces d’or.

— Je regarde. D’ailleurs, toute l’auberge les regarde.

— Et qu’y voient-ils, tous ces gens, dans ces pièces ? L’un se figure le un fabuleux festin qu’il offrirait à ses amis, l’autre songe à s’enivrer tout un mois durant. Leur donnerai-je, et aussitôt, qui se ferait faire un bel habit neuf pour courir la gueuse, qui se payerait le voyage pour retourner près des siens qu’il n’a pas revu depuis longtemps, qui offrirait un bijou à sa bien-aimée, qui achèterait une épée pour partir à l’aventure. Tel est le pouvoir de l’or, peu importe où il a été frappé ou comment vous l’obtenez, il peut à volonté se métamorphoser en tout ce qui vous fait envie, pour peu qu’il soit en quantités adéquates. Il révèle ainsi mieux que n’importe quelle confession la nature profonde de celui qui le dépense, ou ne le dépense pas.

— Et j’ai l’impression que toute ces personnes qui observent ton or avec des yeux ronds seraient heureuses de vérifier par elles-mêmes le bien-fondé de ta théorie.

— Ça va pas la tête ?

Bidibidibidi, fit alors la poche intérieure du petit gilet très tendance de Sarlander, qui en sortit son parloin et, selon le terme impropre en vigueur, "décrocha".

— Robert Sarlander bonsoir… Ah bons… Oui… Oui ils sont là… Ah… Oui, oui… D’accord. Où ça tu dis ? D’accord, on va faire ça. OK, à plus.

Puis il rangea son objet, l’air ennuyé, et expliqua :

— C’était Vertu, on plie les gaules et on s’en va.

Clibanios connaissait un curieux sortilège qui tenait en fait autant de l’art lyrique que de la magie au sens où l’entendent les vrais magiciens, et qui avait l’effet surprenant de faire passer quelqu’un inaperçu aux yeux de celui qui ne le cherchait pas, sans que celui-ci n’aie nullement besoin de se cacher. Il en usa sur lui-même et ses six amis qui, une fois qu’ils eurent rassemblé à la hâte leurs affaires et payé à l’aubergiste ce qu’ils lui devaient, purent donc chevaucher dans les rues de la ville en respectant les consignes de rapidité et de discrétion édictées par leur patronne.

Ils se rendirent ainsi à un lieu que la voleuse leur avait indiqué, une cachette qu’elle avait repérée distraitement la première nuit de leur séjour à Baentcher, à quelques encablures au sud-est du Temple Noir. Jadis, ç’avait été une petite taverne au nom énigmatique, le « Singe Rhombique Étoilé Sans Rapport Aucun Avec Le Beau Métier d’Étameur ». Les étages de bois n’étaient que ruines pourrissantes et décombres livrés au vent, mais le rez-de-chaussée, soutenu par de lourds piliers de pierre sans doute bien plus anciens que le reste du bâtiment, fournissait encore un abri décent, pour autant qu’il ne pleuve pas. C’est là qu’ils retrouvèrent Morgoth et Vertu qui les attendaient, anxieux, autour d’un feu minuscule. Vertu exposa la proposition de l’Ambassadeur de Gunt, puis raconta leur rencontre avec Condeezza et leur fuite éperdue.

— Et bien, se dit Ghibli tout haut, je préfère être à ma place qu’à la tienne. Note bien, c’est toi qu’elle cherche, alors si accidentellement il venait à t’arriver un accident, tel que t’empaler par accident sur une flèche empoisonnée, ça nous débarrasserait du même coup de cette mystérieuse ennemie.

— Oh ça, il ne faut pas y compter, elle ne me tuera pas, je ne me fais pas de souci pour ça. Elle cherchera d’abord à vous assassiner dans des circonstances douloureuses, c’est ce qu’elle fait d’habitude.

— Et bien, elle ne t’aime pas beaucoup, s’étonna Piété.

— C’est le moins qu’on puisse dire. Elle me déteste. Elle me hait. Elle me vomit. Elle m’exècre. Elle m’a en abomination.

— Pourquoi ça ?

— Ah ça, je n’en ai aucune idée !

— Y’a peut-être un vague rapport avec le fait que tu as tué ses enfants, proposa distraitement Mark.

Vertu s’empourpra, les autres ouvrirent de grands yeux.

— Le premier, c’était un accident, se justifia-t-elle. Et puis elle me détestait de bien avant. Et puis comment tu sais ça au fait ?

— Eh, c’est moi, Marken-Willnar Von Drakenströhm. Vos « exploits » ont tout de même suscité l’admiration des foules dans le petit monde des seigneurs du mal. Tiens, Clibanios, tu peux nous chanter « La reine noire et la reine blanche » ?

— (plink plink) Oyez la triste chan…

— Continue et je te tue encore plus.

— (plink plonk) … s’achève notre histoi-reu.

— Bien, alors la situation est la suivante : les portes de la cité vont rester fermées jusqu’à l’aube, ce n’est qu’à partir de ce moment là que nous aurons une chance de nous échapper sans nous faire remarquer. Il vous faudra trouver des déguisements convaincants, et surtout, exfiltrer par petits groupes, car tous ensemble, nous attirons l’attention. Aucune magie, aucune bagarre, pas un mot ! Dès le petit matin, nous quitterons cet endroit les uns après les autres en rasant les murs pour ne pas attirer l’attention, puis nous adopterons les déguisements adéquats. Je ne veux surtout pas savoir en quoi vous serez ! Moins nous en saurons les uns sur les autres, moins nous en dirons sous la torture. Notre point de ralliement sera Banvars, la ville est sûre, pour autant que je sache, et hors de portée de Condeezza. Pour l’instant, prenons du repos, et prions nos dieux respectifs qu’ils nous accordent la grâce de nous revoir. Je sais que certains d’entre nous n’en reviendront pas, et…

— Euh… dis donc, t’en fais pas un peu trop là ? Je veux bien qu’elle t’ait traumatisée dans ta jeunesse, mais tu la surestimes peut-être.

— L’humanité se divise en deux catégories, Ghibli. Il y a ceux qui surestiment Condeezza, et ceux qui ne la connaissent pas. La sélection naturelle a vite fait disparaître ceux qui la sous-estimaient. Dormez, ceux qui le peuvent, demain sera une longue journée, et les jours suivant aussi.

Et ils s’installèrent comme ils le purent parmi leurs sacs, autour du petit feu. Vertu, pour sa part, se tint à l’écart, elle savait n’avoir aucune chance de trouver le sommeil ce soir là.

— C’est étrange comme on attribue des défauts aux étrangers et comme on accorde facilement des qualités aux gens que l’on côtoie. On se figure que sous des dehors cyniques se cachent des trésors d’humanité, des choses de ce genre.

Vertu se retourna. Elle ne put voir le visage de Morgoth, qui était dans l’ombre.

— Et puis un jour on ouvre les yeux, poursuivit-elle, et on voit… quoi au juste ?

— Un assassin, capable d’exécuter sans remords les enfants de ses ennemis.

— Qu’ai-je donc fait pour que tu me croies pourvue d’un cœur noble et pur ? J’ai tué, supplicié, volé de tout et à tout le monde, j’ai répandu la souffrance et le désespoir en bien des lieux, et bien souvent sans même chercher à en tirer profit. La haine et la vengeance sont pour moi comme le pain et le vin, et c’est une journée perdue qui n’a vu le sang abreuver ma lame. Voilà qui je suis, tiens-toi le pour dit, mais en la matière, tu es bien prompt à me juger. Tu n’y étais pas, tu ignores tout des circonstances.

— J’ai peine à me figurer les circonstances pouvant justifier un tel crime.

— Je t’assure que placé dans la même situation, plus d’un aurait agi de même, crois-moi. Tu ignores ce que Condeezza… C’est le mal, vois-tu, le mal en personne, et les démons eux-mêmes…

Puis elle se détourna, et poursuivit, un ton plus bas.

— Et puis, le « sans remords » était peut-être de trop.

— Dois-je comprendre qu’il te reste une conscience morale ? Parle moi sans crainte, je suis curieux de connaître les mécanismes qui animent un esprit maléfique.

— Garde toi de trop bien connaître ces mécanismes, gentil Morgoth, tu pourrais te retrouver happé entre deux engrenages. Bien des cultes considèrent que le bien est le fruit de la civilisation et ne peut être préservé que par la pratique assidue de la religion, l’observance de la loi et l’introspection morale, et qu’à l’inverse, le mal est l’état naturel de l’homme livré à lui-même. Et bien, sache que rien n’est plus faux. La compulsion à faire le bien est tout aussi naturelle que l’instinct mauvais, et en tout homme les deux cohabitent, seules varient les proportions. Tu conviendras aisément que seuls quelques rares individus accèdent à la sainteté, à l’affranchissement de toute pulsion destructrice. Ils sont si rares qu’une cité grande comme Baentcher qui en verrait naître un tous les siècles pourrait se dire fortunée, si rare qu’on met parfois en doute l’existence de tels êtres illuminés. Et bien, apprends qu’il est tout aussi rare de rencontrer un être qui ne soit que mal, sans qu’aucune trace de compassion ne subsiste en lui. De même que nous tous sur cette terre nous ressentons la faim ou la soif, nous ressentons aussi la souffrance d’autrui, c’est notre lot commun, c’est à juste titre ce que nous appelons « l’humanité », ce qui nous distingue des bêtes – quoiqu’à la réflexion, je sois disposée à croire certains animaux capables d’élans similaires. Et c’est une chose bien logique lorsqu’on y réfléchit, car sans ce penchant à venir en aide au faible, au vieillard, au malade, à l’enfant abandonné, jamais notre race n’aurait survécu plus de quelques générations à l’adversité tant nous sommes physiquement faible, et notre seule chance d’obtenir un tant soit peu de sécurité en ce bas monde est de vivre en société. Pourquoi crois-tu que l’on dresse les soldats à coups de trique si ce n’est pour qu’ils aient, au moment du combat, la force de surmonter cette pitié ? Pourquoi crois-tu que les bourreaux soient si bien payés et que le métier rencontre cependant si peu de vocations ? Tuer son semblable n’est pas chose facile, tu as eu l’occasion de t’en apercevoir, et si l’habitude permet de s’y endurcir, ça n’est jamais un acte anodin que de donner la mort.

— Voilà une philosophie qui me convient plus que tes paroles habituelles. Et donc, par voie de conséquence, il est toujours possible au pire des hommes de s’amender.

— Si les circonstances s’y prêtent, ces choses là peuvent arriver. Tu en as d’ailleurs un bel exemple sous les yeux, regarde donc ce grand ahuri qui dort comme un bébé.

— Mark ?

— Il n’est pas meilleur que moi, crois-le, il a commis bien des crimes épouvantables. Et pourtant, c’est aujourd’hui un défenseur du bien.

— Oui, enfin, il y est un peu contraint par son ange observateur.

— En parlant d’observateur, ce n’est pas le sens de l’observation qui t’étouffe, ça fait bien longtemps qu’il s’en est allé, le bel oiseau blanc, ne l’avais-tu pas remarqué ? Cet ahuri de paladin fait encore le difficile et parle de sa charge avec dédain, mais il suffit de voir son regard au moment du combat pour comprendre qu’il est, au fond de lui, bien aise de la malédiction qui l’a frappé, et de cette offre de rédemption faite par Hegan. Je gage que dans les mois et les années qui viennent, il deviendra un si parfait défenseur de la veuve et l’orphelin qu’il sera impossible à quiconque de se le figurer en sinistre seigneur de la guerre, ce qu’il était pourtant. Hegan est un dieu avisé et il n’a pas accordé sa bénédiction au hasard, le pardon est une puissante arme au service des dieux du bien, une arme capable de changer une âme du tout au tout. En fait, plus j’y réfléchis, plus j’en viens à penser que Mark n’était qu’un égaré que les hasards de la vie avaient jeté sur les voies du mal, et que la condition paladine était sa véritable destinée. Il a eu, finalement, bien de la chance.

— Mais alors peut-être que toi aussi, si on t’y aidait, tu pourrais…

— Il est trop tard pour moi, mon fils.

Une longue phrase de silence se déroula ici.

— Je suis quasiment certain de ne pas être ton fils.

— C’est exact, je suis d’ailleurs nullipare, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Et puis, il est toujours possible qu’un jour, moi aussi, par quelque grâce divine, j’accède à la paix de l’âme. Même si dans mon cas, j’ai peine à imaginer les étranges et spectaculaires circonstances dans lesquelles cela pourrait se faire.

— On ne sait jamais. Et puis, peut-être que ces circonstances permettront aussi à Condeezza d’oublier ses griefs contre toi, et votre querelle s’apaisera.

— Ah non, ça c’est pas possible. Condeezza fait justement partie des rarissimes individus dont je t’ai parlé, et qui sont purs de toute trace de bien. Dis-moi, connais-tu un peu les enchantements mis en œuvre dans la construction des parloins ?

— Euh… oui, un peu, j’en ai discuté avec Sarlander et c’est assez fascinant. Mais quel rapport…

— Crois-tu qu’il soit possible à un tiers d’espionner ce que deux correspondants se disent ?

— Oh non, bien sûr, c’est quasiment impossible.

— Quasiment ?

— Il faudrait beaucoup trop de moyens.

— Du genre ?

— Et bien, la meilleure façon, ce serait de brancher des dérivations sur les relais répétiteurs et de centraliser les informations sur une machine à congruences, du type de celle d’Olazabal. À supposer qu’on arrive à casser le code d’Elfic Telecom, le décryptage des données serait complexe, mais possible.

— Possible ?

— Évidemment, pour quelqu’un d’extrêmement décidé et ayant plein d’or à mettre dans un tel projet. Je crois même qu’il serait possible de localiser précisément un parloin particulier ou qu’il se trouve, pour autant qu’il soit dans la zone couverte par les répétiteurs.

— Ah, d’accord. Je comprends mieux comment Condeezza a pu nous retrouver, regarde un peu ces malabars à l’air sournois qui commencent à s’assembler discrètement à l’extérieur. Allez, réveille les autres en silence, on dégage.

21. Au service de la Reine Noire

Raghor ne débordait ni d’enthousiasme ni de confiance à propos de cette affaire. Cela faisait treize ans qu’il portait les armes, autant dire qu’il était un ancien, et son expérience des louches affaires de Baentcher lui soufflait que cette chasse aux aventuriers improvisée dans les bas quartiers de la cité pourpre n’allait pas être qu’une partie de plaisir. Ils étaient neuf en face, à en croire les renseignements que lui avaient fourni son employeur, dont au moins un magicien. Mais de quelle puissance ? Bien sûr, il pouvait compter sur une nombreuse compagnie, des hommes connaissant leur métier, sans attaches et sans scrupules, un redoutable groupe de spadassins. Et puis, la Reine Noire payait bien, et elle pouvait arranger certaines affaires gênantes au cas où lui ou ses hommes se retrouvent dans les ennuis, un confort dont peu d’assassins jouissaient. Mais quand même, il devait être prudent.

— Chef, chef…

C’était Moluka, son vieux sorcier vicieux, banni de toutes les guildes pour ses mauvaises mœurs, mais bien utile cependant. Il tenait entre ses mains tremblantes – elles l’avaient toujours été – le parchemin magique confié par la patronne, qui figurait le plan de la ville.

— Que veux-tu?

— Regardez, les parloins, ils ont disparu !

Effectivement, il ne restait plus trace des symboles magiques qui évoluaient sur la carte au gré des déplacement de leurs cibles et qui les avaient guidés jusqu’à l’auberge abandonnée.

— Comment c’est possible ?

— Ils ont dû les éteindre.

— Alors, c’est qu’ils ont compris qu’on arrivait. Nous ne pouvons plus attendre les autres, il faut y aller !

Ils étaient vingt-six, l’effectif était loin d’être complet, mais les nécessités du combat imposaient de faire vite, il ne fallait pas qu’ils s’échappent. La Reine Noire n’était guère réputée pour pardonner les échecs.

Les hommes vêtus et maquillés de noir savaient quoi faire, ils se glissèrent le long des rues comme des chats, sans bruit, faisant tours et détours pour éviter les zones éclairées par les lampes à huile. Ils se postèrent tout autour de la vieille auberge, les trois monte-en-l’air escaladèrent les façades lépreuses pour prendre pied à l’étage dévasté. Il leur laissa deux minutes, tendant l’oreille, mais aucun bruit de lutte ne se fit entendre. Alors, il fit un geste sec à l’attention des deux hommes en armure lourde et grand bouclier qui, armés de leurs haches, défoncèrent simultanément les deux portes branlantes et investirent la place, suivis chacun par deux bretteurs et un arbalétrier, selon la tactique brutale dont ils avaient l’habitude.

Mais cette fois, ils ne surprirent personne. Le feu avait été étouffé d’un coup de botte, et agonisait doucement dans une débauche de fumée. Les monte-en-l’air redescendirent, ils n’avaient rien trouvé en haut. La conséquence logique était qu’ils s’étaient enfuis par le bas, comme Raghor l’aurait fait lui-même dans la même situation. Il ne fallut pas longtemps pour découvrir la trappe menant à la cave et pour la défoncer – on l’avait condamnée de l’intérieur en y glissant un madrier.

Sautant promptement sur le sol humide de la cave pleine d’araignées, ils ne dérangèrent que la gent murine qui s’y activait à ses étranges affaires. Ils cherchèrent alors le passage secret réglementaire, que l’on trouvait nécessairement dans toute cave de taverne normalement constituée. En fait de passage secret, il s’agissait d’une grille de fer forgé par laquelle les eaux de d’infiltration étaient sensés s’évacuer jusqu’à l’égout. Des traces indiquaient qu’elle avait été descellée voici peu, puis remise en place. Jusque là, on ne pouvait pas dire que leur pisteur avait de grandes difficultés à suivre la trace des fuyards.

L’égout était étroit et ils durent progresser voûtés et à la queue leu-leu, en deux files, une sur chacun des trottoirs glissants et larges d’à peine un pied qui encadraient le cours d’eau puant. La position était favorable aux fuyards, Raghor le savait bien pour avoir été un jour à leur place. Le pisteur justifia sa solde, ils étaient remontés vers l’amont. Il fallait se presser, mais trop de précipitation aurait des conséquences néfastes, on résiste difficilement au plaisir de poser un piège ou de tendre une embuscade à ses poursuivants dans de telles circonstances.

Il appela Kraodas trois-et-deux, l’un de ses hommes, qu’il savait être un risque-tout. C’était aussi un veinard, et un beau salaud qui ne manquerait pas au reste du groupe s’il avait un fâcheux accident. Le jeune homme à la barbe bouclée accepta de partir en avant-garde contre une prime de soixante askenis. Raghor lui confia son Face-de-Lion, son écu pare-feu légendaire ayant servi pas mal de héros augustes avant le guerrier vantard à qui il l’avait volé. Le casse-cou eut aussi droit à une bénédiction de Rolliflas, leur sinistre prêtre, pour le prémunir contre les poisons, il but une utile potion pour aiguiser ses réflexes, tandis que les deux sorciers, Moluka et Shenizer, lui conféraient temporairement la faculté de voir dans le noir et une résistance corporelle hors du commun. Trois-et-deux fanfaronna, se croyant invincible, mais même protégé par tant de sortilèges, il risquait encore sa vie. Il partit donc en avant, bouclier dans une main et dague dans l’autre, et le gros de la troupe le suivit à une vingtaine de pas.

Les fuyards avaient préféré détaler en vitesse plutôt que chercher à couvrir leurs traces, et c’était un tort. Leur piste était facile à suivre, ils avaient semé divers ustensiles sur leur passage, des bricoles tombées des sacs, vêtements, parchemins, couvertures… Une couverture bien épaisse au goût de Kraodas qui, de la pointe de sa dague, la souleva et découvrit une belle bourse grosse comme le poing et à moitié pleine ! Il en trancha le lacet avec dextérité, jeta un œil à l’intérieur, et y découvrit l’éclat de l’or. Puis, une fraction de seconde plus tard, il fut alerté par une étincelle, une flamme bleue sembla courir à l’intérieur du petit sac de cuir… Il n’eut que le temps de ramener devant lui le bouclier, le sac lui explosa à la figure, projetant sur son corps des gouttelettes brûlantes de cet or qu’il avait convoité.

— L’imbécile, il suffit d’un piège et il tombe dedans ! Vite, soignez-le !

Rolliflas arriva aussitôt et entama l’incantation curative. En bon capitaine, Raghor devait montrer de la colère devant la maladresse de ses hommes, mais en fin de compte, c’était plutôt une bonne chose ce qui s’était déroulé là : leurs proies avaient dû passer un bon moment à préparer cette embûche qui, au final, n’avait en rien amenuisé leurs forces. Encore une fois, Kraodas avait eu de la chance, le bouclier l’avait protégé d’un piège à feu qui l’aurait tué sans ça. Les autres n’étaient sûrement pas très loin.

Un cri étouffé derrière lui, une flèche s’était plantée dans la gorge d’un de ses hommes, un deuxième trait jaillit avant que personne n’aie le temps de réagir, et trouva lui aussi sa cible. Non, ils n’étaient décidément pas loin. Leurs ennemis avaient tendu un piège au-dessus du piège, ils étaient là, tapis dans l’obscurité, tandis qu’eux-mêmes s’étaient immobilisés à la lumière des torches, offrant de belles cibles. Il entendit comme une lourde chauve-souris, et entrevit un éclair gris pulsant plusieurs fois, il se rapprochait…

Il leva son bouclier devant lui, aussitôt il ressentit dans ses bras un choc capable de briser l’échine d’un buffle, mais le brave écu résista. Un objet lourd tomba devant lui et coula aussitôt dans l’eau sale, il se pencha pour le rattraper et vit que c’était une hache magique, sans doute d’une grande puissance. Il n’eut pas le loisir d’en profiter, car aussitôt qu’il eut mis la main dessus, l’arme se tortilla de plus en plus violemment, comme un chat qui va au bain, et finit par repartir en sifflant en direction de l’obscurité hostile. Alors seulement, Raghor prêta attention à la psalmodie étouffée qui provenait du sombre couloir, une triste chanson qu’il connaissait bien, même lui qui n’était en rien magicien…

Il courut vers l’avant et fit plusieurs pas avant le départ de la boule de feu qui, brièvement, illumina les faces de ses ennemis. Ils n’avaient pas l’air de béjaunes, hélas. Le feulement du projectile magique emplit tout l’espace sonore, dans un espace aussi réduit, il ne pouvait pas rater son coup, à moins qu’on ne l’intercepte. Raghor se jeta en avant, comptant sur Face-de-Lion pour se protéger, et lorsque la tornade de feu envahit le tunnel, il eut la chance de n’être que superficiellement brûlé aux jambes avant de retomber lourdement dans l’eau certes infecte, mais en l’occurrence salvatrice.

Voyant le courage de leur capitaine, les hommes se ressaisirent et, sur deux rangs, firent chanter les arcs courts et les arbalètes, et leur grêle de projectile fut si drue qu’elle transperça les défenses adverses et fit taire les armes de leurs ennemis. Aussitôt, Raghor donna l’ordre d’avancer. Les deux lourds guerriers en armure passèrent sur les côtés, courbés derrière leur pavois, lui-même avança dans l’eau, qui lui montait à mi-cuisse et le protégeait partiellement.

À nouveau les flèches se croisèrent et se fracassèrent sur le fer des boucliers, à nouveau la voix du sorcier ennemi se fit entendre, mais ses propres lanceurs de sorts n’étaient pas restés inactifs et tandis que Rolliflas entonnait un sortilège de protection élémentaire destiné à couvrir les combattants du premier rang, Moluka expédiait une boule de lumière qui s’immobilisa à peu de distance de l’ennemi, l’éclairant d’une lumière si crue qu’ils en furent un instant aveuglés. Shenizer évoqua alors un terrible sortilège, un fléau de vermine rampante et volante destinée moins à blesser qu’à empêcher les mages et prêtres de se concentrer sur leurs magies respectives. Mais le jeune magicien qui était en face fut le plus rapide, et projeta dans le couloir une sphère grise d’aspect sec et poussiéreux, tout à fait appropriée à la tristesse des lieux, et qui, en explosant au contact du plafond, libéra une grande quantité de filaments gluants qui barrèrent la totalité du couloir sur une vingtaine de pas de long. Ces soies tenaces avaient la propriété de s’enrouler autour des membres et des armes et, si elles ne présentaient en elle-mêmes aucun danger, elles immobilisaient la compagnie dans une posture peu avantageuse. Shenizer put toutefois expédier son essaim de vermine, et Moluka à son tour dépêcha un nuage putride et suffocant qui s’éleva de la bourbe infecte dans laquelle ils pataugeaient tous pour prendre les neuf aventuriers à la gorge. Ils décidèrent alors de décrocher et de profiter de ce que leurs poursuivants étaient ralentis pour reprendre un peu d’avance.

Mais le capitaine Raghor avait vu où leurs pas menaient maintenant les ennemis de la Reine Noire, il connaissait ce couloir qui n’avait qu’une seule issue, et savait qu’il pouvait maintenant se présenter devant sa maîtresse sans crainte car il avait accompli son devoir. Tout en essayant de se dégager, il prit son parloin et composa le code qu’il connaissait.

— Raghor à QG, envoyez toutes les équipes au Temple Noir, ils sont coincés.

22. Où est définitivement tranchée la question du bourrin du groupe

— Ah, les sales bêtes, j’en ai encore plein mes vêtements, s’écria Morgoth dès qu’il fut sorti des souterrains

— Et voilà, se réjouit Vertu, ma mémoire ne m’avait pas trompée, nous voici revenus au Temple Noir.

— Excellent, dit alors Monastorio, dans ce lieu saint, ils n’oseront pas nous poursuivre.

— Oui, avec un peu de chance, nous avons du temps pour souffler et chercher un moyen de quitter la…

Mais avant qu’elle n’ai le temps de terminer sa phrase, la poterne sud du Temple Noir claqua, troublant l’atmosphère exceptionnellement calme qui y régnait à cette heure tardive. Une grande quantité de combattants fit irruption sous les yeux effarés des fidèles nocturnes et des quelques prêtres de permanence, tandis que par le grand portail, une deuxième colonne de serviteurs de la Reine Noire s’avançait en bousculant les travées aux cris de « tuez-les » ou « ramenez-leurs têtes ».

— Vite, montez dans l’escalier, ordonna Vertu avant que les premières flèches ne sifflent.

Ils se précipitèrent dans l’escalier le plus proche, étroit et en colimaçon, qui semblait s’enfoncer dans l’épaisseur de muraille noire. Au loin déjà, les premiers sortilèges commençaient à être marmonnés. Vertu resta en dernier sur le sol du lieu de prière, incrédule devant l’audace effarante de son ennemie, ce qui ne l’empêcha pas de tirer une de ses flèches elfiques par-dessus la tête des guerriers furieux pour abattre l’un des magiciens. En fin de compte, elle détala dans l’escalier, qui était de la sorte de ceux qui s’enroulent en montant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Le détail a son importance car, dans cet espace réduit, ce facteur offrait un avantage à un défenseur : pour peu qu’ils fussent tous deux droitiers, la colonne centrale gênait le bras de l’attaquant. Ainsi, la voleuse parvint à sabrer tout en reculant, et blessa gravement plusieurs de ses poursuivants avant de ressentir la fatigue. Finalement, une occasion de rompre le combat se présenta, qu’elle saisit pour prendre la fuite.

L’escalier était très haut, et lorsqu’elle parvint au sommet, ses jambes étaient devenues faibles, sa tête lui tournait et une bile amère lui venait à la bouche. Toutefois, la fraîcheur de l’air extérieur était bienvenue. Fraîcheur était un euphémisme, il faisait un froid à couper le souffle, et il commençait à neiger. Elle constata que ses compagnons étaient sains et saufs, et qu’ils étaient maintenant juchés sur le toit de l’immense édifice, au pied de l’immense coupole blanche, occupant une terrasse de dix pas de côté. Une fois que leur chef les y eut rejoints, Mark, Piété, Ghibli et Sarlander soulevèrent de conserve, quoique avec peine, lourde dalle de marbre à moitié descellée qu’ils déposèrent par-dessus l’issue de l’escalier.

— Voilà, ça va les amuser un bon moment, résuma Mark. Quelqu’un a-t-il une idée pour nous tirer d’ici ?

— Et il faudrait que ça soit rapide, préconisa Xyixiant’h, nos ennemis vont sûrement tenter d’envoyer des archers nous cribler de flèches depuis les minarets, à moins qu’ils ne passent par l’intérieur de la coupole, qui est creuse, sortent par l’ouverture située près de l’oculus et ne se laissent glisser jusqu’à nous. Notre situation est précaire.

Vertu s’était penchée au-dessus du vide pour juger de l’opportunité d’un plongeon, mais comprit vite la sottise de son élan, il y avait près de cinq-cent pieds de dénivelé. En revanche, elle avait une bonne vision de la place de la Rédemption, devant le temple, où un carrosse noir et or venait d’arriver à toute allure. Un personnage en élégante cuirasse en descendit, dit deux mots aux spadassins venus l’attendre, puis leva les yeux.

— Quel honneur, Sa Considérable Saloperie Condeezza Gowan est venue en personne assister à notre exécution !

— C’est elle ? Demanda Piété. Elle n’a pas l’air bien terrible.

— Il faudrait qu’on trouve un moyen de filer d’ici dans les plus brefs délais. Morgoth, une idée ?

— Pourquoi toujours moi ?

— D’accord, je vais demander aux autres sorciers du groupe. Réfléchissons, nous ne pouvons pas sauter, ni redescendre par l’escalier…

— Si on se rendait, proposa Monastorio ! Dans certaines circonstances, la reddition est une alternative tout à fait honorable.

— Entre sauter et me rendre à Condeezza, je préfère sauter. Et croyez-moi, je parle en connaissance de cause. Non, ce qui nous faudrait, c’est un moyen de voler loin d’ici, du genre de ces tapis magiques…

— Hélas, répondit Morgoth, ça prend des mois à fabriquer, à supposer que j’ai les ingrédients, le matériel d’étude et les connaissances requises.

— L’idéal, ce serait un genre de coursier volant. Un peu comme un pégase ou un griffon… mais en plus gros pour pouvoir nous emporter tous.

— Oui, ou alors… Ah oui, je vois un peu ce que tu veux dire. Genre gros, qui vole…

— Voilà voilà voilà.

— Genre.

— Très gros.

— Un peu.

Tous les regards se tournèrent vers Xyixiant’h, qui était fort occupée à compter les minarets, à se curer les ongles et à observer le scintillement des étoiles (qui en fait ne scintillaient guère en cette nuit fort nuageuse).

— N’est-ce pas Xy ?

— Oh oui, sans doute.

— Le genre de gros bestiau volant, tu vois.

— Ah oui, ce serait bien.

Vertu fit une moue agacée et tapota de ses ongles – qu’elle se rongeait du reste – sur la poignée de son arme.

— Bon, ben tout le mode a compris que t’étais un dragon, alors tu te changes, et puis c’est marre, on va pas y passer la nuit.

— Je que hein ? Où ? Mais je t’assure, je ne vois pas du tout ce que tu veux parler…

— Mais c’est qu’elle serait foutue de nous laisser tous crever ici la gueule ouverte cette morue ! Tu veux que je te jette par-dessus bord à coups de botte dans le derrière pour voir si tu sais voler ?

— Mais je ne…

Elle sombra dans un soudain silence, et une triste résignation se peignit sur son doux visage d’elfe.

— Tournez-vous.

— Pourquoi ?

— Parce que j’aime pas qu’on me regarde.

— Oh là là, où va se nicher la pudeur féminine.

La Compagnie du Gonfanon tourna alors le dos à Xyixiant’h. Cela dura de longues secondes, durant lesquelles le silence ne fut troublé que par la bise et la chute des flocons, qui commençaient à former couche. Puis il y eut soudain, derrière eux, quelque chose d’indéfinissable, quelque chose qui écartait le vol des flocons, quelque chose de suffisamment massif pour perturber le cours du vent et la répartition des bruits sur la terrasse.

— Tu nous dis quand tu as fini hein ?

Il faudrait des pages de description pour rendre justice à Xyixiant’h, et je sais que vous êtes comme moi pressés d’arriver au terme de ce long récit, je ferai court et m’en tiendrai aux faits, en éludant les sentiments que sa vision pouvait produire sur les mortels.

C’était un assez grand dragon selon les critères de sa race, légèrement plus grand que Thklyx’haz en tout cas, leur seul point de comparaison, du moins leur semblait-il. Là s’arrêtait la similitude entre les deux fabuleuses créatures. Car la robe irisée de Xyixiant’h ne pouvait en aucun cas être confondue avec les écailles mates, sombres et aiguës du dragon bleu, sa morphologie gracieuse quoique robuste aurait fait passer leur allié de circonstance pour un pachyderme mal dégrossi, et si tous deux étaient taillés pour le vol, on eut dit que l’une était à l’autre ce que le concorde est au 747. Ce qu’ils avaient devant les yeux, ce n’était pas à proprement parler une créature de chair, c’était un mythe auquel bien des gens ne prêtaient aucune réalité, l’élégance portée à son degré le plus élevé, la quintessence de la beauté, la rare créature dont les autres dragons ne sont que des reflets malhabiles et dont peu d’humains vivants avaient alors pu un jour contempler la splendeur, Xyixiant’h était, pour tout dire, un grand dragon mordoré.

Un bon moment, la Compagnie du Gonfanon considéra le saurien. Hormis Morgoth, qui évitait de croiser l’immense regard vert pomme, lequel regard à son tour évitait soigneusement de regarder dans sa direction.

Puis, un fracas épouvantable retentit, et ils purent voir distinctement la grande dalle se soulever derrière eux avant de retomber dans un nuage de poussière et de petits débris.

— Vite, embarquez, ils ne vont pas être longs à…

Un deuxième coup de bélier suivit, qui fracassa leur ultime défense. Surmontant donc leur instinct ancestral qui leur criait depuis l’hippocampe que le plus bel endroit du monde est celui qui se trouve le plus éloigné en moyenne de tous les dragons de la Terre, ils montèrent sur le dos de Xyixiant’h, dont d’ailleurs la forme se prêtait assez bien à cet exercice, car elle était garnie de rangées de piquants aiguisés comme des poignards et solides comme l’acier, qui soutenaient un système compliqué de membranes faisant surfaces portantes.

Les premiers guerriers ennemis, au travers des décombres, arrivaient maintenant sur la plate-forme et, jaugeant la situation, pour tout dire, ne se pressaient pas trop pour approcher, ce dont nous ne leur tiendrons pas grief, il est vrai que le regard courroucé du dragon suffisait à tenir à distance ces hommes pourtant rudes.

La Dame Dragon constata que ses huit compagnons étaient solidement accrochés, elle se dirigea alors d’un pas sinueux, sans quitter de l’œil le groupe stupéfait de ses ennemis, vers le rebord vertigineux, étendit démesurément ses ailes translucides en bousculant le flot neigeux de mille tourbillons violents, et bascula dans le vide.

Ils sentirent alors leurs organes internes se mettre en apesanteur, sensation que l’on avait à l’époque rarement l’occasion d’expérimenter et qui donc les surprit fort. Toutefois, n’ayant pas de meilleure option, chacun des compagnons se cramponna comme il put, qui à une épine, qui à une écaille, craignant que le dragon n’aie oublié l’art du vol durant son long sommeil. Mais en fait, la chute libre ne dura que quelques secondes, Xyixiant’h ayant décidé de profiter du surplomb pour prendre le plus de vitesse possible. Elle rasa à toute allure les toits pointus bordant la place de la Rédemption, puis remonta à tire d’aile et prit un virage serré sur la gauche pour survoler le dôme du Temple Noir à deux-cent pieds au-dessus de l’oculus, et ce pour deux raisons, la première étant qu’elle comptait se diriger vers le nord-est et qu’il lui fallait donc faire demi-tour, et la seconde qu’elle n’avait pas poussé son cri de dragon depuis une éternité, et que ça la démangeait.

Elle réveilla tout le quartier.

Le temps qu’elle fasse demi-tour, la Reine Noire était arrivée à son tour sur la plate-forme, et exhortait maintenant ses hommes à tirer, toutefois la vitesse et l’altitude du dragon étaient telles que même Vertu, dans de telles conditions, aurait eu bien de la peine à toucher sa cible. Vertu qui, justement, se sentait fort mal. Elle venait d’apercevoir Condeezza en contrebas, et une vague de douleur l’avait aussitôt submergée, la haine venait de jeter du sel sur d’anciennes plaies qu’elle croyait cicatrisées, et elle sentait pulser, sur son ventre et sur sa poitrine, une longue griffure plus profonde encore. Mais si la douleur était puissante, plus impérieux encore était l’appel qu’elle ressentait dans chaque fibre de son être, l’appel ardent qui la poussait, contre toute logique, à affronter la Reine Noire.

Alors elle lâcha prise, devant le regard incrédule de Mark qui la vit basculer et tomber de plus en plus vite en direction du Temple.

23. La Reine Blanche et la Reine Noire

— Arrête-toi, mais arrête-toi donc !

Mark hurlait autant qu’il pouvait, frappait Xyixiant’h de ses poings gantés de fer, mais il avait autant de chances d’entamer ses écailles que de scier les barreaux d’une prison avec un cure-dent.

— Morgoth, dis-lui de s’arrêter, c’est ta nana !

— Elle n’entend rien, répondit le sorcier.

Il désigna du menton la tête triangulaire du dragon, qui était bien à cinq pas, car Xyixian’h avait un long cou. Il est vrai que même la voix de Morgoth, qui était juste à côté de lui, était difficilement audible, couverte qu’elle était par le sifflement du vent dans leurs oreilles. Mark entreprit alors une action risquée autant que courageuse, consistant à quitter la sécurité toute relative de sa cachette pour glisser en crabe le long du cou reptilien, s’accrochant où il pouvait, et progressant ainsi jusqu’à la tête. Il eut la mauvaise idée de regarder en bas, et vit que la citadelle de Negaton, située bien en aval de la cité, défilait déjà sous eux. Le paladin avala sa salive et poursuivit sa progression, de plus en plus difficile à mesure que les épines devenaient plus petites. Enfin, il parvint à portée de main du crâne gigantesque et triangulaire et hurla à perdre haleine, espérant que les dragons avaient bonne ouïe.

— On a perdu Vertu !

— ON A PERDU VERTU !

Avec horreur, Mark sentit ses prises changer les unes par rapport aux autres, et le long cou se distordre à mesure que Xyixiant’h tournait la tête. Puis elle tourna sa tête de l’autre côté pour bien compter tous ses compagnons. Puis elle émit à la cantonade cet inutile avertissement :

Mark serra les dents, le ventre, les mains et tout ce qu’il pouvait serrer pour ne pas céder à la panique au moment où le dragon plongea à toute vitesse vers le sol. Il entrevit avec grand déplaisir le sol arriver droit vers eux, puis glisser vers le bas au dernier moment. Il y avait plein de sapins, c’était tout ce dont il se rappellerait par la suite, des sapins très rapides et très proches. Xyixiant’h étendit soudain ses grandes ailes qui claquèrent comme des voiles, faisant ressortir toutes les membranes dont elle était garnie pour freiner sa chute, y compris ses trois ailerons de queue, un vertical et deux presque horizontaux, légèrement pointés vers le bas, en dièdre négatif pour employer une terminologie précise. Elle passa ainsi en vol stationnaire en quelques instants et se posa presque à la verticale sur un assez vaste promontoire rocheux entouré de résineux.

Les Compagnons du Gonfanon descendirent alors sans trop de regrets, faisant jouer les douloureuses articulations de leurs mains, et bien heureux d’être encore en vie.

— Elle a sauté au-dessus du temple… je crois qu’elle a fait exprès.

Le grand dragon releva sa tête à une hauteur impressionnante, perplexe, semblant humer l’air à la recherche d’informations.

Et avant que quiconque n’ait eu le temps de réagir, elle décolla dans un claquement d’ailes si puissant que le souffle balaya les aventuriers et les fit rouler à trois pas, hormis Ghibli qui s’était éloigné, et que sa trapuosité mettait à l’abri de ces désagréments.

— Ben si vous voulez mon avis, cette fois, y’a personne qui va nous contester le titre de groupe de gros bourrins de leurs mères.

Vertu était concentrée sur son objectif qui se rapprochait en contrebas, plus rien n’existait pour elle que Condeezza et le fait d’être en chute libre n’était qu’un désagrément secondaire. Elle sortit son sabre, pointe en avant, bien décidée à transpercer son ennemie, et le fait qu’il puisse lui en coûter quelque chose, comme par exemple sa vie, était un détail parmi d’autres à la lisière de son esprit. Condeezza, pour sa part, l’avait bien vue, et l’attendait de pied ferme. Son armure dorée aux motifs contournés, relique d’une ancienne et cruelle civilisation, scintilla d’un éclat sinistre à mesure qu’elle concentrait les forces mystiques qui étaient en elle pour les diriger contre sa rivale.

Le choc fut terrible, ébranlant la terrasse, et une vague d’énergie mystique repoussa les guerriers de Condeezza, certains tombèrent même de la terrasse en hurlant. Vertu, repoussée dans son assaut, fit une pirouette en l’air et se rétablit face à Condeezza, à quelques pas seulement. Elles s’observèrent un instant, et cette attente fit monter la haine qui les séparait à des niveaux tels que, d’après le témoignage des gardes encore conscients (dont aucun n’eut l’idée sotte de se mêler à l’affaire), elle était palpable et appesantissait l’air autour d’elles. Vertu revint à la charge avec un enchaînement vertigineux de coups de sabre, que Condeezza para de son arme, un étrange fouet fait de trois lanières rouges, des rubans plutôt, qui semblaient animés d’une vie propre et d’une volonté néfaste. Elles échangèrent des passes d’armes à des vitesses trop élevées pour que le commun des mortels put en voir le détail, l’une sautant et volant presque tandis que l’autre, quasi-immobile, s’en remettait à la promptitude de son arme pour se protéger et contre-attaquer. Tantôt elles se rapprochaient, tantôt elles s’éloignaient, mais il arrivait que Vertu fut touchée par le fouet de Condeezza, alors que jamais le sabre maudit ne fut à portée.

Bien qu’emportée par la haine, Vertu n’avait pas perdu son sens tactique, et elle comprit que la méthode ne la mènerait à rien. Mais elle savait avoir une autre arme dans sa manche, et bien qu’elle n’eut jamais tenté cette attaque, elle savait que la pure haine qu’elle éprouvait pouvait lui donner la victoire.

Elle prit du champ, se campa de profil devant son adversaire et rangea son arme dans son fourreau. Puis elle étendit lentement sa main devant elle. Son regard avait perdu toute faiblesse humaine, ses yeux n’étaient que des puits de flamme, un halo de flammèches l’entoura soudain, une lueur crépusculaire, on eut dit le soleil de l’enfer.

— Adieu, dit-elle simplement.

Et un train ininterrompu d’éclairs rouges partit brusquement depuis la main tendue de Vertu en direction de Condeezza qui, crucifiée de douleur, tomba à genoux en lâchant le fouet magique. Et plus le hurlement de la Reine Noire emplissait d’aise la Reine Blanche, plus cette dernière mettait de puissance dans son attaque, découvrant en elle à chaque seconde de nouveaux gisements de ce noir trésor qui irriguait ses veines tout en flétrissant son esprit.

Mais alors que la victoire semblait acquise à Vertu, Condeezza trouva la force de se protéger, levant sa main entourée d’un halo bleu glacial qui, semblait-il, atténuait la puissance de l’attaque. Elle se releva, centimètre par centimètre, et les attaques à chaque seconde plus puissantes de Vertu se brisaient maintenant sur un bouclier d’énergie. Et à son tour, Condeezza porta une attaque, un réseau d’éclairs violacés portés directement au cœur de la Reine Blanche, qui n’eut que le temps de parer d’un bouclier semblable à celui de la Reine Noire. Elles se rapprochèrent alors, pas après pas, comme deux alpinistes luttant contre la mort à ces altitudes où l’air est trop ténu pour entretenir la vie. Pouce par pouce, elles se rapprochèrent, jusqu’au point où la main de l’une enserrait le poing de l’autre, unies en une mortelle étreinte dont il ne devait sortir, au mieux, qu’une survivante. Leurs visages crispés sous l’effort n’étaient plus qu’à quelques pouces, terrifiés, les hommes de Condeezza sentirent autour d’eux affluer les puissantes énergies mystiques à l’œuvre dans ce duel et tous purent jauger ce soir là les abîmes béants que la haine peut ouvrir. La détestation réciproque des deux femmes était telle qu’elle souillait l’âme des mortels alentours, elle était aussi l’énergie qui alimentait leurs assauts.

Or, celle de Condeezza était inépuisable, et Vertu eut, l’espace d’un instant, l’ombre d’un doute.

Un sourire fou éclaira le visage de la Reine Noire, qui profita d’un infime instant de faiblesse de son ennemie pour intensifier démesurément la puissance de sa propre attaque, et lacérer cruellement Vertu qui fut violemment projetée, plus morte que vive, au-delà de la terrasse. L’espace d’un instant triomphal, elle crut enfin être débarrassée de son ennemie, la voyant, petite forme pâle, se détacher sur le fond de vide obscur.

Puis, de ce vide obscur, surgit brutalement un grand dragon or et bleu, qui goba d’un coup le petit corps désarticulé.

Xyixiant’h poursuivit alors sur sa lancée, fonça droit sur la Reine Noire que plus rien n’étonnait ni n’effrayait. L’instinct du grand dragon lui commandait d’abattre son ennemie en utilisant son arme la plus puissante, celle sans laquelle les dragons ne seraient pas des dragons, celle qui frappait de terreur toutes les autres créatures. Elle ajusta inconsciemment son tir, sûre de pouvoir désintégrer sa cible avant qu’elle ne riposte, mais elle se ravisa au dernier moment, se souvenant qu’elle avait Vertu entre ses mâchoires et qu’il s’agissait de ramener cette dernière vivante. Elle obliqua donc pour dépasser Condeezza qui hurla de rage et de frustration, sentiments qui soudain l’emplirent d’une énergie bouillonnante. Et la Reine Noire lança une attaque d’une violence inouïe en direction de Xyixiant’h, une foudre démoniaque qui transperça les écailles pourtant robustes du saurien, le blessant cruellement au flanc. Mais si Xyixiant’h était blessée, c’était aussi le cas de Condeezza, qui apprit douloureusement ce soir là l’étrange propriété des écailles du dragon mordoré, qui toujours renvoient à l’attaquant une partie des agressions qu’elles subissent. Ainsi, la Reine Noire, terrassée par sa propre attaque, vit-elle s’éloigner, cahin-caha, le grand dragon.

— Tiens, on dirait qu’elle revient, nota Mark qui scrutait l’air floconneux depuis un petit moment.

— Ouf, j’ai eu peur un instant, dit Morgoth.

— Boah, je ne vois pas ce qui pourrait lui faire grand mal, le rassura Ghibli.

— Vous ne trouvez pas qu’elle vole bizarre ?

— Mais non, si elle vole en crabe, c’est pour compenser le vent latéral. Ou alors elle cherche à nous épater.

— Tu crois ?

— Mais oui. Et ça je crois que c’est la méthode dite « de l’aile basse ».

— Très basse.

— Holà, poussez-vous…

Il est dit dans le livre de Skelos – pour être honnête, je ne suis pas très sûr que ce soit dans le livre de Skelos, mais j’ai bien dû le lire quelque part – qu’un bon atterrissage, c’est quand le pilote peut descendre de l’avion sans l’aide des secours, et qu’un excellent atterrissage, c’est quand l’appareil peut être réutilisé par la suite. Mais même selon ces critères laxistes, on ne pouvait guère qualifier cet atterrissage de « bon », ni même de « passable ». Ils n’eurent que le temps de sauter à terre et de se cacher, Xyixiant’h toucha terre du bout de l’aile gauche, puis tenta de redresser, se cabra, décrocha, s’étala sur son plastron, puis fit plusieurs tonneaux peu gracieux et faucha une rangée de jeunes sapins en lisière de la forêt avant de s’immobiliser. Les compagnons accoururent alors, inquiets. Elle était encore en vie, quoiqu’en très mauvaise condition. Elle ouvrit grand la gueule, qui était garnie d’une quantité déraisonnable de grandes dents métalliques, et utilisa sa langue pour déglutir Vertu, inconsciente et gluante de mucus translucide, à l’armure en lambeaux et à la peau zébrée de mille blessures. Le dragon grondait et soufflait.

— Je puis soigner un peu Vertu, proposa Piété, j’ai composé une concoction d’herbacées et de champignons des régions de l’ouest…

— Non, d’abord Xy, ordonna Mark avec bon sens. Une fois qu’elle sera rétablie, elle pourra soigner Vertu.

Et joignant le geste à la parole, il apposa lui-même ses mains de paladin sur le côté de l’immense créature, sur la blessure aux bords boursouflés si énorme qu’il aurait pu y loger sa tête s’il avait eu quelque raison de se conduire de la sorte. Et tandis que Piété tentait de faire déglutir la minuscule quantité de potion à l’immense gueule, Mark parvint à réduire quelque peu le mal.

Ce n’est qu’alors que Xyixiant’h, bien qu’encore lourdement blessée, put à nouveau se dresser sur ses quatre pattes, comme doit le faire un dragon. De sa haute stature, elle considéra le groupe devant elle, puis fit un miracle, accomplit une merveille dont seul un dragon mordoré était capable, et l’espace d’un instant, ses écailles brillèrent d’un feu si intense qu’on se serait cru en plein jour sur le promontoire. Et chacun des compagnons ressentit alors dans ses membres un afflux de chaleur, une inondation de vie, et tous leurs maux furent d’un seul coup guéris, et leurs cœurs rassérénés.

Puis, las et silencieux, ils se félicitèrent d’être encore en vie, se reposèrent quelques minutes, et reprirent à tire d’aile leur route dans les terres du Septentrion.

Ainsi s’acheva le bref et violent séjour de la Compagnie du Gonfanon à Baentcher la rouge. Ami lecteur, si tu m’abandonnes ici pour me laisser poursuivre seul la route, je ne t’en voudrai pas, elle n’est pas facile. Surtout pour les esprits timorés qui seraient peu familiers du concept de tétine et de ses multiples implications.

----

Notes

1. Inutile de m’écrire pour me demander la recette de la savonnette sautée.

2. Telles que « mais au fait, qu’est-ce qui me sépare du trône, à part trois boules de feu ? ».

3. Variété de musique dérivée des airs folkloriques des paysans Bardites (les Peknos), alors à la mode parmi les jeunes cons.

4. Ghibli avait fait halte pour soulager sa vessie, et son jet puissant s’était perdu à l’intérieur de la roche, dévoilant l’habile illusion magique qui masquait, donc, le passage.

5. Fruit tellement acide que, selon la légende, il attaquait les dents rien qu’à le regarder.

6. J’apprendrai ici aux cuistres qu’il n’est pas du tout question de clonage, mais de chasse.

7. Les lecteurs habitués à mes procédés auront compris que si je la décris ainsi en long, en large et en travers, c’est que c’est un personnage important. Les autres en sont maintenant informés.

----

Morgoth 7 : « Once more, with tétine »

Retour aux histoires d’Asp Explorer