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Les Aventures de Morgoth 4 Par Asp Explorer
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Ils ont quitté la grande ville
Et chevauché dans la contrée
DĂ©jĂ sombre, froide et hostile,
DĂ©but dâune morne soirĂ©e.
(PloĂŻnk ploĂŻnk)
Ils Ă©taient plus de vingt, dirais-je,
Rusés filous ou guerriers preux,
Mages aux noirs sortilĂšges,
PrĂȘtres sages et valeureux.
(PloĂŻnk ploĂŻynk)
Par petits groupes ils arrivĂšrent
LĂ oĂč ils avaient rendez-vous.
Ils firent un feu dans la clairiĂšre
Pour Ă©loigner esprits et loups.
(Plonk plonk)
PassĂšrent les minutes, les heures
Mais nul ne vint Ă Tombe-Helyce,
Hormis le vent, et puis la peur,
Quelle était donc cette malice ?
(Plink PloĂŻnk)
Quand viendra donc un messager
Une dryade, un elfe, un faune
Pour mâexpliquer ou sâexcuser
De mâavoir pris pour un bĂ©jaune ?
(Plink plink pliyonk)
ââŻMerci brave Clibanios, tu rĂ©sumes bien lâopinion gĂ©nĂ©rale, mais ne serait-il pas plus utile de nous distraire plutĂŽt que de nous rappeler Ă notre triste Ă©tat ? Je ne sais pas, une geste guerriĂšre, une chanson courtoise, quelque chose de ce genre ? Ou bien, mĂȘme sâil y a des dames parmi nous, une chanson Ă boire ?
Dans le patois dâaventure, on accorde dĂ©daigneusement le qualificatif de bĂ©jaune Ă un quidam ordinaire, sans talent vĂ©ritable, en tout cas sans talent qui puisse le rendre utile au cours dâune aventure. LancĂ© Ă un autre aventurier, ce terme Ă©tait une insulte mortelle, il sous-entend en effet que la victime de ce quolibet nâĂ©tait quâun vantard, tout juste bon Ă se gargariser dâexploits imaginaires ou Ă sâapproprier ceux dâautrui pour se faire offrir une chopine par un auditoire crĂ©dule, bref, une personne du commun. Lâauteur des reproches ci-dessus exprimĂ©s nâĂ©tait certes pas un bĂ©jaune, puisquâil sâagissait de Thomar de Gorlenz, le cĂ©lĂšbre magicien albinos. Si la lĂ©gende disait vrai, il aurait dĂ» avoir plus de cent ans, et pourtant ni son corps ni son visage ne semblaient marquĂ©s par la moitiĂ© de cet Ăąge. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce dĂ» aux charmes mystĂ©rieux de sa cape magique, aussi lĂ©gendaire que lui-mĂȘme. Ce nâĂ©tait ni un vantard ni un lĂąche, et sâil avait prouvĂ© Ă lâoccasion que les scrupules ne lâĂ©touffaient pas, il avait une solide rĂ©putation de compĂ©tence et de loyautĂ© envers ses camarades.
Le fait est que dans la clairiĂšre recouverte par endroit des plaques de la premiĂšre neige de la saison, autour du grand feu allumĂ© sous lâimmense rocher vaguement parallĂ©lĂ©pipĂ©dique rappelant un sarcophage de gĂ©ant et quâon avait pour cette raison appelĂ© « Tombe-Helyce », du nom dâun gĂ©ant lĂ©gendaire de la rĂ©gion, et bien lĂ donc, on nâen comptait guĂšre des bĂ©jaunes. Au contraire, maints Ă©minents personnages, hĂ©ros et modĂšles des enfants de tout le septentrion, avaient rĂ©pondu Ă lâappel dâun mystĂ©rieux et prodigue commanditaire, qui avait en outre promis cinquante ducats dâor â une belle somme â Ă quiconque participerait Ă une Ă©preuve dont nul ne savait encore rien. Clibanios le barde avait pĂȘchĂ© par modestie, sans doute pour respecter les contraintes de la versification, car il y avait pas loin dâune cinquantaine dâaventuriers rassemblĂ©s lĂ , de force et de renommĂ©e fort variables, ainsi quâun nombre Ă©quivalent dâĂ©cuyers, porteurs de torches, comparses, apprentis et faire-valoirs divers. On pouvait voir pas moins de cinq barbares, dont trois Ă©taient en train de se quereller ou de plaisanter, difficile Ă dire, Ă propos de leurs armes respectives (respectivement hache double, masse dâarmes et marteau de guerre, tout dans la dentelle). Un hallebardier du nom de Binsek, morne et long de figure, se morfondait dans son armure rutilante, sans doute magique, appuyĂ© sur son arme qui devait lâĂȘtre tout autant. Un moine impassible du nom de Galfo Ă©tait en grande discussion avec un volubile quadragĂ©naire que certains dans lâassistance avaient appris Ă connaĂźtre et Ă Ă©viter, un voleur et assassin curieusement appelĂ© Lulu Van ZooĂŻte. Un sorcier pubĂšre depuis peu, une courtisane et un guerrier ogre se passionnaient pour un jeu de carte animĂ© par un trĂšs jeune filou enthousiaste, qui ne manquerait pas de les escroquer avant la fin de la partie. Un prĂȘtre de Miaris et un paladin, debout, Ă lâĂ©cart, devisaient de points dâhonneur complexes, un magicien irascible prĂšs du feu tentait dâobtenir un peu de silence afin de lire en paix son livre de sorts, Ă ceci sâajoutaient les ris et cavalcades des comparses partis chercher du bois ou se livrer Ă quelque tĂąche annexe, ainsi que les hennissements des chevaux affolĂ©s par la proximitĂ© dâun lĂ©zard gĂ©ant du NaĂŻl, qui servait de monture Ă lâun des guerriers venus du sud.
Tous ces Ă©minents pilleurs de donjons Ă©taient venus isolĂ©ment ou par petits groupes, Ă lâexception de quatre dâentre eux, qui Ă©taient les hĂ©ros de notre aventure. Portant sa terrible armure noire qui faisait bien des jaloux, brandissant sa lame sainte, venait Marken-Willnar Von Drakenströhm, surnommĂ© ici « le Boucher », ailleurs « le Faiseur de Veuves », par endroits mĂȘme « la Mort qui Marche », et un peu partout « le Chevalier Noir », paladin malgrĂ© lui. Ă son cĂŽtĂ© se tenait Vertu Lancyent, voleuse, meurtriĂšre, courtisane empoisonneuse, plus discrĂšte mais non moins redoutable que le prĂ©cĂ©dent, dont le sabre maudit brĂ»lait dĂ©jĂ de trancher membres et tĂȘtes. Bien que ses traits et sa silhouette fussent masquĂ©s par un Ă©pais manteau de fourrure grise, Xyixiantâh lâelfe, prĂȘtresse de Melki (du moins le supposait-elle, car elle Ă©tait frappĂ©e dâamnĂ©sie), parvenait nĂ©anmoins Ă capter lâattention des hommes par sa seule dĂ©marche et la finesse de ses mains gantĂ©es. Enfin Morgoth, jeune nĂ©cromant encore idĂ©aliste, sâĂ©tait Ă©loignĂ© de ses compagnons pour discuter avec le fameux Thomar, dont il avait bien sĂ»r entendu moult fois chanter les louanges. Il lâassaillait de compliments ainsi que de questions auxquelles le grand mage, quoiquâun peu agacĂ© par tant dâempressement, rĂ©pondait volontiers, vu quâil nây avait rien dâautre Ă faire dans cette forĂȘt, et quâen outre il Ă©tait assez vaniteux et ne rĂ©sistait jamais Ă la tentation de briller aux yeux dâun jeune collĂšgue.
ââŻNon mais regardez le, si ça continue comme ça il va lui proposer de lui cirer ses bottes.
ââŻJe ne pense pas, rectifia Xyixiantâh, le sorcier porte des bottes en fourrure.
ââŻCâest une expression, expliqua Vertu avec un sourire faux. Jâaurais pu aussi dire « lui lĂ©cher le cul ».
ââŻJe ne crois pas que Morgoth ait ce genre de goĂ»ts, rĂ©pliqua lâelfe dâun ton pincĂ© qui nâĂ©chappa pas Ă la voleuse.
ââŻCâest aussi une expression. Au fait, et on est bien dâaccord que ça nâa aucun rapport, quelquâun a vu PiĂ©tĂ© Legris, il mâavait dit quâil viendrait.
ââŻNon, pasâŠ
ââŻJe suis lĂ , fit une voix basse derriĂšre le groupe.
Ils se retournĂšrent dâun bond, le grand guerrier Ă©tait lĂ . Comment avait-il pu se faufiler derriĂšre eux sans quâils lâentendent, une voleuse expĂ©rimentĂ©e, un guerrier surentraĂźnĂ© et une elfe aux fines oreilles ? Brun, la peau hĂąlĂ©e par la vie au grand air, un physique naturellement massif qui sâĂ©tait encore Ă©paissi ces derniers temps grĂące Ă une meilleure alimentation, aprĂšs des annĂ©es de disette. Il sâĂ©tait procurĂ© une masse Ă clous, arme bon marchĂ© mais redoutable dans les mains dâun homme suffisamment fort, comme câĂ©tait son cas, et portait une tunique de peau Ă©paisse et renforcĂ©e, offrant quelque protection contre les coups, ainsi quâun bouclier de bois cerclĂ© de fer couvrant largement son avant-bras.
ââŻAh, enfin, tu en as mis un temps !
ââŻPas du tout, dame Vertu, je suis mĂȘme arrivĂ© le premier dans la clairiĂšre, en dĂ©but dâaprĂšs-midi. Et jây ai vu des choses bien graves, voici pourquoi je ne me suis pas montrĂ© jusque lĂ .
ââŻHoulĂ , tu mâinquiĂštes ! Raconte, vite.
ââŻEt bien voilĂ , jâai quittĂ© Banvars assez tĂŽt et jâai coupĂ© par les bois pour venir jusquâici, comme jâen ai lâhabitude. JâĂ©tais presque arrivĂ© lorsque jâai vu descendre de la montagne deux ombres terrifiantes, des cavaliers galopant Ă une allure surnaturelle en direction dâici. Je me suis pressĂ©, et depuis lâorĂ©e du bois, jâai Ă©tĂ© le tĂ©moin dâune scĂšne horrible. Il sâagissait de deux de ces cavaliers noirs dont je vous ai dĂ©jĂ parlĂ©.
ââŻEncore !
ââŻMais ce nâest pas tout, il y avait aussi dans la clairiĂšre notre commanditaire, ce Paimportes, ainsi quâun personnage qui mâa semblĂ© ĂȘtre un elfe habillĂ© richement. Ils discutaient apparemment en bons termes lorsque les cavaliers noirs ont fait irruption. Lâelfe a alors tirĂ© un glaive scintillant et attendu lâassaut, lâautre a tentĂ© de sâenfuir. Mais ce lĂąche nâa pas pu aller bien loin, un des cavaliers a lancĂ© un sortilĂšge, la terre sâest ouverte sous ses pas et lâa englouti jusquâau cou, ne laissant que sa tĂȘte hurlante en dehors. Le courage de lâelfe nâa pas Ă©tĂ© mieux rĂ©compensĂ©, le deuxiĂšme cavalier lâa chargĂ©, maniant une lame qui semblait fait de feu pur. Il est tombĂ©, a tentĂ© de se relever, mais le cavalier noir lâa alors mortellement blessĂ©.
ââŻQuelle horreur. Et ça sâest passĂ© ici mĂȘme, il nây a que quelques heures ?
ââŻExactement, mais ce nâest pas fini. Les cavaliers se sont approchĂ©s de la tĂȘte de Paimportes, qui Ă©tait juste ici, vous voyez, ce monticule de terre fraĂźchement retournĂ©e.
ââŻOui, je vois.
ââŻIls nâont pas dit un mot, ni fait un geste, mais lâhomme semblait souffrir Ă©normĂ©ment. Jamais je nâai entendu de cris aussi pitoyables. Je pense quâils lâont interrogĂ©, mais entre les sanglots du suppliciĂ©, je nâai pas entendu ce quâil leur a dit. Puis, celui des cavaliers qui Ă©tait magicien a recouvert la tĂȘte de pierres et de terre, il lâa enterrĂ© vivant, parfaitement !
ââŻCâest Ă©pouvantable ! Et lâelfe, quâen ont-ils fait ?
ââŻLâun des cavaliers a pris son cadavre en croupe, puis ils sont repartis vers la montagne au triple galop. Je lâavoue, jâai Ă©tĂ© lĂąche moi-mĂȘme, et plutĂŽt que de porter secours Ă Paimportes, jâai attendu que les cavaliers se soient Ă©loignĂ©s. Lorsque jâai osĂ© venir dans la clairiĂšre et dĂ©gager son visage, il Ă©tait mort.
ââŻQue Nyshra me tripote, fit Mark, tout ça sent lâentourloupe Ă plein nez.
ââŻLe guet-apens, oui ! Il ne risquait pas de venir, le Paimportes. Jâignore ce que cherchaient ces cavaliers, mais sâils ont assassinĂ© notre commanditaire, câest que la mission quâil voulait nous confier Ă©tait dâimportance. Ou bien ils recherchent lâun dâentre nous, ou quelque chose que nous possĂ©dons, ou que nous savons. En tout cas, nous sommes en danger ici.
ââŻQuoi, fit Marken, tu crois que deux cavaliers attaqueraient cinquante des meilleurs aventuriers de la rĂ©gion ?
ââŻIls ont bien attaquĂ© et dĂ©truit une Ă©cole de magie entiĂšre en une nuit.
ââŻAh oui, jâoubliais. Je me demandais justement si ce quâils recherchent, ce nâest pas notre ami Morgoth, lĂ .
ââŻMais pourquoi, sâenquit Xy, inquiĂšte ? Il est gentil, Morgoth !
ââŻIl a sĂ»rement un truc que nous ignorons, et quâil ignore sans doute lui-mĂȘme, mais que ces gens cherchent. Allons le prĂ©venir, il faut partir dâici tout de suite, ça sent mauvais toute cette histoire !
Ils se levĂšrent donc pour hĂ©ler leur compagnon, toujours en grande conversation avec Thomar, quâil en Ă©tait Ă appeler « maĂźtre Thomar », et qui lui narrait les souvenirs de sa lointaine jeunesse.
ââŻâŠet donc, câest ainsi quâĂ la tĂȘte de mon Ă©quipe, je remportais la coupe de squidditchÂč pour la troisiĂšme fois consĂ©cutive pour lâĂ©cole de Pwalafrir.
ââŻIncroyable ! Quelle chance vous avez eu, et quelle habiletĂ©Â ! Je me souviens que moi-mĂȘme, je nâai jamais pu faire partie de lâĂ©quipe de lâĂ©cole, on me trouvait trop grand. Mais câĂ©tait mon rĂȘve deâŠ
ââŻHum⊠Morgoth, on peut te parler cinq minutes ?
ââŻAh, mes amis, venez que je vous prĂ©senteâŠ
ââŻOn le connaĂźt, on le connaĂźt. EnchantĂ©, sire Thomar. Tu viens, il y a un problĂšme.
ââŻUn problĂšme ? Rien de grave jâespĂšre ?
ââŻRien de grave, sauf quâon se tire vite fait avantâŠ
Mais ce fut la longue lame bleue de Vertu qui acheva sa phrase en sifflant, tandis que de derriĂšre le grand rocher rectangulaire provenait le bruit dâune cavalcade Ă©chevelĂ©e. Deux cavaliers, apparemment hors dâhaleine autant que leurs montures, apparurent alors Ă la lumiĂšre. Lâun Ă©tait un elfe blond, trĂšs grand et particuliĂšrement vigoureux selon les critĂšres de sa race, portant une grande hache et un arc elfique. Ses vĂȘtements Ă©taient ceux dâun elfe des bois, tissĂ©s avec soin et goĂ»t dans des tons verts, sans sacrifier Ă lâornementation inutile. Lâautre Ă©tait un homme longiligne, la trentaine bien passĂ©e, ses cheveux longs et noirs retenus par un catogan, son visage osseux et sombre au nez busquĂ© sâornant dâun bouc soignĂ©. Il portait un uniforme noir Ă brandebourgs dâargent, ainsi quâun couvre-chef Ă larges bords, Ă la mode Malachienne. Ă son cĂŽtĂ© battait une rapiĂšre, et dans son dos un long bĂąton noir. Il sâadressa Ă lâassistance dâune voix autoritaire :
ââŻLes amis, Ă©coutez-moi ! Nous sommes venus vous mettre en garde, un danger nous menace, des guerriers malĂ©fiques vous ont tendu un piĂšge, ils vont arriver dâun instant Ă lâautre. Fuyez, tous autant que vous ĂȘtes, tant quâil en est encore temps. La quĂȘte que nous voulions vous confier est caduque, notre messager est mort, partez et sauvez vos vies.
ââŻJamais, fit un paladin dans lâassistance. Si ces guerriers sont de chair et de sang, ils pĂ©riront de nos lames, sâils sont du monde des esprits, Miaris nous insufflera la force de les vaincre. Je reste !
ââŻBien parlĂ©, fit un prĂȘtre, quâils viennent, ils verront ce quâil en coĂ»te de sâen prendre aux aventuriers du Septentrion.
Ces dĂ©monstrations reçurent les Ă©chos les plus favorables, dâautant plus quâen ces heures tardives et frisquettes, plus dâun sâĂ©tait rĂ©chauffĂ© dâun bon grog ou dâun hydromel bien senti, et lâalcool dĂ©veloppe la tĂ©mĂ©ritĂ©, comme le savent tous les officiers.
ââŻFous que vous ĂȘtes, dit lâelfe atterrĂ©, suivez-nous donc et trouvez refuge parmi les elfes dans la citĂ© de Sandunalsalennar, qui est non loin dâici.
ââŻSe rĂ©fugier chez les elfes, rĂ©pondit un nain roux dâun ton dĂ©daigneux, oh, chochotte, les elfounettes, non mais ça va, on nâest pas des pĂ©dĂ©s, pas vrai les gars ?
ââŻOuaaaais !
ââŻFous que vous ĂȘtes, oubliez votre fiertĂ©, je vous assure que lâadversitĂ© est trop forte pour vous, quelle que soit votre vaillance ! Ne sacrifiez pas vos existences en vain, venez, il est encore tempsâŠ
ââŻNon Sarlander, rĂ©pondit alors son compagnon dâune voix blanche, il nâest plus temps, regarde !
Ă lâautre bout de la clairiĂšre, un cavalier noir venait dâapparaĂźtre. Il nâĂ©tait quâune forme drapĂ©e dâune Ă©toffe noire lĂ©gĂšre dont les lambeaux flottaient dans le mince vent de ce soir funeste, mais il nâavait rien de spectral. Il dĂ©gageait une impression de force inflexible, de volontĂ© malĂ©fique, de dĂ©termination sans faille pouvant aller jusquâau sacrifice suprĂȘme. Ses yeux se rĂ©sumaient Ă deux points rouges scintillant comme des Ă©toiles mourantes. Sa monture, Ă©tait-ce un cheval ? Noire Ă©tait sa robe, rouge Ă©taient ses yeux et ses naseaux fumants, et lorsquâil retroussait nerveusement ses lĂšvres humides, le palefroi dĂ©couvrait non pas les dents plates dâun honnĂȘte Ă©quidĂ©, mais des crocs semblables Ă ceux dâun requin ou dâun tigre. Il leva sa main gauche, et silencieux comme des ombres, un nouveau cavalier surgit du bois sur sa droite. Puis il y en eut un autre, et un autre⊠en tout ils Ă©taient neuf surgis des tĂ©nĂšbres, encerclant la clairiĂšre de loin en loin. Sans un mot, les Ă©pĂ©es sortirent des fourreaux, les parchemins magiques de leurs Ă©tuis, dâaucuns invoquĂšrent leurs dieux, dâautres jurĂšrent et maudirent, chacun se prĂ©para au combat.
Lâun des cavaliers projeta alors sa main en avant, et projeta une boule de feu en plein cĆur de la troupe des aventuriers. Au mĂȘme moment, une rafale violente balaya toute la plaine, couchant le grand feu et se transforma en tornade soulevant poussiĂšre et cailloux. Tandis que la boule de feu explosait parmi ceux qui nâavaient pas eu la prĂ©sence dâesprit de sâĂ©carter, dispersant mort et souffrance, les plus prompts des guerriers avaient rĂ©agi, dĂ©cochant flĂšches et billes de frondes sur les ennemis toujours impassibles. Aucun projectile ne manqua sa cible, mais aucun ne sembla avoir dâeffet. Un jeune sorcier tira son premier projectile magique vers un des hommes sombres, qui le toucha et le fit tressaillir quelque peu. Comme un seul homme, les neuf cavaliers dĂ©montĂšrent simultanĂ©ment et firent trois pas en resserrant leur Ă©tau autour des aventuriers. Deux guerriers se lancĂšrent, sabre au clair, contre le plus proche de leurs adversaires, tandis quâun autre de ceux-ci, le premier qui Ă©tait apparu, levait son bras. Peu nombreux furent ceux qui dans la confusion virent lâĂ©clair bleutĂ© issu de lâun de ses doigts, ainsi que le halo imperceptible qui sâĂ©tendit et gonfla comme une bulle, englobant dâun seul coup tout le champ de bataille. Un autre des hommes noirs fit un geste de la main, la terre trembla alors, renversant ceux qui dans la tourmente se tenaient encore debout, la terre se fendit en de multiples endroits. Plusieurs grands arbres se renversĂšrent alors, Ă©crasant quelques-uns dans un fracas Ă©pouvantable de bois et dâos brisĂ©s. On entendit toutefois distinctement les hurlements stridents des deux guerriers qui, avant mĂȘme dâavoir eu une chance de frapper leur adversaire, sâĂ©taient effondrĂ©s sans raison visible, en proie Ă une souffrance indicible, vomissant et rampant devant leur tortionnaire qui brandissait devant eux un poing fermĂ© au bout de son bras tendu. Morgoth, malgrĂ© le tumulte, parvint Ă lancer une incantation, une immobilisation, mais bien que son sort fut correctement prononcĂ©, il eut la dĂ©sespĂ©rante surprise de constater que lâĂ©nergie magique sâĂ©chappait en pure perte vers les cieux, sans cohĂ©rence aucune. Il nâĂ©tait pas en faute, car autour de lui, les autres sorciers, Thomar lui-mĂȘme, Ă©taient dans le mĂȘme cas, leurs thĂ©urgies se dispersaient en vains Ă©clairs et lueurs qui Ă©taient maintenant les seules lumiĂšres Ă©clairant le chaos. Partout les corps Ă©perdus sâentremĂȘlaient, les vivants, les morts et les agonisant se perdaient en une folle ronde, des visages grimaçants, ensanglantĂ©s sous les casques brisĂ©s, se noyaient dans le cataclysme. Vertu dĂ©cochait ses flĂšches deux par deux vers celui des mortels guerriers qui semblait ĂȘtre le chef, mais ses flĂšches ricochaient sans effet sur une cuirasse impĂ©nĂ©trable. Xyixiantâh, dâabord Ă©pouvantĂ©e, avait rejoint le prĂȘtre de Miaris et, chacun invoquant sa dĂ©esse, avait lancĂ© avec lui un sortilĂšge de conjuration du mal, mais de mĂȘme que leurs collĂšgues magiciens, leur sortilĂšge sâĂ©vanouit en gerbe dâĂ©tincelles, tandis que leur cible avançait vers eux, semant sous ses pas un tapis grouillant et luisant, des carapaces dâinsectes, des vers immondes, des essaims bronzinant, une vermine implacable menaçant de les engloutir. Marken, brandissant son Ă©pĂ©e, se jeta avec bravoure contre lui, remontant lâimmonde marĂ©e sans souci des piqĂ»res et des morsures empoisonnĂ©es, entourĂ© dâune puissante aura de saintetĂ© que lui confĂ©rait son Ă©tat de paladin. Il frappa de haut en bas, dâun coup qui aurait fendu en deux un chĂȘne. Mais en un Ă©clair, lâennemi au regard de braise sortit de sa cape un trident noir comme la suie, et saisit la lame pure entre ses griffes malĂ©fiques. Mark parvint Ă se dĂ©gager, porta un second coup, qui fut parĂ© comme le premier, avec une force surnaturelle. Morgoth, dĂ©semparĂ©, ne pouvait que tenir prĂȘte sa chaĂźne de combat, piĂštre dĂ©fense. DerriĂšre lui, la mort faisait son Ćuvre, les guerriers de la mort se rapprochaient, serrant Ă chaque instant un peu plus leur Ă©treinte. Chacun avait sa façon de donner la mort, chacun son arme, et parmi les aventuriers et leurs compagnons prĂ©sents dans la clairiĂšre de la Tombe-Helyce, pas un nâavait rĂ©ussi Ă blesser un adversaire. Une main sâagrippa Ă sa cheville, il se retourna. Il peina Ă reconnaĂźtre lâhomme qui avait rampĂ© jusquâĂ lui.
ââŻMorgoth ! Ou est Morgoth ?
ââŻMaĂźtre Thomar !
Le sorcier usant de ses derniĂšres forces lui tendit un paquet dâĂ©toffe, ainsi quâun parchemin.
ââŻPrends ma cape, quâelle te soit utile. Couvre-t-en et lis ce parchemin, quâil tâaide Ă tâĂ©chapper de ce lieu maudit.
ââŻMaĂźtre Thomar, lisez-le vous mĂȘme et fuyezâŠ
Mais lorsquâun Ă©clair soudain jeta un feu violet sur le champ de bataille, Morgoth vit que le visage du vieux magicien Ă©tait entiĂšrement brĂ»lĂ©, ses yeux Ă©taient morts, le reste nâallait pas tarder Ă suivre.
ââŻVa, sauve ta vieâŠ
Morgoth nâen croyait pas ses yeux, Thomar de Gorlenz, le hĂ©ros lĂ©gendaire, venait de pĂ©rir dans ses bras. Tremblant, il prit la cape du vieux sorcier, sâen recouvrit intĂ©gralement et, Ă genoux sur la terre meurtrie, dĂ©roula le parchemin. Bien que lâobscuritĂ© fut totale, il pouvait sans peine lire les runes lumineuses, tant la magie Ă©tait puissante. Le style des glyphes, leur coloration, leur orientation⊠Morgoth tressaillit, il reconnut immĂ©diatement le puissant sortilĂšge quâun mage du temps jadis avait couchĂ© sur le vĂ©lin. Il doutait de pouvoir maĂźtriser une altĂ©ration dâun tel niveau, mais il nâavait pas le choix, et sâil rĂ©ussissait⊠oui, Thomar avait dit vrai, il aurait un moyen de sâĂ©chapper. Sa voix prononça alors les runes, qui Ă mesure quâil les lisait disparaissaient du parchemin, dispersant des volutes de magie qui, au lieu de se dĂ©liter, conservaient leur dĂ©licate sĂ©quence, protĂ©gĂ©es sans doute par les pouvoirs de la cape magique. Morgoth prononça les derniers mots de ce sortilĂšge que jamais il nâaurait rĂȘvĂ© lancer un jour, fut-ce par lâentremise dâun parchemin. Lâonde de magie se propagea en lui, avec une force sans commune mesure avec ce quâil avait pu connaĂźtre jusquâĂ prĂ©sent de la sorcellerie. CâĂ©tait donc cela, ĂȘtre un archimage ? Le tumulte cessa alors dâun coup, laissant la place Ă un silence irrĂ©el. Morgoth savait quâil nâavait que quelques poignĂ©es de secondes pour agir, moins dâune minute sans doute.
Il sortit de sous la cape, et vit lâĂ©tendue du dĂ©sastre. Plus rien ne bougeait. AssiĂ©gĂ©s comme assaillants, tous paraissaient gelĂ©s en pleine action, lâun levant un bras pour se protĂ©ger, lâautre projetant une nouvelle boule de feu qui, curieusement, restait suspendue en lâair comme un lampion, Ă quelques mĂštres de sa cible. Un barbare, frappĂ© par le cimeterre dâun des sombres seigneurs, avait sa tĂȘte projetĂ©e en plein ciel, reliĂ©e Ă son cou par une rangĂ©e de perles de sang projetĂ©es en un arc sinistre. Une jeune voleuse, Ă quatre pattes, tentait de fuir, levant dans sa direction un masque de terreur pure. LâĂ©pĂ©e dâun noir tueur Ă©tait sur le point de rejoindre son dos, rien ne pouvait la sauver. Au loin, il vit aussi que le moine et lâassassin Ă©taient parvenus Ă briser lâĂ©treinte des noirs exĂ©cuteurs, et se perdaient dĂ©jĂ dans la nuit de la forĂȘt. Et ses compagnons Ă©taient lĂ , Ă quelques mĂštres, immobiles eux aussi. Il ne pouvait les emmener, il le savait. Il ne pouvait que fuir, profiter des quelques instants de rĂ©pit que lui confĂ©rait le sortilĂšge avant que le temps ne reprenne son cours funeste. Lâennemi avait repoussĂ© Mark et se jetant en avant, sâapprĂȘtait Ă harponner⊠Non, pas elle ! Il ne pouvait la laisser pĂ©rir ! Comment pourrait-il vivre aprĂšs ça ? De rage, il conçut un plan dĂ©sespĂ©rĂ©Â : il se rua sur le cavalier noir, prit le trident entre ses mains, et tira, tira de toutes ses forces. Tenant lâarme maudite tout contre sa poitrine, prenant appui du pied contre la forme mortelle de son ennemi, il tira jusquâĂ ce que ses phalanges ploient, que ses bras menacent de rompre, et seulement alors, il parvint Ă desserrer lâĂ©treinte de fer. Il prit alors la longue arme, incroyablement lourde, retourna les dents acĂ©rĂ©es contre la cuirasse de lâennemi, et planta lâautre bout dans la terre avec rage. Puis, hors dâhaleine, il rejoignit Xyixiantâh, environnĂ©e dĂ©jĂ par la rĂ©pugnante masse des bĂȘtes grouillantes, il dĂ©tailla avec passion son visage aux traits faiblement Ă©clairĂ©s, qui nâexprimaient aucune crainte, aucune horreur, juste une belle et farouche dĂ©termination. Il eut encore le temps de prendre deux grandes respirations.
La bataille reprit, sans quâelle se fut dâailleurs arrĂȘtĂ©e pour quiconque hormis Morgoth. Un mugissement dĂ©chirant emplit les cieux : avec la force de lâĂ©lan, lâarme du cavalier noir, retournĂ©e contre son porteur, avait percĂ© la cuirasse et sâĂ©tait enfoncĂ©e profondĂ©ment dans la poitrine, sâil en avait une. Pris de mouvements saccadĂ©s, incrĂ©dule, il tourna et retourna sur lui mĂȘme, tentant dâarracher le fer qui le meurtrissait.
ââŻFuyons, la voie est libre, hurla Morgoth Ă lâattention de ceux qui pouvaient lâentendre.
Sans perdre un instant, tous les combattants Ă proximitĂ© immĂ©diate saisirent leur chance, et se prĂ©cipitĂšrent dans la brĂšche ouverte, sans se soucier du blessĂ© malĂ©fique. Ce soir-lĂ , treize aventuriers Ă©chappĂšrent Ă un trĂ©pas certain grĂące au courage de Morgoth. Ils sâĂ©gayĂšrent dans la nature, courant Ă perdre haleine entre les pins, cherchant, une fois nâest pas coutume, le refuge de lâobscuritĂ© complice. Sur ces treize lĂ , quatre partirent de leur cĂŽtĂ© et poursuivirent leurs existences, câest en fait sans importance. Notre rĂ©cit ne sâintĂ©ressera quâau devenir des neuf autres.
Ils courraient maintenant dans la nuit, se heurtant aux troncs, trĂ©buchant sur les souches, sans compter leurs plaies et bosses. DerriĂšre eux, le tumulte diminuait, Ă©tait-ce la distance qui lâĂ©touffait, ou le combat se terminait-il ? Il Ă©tait maintenant possible de tendre lâoreille au bruit de la course des autres, de suivre le froissement des buissons, les jurons, les pas. Vite, il fallait continuer, rester sourd aux protestations de ses membres endoloris, Ă la faiblesse grandissante de ses muscles, fuir sans se retourner, sans une pensĂ©e pour ceux qui Ă©taient tombĂ©s, fuir jusquâau bout du monde, jusquâĂ la fin des temps si nĂ©cessaire.
Le sol changea sous les pieds de Morgoth, se fit amas de pierres irrĂ©guliĂšres, puis la pente se fit plus forte, et il buta contre un amoncellement de gros rocher. Lâancienne moraine dâun glacier disparu se dressait face Ă lui, comme une infranchissable forteresse, quâil voyait clairement maintenant que ses yeux sâĂ©taient adaptĂ©s Ă la clartĂ© des Ă©toiles. Des rocs nus et blancs, un obstacle redoutable. Le franchirait-il, devrait-il inflĂ©chir sa course ? Dâautres Ă©taient dans la mĂȘme situation non loin de lĂ , il entendait lâĂ©boulis des pierres sous leurs pas, que feraient-ils ? Il entendit une voix au loin, la voix dâun homme hors dâhaleine, mais encore Ă©nergique et plein de ressources :
ââŻPar ici, remontez le long des rochers, il y a des abris sĂ»rs lĂ -haut !
La cavalcade reprit, durant quelques secondes, Morgoth vit distinctement deux autres aventuriers Ă une vingtaine de pas devant lui, courant comme lui, courant comme des rats. Xy ? Pourvu que ce soit elle, il lâavait perdue dans les tĂ©nĂšbres. Forçant leur nature qui les poussait Ă fuir dans le sens de la pente, ils remontĂšrent le long de la moraine, vers la forme menaçante de la montagne qui voilait les Ă©toiles du nord. Quel que fut leur guide, il ne manquait pas de ruse, car les cailloux formant la moraine, sâils Ă©taient propices aux entorses, avait lâavantage de ne pas conserver les empreintes de pas. Ă moins que les cavaliers noirs nâaient un odorat de chien, ils auraient du mal Ă suivre leurs traces.
Une muraille surgit soudain devant lui, une falaise immense, lisse et implacable. Le dĂ©sespoir lâenvahit, il Ă©tait pris au piĂšge, il avait perdu du temps et de lâĂ©nergie en prenant cette direction. Il tenta de se calmer, de raisonner, la panique faisait le jeu de lâennemi, il le savait bien. OĂč Ă©taient les autres ? Une pierre roula au bas de la moraine, il regarda en haut de lâĂ©boulis qui formait un cĂŽne sâappuyant contre la falaise et vit fugacement une forme sombre ramper le long de la falaise, Ă mi-hauteur, se glisser Ă toute allure derriĂšre un rocher et disparaĂźtre lĂ . Il se prĂ©cipita pour escalader Ă son tour lâĂ©boulis, restant prĂšs de la falaise. Oui, il discernait maintenant une corniche large dâun pied, bien assez pour quâon puisse y marcher. Il lâemprunta tant bien que mal, sâagrippant aux aspĂ©ritĂ©s de la falaise et aux quelques plantes vivaces qui sây accrochaient, et finit par arriver Ă une fissure dont le sol Ă©tait non anguleux, mais poli par lâĂ©rosion et dâanciennes concrĂ©tions, sans doute la sortie dâun ancien ruisseau souterrain. Il sây enfonça avec soulagement, puis voyant quâil pourrait y progresser pour trouver un refuge, il risqua un regard en arriĂšre. En bas, quelque chose sâagitait. Lâespace dâun instant, il eut lâimpression quâune grande araignĂ©e logĂ©e dans sa poitrine resserrait ses pattes autour de son cĆur. Mais non, ce nâĂ©tait pas un des cavaliers noirs, trop petit, trop perdu. CâĂ©tait un aventurier comme lui, qui lâavait suivi.
ââŻCamarade !
Celui qui Ă©tait en bas sâimmobilisa, il parut chercher dâoĂč venait la voix.
ââŻEn haut, grimpe par le cĂŽtĂ©, dĂ©pĂȘche-toi !
Un grognement lui rĂ©pondit, la forme massive, Ă©trangement malhabile, suivit Ă son tour le chemin de lâĂ©boulis. Ce nâest que lorsquâil fut Ă proximitĂ© immĂ©diate que Morgoth comprit Ă qui il avait affaire, un guerrier nain, suant et jurant dans sa barbe.
ââŻPar les couilles de Burgar, je te reconnais, câest toi le sorcier qui nous a permis de fuir !
ââŻEuh, je crois.
ââŻMerci.
Sans un mot de plus, le nain disparut dans le boyau Ă©troit. Les tunnels Ă©taient son Ă©lĂ©ment, Morgoth lây suivit. PassĂ©s les premiers mĂštres, la grotte Ă©tait humide et tiĂšde, le sol nâĂ©tait quâune crevasse et il fallait se tenir aux parois pour progresser. Finalement, aprĂšs une progression qui ne lui sembla que trop longue, il parvint Ă un Ă©vasement du passage, oĂč les flots avaient patiemment creusĂ© une longue niche. Des respirations se mĂȘlaient, on trĂ©buchait sur des jambes molles et des bras endoloris. Morgoth se fit une place, et entre deux inconnus, sans un mot, sâĂ©croula pour prendre un peu de repos.
De longues minutes sâĂ©coulĂšrent dans lâobscuritĂ© chthonienne la plus totale sans que personne ne prononce une parole. Puis, une voix sâĂ©leva.
ââŻCombien sommes-nous ici ?
ââŻHuit, fit une mĂ©lodieuse voix masculine.
ââŻAttends, je fais un peu de lumiĂšre.
CâĂ©tait Marken qui avait parlĂ©, Morgoth lâavait reconnu avec soulagement. Un bruit mĂ©tallique, une Ă©pĂ©e sortit du fourreau. La sainte lame du paladin Ă©mettait une lumiĂšre blanche presque imperceptible en plein jour mais qui, dans le noir absolu, permettait dâilluminer correctement un espace rĂ©duit. Il la planta devant lui, et ils se comptĂšrent. Que tous les dieux soient louĂ©s, Xyixiantâh Ă©tait lĂ , affalĂ©e contre Vertu, qui semblait blessĂ©e. Il vit aussi PiĂ©tĂ© Legris, et se souvint alors de la voix qui lâavait guidĂ© vers la falaise. CâĂ©tait la sienne. Lâelfe qui venait de parler Ă©tait celui qui avait fait irruption dans la clairiĂšre pour les prĂ©venir, son compagnon humain, qui avait perdu son chapeau, Ă©tait lĂ aussi. Il y avait aussi⊠Horreur, un squelette ! Mais non, il se souvint du barde mort-vivant qui les avait distrait au dĂ©but de cette triste soirĂ©e. Quel Ă©tait son nom dĂ©jĂ Â ? Et puis, il y avait le nain. Il dĂ©tailla ses traits, mais il nây avait rien Ă en dire, sinon quâil Ă©tait roux, que sa barbe Ă©tait tressĂ©e et maintenue par des attaches dâargent garnies de petits crĂąnes de rats, et quâil avait une mine renfrognĂ©e, comme souvent les nains.
ââŻErreur, nous sommes neuf Ă ce que je vois. Je suis Marken. Voici le sorcier Morgoth, qui nous a tous sauvĂ©s je crois, ce personnage qui nous a trouvĂ© un abri est PiĂ©tĂ© Legris, Ă son cĂŽtĂ© voici Vertu et Xyixiantâh notre prĂȘtresse. Xyixiantâh qui va se faire une joie de soigner les blessĂ©s dĂšs quâelle se sera dĂ©collĂ©e de Morgoth. Oh, je te parle !
ââŻUh ? Ah oui, soigner.
ââŻMoi, poursuivit le nain, câest Ghibli. Je suis un guerrier, câest tout ce que vous avez Ă savoir.
ââŻVous le savez dĂ©jĂ , Clibanios est mon nom,
Je vais par monts et vaux, musicien et chanteur,
PoÚte, ménestrel, acrobate à mes heures,
Je suis barde, en un mot, et joyeux compagnon.
ââŻJe suis Sarlander, poursuivit lâelfe, et jâai Ă©tĂ© envoyĂ© avec mon compagnon par la reine de Sandunalsalennar pour vous prĂ©venir du danger qui nous menaçait. HĂ©las, nous sommes arrivĂ©s trop tard.
ââŻAu moins, poursuivit lâhomme vĂȘtu Ă la Malachienne, quelques-uns ont pu se sauver, tout nâest pas perdu. Je suis le Raul Gomez Sanchez Natchez Villalobos Y Ramirez Vella la Cava del Rio della Plata Oâsullivan Monastorio, gentilhomme du San Bubinos, officier dans lâarmĂ©e de leurs trĂšs gracieuses majestĂ©s le Roi et la Reine de Malachie, en congĂ© du service commun. Mais vous pouvez mâappeler simplement Commandant Monastorio. Quelquâun a-t-il une idĂ©e de ce quâil convient de faire maintenant ?
ââŻEt si on continuait dans la caverne, une fois quâon sera bien reposĂ©s, proposa Morgoth.
ââŻNon. La grotte sâarrĂȘtera dâici cent Ă deux-cent pas, dit Ghibli.
ââŻTu es dĂ©jĂ venu ici ?
ââŻNon, mais câest couru dâavance. Nous sommes dans une ancienne diaclase transversale traversant une veine de calcaire karstique de second type selon la classification de KhadĂ»r, qui fait un angle dâenviron cinq Ă dix degrĂ©s. La pente du boyau est quand Ă elle dâenviron trois pourcents, ce qui est peu, mais comme la strate sĂ©dimentaire est prise en sandwich entre le socle basaltique du Portolan Central et une Ă©paisse couche de grĂšs du domĂ©rien formant synclinal, leâŠ
Puis le nain se rendit compte que tout le monde le regardait avec des yeux ronds, et il abrégea sa thÚse de géologie.
ââŻEnfin bref, câest un cul-de-sac.
ââŻBon, donc il faudra sortir dâici.
Sarlander, le grand elfe, eut alors une idée.
ââŻSi nous parvenons Ă rejoindre la Colline de Grob, nous serons sauvĂ©s. Câest lĂ que trouve le domaine de Sandunalsalennar, la citĂ© elfique, qui est protĂ©gĂ©e par de puissants sortilĂšges que les malĂ©fiques cavaliers noirs ne pourront franchir.
Vertu soupira. La blessure quâelle avait au mollet sâĂ©tait refermĂ©e grĂące Ă lâaction de Xyixiantâh. Elle nâavait pas lâair trĂšs convaincue par la proposition.
ââŻLa colline de Grob ? Jâen ai entendu parler, il paraĂźt que tout ce qui sâen approche se fait aussitĂŽt cribler de flĂšches par les archers de la reine. Crois-tu que tes collĂšgues elfes nous laisseront entrer ?
ââŻIl est vrai, expliqua Sarlander, que les Ă©trangers ne sont pas les bienvenus Ă Sandunalsalennar, surtout en ce moment, toutefois, vous ĂȘtes autorisĂ©s Ă entrer, vous ĂȘtes mĂȘme attendus. Je me dois de vous expliquer le pourquoi et le comment de ces mystĂšres qui nâont plus lieu dâĂȘtre. Le commanditaire qui souhaitait vous offrir une noble quĂȘte Ă©tait la reine elle-mĂȘme. Elle a chargĂ© le Commandant Monastorio ici prĂ©sent, qui est son homme de confiance, de prospecter Ă Banvars et dans la rĂ©gion avoisinante afin de recruter les plus habiles parmi les hĂ©ros de la contrĂ©e. Nous avions prĂ©vu de sĂ©lectionner ces aventuriers avant de leur dĂ©voiler lâidentitĂ© de leur commanditaire, car le secret devait ĂȘtre gardĂ© sur toute cette affaire.
ââŻEt je suppose, poursuivit Vertu, que ces cavaliers noirs ne constituaient pas lâĂ©preuve en question.
ââŻOh non, vous vous doutez bien que la reine de elfes nâemploierait jamais des mĂ©thodes aussi viles. Nous suivons avec attention les agissements de ces cavaliers, et il semble quâils soient en rapport avec la quĂȘte quâelle souhaitait vous confier. Lorsque nous avons su quâils sâintĂ©ressaient Ă la Tombe-Helyce et aux aventuriers que nous y avions conviĂ©s, nous avons sautĂ© sur nos coursiers les plus rapides pour vous prĂ©venir.
ââŻEt quelle est cette quĂȘte, au juste ?
ââŻJe lâignore moi-mĂȘme. Mais la reine vous lâapprendra, si toutefois nous parvenons jusquâĂ elle.
ââŻEspĂ©rons-le. Dis-moi PiĂ©tĂ©, tu as lâair de connaĂźtre la rĂ©gion, comment rejoint-on la colline de Grob ?
ââŻMoi ? Câest la premiĂšre fois de ma vie que je viens ici.
ââŻCâest pourtant bien toi qui nous a guidĂ©s jusquâici, comment connaissais-tu cette grotte ?
ââŻJe ne la connaissais pas. Il se trouve simplement que sur le chemin de la clairiĂšre cette aprĂšs-midi, jâavais repĂ©rĂ© de loin la falaise, ainsi que les Ă©boulis, lâallure gĂ©nĂ©rale du terrain, et aussi les variĂ©tĂ©s dâarbres qui indiquent la composition du sol. Je savais rien quâĂ voir la maniĂšre dont le relief Ă©tait fait quâil y avait toutes les chances pour quâon trouve des grottes par ici, ou en tout cas des escarpements qui ralentissent la marche des chevaux. Il nây a aucun mystĂšre lĂ dedans.
ââŻQuel sens de lâobservation. La question reste donc entiĂšre, oĂč se trouve cette colline de Grob ?
ââŻMalheureusement, nous nous en sommes Ă©loignĂ©s. Il faudrait revenir sur nos pasâŠ
ââŻVoilĂ qui tombe bien, commenta Mark, jâai laissĂ© dĂ» laisser mon gonfanon de quĂȘte sur le champ de bataille et⊠Oh non, je nâarrive pas Ă croire que câest moi qui dis ça.
ââŻUn gonfanon de quĂȘte ? Mais alors vous ĂȘtes un paladin !
ââŻOui, oui⊠Euh, est-ce que quelquâun monte la garde, maintenant que jây pense ?
ââŻEuh⊠non, au fait, rĂ©pondit Sarlander, un peu gĂȘnĂ©. Voulez-vous que je...
ââŻSeuls vous et Xy avez une vision nocturne, rĂ©suma Vertu. Et aussi Ghibli, je croisâŠ
ââŻJe veux, maigrichonne.
ââŻPeut-ĂȘtre pourriez-vous accompagner Xy alors ?
ââŻEvidemment, les sales besognes, câest toujours pour le nain. âtoujours pareil avec ces humains, laisse les grands discuter de la stratĂ©gie et reviens quand on aura besoin de ta hache. Mrmble ! Allez, petite, allons prendre notre tour de garde.
Lâelfe suivit le nain maugrĂ©ant, peu rassurĂ©e par la proximitĂ© de ce nabot trapu, poilu et hachu.
ââŻBien, reprit Vertu. Quelquâun a un plan pour retourner Ă la Tombe-Helyce sans se faire remarquer ?
ââŻPuisque nous comptons parmi nous un Ă©minent sorcier, commença Sarlander, peut-ĂȘtre quâun sortilĂšge dâinvisibilitĂ© pourrait nous dissimulerâŠ
ââŻJe crains que vous me surestimiez, messire. Je ne puis lancer quâun seul sort dâinvisibilitĂ©, qui ne pourra donc dissimuler quâune seule personne. Il existe bien un sortilĂšge dâinvisibilitĂ© de masse, qui nous permettrait de nous cacher, mais il se dissipe en quelques minutes. En outre, ce sort est trĂšs au dessus de mes maigres moyens, je ne suis quâun apprenti.
ââŻCâest ennuyeux. Mais dâun autre cĂŽtĂ©, lâinvisibilitĂ© nâest pas un grand avantage en pleine nuit. Et puis, si ces cavaliers sont douĂ©s de vision nocturne, comme les elfes et les nains, ça ne sert strictement Ă rien, car ils nous verront approcher de fort loin.
ââŻOuh⊠dit alors Vertu, quâune idĂ©e venait dâeffleurer. Tout ça me rappelle une histoire Ă propos de la vision nocturne. Tout Ă lâheure, alors que nous Ă©tions encore dans lâobscuritĂ©, vous aviez comptĂ© que nous Ă©tions huit, mais une fois la lumiĂšre revenue, il sâest avĂ©rĂ© que nous Ă©tions neuf.
ââŻCâest exact. Mon erreur est comprĂ©hensible, notre ami Clibanios ici prĂ©sent est⊠comment direâŠ
ââŻOn peut dire dĂ©funt
ou alors trépassé,
Mort-vivant, décharné,
Câest au goĂ»t de chacun.
ââŻOui, voilĂ . Et bien, le fait est que ce gentilhomme ne dĂ©gage, de ce fait, plus aucune chaleur. Or câest prĂ©cisĂ©ment cette chaleur qui me permet, dans lâobscuritĂ©, de repĂ©rer une crĂ©ature vivante.
ââŻCâest ce que je pensais. Donc, un ĂȘtre qui nâĂ©mettrait plus de chaleur serait invisible aux yeux dâun elfe, ou dâun nain, câest bien cela ?
ââŻAh, je vois oĂč vous voulez en venir. Oui, dans un tel cas, la vision nocturne est totalement inutile. Si vous trouvez un moyen de dissimuler la chaleur de nos corps, les cavaliers noirs ne pourront plus nous voir dans la nuit. Ă condition, bien entendu, quâils nâaient pas dâautre moyen Ă leur disposition pour nous repĂ©rer, comme un sens magique.
ââŻIl faut savoir prendre quelques risques, nous ne pouvons rester Ă©ternellement dans ce trou. Le seul havre vĂ©ritable, si vous dites vrai, est la colline de Grob. Jâignore si nos ennemis peuvent nous voir la nuit, mais je suis Ă peu prĂšs sĂ»re quâils le peuvent le jour, il faut donc agir avant lâaube. Nous avons quelques heures.
ââŻEt par quel moyen comptez-vous nous refroidir ?
ââŻCâest une bonne question. Morgoth, un petit sort ?
ââŻEuh⊠ça vous dĂ©range si je cherche cinq minutes dans mon livre ?
ââŻComme tu veux.
ââŻBien parlĂ©, opina Monastorio. Je propose que lâon mange Ă satiĂ©tĂ© et que lâon prenne quelque repos, nous allons en avoir besoin. Clibanios, connaĂźtrais-tu quelque chant entraĂźnant adaptĂ© Ă la situation, et qui nous remonterait le moral ?
Clibanios opina du crĂąne, et entonna un air tout Ă fait de circonstance.
ââŻJâĂ©tais dans mon village Ă rĂ©parer des chaises en boisâŠ
Et tandis que sâĂ©levait la voix du barde, Morgoth, assis en tailleur devant lâĂ©pĂ©e lumineuse, feuilletait fĂ©brilement le Tome dâArgent du Codex Incubus dâAlizabel, un prĂ©cieux recueil de nĂ©cromancie dans lequel il mettait tous ses espoirs.
ââŻAlors comme ça, vous ĂȘtes un nain.
ââŻOuais, un vrai de vrai.
ââŻEt ça fait quoi dâĂȘtre un nain ?
ââŻCâest pourtant vrai ce quâon dit sur les blondes. Regarde de tous tes yeux au lieu de bavasser.
ââŻHolalà ⊠Et pourquoi câest moi qui regarde alors ?
ââŻParce que tu as de meilleurs yeux que moi.
Xyixiantâh nâĂ©tait pas faite pour monter la garde, lâinactivitĂ© lui pesait vite, et elle avait du mal Ă se concentrer plus de quelques minutes sur une tĂąche particuliĂšre. Tout Ă©tait allĂ© si vite que son esprit avait encore quelques wagons de retard, et elle avait cette irritante sensation dâavoir oubliĂ© quelque chose en route. Une sensation qui, maintenant quâelle y rĂ©flĂ©chissait, ne lâavait pas rĂ©ellement quittĂ©e depuis que Morgoth et ses compagnons lâavaient tirĂ©e de sa torpeur sĂ©culaire. Tiens, quel Ă©tait ce faible point rouge, lĂ bas ? Une illusion due Ă la fatigue visuelle, sans doute ? Mais non, câĂ©tait fixe dans le dĂ©cor⊠maintenant, ça bougeait, une deuxiĂšme lueur bougeait tout Ă cĂŽté⊠Une forme obscure sortit du bois. En tendant lâoreille, elle put Ă grand peine percevoir les bruits des sabots. Lâhorreur la gagna, le doute nâĂ©tait plus permis, câĂ©tait bien un des cavaliers qui sâavançait, sâinsinuait comme un reptile, comme une sangsue. Il Ă©tait Ă plus de cent pas, mais mĂȘme Ă cette distance, il suintait de mal, Ghibli lâavait senti aussi. Ses mouvements lents et empreints de menace Ă©taient ceux dâun traqueur implacable. Lâelfe se figea, car le moindre mouvement pouvait la trahir. Le cavalier noir resta un temps en lisiĂšre de lâĂ©boulis, semblant humer quelque piste. Soudain, une cavalcade troubla le silence, et un deuxiĂšme guerrier malĂ©fique dĂ©boucha auprĂšs de la falaise. Ils parurent se concerter un instant, sans toutefois Ă©mettre le moindre son, puis tournĂšrent casaque et repartirent au triple galop dâoĂč ils Ă©taient venus.
ââŻQue Melki nous protĂšge, ces monstres en ont toujours aprĂšs nous.
ââŻIls nâont pas poursuivi plus loin, câest lâessentiel. Ils nous ont couru aprĂšs un moment pour ne pas laisser de tĂ©moins, mais je suppose que dâautres affaires plus importantes les appellent ailleurs, ils vont se lasser.
ââŻPuisse-tu dire vrai, nain Ghibli.
ââŻJâaurais mieux fait dârester chez moi
Ă faire des chaises en bois.
Dans un claquement soudain, Morgoth referma son tome de nécromancie, un sourire satisfait sur le visage.
ââŻCombien faudrait-il de temps pour rejoindre la Tombe-Helyce en marchant avec prĂ©caution ?
ââŻĂ pieds, je dirais un quart dâheure, estima Sarlander.
ââŻPlutĂŽt vingt minutes, corrigea PiĂ©tĂ©. Nous avons couru Ă toute allure pour venir ici, ne lâoubliez pas.
ââŻEt de la Tombe-Helyce Ă la colline de Grob ?
ââŻLe double.
ââŻDans ce cas, câest une affaire dâune heure. Nous avons tout juste le temps. Jâai trouvĂ© un sortilĂšge dans ce livre qui pourrait nous aider. Il est assez dĂ©sagrĂ©able, mais pourrait se rĂ©vĂ©ler utile. Câest le Chemin de la BlĂȘme. Ce sort permet de mĂ©tamorphoser une crĂ©ature vivante en mort-vivant lâespace dâune heure.
ââŻEn mort-vivant ? Sâoffusqua Mark. Tu veux nous transformer en squelettes ?
ââŻOh non, bien sĂ»r !
ââŻAh bon.
ââŻJe souhaite nous transformer en zombis.
ââŻAh, merveilleux, jâaime mieux ça. Et je suppose quâau bout dâune heure, nous retrouverons notre vie normale comme si de rien nâĂ©tait.
ââŻAbsolument. Câest comme ça que ça se passe.
En gĂ©nĂ©ral, ajouta-t-il dans sa tĂȘte.
On retourna chercher les guetteurs, qui firent leur rĂ©cit. Les avis divergeaient quand Ă savoir si lâapparition et le retrait subit de ces guerriers Ă©tait un bon ou un mauvais signe. On leur expliqua le plan, quâils considĂ©rĂšrent unanimement comme des plus douteux, mais comme personne nâen avait dâautre, la compagnie (Ă lâexception de Clibanios) sâassembla autour de Morgoth pour subir le sortilĂšge.
Il prononça les paroles terribles qui entrouvraient la porte entre le monde des vivants et celui des morts. Leurs joues se creusÚrent, les peaux se parcheminÚrent et se vidÚrent de leur sang, devenant flétries et grises, les muscles se firent douloureux, desséchés, les yeux perdirent la faculté de discerner les couleurs, et le monde pour eux devint mort.
ââŻBon, tu commence ? Demanda Xy, qui avait fermĂ© les yeux par apprĂ©hension.
ââŻMalĂ©diction, siffla Morgoth dans sa gorge sĂšche, ta nature elfique tâimmunise contre ma magie ! Sarlander aussi, le sort est un Ă©chec. Ah, je me suis laissĂ© emporter bĂȘtement, jâaurais dĂ» rĂ©flĂ©chir.
Les morts-vivants se relevĂšrent, lentement.
ââŻQue faire maintenant, demanda Vertu, sans aucune trace dâĂ©motion dans sa voix.
ââŻJe sais, rĂ©pondit Morgoth. Sarlander portera la cape que mâa donnĂ© le mage Thomar. Si la lĂ©gende dit vrai, elle dissimule celui qui la porte Ă la vue de ses ennemis. Il sera lâavant-garde et nous ouvrira la voie. Xyixiantâh, qui restera dĂ©celable, nous suivra Ă quelque distance.
ââŻBien, approuva Monastorio sans passion. Faisons vite.
Ils descendirent de la falaise avec difficultĂ©, car ils avaient perdu une partie de leur agilitĂ© dans la transformation, et dans lâordre prescrit, et dans le plus grand silence, ils prirent le chemin de la Tombe-Helyce. Le chemin fut plus long que PiĂ©tĂ© ne lâavait estimĂ© de prime abord, car ils durent sâadapter aux servitudes nouvelles imposĂ©es Ă leurs corps, mais ils parvinrent au bout de quelques minutes Ă trouver un rythme de progression soutenu. La condition de mort-vivant Ă©tait Ă©prouvante, et aucun des six transformĂ©s ne doutait quâil vivait un des moments les plus pĂ©nibles de son existence, toutefois il y avait quelques avantages. En premier lieu, la fatigue les avait quittĂ©s, car les tourments musculaires sont lâapanage des vivants de plein droit. Et surtout, ils avaient perdu la majeure partie des sentiments qui les avaient animĂ©s, et en particulier la peur. Ils avançaient bravement, rĂ©solus Ă en finir avec cette histoire et Ă tenter leur chance, tant pis sâils pĂ©rissaient en chemin.
Ils nâĂ©taient plus trĂšs loin de la clairiĂšre funeste lorsquâun mouvement derriĂšre un rideau de buissons les fit tressaillir. Ils sâapprochĂšrent, et constatĂšrent avec soulagement que dans un espace relativement dĂ©gagĂ© de la forĂȘt, quelques montures avaient trouvĂ© refuge, loin de la folie des hommes. Les chevaux piaffĂšrent, surpris de lâirruption de morts-vivants trĂ©buchants dans leur domaine. Sarlander vint les calmer avec art, puis prit pour lui une monture, et aida Ghibli Ă monter derriĂšre lui. Le nain Ă©tait curieusement lĂ©ger, car dessĂ©chĂ© par le sort, il avait perdu une part importante de sa masse. Monastorio monta avec Vertu, Clibanios avec PiĂ©tĂ©. Il y avait aussi dans ce haras improvisĂ© le lĂ©zard du NaĂŻl que jâai dĂ©jĂ mentionnĂ©, un reptile trapu et nerveux utilisĂ© pour la monte par les indigĂšnes de cette lointaine contrĂ©e. La bĂȘte vint pousser du museau dans la main de Xyixiantâh, qui sâen Ă©tait approchĂ©e sans crainte. Elle rĂ©solut de grimper dessus et de le mener, prenant Morgoth et Mark avec elle.
Ainsi, lâĂ©trange Ă©quipage reprit le chemin de la Tombe-Helyce. Comme ils progressaient Ă plus vive allure, ils prirent le temps de sâapprocher de la clairiĂšre. Avec une infinie prudence, Sarlander dĂ©monta et progressa, silencieux comme un chat, dans lâĂ©tendue quâĂ©clairaient pauvrement les Ă©toiles. Nulle trace de la prĂ©sence des cavaliers noirs nâĂ©tait plus visibles, mais câĂ©tait un triste spectacle qui sâoffrait Ă ses yeux. Plus un gĂ©missement, plus un cri, plus un souffle nâĂ©manait de la langue de terre retournĂ©e et meurtrie par le passage des serviteurs de la mort, seulement habitĂ©e maintenant par les corps de ceux qui avaient Ă©tĂ© leurs compagnons dâun soir. Quâimportait la bravoure, lâhabiletĂ© ou lâexpĂ©rience, parmi ceux qui sâĂ©taient dressĂ©s contre le mal, pas un nâavait survĂ©cu. Par terre, Sarlander avisa le gonfanon du CĆur dâAzur. Il sâen saisit, et le ramena au paladin.
Puis, ils reprirent leur pĂ©riple parmi le silence et les tĂ©nĂšbres. Sarlander, menant la troupe, connaissait bien la direction de la citĂ© elfique, mais pas trop le chemin meilleur chemin pour sây rendre, ainsi firent-ils quelques tours et dĂ©tours, Ă©vitant une colline dĂ©couverte, une combe trop profonde ou un fourrĂ© trop Ă©pais. Le terrain Ă©tait par endroit fort accidentĂ©, prĂ©figurant les escarpements vertigineux du Portolan, et Ă lâĂ©cart des bons chemins, les montures Ă©taient Ă la peine.
Un air glacial sâinsinua alors, les chevaux hennirent et se dĂ©portĂšrent, les deux elfes furent pris de chair de poule, et leurs estomacs se nouĂšrent. Une frayeur irrĂ©pressible sâempara dâeux deux, tandis quâils considĂ©raient non loin de lĂ un trou de tĂ©nĂšbres, entre deux rochers, dâun noir plus profond encore que la nuit. Une lueur en sortit, semblable Ă celle dâune chandelle sur le point de sâĂ©teindre. Puis une deuxiĂšme. Un cavalier Ă©tait lĂ , surpris, Ă ce quâil semblait, de la soudaine survenue de ces fuyards. Un hurlement mĂ©tallique dĂ©chira la nuit.
ââŻFuyons !
Ils lancĂšrent les montures au triple galop, Ă la suite de Sarlander. Tandis que rĂ©sonnait la puissante alarme du cavalier noir, mĂȘme ceux qui Ă©taient pour lâinstant des non-morts ressentirent lâurgence de fuir, sans calcul et sans faux-semblants, fuir au plus vite, simplement, dans la direction opposĂ©e.
Ils surgirent hors du bois, dans un vallon quâen dâautres circonstances, on aurait dit enchanteur. Au fond courait un ru encore fuligineux, dont les rives pentues regorgeaient dâherbe grasse et humide. Ils sâaperçurent alors que lâaurore pointait dans la direction quâils suivaient, une aurore porteuse dâespoir.
Le lĂ©zard du NaĂŻl peinait Ă suivre le train des rapides chevaux, car si cette bĂȘte Ă©tait adaptĂ©e aux longues randonnĂ©es ou aux brĂšves pointes de vitesse, son souffle ne lui permettait pas de courir bien longtemps. Morgoth, qui le chevauchait en compagnie de Marken et Xyixiantâh, se retourna au moment oĂč trois cavaliers dĂ©boulaient hors du bois Ă leur poursuite. Las, les coursiers noirs Ă©taient plus rapide encore que des chevaux ordinaires, et mus par le dĂ©sir carnassier de sâabreuver Ă la gorge du coursier reptilien, ils pressaient encore lâallure, sans que leurs maĂźtres ne les y force. Morgoth, sans perdre son esprit dâĂ -propos, lança derriĂšre lui un rapide sortilĂšge dâenchevĂȘtrement, conjuration qui recouvrit une vaste portion du vallon dâun tapis de filaments luminescents et collants, que le premier des cavaliers noirs nâeut pas le temps dâĂ©viter. Il plongea dedans tĂȘte baissĂ©e, son cheval se cabra, pris aux jambes et Ă lâencolure dans le piĂšge magique. Les deux autres contournĂšrent par le bois, mais perdirent ainsi quelques secondes. Lorsquâils revinrent dans le vallon, Morgoth et ses amis avaient pris un peu dâavance, ils se lancĂšrent Ă leur poursuite avec dâautant plus dâardeur. Le sorcier, de nouveau, lança une conjuration sur le sol quâils venaient de fouler et qui, de mou, devint glissant comme un lac gelĂ© sur une bande de terre large de quelques pas. Les deux chevaux trĂ©buchĂšrent, jetant bas leurs cavaliers qui se rĂ©pandirent Ă plat ventre et en silencieuses malĂ©dictions. Mais le premier des exĂ©cuteurs, qui usant de sa force surnaturelle avait rĂ©ussi Ă se dĂ©gager, revenait Ă la charge. Il sauta sans peine la zone oĂč ses compagnons avaient chutĂ©, et leur courut aprĂšs Ă bride abattue. Il se rapprochait Ă grande vitesse, plus que quelques secondes et il faudrait se battre au corps-Ă -corps, câest Ă dire quâil faudrait mourir. Morgoth vit alors, avec un certain dĂ©tachement, quâil nâavait plus grand chose pour lâarrĂȘter.
Xyixiantâh, menant le grand lĂ©zard, avait vu au loin les chevaux de ses amis disparaĂźtre dans une haute futaie dâoĂč jaillissait le ruisseau, et qui tapissait un massif montagneux aux formes Ă©rodĂ©es. Elle suivit le mĂȘme chemin, se perdant de nouveau dans lâobscuritĂ©, juste avant que lâennemi ne les y rejoigne.
Il y eut un grand bruit de tÎle froissée.
Elle se retourna, et vit lâespace dâun instant le cavalier noir et son cheval, immobiles, aplatis contre un mur invisible. Puis ils glissĂšrent tous deux jusquâau sol avec un bruit de vaisselle propre quâon fait crisser du doigt.
Alors, ils se souvinrent des paroles de Sarlander, et de la protection magique qui entourait la Colline de Grob. Ainsi, ils Ă©taient enfin rendus au havre promis.
Marken, mĂ» par un dĂ©sir impĂ©rieux, descendit du lĂ©zard gĂ©ant. Bien quâil portĂąt encore sur sa figure la marque terrible de la mort-vivance, et bien que son Ăąme fut celle dâun vil assassin, il avait maintenant toute la superbe dâun paladin de Hegan, fier dĂ©fenseur du droit. Brandissant son gonfanon, il marcha droit vers le cavalier noir qui sâĂ©tait relevĂ© et, tel une bĂȘte fĂ©roce, faisait les cent pas en grondant devant la barriĂšre invisible. Avec panache, il sâarrĂȘta Ă quelques pas de lui, plongeant son regard bleu dans le feu infernal de ses pupilles ardentes. Il le jaugea, puis avec superbe, dĂ©fit un des lacets de cuir qui maintenaient les piĂšces de son armure, se dĂ©fit de sa male coquille, dĂ©noua lâaiguillette de son haut-de-chausse, et brandissant fiĂšrement sa virilitĂ© Ă la face du guerrier dĂ©moniaque, lança :
ââŻTiens ducon, suce ma bite !
Le cavalier noir dĂ©clina sans surprise cette invitation, et le groupe reprit donc sa marche, remontant le ruisseau bondissant parmi les boules de granite moussues. Dâimmenses sĂ©quoias poussaient sur la colline de Grob, certains si larges quâon aurait pu y tailler un navire dâun seul tenant. Ils avaient dĂ©posĂ© sur le sol un Ă©pais tapis dâĂ©pines qui sâenfonçait mollement sous le pas, et sur lequel prospĂ©raient menus buissons, myrtilles et champignons. Ceux qui Ă©taient entrĂ©s dans la forĂȘt sous forme de zombis dessĂ©chĂ©s avaient progressivement repris leurs couleurs alors que pointaient les premiers rais de lumiĂšre solaire, le sang de nouveau irriguait leurs artĂšres et câest sans regret aucun quâils quittĂšrent la condition mort-vivante, avec toutefois une pensĂ©e charitable pour leur compagnon Clibanios, qui nâavait pas tant de chance.
Et Ă mesure quâils gravissaient la colline, la forĂȘt se faisait plus luxuriante encore, les grands arbres plus vigoureux, et on dĂ©couvrait de ci de lĂ des pierres vieilles comme le temps, idoles aux barbes de lichen dressĂ©es en mĂ©moire des elfes et des hommes de jadis. Il nâĂ©tait pas rare dâapercevoir dans les fourrĂ©s un daim curieux, un liĂšvre imprudent ou un blaireau rendu tĂ©mĂ©raire par la raretĂ© des chasses. Nul humain ne sâaventurait jamais sur la colline de Grob, qui Ă©tait territoire interdit.
Clibanios avait un luth, un instrument Ă©trange sans doute fait pour lui, Ă partir du crĂąne allongĂ© et triangulaire dâun grand animal indĂ©fini et de quelques cĂŽtes, qui sâaccordait en tournant de petits osselets. Comme les cavaliers noirs ne prĂ©sentaient plus de danger, et que les elfes de Sandunalsalennar Ă©taient sans doute au courant de leur venue, le barde se permit de sortir lâinstrument de son Ă©tui, et en tira quelques notes sâaccordant merveilleusement Ă lâharmonie qui se dĂ©gageait de la contrĂ©e. Il sâagissait dâune chanson elfe dont Sarlander connaissait les paroles, et quâil ne put sâempĂȘcher dâentonner. Bien que nos amis nây comprennent goutte, ils ne purent sâempĂȘcher dâĂȘtre Ă©mus aux larmes par la profonde nostalgie qui en Ă©manait. La voix dâor de Xyixiantâh, Ă son tour, et bien que les harmonies de son propre chant ait atteint une perfection que peu dâhumains avaient surpassĂ© dans lâhistoire de lâart, Sarlander jugea rapidement biensĂ©ant de se taire, et dâĂ©couter. La voix de la prĂȘtresse sâĂ©leva parmi la ramure, et les syllabes de la noble et ancienne langue du Beau Peuple se mĂȘlĂšrent au chant des oiseaux, des menus insectes et du vent sifflant entre les Ă©pines. Au loin furent chassĂ©s les cauchemars, les fatigues et les terreurs de la nuit lorsque sâĂ©leva la voix enchanteresse, issue dâun cĆur sincĂšre.
ââŻOh, les tarlouzes, on chante ou on avance, lĂ ?
Ghibli, seul, semblait peu sensible au charme de Xyixiantâh, qui se tut en lui lançant un regard mauvais, lâespace de trois dixiĂšme de secondes. Regard que seul le nain reçut, il prĂ©fĂ©ra ne pas insister.
ââŻQuel Ă©tait ce chant, demanda Morgoth Ă sa bien aimĂ©e ?
ââŻCâest un trĂšs ancien chant, je crois, mais je nâai pas de souvenirs bien prĂ©cis Ă ce sujet, il mâest revenu comme ça, en Ă©coutant Sarlander. Câest une chanson dâamour qui⊠pour ĂȘtre juste, qui mâa semblĂ©e adaptĂ©e Ă ma situation. Il sâagit dâune femme si Ă©prise de son amant quâelle se sent revenir au temps oĂč elle Ă©tait jeune fille.
Elle se retourna, avec ses immenses yeux gris humides parfaitement irrésistibles.
ââŻOh Xy⊠commença le sorcier, saisissant la main de lâelfe.
ââŻHum⊠fit Mark, qui Ă©tait montĂ© juste derriĂšre les deux amoureux.
ââŻEuh, oui, oui. Et ça raconte quoi exactement ?
ââŻEt bien, câest beau comme ça, la traduction en langage humain fait perdre beaucoup de lâintĂ©rĂȘt. LittĂ©ralement, ça dit quelque chose du genre « Comme une vierge, touchĂ©e pour la premiĂšre fois, comme une vieeeeeergeu, quand ton cĆur bat, prĂš-eu du mien »⊠Enfin tu vois ce que câest, une chanson dâamour, ce nâest jamais trĂšs malin quand on y rĂ©flĂ©chit.
ââŻOui, câest sĂ»r.
Ils poursuivirent leur discussion, de meilleure humeur, jusquâĂ ce quâau dĂ©tour dâun sentier, ils avisent un elfe assis nĂ©gligemment sur une grosse racine. CâĂ©tait un guerrier, un guetteur sans doute, portant un arc elfique et un glaive au fourreau noir et or. Ses longs cheveux noirs flottaient librement dans la brise, ses membres et son visage gardaient une immobilitĂ© parfaite, seuls ses yeux bleus considĂ©raient les neuf intrus, lâun aprĂšs lâautre, avec une certaine arrogance.
ââŻAlors Sarlander, voici donc les hĂ©ros de la reine. Des bruits courraient sur votre trĂ©pas.
ââŻIl sâen est fallu de peu, merci de ta sollicitude.
ââŻJe nâapprouve pas tes intentions, Sarlander, pas plus que celles de cet humain qui a lâoreille de sa majestĂ©. Toutefois, puisquâelle lâordonne, je dois vous mener Ă elle.
Monastorio, qui Ă©tait restĂ© silencieux jusquâici, prit ombrage de lâimpudence de lâelfe.
ââŻEliazel, prends garde Ă tes paroles, car si les elfes sont Ă lâabri des outrages du temps, ils sont les Ă©gaux des hommes pour ce qui est des armes.
Lâelfe ouvrit grand ses yeux et porta la main au cĂŽtĂ©, tandis que Monastorio brandissait son bĂąton, un Ă©clair de haine dans le regard. Mais la main de Sarlander sâinterposa avec force entre les deux.
ââŻPaix, le temps nâest pas au combat. Nous avons entendu tes objections, Eliazel, et quoiquâil puisse arriver par la suite, il sera dit que tu auras exprimĂ© la voix de la prudence. Escorte nous Ă Sandunalsalennar maintenant.
ââŻSoit.
Il siffla sĂšchement entre ses doigts, et vingt archers elfes sortirent des fourrĂ©s. Ils nâavaient pas fait le moindre bruit, malgrĂ© leurs armes et leurs armures de guerre. Nos hĂ©ros en furent particuliĂšrement impressionnĂ©s. Ainsi, à tous moments depuis leur arrivĂ©e dans la forĂȘt, ils auraient pu se retrouver hĂ©rissĂ©s de flĂšches avant dâavoir pu comprendre ce qui leur arrivait. Ils se mirent en marche. Les elfes, quoiquâils fussent Ă pied, nâavaient aucun mal Ă prĂ©cĂ©der la troupe des cavaliers dans la futaie qui leur Ă©tait chĂšre. Des rais de soleil perçaient maintenant par endroit la ramure selon un angle rasant, comme au travers des verts vitraux dâune cathĂ©drale.
ââŻQue Burgar me dĂ©troudeballise, bougonna Ghibli Ă lâattention de Sarlander, je rĂȘve ou ils ont tous des mailles elfiques ?
ââŻCe sont les gardes de la reine, expliqua lâelfe avec une certaine fiertĂ©. Ils portent tous la cotte de maille elfique, comme vous lâavez notĂ© si justement, ami nain, et je vous assure que la rĂ©putation de ces armures nâest pas usurpĂ©e. Leurs casques sont forgĂ©s selon les anciennes techniques des forgerons de mon peuple, de façon Ă les protĂ©ger des malĂ©fices et des esprits corrupteurs. Tous ont un poignard dâargent, ainsi quâun puissant arc elfique, Ă©quipĂ© de flĂšches de la meilleure fabrication. Mais tout ceci nâest pas le plus important, en effet la garde de la reine est un corps dâĂ©lite, qui ne compte dans ses membres que les guerriers les plus habiles et les plus courageux. MĂȘme sans ces Ă©quipements, ils seraient une redoutable force.
ââŻEn tout cas, on ne peut pas dire que notre venue dĂ©clenche des torrents dâenthousiasme.
ââŻBah, ne faites pas attention Ă Eliazel. Câest un guerrier valeureux et fidĂšle, et câest le capitaine des gardes de la reine, mais il se laisse parfois emporter par ses sentiments. Je soupçonne quâil parle ainsi par jalousie, voilĂ tout.
ââŻJalousie ?
ââŻCâest un ancien amant. Ah, mais je vois que nous arrivons !
ââŻBeuh ?
Eliazel fit un geste de la main, et aussitĂŽt un frĂ©missement parcourut la nature. Une brise soudaine se leva, emportant des tourbillons de feuilles mortes jusquâau sommet des arbres, et soudain, Ă quelques pas seulement, ils virent une muraille stupĂ©fiante. Elle Ă©tait apparue, surgie de nulle part, dissimulĂ©e sans doute par quelque magie de la nature, malgrĂ© sa hauteur peu commune. Sa surface Ă©tait des plus Ă©tranges, faite de troncs dâarbres entrelacĂ©s, des arbres vivants qui nâavaient pas Ă©tĂ© amenĂ©s lĂ , mais qui y avaient poussĂ© en une longue rangĂ©e. Leurs branches sâemmĂȘlaient inextricablement, ne laissant aucune brĂšche visible, jusquâau sommet situĂ© Ă quinze hauteurs dâhomme oĂč, sans difficultĂ© apparente, des guerriers elfes patrouillaient parmi la ramure Ă©paisse, comme dans un chemin de ronde. Ils pĂ©nĂ©trĂšrent dans la citĂ© par une porte assez large pour trois chevaux et formant une voĂ»te aux deux tiers de la hauteur totale. Les elfes qui la gardaient la refermĂšrent aussitĂŽt, par deux panneaux de bronze plus Ă©pais quâeux-mĂȘmes. Les visiteurs eurent alors le loisir dâapprĂ©cier lâĂ©paisseur de la muraille, une vingtaine de pas au bas mot, tant et si bien quâaprĂšs la porte, le passage formait comme un tunnel. Lorsquâils en Ă©mergĂšrent, la premiĂšre chose qui les frappa fut la tiĂ©deur qui rĂ©gnait en ces lieux, et qui contrastait agrĂ©ablement avec le climat dĂ©jĂ hivernal de la contrĂ©e. Puis, leurs yeux dĂ©couvrirent Sandunalsalennar.
De ci de lĂ , au bord dâallĂ©es au cours capricieux, poussaient des arbres aux formes contournĂ©es, qui devaient autant aux dĂ©sirs des habitants des lieux quâaux caprices de la nature. Au creux de troncs disjoints, Ă©vasĂ©s ou expansĂ©s, sur dâimmenses branches aplaties, ou bien en altitude, aux croisements de bois inclinĂ©s, les elfes avaient amĂ©nagĂ© leurs demeures vĂ©gĂ©tales, soumettant Ă leurs dĂ©sirs la croissance des tissus ligneux. Ces constructions, pour autant quâon puisse les appeler ainsi, avaient dĂ» demander pour chacune des siĂšcles dâefforts. Des escaliers creusĂ©s dans lâĂ©corce, ou bien dressĂ©s hardiment entre deux supports en dâĂ©lĂ©gantes courbes, permettaient de rejoindre le rĂ©seau des balcons, passerelles et coursives qui semblait emplir lâespace de la citĂ©, telle la toile de quelque insecte dĂ©sordonnĂ©. Nombre de ces merveilles dâarchitecture Ă©taient gravĂ©es de reprĂ©sentations habiles et minimalistes, ou bien de lignes ondulĂ©es de cette merveilleuse Ă©criture des elfes, dont bien peu dâhommes parvenaient jamais Ă maĂźtriser les complexes inflexions. Ă tous niveaux, des elfes vaquaient paisiblement Ă leurs occupations et songes, certains sâĂ©taient toutefois arrĂȘtĂ©s, curieux et pour certains un peu effrayĂ©s, pour dĂ©visager les nouveaux arrivants. Les longues branches sommitales recouvraient lâensemble de la ville dâun dense rĂ©seau, servant au dĂ©placement, Ă la dĂ©fense contre les ennemis aĂ©riens et Ă la rĂ©cupĂ©ration des eaux de pluie. Des nuĂ©es dâoiseaux y trouvaient aussi Ă nicher, parmi lesquels certains Ă©taient si grands quâils pouvaient sans peine porter un elfe sur leur dos. BĂ©ant Ă loisir, les nouveaux arrivants eurent tout le temps dâadmirer les mille petits dĂ©tails mystĂ©rieux et charmants de la grande citĂ©, les petites tresses de papier pendant aux fenĂȘtres, les mobiles de bois aux formes surprenantes et aux significations obscures, les statues de pierre Ă©rodĂ©es bornant les carrefours oĂč elfes et animaux se poursuivaient en des jeux innocents. En cette heure matinale, profitant du chant des oiseaux, plus dâun pratiquait la musique dans les habitations, et les rires insouciants se mĂȘlaient aux notes pures des harpes et des flĂ»tes, et aux voix des chanteurs.
Ils arrivĂšrent alors Ă une grande place, dont le centre Ă©tait occupĂ© par le plus grand arbre quâils aient jamais vu. Il devait sâagir de quelque chĂȘne plusieurs fois millĂ©naires, dont le tronc fort et droit sâĂ©levait Ă des altitudes considĂ©rables. Ă lâinstar des autres vĂ©gĂ©taux Ă feuilles caduques de la citĂ©, il Ă©tait encore vert malgrĂ© lâhiver, et il ne semblait pas quâil dusse perdre sa parure de toute la saison. Ă sa base, le tronc Ă©pais dâune trentaine de pas se perdait dans un fouillis de mottes et de racines apparentes formant des boucles dont quelques unes Ă©taient sculptĂ©es. Des menhirs moussus ornĂ©s de runes semblaient avoir poussĂ© dans ce chaos, et des guirlandes de fleurs et des bols dâoffrandes posĂ©s sur tout le pourtour attestaient dâun culte que lâon rendait rĂ©guliĂšrement au puissant vĂ©gĂ©tal dont, notĂšrent-ils, la ramure Ă©tait vierge de toute construction.
On orienta la troupe vers un bĂątiment construit Ă ras de terre, en bordure de la place, et qui sâavĂ©ra ĂȘtre une Ă©curie oĂč ils furent invitĂ©s Ă laisser leurs montures. Puis ils revinrent Ă pieds sur leurs pas oĂč ils purent derechef contempler le grand arbre tandis quâils le contournaient. Plusieurs dizaines dâelfes des deux sexes sâĂ©taient massĂ©s lĂ et discutaient en les regardant, et il nâĂ©tait pas difficile de deviner quel sujet alimentait leur conversation. Câest quâils faisaient forte impression, en particulier Mark qui, revĂȘtu de sa terrible armure suintant de brume malĂ©fique, attisait les curiositĂ©s, surtout les fĂ©minines.
Ils continuĂšrent Ă remonter dans les rues de la citĂ© lĂ©gendaire des elfes, le nez en lâair, et notĂšrent que de ci de lĂ , les arbres laissaient place Ă des constructions de pierre, plus proches de ce que lâhomme construisait ou, pour ĂȘtre plus juste, dâune telle habiletĂ© et dâune telle finesse que les constructions humaines ne semblaient en ĂȘtre quâun Ă©cho dĂ©formĂ© et malhabile. Ces structures minĂ©rales ne cĂ©daient en rien Ă leurs vertes voisines, arborant des parures de vitraux, des murs de cĂ©ramiques et des moucharabiehs de bronze et de cuivre au lieu de mousses, feuilles et champignons, sâoffrant juste le luxe, parfois, dâun rideau de lierre.
Ils dĂ©bouchĂšrent alors sur une esplanade semĂ©e de menus buissons entretenus dans un savant chaos et de menus Ă©difices de pierre, commĂ©morant sans doute de nobles elfes ou de hauts faits du passĂ©. De lâautre cĂŽtĂ© se trouvait ce qui de prime abord passait pour un large et haut bosquet, dont on ne voyait que la parure de feuilles dâun vert incroyablement profond, tanguant dans le vent avec une lenteur surnaturelle.
ââŻVoici le palais de la reine, dit Sarlander Ă lâattention des nouveaux venus, dâun ton strictement informatif.
ââŻJe vais vous annoncer, lĂącha Eliazel dâun ton contenu, au travers duquel perçait nĂ©anmoins une irritation que Morgoth attribua Ă lâagacement de voir des non-elfes venir fouler ce domaine sacrĂ©.
ââŻQuelle splendeur, sâextasia tout haut le jeune sorcier.
ââŻOui, si on veut, rĂ©pondit Sarlander. Je suppose que Sandunalsalennar a pour vous le charme de lâexotisme le plus Ă©chevelĂ©.
ââŻNâest-ce donc pas le plus bel endroit de lâunivers ?
ââŻEliazel vous a fait passer par les beaux quartiers pour vous Ă©pater, Ă©videmment. Aux touristes, on fait rarement visiter les squats de la citĂ© basse et les banlieues Ă problĂšme au nord de la ville.
ââŻOh. Et toi Xy, cet endroit Ă©veille-t-il en toi des souvenirs familiers ? Ta mĂ©moire te revient-elle ?
ââŻMaintenant que tu le dis, il me semble bien⊠je suis Ă peu prĂšs certaineâŠ
Lâelfe observait le voisinage avec la plus extrĂȘme attention.
ââŻOui ?
ââŻJe mettrai la main au feu que je nâai jamais mis les pieds ici.
ââŻAh, dĂ©solĂ©.
Eliazel revint et dâun signe invita la compagnie Ă entrer derriĂšre un rideau de lys blancs et jaunes. Dans un vestibule frais et humide constituĂ© autour dâun grand bassin Ă lâeau transparente, on leur fit abandonner leurs armes Ă la garde des hommes de la reine, puis il franchirent un seuil, et Ă la file, montĂšrent Ă un escalier de racines vivantes entortillĂ©es en colimaçon. Ils dĂ©bouchĂšrent alors dans la salle du trĂŽne, aux dimensions Ă©tonnement modestes, amĂ©nagĂ©e sous une voĂ»te de branches aux feuilles frĂ©missantes. Une dame de compagnie agenouillĂ©e interrompit lâair de harpe exquis quâelle interprĂ©tait, les regards de ses consĆurs convergĂšrent vers les intrus, pleins dâĂ©tonnement mais sans crainte aucune. Il nây avait aucun garde visible, le seul homme dans la piĂšce Ă©tait un noble seigneur au port digne, sans doute quelque ministre ou conseiller royal qui, penchĂ© aux cĂŽtĂ©s du trĂŽne, se faisait entendre de la souveraine.
Celle-ci, dans son trĂŽne sans ornement superflu, les mains paisiblement posĂ©es sur les accoudoirs, inspirait le respect de par sa seule prĂ©sence. Ses mouvements Ă©taient lents, presque imperceptibles. Etait-elle belle ? Sans doute, mais la majestĂ© qui Ă©manait de sa longue silhouette Ă©clipsait toute considĂ©ration triviale de cet ordre. Ses bottines de cuir, sa robe longue et Ă©troite dâĂ©toffe Ă©paisse et luisante, ses mains, sa gorge, son visage et son interminable chevelure, et jusquâĂ ses yeux mi-clos et les quelques bijoux dâargent et de diamant, tout en elle nâĂ©tait que gris, dĂ©clinĂ© en infinies nuances de teinte et dâĂ©clat. Diaphane et lisse, elle donnait lâimpression de nâĂȘtre plus tout Ă fait de ce temps ni de ce monde.
Il fallut plusieurs secondes pour quâelle considĂšre les hĂ©ros quâelle avait mandĂ©, un regard balaya lâassistance. Sa voix, douce et basse comme un murmure, parvint pourtant clairement aux oreilles de ceux qui lâĂ©coutaient.
ââŻVoici donc ceux sur qui reposent les espoirs du monde. Approchez vous de moi, mes amis.
ââŻLes signes avaient annoncĂ© que vous viendriez Ă moi, mais je me faisais une autre idĂ©e de vous. Pourtant vous ĂȘtes lĂ , au nombre de neuf, comme nous lâavions augurĂ©. Neuf est aussi le nombre de vos ennemis, sachez-le. Je vois Ă vos rĂ©actions que vous les avez dĂ©jĂ rencontrĂ©s, ai-je tort ?
ââŻNon, ma reine, rĂ©pondit Sarlander, ils Ă©taient Ă la Tombe-Helyce, neuf cavaliers noirs. Leurs pouvoirs Ă©taient immenses, et câest de peu que nous les avons devancĂ©s.
ââŻEt bien commandant Monastorio, jâaurais prĂ©fĂ©rĂ© que vous vous trompiez, mais il semble que vos sombres prĂ©dictions se rĂ©alisent.
Lâhomme au bouc, jusque lĂ discret, sâavança dâun pas vers la reine avec assurance.
ââŻLâavenir nâest pas Ă©crit, madame, mĂȘme sâil sâassombrit dans le lointain. Soyons satisfaits dâavoir Ă©tĂ© prĂ©venus du pĂ©ril, et si les dieux nous sont favorables, nous avons une chance dâĂ©viter le mal de se rĂ©pandre sur le continent.
ââŻMais de quoi parles-tu, Monastorio, demanda Sarlander ?
ââŻJe vous ai convoquĂ©s, reprit la reine, Ă la requĂȘte du commandant Monastorio, comme vous lâavez compris. Mais avant de vous exposer la situation, il faut que je mâassure de votre dĂ©vouement Ă notre cause. La mission que je compte vous confier sera une Ă©preuve comme peu dâhommes ont eu Ă en vivre. Les pĂ©rils seront sans nom, lâennemi pourra se dissimuler sous bien des masques, et vous devez savoir que les cavaliers noirs, malgrĂ© leur puissance, ne sont sans doute que ses laquais. Et mĂȘme si vous parvenez Ă remplir votre tĂąche, il est Ă craindre que plus dâun pĂ©rira de male mort sur le chemin de la victoire. Vous devez aussi savoir que votre entreprise sera de premiĂšre importance, que lâĂ©chec condamnera cette partie du monde, au moins, Ă subir le joug du mal durant une Ăšre de tĂ©nĂšbres et de tyrannie dont je ne vois pas comment nous pourrions sortir. Maintenant que voici exposĂ©e lâampleur de la tĂąche, vous devez me dire si vous y adhĂ©rez. Il sâagit dâun engagement sans pareil, du serment dâune vie, je vous demande de dĂ©vouer vos existences Ă un noble but, sans pouvoir garantir une once de gloire pour aucun dâentre vous. Et que nul ne blĂąme celui qui en restera lĂ , que nul jamais nâĂ©voque sa lĂąchetĂ©, je ne suis pas en droit dâexiger de vous une telle chose, je ne puis que vous implorer de venir Ă lâaide du monde que vous aimez.
ââŻIl va de soi, reprit Monastorio dĂšs que la reine eut fini, que je serai des vĂŽtres.
ââŻMon arc est acquis au service de la reine, posa calmement Sarlander. OĂč elle mâenvoie, je vais. Et moi seul dans la citĂ© connais les usages de lâextĂ©rieur, ayant beaucoup voyagĂ©, jâen serai donc.
ââŻBravo, tonna soudain Marken, je vous fĂ©licite de votre loyautĂ©. Tout ça est bien joli, tous ces mystĂšres, mais si vous croyez vraiment que moi, que je vais affronter ces brutes, risquer ma peau dans des batailles obscures contre des monstres dont jâignore tout, battre la lande comme un gueux des mois durant avec le ventre vide et mal aux pieds, et jouer les hĂ©ros dâopĂ©rette pour sauver le monde, et bien madame sauf votre respect, permettez moi de vous direâŠ
Un blanc colibri se posa alors sur lâĂ©paule du Chevalier Noir en un froissement dâailes, et se mit Ă lui susurrer divers gazouillis Ă lâoreille. Le visage du paladin sâamollit soudain, comme pris dâune subite lassitude.
ââŻâŠ que vous avez parfaitement raison. Jâen suis, youkaĂŻdi, joyeux compagnons.
ââŻOuais, fit Ghibli, dubitatif. Le sort du monde, câest intĂ©ressant, mais moi ce qui me passionne, câest le mien de sort. Y a-t-il quelque chose Ă gagner Ă cette histoire, Ă part lâadmiration des foules ? Non parce que moi je suis mercenaire, et du point de vue dĂ©ontologie professionnelle, si je dois risquer ma peau, majestĂ©, il va falloir allongerâŠ
La reine avait fait un mouvement du menton, et une dame de compagnie avait sorti dâun renfoncement du mur un coffret aplati long comme lâavant-bras. Un coffret dĂ©licatement ouvragĂ©, de multiples piĂšces de bois prĂ©cieux divers et variĂ©s aux couleurs arrangĂ©es avec soin. La demoiselle lâouvrit, et lâinclina pour que le nain puisse en voir le contenu. Sur fond de velours noir, une couche de pierres prĂ©cieuses Ă©paisse dâun pouce roulait et crissait. Il y avait beaucoup de diamants, mais aussi des rubis, saphirs, Ă©meraudes, tourmalines, topazes, ambres et jades sculptĂ©s plus finement quâaucun orfĂšvre humain ne le pouvait faire, ainsi que de petits bijoux mĂȘlant divers mĂ©taux, Ă lâusage inconnu mais qui ne devaient pas ĂȘtre donnĂ©s.
ââŻâŠ la ⊠thune⊠articula le nain.
ââŻVous avez raison dâaborder ce sujet, jâallais oublier que je vous dois dĂ©jĂ un modeste dĂ©dommagement. CâĂ©tait cinq cent piĂšces dâor je crois ? Cinquante ? Ah, bien, on vous comptera vos cinquante piĂšces chacun. Ceux qui accepteront la mission en recevront mille de plus pour les menus frais de la mission, et en cas de victoire, chacun recevra un coffret tel que celui ci. Avec son contenu.
Câest Ă dire, calcula Vertu, assez de richesses pour quâun conspirateur habile puisse se payer un royaume entier, idĂ©e qui balaya toutes les prĂ©ventions quâelle aurait pu avoir.
ââŻMadame, je ne saurais prĂ©juger de lâattitude de mes compagnons, mais je suis aventuriĂšre et en tant que telle, lâidĂ©e de braver le danger mâest familiĂšre, voici pourquoi vous pouvez me compter parmi la compagnie.
ââŻJâaccompagnerai Dame Vertu, dit simplement PiĂ©tĂ©, peu assurĂ©.
ââŻJe nâai rien Ă vous apporter
Que ma muse et ma pauvre lame,
Mais rien Ă perdre, aussi, Madame,
Que ma non-vie, câest peu risquer.
Et si dâaventure les hĂ©ros
Ceignaient de la gloire les lauriers,
Une ode, il faudra composer
PuissiĂš-je en ĂȘtre le hĂ©rault.
ââŻSept. Il ne reste que ce jeune sorcier et cette petite personne encapuchonnĂ©e, qui confĂšrent depuis cinq minutes. Quâavez-vous dĂ©cidĂ©Â ?
ââŻNous vous suivrons, Madame. Si lâavenir du monde le nĂ©cessite, nous ferons de notre mieux.
ââŻCette jeune dame craint-elle de se montrer ou de faire entendre sa voix ?
Sarlander fut le seul Ă remarquer la soudaine tension qui habitait la reine, Ă dĂ©celer lâaltĂ©ration dans la voix quâil connaissait, Ă voir la lĂ©gĂšre crispation des longs doigts gris sur le bois du trĂŽne. Toute lâattention de la reine grise Ă©tait maintenant fixĂ©e sur une seule personne.
ââŻJe ne me dissimule nullement, madame, dit Xyixiantâh en se dĂ©voilant.
Morgoth avait maintenant lâhabitude des curieuses rĂ©actions que cela produisait sur ceux qui nâĂ©taient pas prĂ©venus de la grande beautĂ© de lâelfe, il fut nĂ©anmoins surpris de voir la reine grise, jusque lĂ si placide, bondir hors de son trĂŽne, en proie Ă une vive Ă©motion. Si les elfes Ă©taient ordinairement plus chĂ©tifs que les humains, leur souveraine, que ce soit par le fait de lâĂąge ou de son ascendance, atteignait presque les deux mĂštres de haut, taille prodigieuse selon les critĂšres de sa race. Sans plus prĂȘter attention au reste de lâassemblĂ©e, elle traversa la piĂšce et prit la jeune compagne du sorcier par les Ă©paules.
ââŻMilzaĂŻa, est-ce toi, ou sont-ce mes yeux encore qui me trompent ? Jâai attendu ton retour tant dâannĂ©esâŠ
ââŻMilzaĂŻa ? Est-ce mon nom ? Vous me connaissez donc ?
ââŻMâaurais-tu oubliĂ©e, mon amie ?
ââŻHĂ©las, lâhistoire est cruelle, souhaitez-vous lâentendre ?
ââŻJâen suis impatiente. Mais je ne crois pas utile dâennuyer nos amis avec nos vieilles histoires, aussi en discuterons-nous plus tard. Voici donc que les neuf ont acceptĂ©. Je puis maintenant vous dĂ©voiler le fin mot de lâhistoire.
Elle soupira, et reprit lentement sa place. Alors, elle prononça les paroles que sans doute, elle avait bien longtemps rĂ©pĂ©tĂ© dans sa tĂȘte.
ââŻĂ vous au moins, aventuriers, le nom de Skelos est funestement familier. Les millĂ©naires ont passĂ©, mais ni dans le souvenir des elfes, ni mĂȘme dans celui des humains, lâempire de Skelos ne sâest totalement effacĂ©. Etait-il dĂ©mon ? Etait-il dragon ? Etait-il le chĂątiment infligĂ© par les dieux aĂźnĂ©s ? Nul ne connut jamais le dĂ©tail de son avĂšnement, mais tous ceux qui ont vĂ©cu les siĂšcles de servitude et dâhorreur, tous ceux qui ont subi le meurtre, la torture et la mutilation dans les cachots de son Antre Maudit, les peuples qui ont disparu et ceux qui lui ont survĂ©cu, tous ceux, en somme, qui eurent le triste privilĂšge dâĂȘtre contemporains de cette Ăšre de cauchemar ont pĂąti de son pouvoir inĂ©branlable. Nombreux furent les hĂ©ros qui pĂ©rirent en lâaffrontant, lui ou ses serviteurs perdus, certains sont encore louĂ©s, dâautres oubliĂ©s. Vous le savez sans doute, il fut finalement vaincu au cours de deux hĂ©roĂŻques batailles, et pĂ©rit dans la chute de sa citadelle de Narthur, alors quâil tentait de rejoindre son antre pour rĂ©gĂ©nĂ©rer ses forces. Or le mal Ă©tait si puissant en Skelos quâil corrompait tout ce quâil touchait, que tout ce qui Ă©manait de lui, tout ce quâil concevait, en Ă©tait profondĂ©ment et irrĂ©mĂ©diablement marquĂ©. Câest ainsi quâaprĂšs la chute du tyran, ses capitaines et ses disciples continuĂšrent Ă faire rĂ©gner la terreur dans le monde, usant des multiples sortilĂšges et artefacts laissĂ©s Ă leur intention par le MaĂźtre dĂ©chu. La bĂȘte Ă©tait morte, mais pas son venin, et il fallut des siĂšcles de lutte incessante pour que les peuples libres se dĂ©barrassent de lâhĂ©ritage maudit. Puis, le calme revint, peu Ă peu, et gĂ©nĂ©ration aprĂšs gĂ©nĂ©ration, les manifestations du mal absolu se firent de plus en plus rares. Plus rien ne subsiste de cette lointaine Ă©poque, les malĂ©dictions ont sombrĂ© dans lâoubli, les citadelles sont tombĂ©es en poussiĂšre, les armes ensorcelĂ©es ont Ă©tĂ© brisĂ©es ou fondues. Tout cela est trĂšs bien.
ââŻCâest rigolo, intervint Mark, mais jâai la prĂ©monition que vous allez nous annoncer quâil est restĂ© quelque chose, pas vrai ? Câest sans doute mes pouvoirs de paladinâŠ
ââŻHum⊠Et bien, vous avez devinĂ© juste. Le commandant Monastorio est venu me trouver voici plusieurs mois pour me raconter une histoire prĂ©occupante et me demander son aide. Vous ĂȘtes mieux placĂ© que moi, je crois que je vais vous laisser parler mon ami.
ââŻMerci, madame. Cette histoire est celle de mon pĂšre. Dans sa jeunesse, il avait fait partie de la garde personnelle dâun puissant magicien qui disait sâappeler Thargol. Ensemble, ils avaient sillonnĂ© les contrĂ©es voisines de la mer Kaltienne. Jamais mon pĂšre ni aucun des autres hommes de la garde ne sut exactement ce que cherchait Thargol, et du reste ils Ă©taient assez bien payĂ©s pour ne pas poser de question, mais il mettait dans sa quĂȘte une ardeur de fanatique. Ils ont fouillĂ© les temples anciens, les ruines cyclopĂ©ennes de chĂąteaux sans seigneurs, les cimetiĂšres que plus personne ne visitait depuis des siĂšcles, et jusquâen orient, les tunnels de lâAntre Maudit de Skelos. Toutefois, câest dans le dĂ©sert bien plus au sud que la quĂȘte de Thargol prit fin. LĂ , mon pĂšre vit le sorcier faire lever une tempĂȘte Ă©pouvantable et, lorsque des heures plus tard le vent retomba, il vit quâune immense dune sâĂ©tait volatilisĂ©e, et quâĂ la place Ă©tait apparue une citĂ©, mais oui, une ancienne citĂ© engloutie dans les sables, presque intacte Ă ce quâil mâen a dit. Le sorcier y avait pĂ©nĂ©trĂ©, ayant donnĂ© consigne Ă son escorte de lâattendre Ă lâentrĂ©e, il y Ă©tait restĂ© presque toute une journĂ©e avant de ressortir en courant, une expression dâintense exaltation sur le visage. Mon pĂšre en fut trĂšs frappĂ©, jamais, me racontait-il, nâavait il vu un homme si heureux. SĂ©ance tenante, ils tournĂšrent les talons et rentrĂšrent jusquâau port Balnais de DhĂ©brox, la citĂ© des mages. Pendant le voyage du retour, le sorcier Thargol fut pris du mal de mer, et prit une potion qui le fit sombrer dans un profond sommeil. Il se trouve que ce soir lĂ , câĂ©tait mon pĂšre qui assurait la garde de sa chambre, et comme il Ă©tait de nature curieuse, il dĂ©cida de dĂ©couvrir pour quelle raison il avait risquĂ© sa vie, il fouilla donc dans les affaires du mage. Il ne trouva rien de bien extraordinaire chez un homme de cette profession, hormis une petite bourse noire, parfaitement insignifiante, que son patron avait laissĂ© dans sa botte. Il lâouvrit avec prĂ©caution, et en sortit un anneau, un simple anneau Ă peine assez large pour ĂȘtre passĂ© Ă un doigt, fait de trois tresses de cuivre, dâor et dâargent entrelacĂ©es.
ââŻMildiou de mauvais vin ! Sâexclama Morgoth, sur le coup de la surprise.
ââŻJe vois que notre jeune ami a retenu les leçons quâon lui a donnĂ© en classe Ă propos des objets magiques lĂ©gendaires.
ââŻOui, et si câest ce que je crois, nous sommes effectivement dans une situation⊠Peu importe, poursuivez, je vous prie.
ââŻBref, mon pĂšre Ă©tait un homme sans fortune ni Ă©ducation, mais il Ă©tait prudent et malin, et dotĂ© dâune grande intuition. DĂšs quâil sortit lâanneau de sa bourse, il ressentit, ce sont ses propres mots, les vrilles du mal pĂ©nĂ©trer son Ăąme. Quelque chose Ă©tait dans lâanneau, quelque chose qui avait longtemps dormi parmi les sables et qui sâĂ©tait Ă©veillĂ© depuis peu Ă la conscience, une volontĂ© supĂ©rieure et malĂ©fique. Il sut tout de suite que lâanneau devait regagner sa bourse, sans quoi il serait Ă jamais perdu. Ce fut, Ă ce quâil mâen a dit, lâacte le plus difficile quâil eut jamais Ă accomplir, mais il y parvint finalement. EpuisĂ© par tant dâeffort, il remit la chambre en place et, par la suite, ne chercha plus jamais Ă sâapprocher de lâanneau malĂ©fique. Une fois arrivĂ© Ă DhĂ©brox, il quitta ses compagnons Ă jamais et, sans attendre, prit le premier bateau en partance pour la Malachie, son pays, sans doute pour mettre un bon bout de mer entre lui et lâobjet honni. Mon pĂšre Ă©tait un homme dâorigine modeste, sans grande Ă©ducation, mais lâaventure quâil avait vĂ©cue lui avait assoupli lâesprit, lâavait rendu riche et lui avait procurĂ© lâamitiĂ© de quelques puissants personnages, aussi put-il sâinstaller comme nĂ©gociant et prospĂ©rer tout Ă loisir. Mais bien quâil fut accaparĂ© par ses affaires, il ne se passait pas une journĂ©e sans quâil ne repensĂąt Ă lâanneau, lâanneau malĂ©fique dont il revoyait lâimage chaque soir lorsquâil fermait les yeux. Il eut deux fils, mon aĂźnĂ© et moi mĂȘme, et eut les moyens de nous donner une Ă©ducation dâhonnĂȘtes gentilshommes, nous taisant lâobsession qui Ă©tait la sienne. Or lâan dernier, jâĂ©tais plongĂ© dans lâĂ©tude sâun ouvrage savant de sorcellerie, car telle est ma passion, quand venant derriĂšre moi, mon pĂšre dĂ©faillit. Il chĂ»t Ă terre, blĂȘme et hagard, mais aprĂšs que je lui ai versĂ© un verre de vin de chez nous, il reprit ses esprits. Il me montra dâun doigt tremblant la page que jâĂ©tais en train de lire, entiĂšrement recouverte par le dessin dâun anneau, celui quâil avait vu, trente ans plus tĂŽt, sur ce navire cinglant vers DhĂ©brox, et que jamais il nâavait pu oublier. CâĂ©tait lâAnneau dâAnĂ©antissement.
Monastorio se tut un instant pour jauger les réactions de ses compagnons. Seul Morgoth, par son abattement, semblait se rendre compte de la gravité de la situation. Puis, Clibanios tira quelques notes sinistres de son instrument.
Viendront les temps oĂč mon anneau
Seul témoignera de ma puissante stature.
Le Seigneur du Fléau.
Quand lâAnneau verra la lumiĂšre
NaĂźtra en Occident un ĂȘtre au cĆur impur.
Le Seigneur de MisĂšre.
Il sera le sorcier-démon,
BrĂ»lez forĂȘts, tremblez montagnes, tombez les murs.
Le Seigneur des FĂ©lons.
Lançant devant lui ses armées
Il portera partout le mal et la souillure.
Le Seigneur Décharné.
Et mĂȘme les hĂ©ros les plus grands
Périront de Sa main, laissés sans sépulture.
Le Seigneur des Tyrans.
MaĂźtre du temps, gardien des Portes,
HĂ©ritier de mon domaine de pourriture.
Le Seigneur sans escorte.
Pleurez, criez quand paraĂźtront
Ensemble deux Ă©toiles, le masque et la fĂȘlure
LâAnneau et le DĂ©mon.
ââŻTelle est en effet la prophĂ©tie, commenta gravement Monastorio.
Mais Marken ne sâĂ©tait pas laissĂ© impressionner par ces vers terribles.
ââŻLa prophĂ©tie, la prophĂ©tie⊠Moi aussi je peux tâen balancer des radotages de vieilles folles qui parlent de fin du monde et de cieux qui sâouvrent pour dĂ©verser des flots de sang et de feu. Si jâavais reçu dix piastres Ă chaque fois quâon mâa contĂ© de telles fadaisesâŠ
ââŻCâest ce qui est Ă©crit dans le Livre de Skelos.
ââŻIl y a Ă©crit pas mal de conneries dans le Livre de Skelos, les deux tiers ont Ă©tĂ© pondus par des ermites cinglĂ©s sous lâinfluence de substances illicites, tout le monde sait ça.
- Câest ce qui est Ă©crit en gros, en rouge et en soulignĂ© trois fois, et ces paroles sont rĂ©putĂ©es avoir Ă©tĂ© profĂ©rĂ©es par Skelos lui-mĂȘme. Il y avait des tĂ©moins.
ââŻOuais, ouais, ouh le vilain Skelos. Et il a quels pouvoirs cet anneau, Ă part effrayer les gens crĂ©dules ?
ââŻCe nâest pas trĂšs clair dans les Ă©critsâŠ
ââŻTu mâĂ©tonnes.
ââŻJe crois, prĂ©cisa Morgoth, quâil y a un paragraphe Ă ce sujet dans les Normes Donjonniques.
ââŻCâest exact, je vois que nous avons affaire Ă un Ă©rudit. Câest dans une annexe peu connue, en effet. Lâanneau est dĂ©crit comme un « Ring of the Evil Demigod » ce qui, traduit de lâEnochien ArchaĂŻque, signifie Ă peu prĂšs « Anneau du demi-dieu malĂ©fique ». LĂ encore, ses pouvoirs prĂ©cis ne sont pas dĂ©crits, lâessentiel de lâarticle est constituĂ© de mises en garde et de prĂ©cautions Ă prendre si jamais on tombe sur lâobjet. En revanche, dans le Codex Demonicus et Demoniculibus de Rabno Van Kulen, on trouve si on sait lire un passage bien plus intĂ©ressant, peut-ĂȘtre lâavez vous lu ?
ââŻMais oui, je me souviens maintenant quâil en Ă©tait fait mention Ă propos de la chute deâŠ
ââŻEuh, dites moi les universitaires, si on poursuivait lĂ âŠ
ââŻOui, bien. Donc, aprĂšs avoir identifiĂ© formellement lâAnneau dâAnĂ©antissement, jâai fait de longues recherches Ă son sujet. Jâai du laisser mon pĂšre, bien vieux et fatiguĂ©, ainsi que mon frĂšre qui sâoccupait des affaires de la famille, et je suis parti Ă mon tour Ă la recherche dâinformations sur le devenir de lâAnneau. Jâai tĂąchĂ© dâĂȘtre discret, mais sans doute ne lâai-je pas Ă©tĂ© suffisamment, car un jour, jâai trouvĂ© sur mon chemin lâun de ces cavaliers noirs, auquel je nâai Ă©chappĂ© que dâextrĂȘme justesse.
ââŻLes KhazbĂ»rns ! Sâexclama Ghibli.
ââŻLes quoi ? Sâenquit Xy.
ââŻKhazbĂ»rns. Câest de lâargot nain, ça signifie « ennui rĂ©current qui te pourrit la vie avec une constance irritante ». Poursuis, humain.
ââŻOh, il nây a plus grand chose Ă en dire, si ce nâest que mon chemin a croisĂ© Ă plusieurs reprises celui de ces⊠KhazbĂ»rns. Un nom qui leur sied, Ă la vĂ©ritĂ©. DâaprĂšs ce que jâai pu reconstituer, leur activitĂ© a commencĂ© voici deux ans au pays de Gunt, et câest toujours la mĂȘme histoire. En tous lieux, ils poursuivent les sorciers les plus puissants, les plus prometteurs, et la nuit venue, ils les assassinent sans pitiĂ©, ni Ă©gard pour les innocents alentour. Câest partout le mĂȘme carnage.
ââŻMais ils nâont peut ĂȘtre rien Ă voir avec lâanneau ? Hasarda Morgoth avec espoir.
ââŻCâest Ă espĂ©rer en effet, mais le fait que les neuf cavaliers rĂŽdent ensemble autour de la Colline de Grob au moment mĂȘme oĂč nous nous prĂ©parons Ă agir est fort prĂ©occupant, je doute quâil sâagisse dâun hasard.
ââŻHinhin. Et, notre travail, ça consiste en quoi au juste ?
La reine reprit alors la parole.
ââŻRetrouvez lâAnneau. Prenez-le Ă celui qui le possĂšde, retrouvez-le avant ce sorcier-dĂ©mon de la prophĂ©tie. Lorsque vous lâaurez, dĂ©truisez-le sur place sans attendre, ou si vous nây parvenez pas, ramenez-le moi.
ââŻJâai dĂ©jĂ une piste, prĂ©cisa Monastorio. Un ancien compagnon de mon pĂšre avec qui jâavais pris contact par lettre, et qui vit Ă Baentcher. Il avait lâoreille du sorcier Thargol, câĂ©tait son homme de confiance, si quelquâun sait quelque chose sur le devenir de lâanneau, câest lui.
ââŻBien, fit Vertu. Nous avons un but, des ennemis, et une rĂ©compense. Je pense que tout est rĂ©uni pour une belle aventure, Ă la vĂ©ritĂ©. Je suggĂšre que nous nous retirions, afin de laisser la reine Ă ses affaires, car je suppose que votre majestĂ© a dâautres soucis en tĂȘte que nos radotages dâaventuriers.
ââŻVous pouvez vous retirer, concĂ©da la souveraine. Vous ĂȘtes libres dâaller et venir au sein de ma citĂ©, comme nâimporte quel citoyen de Sandunalsalennar. Amusez-vous, reposez-vous, les Ă©preuves qui vous attendent seront rudes. Nous tĂącherons de rendre votre sĂ©jour parmi nous aussi agrĂ©able que possible.
ââŻOuais madame, et puisque vous nous y invitez, on va foutre un bordel de tous les dieux, assura Ghibli. Pour ça, on ne craint personne, pas vrai les gars !
Le reste de la troupe tĂącha de ne pas se formaliser de lâenthousiasme dĂ©placĂ© du nain, et sâapprĂȘta Ă prendre congĂ©.
ââŻOh, jeune filleâŠ
ââŻMoi madame ? Fit Xy en se dĂ©signant de lâindex.
ââŻPouvez-vous rester un instant, je souhaiterai vous entretenir quelques instants en privĂ©.
La reine grise attendit que les huit compagnons se fussent Ă©loignĂ©s, puis elle congĂ©dia Ă leur tour ministre, gardes et dames de compagnie. Lorsquâelle fut seule avec Xyixiantâh, elle la mena jusquâĂ un balcon qui surplombait la citĂ©.
ââŻJe suis Ă©tonnĂ©e, MilzaĂŻa, et blessĂ©e aussi, je le concĂšde. Pourquoi agis-tu avec moi comme avec une Ă©trangĂšre ?
ââŻHĂ©las madame, je suis toute disposĂ©e Ă croire que nous soyons proches, mais je nâen ai aucun souvenir. Je suis au regret de vous causer des tourments, mais croyez que câest Ă mon insu. Voici peu de semaines, jâai Ă©tĂ© trouvĂ©e en proie Ă une torpeur de plus dâun siĂšcle, et Ă©veillĂ©e Ă la vie par mes compagnons que vous avez vus, mais jâĂ©tais vierge de tout souvenir de ma vie passĂ©e. Jâignore qui je suis, ne me souvenant pas mĂȘme de mon nom. Mes amis mâayant trouvĂ© prĂšs dâune plaque de mĂ©tal gravĂ©e au nom de Xyixiantâh, ils ont supposĂ© que câĂ©tait le mien. Mais si vous mâavez connu sous un autre nom, je serai ravie de le reprendre.
ââŻXyixiantâh dis tu ? Le destin est ironique⊠Mais oui, câest bien ton nom, bien plus que MilzaĂŻa en vĂ©ritĂ©.Â
ââŻJâai donc plusieurs noms ?
ââŻLes gens du commun se contentent dâun seul. Tu as tout oubliĂ© dis-tu ? Oui, tout ceci me revient maintenant. OĂč tâa-t-on trouvĂ©e ? Raconte moi les circonstances.
ââŻJâĂ©tais dans une sorte de machine mĂ©tallique, enfermĂ©e et prĂ©servĂ©e du temps, sous la garde dâun monstre hideux, appelĂ© le DivisĂ©. CâĂ©tait, dâaprĂšs Morgoth, un sorcier en quĂȘte dâimmortalitĂ©, qui avait cherchĂ© Ă me soustraire la mienne, et dont les ambitions avaient connu un Ă©chec cruel. AprĂšs que mes compagnons lâeurent tuĂ©, les Ăąmes quâil retenait prisonnier furent libĂ©rĂ©es, et en particulier la mienne, qui revint dans mon corps, mais hĂ©las sans mes souvenirs. Mais je vous ai trouvĂ©e, madame, câĂ©tait inespĂ©rĂ©. Qui Ă©tais-je ? Une prĂȘtresse de Melki, je crois ?
ââŻMelki ? Ah oui, câest le nom que les humains donnent Ă la bienveillante YeshmilaĂŻ. Tu Ă©tais, en effet, sa prĂȘtresse.
ââŻMerveilleux ! Ainsi, ils avaient devinĂ© juste. Ai-je des parents, des amis encore vivants ? Qui suis-je, ma reine, je vous en conjure, dites moi tout !
La reine grise plongea un instant son regard dans celui, ardent, de Xyixiantâh, et soupira de lassitude.
ââŻOui, je pourrais vous en dire beaucoup sur vous mĂȘme et votre histoire, bien quâelle me soit en partie inconnue. HĂ©las, je ne puis vous en rĂ©vĂ©ler davantage sans rompre le serment que je fis jadis Ă une amie trĂšs chĂšre. Je garderai donc le silence, Ă regret.
ââŻMais⊠je vous en conjure, vous ne pouvez me laisser ainsi dans lâignorance ! Qui est donc cette amie trĂšs chĂšre qui tient tant Ă me tourmenter de la sorte ? Pourquoi ?
ââŻElle avait ses raisons, que je comprends. Mais pour que vous ne vous nâayez pas trop mauvaise opinion de moi, et que vous ne vous croyiez pas une nouvelle ennemie, je puis vous rĂ©vĂ©ler lâidentitĂ© de cette amie qui mâa fait jurer de garder le secret. Câest vous mĂȘme. Vous qui avez cherchĂ© lâoubli, naguĂšre, et il semble que vous lâayez trouvĂ©. Vous mâavez demandĂ© de prĂȘter serment de vous taire Ă jamais les raisons de votre plan sâil Ă©tait couronnĂ© de succĂšs, ce que je fis bien que je dĂ©sapprouvĂąt le projet. Vous fĂ»tes mon amie, douce MilzaĂŻa, et lâĂȘtes encore, je ne puis trahir votre confiance en vous apprenant les circonstances de votre oubli. Rejoignez vos compagnons, maintenant, et ne vous tracassez plus pour ces questions.
Il faut ĂȘtre totalement retors pour se faire effacer volontairement la mĂ©moire, se dit Xyixiantâh lorsquâelle fut sortie du palais. Je suis donc un ĂȘtre retors.
La rencontre avec la reine grise ne lui avait pas apportĂ© beaucoup de progrĂšs dans sa quĂȘte personnelle, aussi tourna-t-elle cent fois dans sa tĂȘte le problĂšme et les maigres Ă©lĂ©ments quâelle en connaissait. Quelles terribles circonstances lâavaient-elles poussĂ©e Ă de telles extrĂ©mitĂ©s ? Elle redoutait de ne jamais retrouver ses souvenirs, mais redoutait tout autant de dĂ©couvrir sa vraie nature. Perplexe, elle avança Ă vive allure dans les rues de Sandunalsalennar, emplies dĂ©jĂ des senteurs dĂ©licieuses du repas de midi quâon prĂ©parait un peu partout. La faim qui la tenaillait la distrait alors de ses pensĂ©es.
Elle nâeut aucun mal Ă retrouver ses compagnons, qui nâĂ©taient guĂšre discrets et avaient attirĂ© lâattention de toute la ville. RĂ©unis sur une place au bord dâun plan dâeau alimentĂ© par une belle source claire, assis en rond autour dâun foyer, ils festoyaient de la provende que leur avait octroyĂ© la reine, par le truchement de ses agents. Il y avait toutes sortes de petits pains, aux noix, aux fruits secs, aux herbes, aux racines amĂšres, de grands pains ronds Ă la croĂ»te Ă©paisse oĂč, une fois coupĂ©s en deux, on coulait une soupe brĂ»lante et Ă©paisse qui se mĂȘlait Ă la mie pour former une pĂąte savoureuse, des galettes grillĂ©es, croustillantes et souples en bouche, des viennoiseries et pĂątisseries de multiples sortes, des friandises tendres et si sucrĂ©es que vos dents semblaient fondre en quelques instants, et pour arroser tout ça, des liqueurs, vins et cidres aromatisĂ©s qui nâavaient rien de commun avec les grossiĂšres boissons servies dans les tavernes de Banvars. Clibanios, qui nâavait que faire de tout ce ceci, jouait un petit air lĂ©ger et sans paroles, pour accompagner la digestion et complaire aux elfes curieux qui sâĂ©taient amassĂ©s alentour.
Xy ne tut rien Ă ses compagnons de ce que lui avait dit la reine. On expliqua Ă ceux qui lâignoraient lâorigine de la prĂȘtresse et son problĂšme, qui souleva des soupirs compatissants. Mais nul ne trouva dâexplications convaincantes Ă lâacte singulier qui consiste Ă se faire effacer la mĂ©moire.
ââŻPeut-ĂȘtre, hasarda lâintĂ©ressĂ©e dâune voix tremblante, suis-je un ĂȘtre immonde et meurtrier, dont les actes mâont fait si honte que jâai prĂ©fĂ©rĂ© lâoublier.
ââŻSois sans crainte, la rassura aussitĂŽt Morgoth, nous qui connaissons ton caractĂšre avons bien vu que tu nâĂ©tais rien de tel. Melki tâaccorderait-elle ses pouvoirs si câĂ©tait le cas ? Et crois-tu que la reine des elfes, qui te connaĂźt, se dirait ton amie ? Câest une noble personne, qui ne se prendrait certainement pas dâaffection pour un ĂȘtre mĂ©prisable.
ââŻJâespĂšre que tu as raison, je nâaimerai pas me rĂ©veiller un jour en me souvenant ĂȘtre quelquâun dont jâaurais honte. Tiens, mais que se passe-t-il ? OĂč vont-ils tous comme ça ?
Les elfes en effet commençaient Ă quitter lâendroit sans hĂąte, par petits groupes discutant vivement.
ââŻOn va leur demander. HolĂ Â !
Sarlander interpella un de ses concitoyens, qui lui répondit dans sa langue chantante. Une certaine lassitude ne manqua pas de se peindre sur ses traits.
ââŻJe me souviens maintenant, il y a un grand concours de tir Ă lâarc.
ââŻAh chic, fit Xy, ça nous changera les idĂ©esâŻ!
ââŻVous voulez y assister ? Bon, si ça vous amuse.
ââŻOn dit que les archers elfes sont les plus habiles du monde, dit PiĂ©tĂ© avec intĂ©rĂȘt. Dame Vertu, nâĂȘtes-vous pas impatiente de les voir Ă lâĆuvre ?
ââŻSi, si⊠jâaurais prĂ©fĂ©rĂ© que nous mettions sur pied un plan dâaction, mais bon, un peu de dĂ©tente et de repos aprĂšs la nuit quâon a passĂ© ne peut pas nous faire de mal.
Ils prirent donc sans se presser le chemin du PrĂ© Festif, oĂč se tenait le tournois. En chemin, ils ne se lassĂšrent pas dâadmirer les merveilles de lâarchitecture elfique, dont les subtiles variations indiquaient en un langage secret les attributs, occupations et antĂ©cĂ©dents des occupants des lieux. Mais les rues Ă©taient largement dĂ©sertĂ©es de leurs habitants, qui sâĂ©taient pour la plupart donnĂ©s rendez-vous au spectacle. « Ces fainĂ©ants nâont manifestement rien dâautre Ă foutre de la sainte journĂ©e », commenta Sarlander avec amĂ©nitĂ©, remarque qui fit naĂźtre un grand sourire sous la barbe rousse de Ghibli. Ils Ă©taient forts nombreux et bruyants, les supporters qui se massaient sur les gradins bordant le grand prĂ© ou dans les branches des grands arbres avoisinants.
ââŻOn mâavait contĂ© que les elfes sâĂ©teignaient doucement, observa Vertu avec surprise. Lâopinion communĂ©ment rĂ©pandue est que votre race partait lentement par delĂ les mers de lâOuest, dans quelque retraite magique, et que vous nâĂ©tiez quâune poignĂ©e Ă honorer de votre prĂ©sence le continent Klistien. Mais je constate quâil nâen est rien ! Sandunalsalennar mâapparaĂźt bien plus vaste que Banvars, et maintenant je vois que sa population assemblĂ©e dĂ©passe de loin celle de sa voisine humaine.
ââŻOui, expliqua Sarlander, les humains sous-estiment gĂ©nĂ©ralement notre nombre car nous les accueillons rarement dans nos Ă©tablissements, et que peu dâentre nous sillonnent les routes du vaste monde. Cependant, il est vrai que nous dĂ©croissons lentement depuis des millĂ©naires. Sandunalsalennar est une des plus grandes citĂ©s que nous possĂ©dions, mais ne peut se comparer Ă Baentcher, Sembaris ou mĂȘme Burzwalla. Il y a une poignĂ©e de vieilles mĂ©tropoles telles que celle-ci sur le continent nordique, quelques autres sur le continent mĂ©ridional, de lointaines colonies dont nous avons peu de nouvelles en Orient et au-delĂ du NaĂŻl, mais il est vrai que la puissance des elfes est sans commune mesure avec ce quâelle a Ă©tĂ© du temps de lâEmpire dâOr.
ââŻQuelle tristesse. Et Ă quoi ce dĂ©clin est-il dû ?
ââŻBien des explications ont Ă©tĂ© avancĂ©es pour justifier notre affaiblissement, la plupart fantaisistes. On a parlĂ© de malĂ©diction, de stĂ©rilitĂ©, dâabĂątardissement de la race, de perte des valeurs morales, de corruption des mĆurs ou je ne sais quelles fadaises rĂ©actionnaires. Jâai mĂȘme parfois lu sous la plume dâauteurs mĂ©diocres et ignorants quâil fallait blĂąmer lâabus de la pratique Bardite qui tenait les mĂąles Ă©loignĂ©s de la compagnie fĂ©minine, ce qui est totalement sot, car compte tenu de notre espĂ©rance de vie, les femelles ont tout loisir de se faire fĂ©conder plus souvent quâĂ leur tour.
ââŻMais alors, dâoĂč vient cette dĂ©cadence ?
ââŻCâest difficile Ă expliquer Ă quelquâun qui nâest pas de notre race⊠voyez-vous, nous vivons selon un rythme bien diffĂ©rent du vĂŽtre, un siĂšcle est pour nous peu de chose⊠Prenez la grande barriĂšre qui ceint la citĂ©, comme vous lâavez peut-ĂȘtre compris, elle nâa pas Ă©tĂ© construite, mais en quelque sorte cultivĂ©e. Sa taille, sa forme, sa croissance ont Ă©tĂ© minutieusement planifiĂ©e par des botanistes de jadis. Mais le temps quâelle pousse jusquâĂ ses dimensions prĂ©vues, temps qui pour nous est raisonnable pour une telle entreprise, chez les hommes, des empires, des cultures entiĂšres ont Ă©mergĂ©, ont prospĂ©rĂ© puis ont sombrĂ© dans le chaos et lâoubli. Quel aurait Ă©tĂ© le destin de Sandunalsalennar si, Ă lâĂ©poque, un de ces empires humains avait levĂ© ses armĂ©es contre nous tandis que la ville Ă©tait encore sans dĂ©fense ? Ainsi ont disparu moult citĂ©s elfiques, emportĂ©es pour nâavoir pas pris la mesure des changements du monde. Durant le Cycle de Sang, nombreux furent les Premiers NĂ©s qui tombĂšrent, surpris sans armes, sans mĂȘme avoir eu vent de lâavĂšnement de Skelos. Jâajoute que si lâhumanitĂ© sâest rapidement remise de cette Ăšre de terreur, nous autres du Beau Peuple souffrons encore des pertes subies alors. Je ne puis que louer la reine grise pour son attitude ouverte et son intĂ©rĂȘt pour les problĂšmes du monde extĂ©rieur, et nous avons beaucoup de chances dâavoir une telle souveraine alors que le mal ancien rĂŽde de nouveau sur la terre, dâailleurs jeâŠ
Des piaillements lâinterrompirent, car des elfes de lâassistance sâĂ©taient assemblĂ©s autour de lui aux cris de « ShaĂŻloh, ShaĂŻloh », ce qui visiblement lâembarrassait.
ââŻQue disent-ils, sâenquit Morgoth auprĂšs de Xyixiantâh.
ââŻTraduit librement, ça veut dire quelque chose comme « flĂšche de mort ». Je suppose que câest un surnom quâon lui donne. Jâai lâimpression que tout le monde veut le voir concourir au tournoi.
ââŻSarlander doit ĂȘtre un archer Ă©mĂ©rite !
ââŻJe suis curieuse de le voir Ă lâĆuvre. Mais dis moi, Vertu, le concours est peut-ĂȘtre ouvert aux humains ! Tu nâas pas envie dâessayer ?
ââŻJâignore si ce concours de tir Ă lâarc concerne les humains, mais je suis Ă peu prĂšs certaine que les concours de bite ne regardent pas les femmes. Quâils usent leurs arcs et cassent leurs flĂšches autant que ça les amuse, je ne suis pas venue lĂ pour ça.
ââŻUne position que je ne peux que comprendre, madame.
DerriĂšre eux venait dâapparaĂźtre, fidĂšle Ă son habitude de surprendre son monde, Eliazel. Il avait quittĂ© sa cotte de maille scintillante, mais gardĂ© par devers lui son arc, comptant visiblement participer Ă la joute. Si son visage restait impassible, sa voix trahissait le grand dĂ©dain dans lequel il tenait la voleuse et ses compagnons.
ââŻPeut-on savoir en quoi ma position vous agrĂ©e tant, capitaine ?
ââŻJe ne doute pas de vos qualitĂ©s dâarchĂšre, madame, et je gage quâelles sont fort prisĂ©es par vos⊠semblables, mais jâai pour ma part Ă©tudiĂ© le noble art de lâarc et de la flĂšche depuis mon plus jeune Ăąge, mây astreignant chaque jour avec conscience et ardeur, suivant en cela lâexemple des mes pĂšres, et ce depuis une Ă©poque ou vos aĂŻeux retournaient la terre avec des bĂątons pour se nourrir des glands quâils pouvaient trouver dans lâhumus. En outre, ma race fut dotĂ©e par les dieux dâun regard plus perçant et dâune main moins tremblante, câest notoire. Ainsi, madame, vous ne pouvez en aucun cas rivaliser avec lâun des nĂŽtres, ou bien peut-ĂȘtre avec les malhabiles ou les plus jeunes. Mais compte tenu de votre anciennetĂ© ou de votre handicap, on vous laissera peut-ĂȘtre concourir dans la catĂ©gorie « premier bois », avec les enfants de moins de cinquante ans.
ââŻOK Spock, tu veux la merde, tu vas lâavoir. Je vais te montrer ce quâelle te met au cul, la race infĂ©rieure.
Et Vertu, furieuse, de sâinscrire au tournoi.
Il y avait une grosse centaine de participants. Le tir Ă lâarc Ă©tait un sport traditionnel trĂšs prisĂ© par les elfes de toutes origines, tout le monde savait ça. Un bon tiers des concurrents Ă©taient des militaires, gardes du palais ou de la citĂ©, les autres pratiquaient juste pour le sport. Les femmes nâĂ©taient pas rares, car les elfes ne pratiquent guĂšre la sĂ©grĂ©gation des genres, mais Vertu Ă©tait bien la seule reprĂ©sentante des « hommes mortels destinĂ©s au trĂ©pas », comme on les appelait ici.
Sarlander lui expliqua le principe de la joute ; il sâagissait dâune succession dâĂ©preuves diverses Ă accomplir au mieux. On pouvait Ă©chouer, et on Ă©tait Ă©liminĂ© pour les Ă©preuves suivantes, ou bien rĂ©ussir, auquel cas on rĂ©coltait un certain nombre de points en fonction de la qualitĂ© de la prestation fournie. Les points Ă©taient matĂ©rialisĂ©s par autant de petites perles de bois enfilĂ©es dĂ©licatement sur un collier (un par Ă©preuve) quâon vous remettait autour du cou. Ă la fin, le vainqueur recevait la considĂ©ration gĂ©nĂ©rale, ainsi que le trophĂ©e, qui Ă©tait aujourdâhui un superbe arc elfique chrysĂ©lĂ©phantin de Plustre.
La premiĂšre Ă©preuve dĂ©buta. Elle Ă©tait simple, il sâagissait de planter sa flĂšche dans une large planche de bois haute comme un homme, plantĂ©e verticalement Ă soixante-douze pas. Ă chaque fois que cinq concurrents Ă©taient passĂ©s, lâĂ©preuve Ă©tait interrompue quelques secondes afin quâun aide ĂŽte les flĂšches. Eliazel, qui sâĂ©tait inscrit juste aprĂšs Vertu, se trouvait donc Ă cĂŽtĂ© dâelle et la toisait dâun air narquois tandis quâelle bandait son arme. Elle plissa les yeux et encocha sa flĂšche.
ââŻPeut-ĂȘtre serait-il Ă©quitable, puisque votre vision est trouble, que jâaille vous indiquer sa position avec un grand panneau. Mais jây songe, ce serait sans doute prĂ©judiciable Ă ma propre sĂ©curitĂ©, il vaut mieux que je nâen fasse rien.
Mais il en fallait plus pour troubler lâarchĂšre, qui lĂącha son projectile et, avant mĂȘme quâil nâait atteint son but, se tourna vers Eliazel.
ââŻOh ça va, dit-elle avec un grand sourire, je crois que jâai trouvĂ© la cible, elle est juste au bout de ma flĂšche.
ââŻCertes, joliment fait compte tenu des circonstances. Bien quâil ne sâagisse que dâune Ă©preuve sans grand mĂ©rite, je ne doute pas quâĂ votre Ă©chelle, il sâagisse dâun dĂ©fi relevĂ© avec brio.
ââŻVous mâavez lâair fort en paroles, mais je ne vous ai pas encore vu tirer, câest votre tour je crois.
â Bah, ne faisons pas attendre la plĂšbe.
Lâelfe pĂ©dant visa Ă peine, et dĂ©cocha une flĂšche distraite qui suivit une trajectoire bien tendue jusquâĂ se ficher Ă une main de celle de Vertu. Les deux adversaires cessĂšrent leurs moqueries pour un temps. Quelques autres concurrents passĂšrent, puis une clameur agita la foule. CâĂ©tait au tour de Sarlander, qui visiblement jouissait dâune grande popularitĂ©. Il salua le peuple en brandissant son arc bien haut, puis se mit en devoir dâencocher une flĂšche. Alors, Vertu vit que les elfes avaient un comportement plus ou moins curieux, ceux du public tentaient de se coucher sous les bancs en une joyeuse plaisanterie, ne laissant dĂ©passer que leurs yeux, tandis que les concurrents se hĂątaient de quitter lâarĂšne pour se dissimuler en pĂ©riphĂ©rie derriĂšre les arbres.
Sarlander tendit alors son arc, puis le dĂ©tendit, le prit dans lâautre main, le retendit, le dĂ©tendit, encocha une flĂšche, le retendit. Vertu, voyant ce curieux manĂšge, ne savait Ă quel saint se vouer, mais une voix derriĂšre elle la hĂ©la. Un des concurrents lui fit signe de se baisser, ce quâelle fit juste Ă temps. La flĂšche de Sarlander fusa dans une direction tout Ă fait quelconque et avec un angle approximatif, ricocha sur un bouclier pendu Ă un arbre qui ornait la lice, traversa la zone oĂč se trouvait la tĂȘte de la voleuse deux secondes plus tĂŽt, rebondit derechef sur un des poteaux qui dĂ©limitait la zone de tir, partit bien haut en direction des cimes, coupa une mĂšche blonde dâune vestale de TheaĂŻhn la dĂ©esse des cours dâeau, qui sâĂ©tait imprudemment avancĂ©e hors de sa cachette, puis se perdit parmi les feuilles. Un instant de silence, puis quelques applaudissements. Alors, Ă lâautre bout de la lice, un pigeon embrochĂ© tomba misĂ©rablement au sol. Une dĂ©lirante ovation accueillit la prestation de Sarlander, qui sâinclina bien bas pour saluer son public ravi, avant de quitter la place. Chacun reprit alors son une attitude plus digne et les concurrents revinrent Ă leurs places.
LâĂ©preuve sâacheva lorsque les derniers concurrents eurent tirĂ©, et il advint que comme Eliazel lâavait dit, lâĂ©preuve Ă©tait des plus simples, seule une poignĂ©e dâarchers avaient ratĂ© leur cible, trahis par leur matĂ©riel ou trompĂ©s par le vent. On remit les colliers en fonction des mĂ©rites respectifs.
ââŻMais dites moi Eliazel, on dirait que jâai trois perles de bois autour du cou ! Câest le maximum pour cette Ă©preuve je crois. Oh mais, excusez moi de retourner le couteau dans la plaie, je vois que vous nâen avez que deux ! Quel dommage⊠Câest sans doute que jâai visĂ© le centre exact de la cible, alors que vous vous contentiez dâun tir imprĂ©cis, peut-ĂȘtre voudriez-vous quâaprĂšs cette affaire, je vous donne quelques cours, jâai cru remarquer que votre prise Ă©tait fĂ©brile.
ââŻMadame, vos sarcasmes ne mâatteignent pas, et vous nâentendez rien Ă ces choses. Sachez que les Ă©preuves suivantes auront des enjeux plus grands, et que ce nâest sans doute pas le point que vous venez de marquer qui nous sĂ©parera.
ââŻOui oui, on verra.
LâĂ©preuve suivante Ă©tait plus corsĂ©e. Une boule de foin dâun demi-pas de diamĂštre avait Ă©tĂ© pendue Ă une branche haute par une corde tressĂ©e de lys et de boutons dâor, de dix pas de long environ. JuchĂ© sur ladite branche, un elfe Ă©quipĂ© dâune gaffe Ă crochet faisait se balancer la boule avec une assez grande amplitude. Pour les concurrents situĂ©s Ă cinquante pas, Ă la difficultĂ© due au mouvement de la cible sâajoutait sa position, car elle oscillait Ă vingt pas au-dessus du sol, en net surplomb donc. Le but du jeu Ă©tait de placer trois flĂšches dans la boule, le plus perpendiculairement possible.
Cette Ă©preuve dura assez longtemps car peu de tireurs avaient Ă©tĂ© Ă©liminĂ©s au tour prĂ©cĂ©dent, ce qui laissa Ă nos deux ennemis le temps dâĂ©changer des amabilitĂ©s bien senties. Comme lâaffaire Ă©tait plus corsĂ©e, prĂšs de la moitiĂ© des archers furent Ă©liminĂ©s Ă lâun des trois tours de jeu. Vertu et Eliazel se comportĂšrent convenablement, rĂ©coltant chacun cinq points, un de moins que le maximum, un score que seuls trois jouteurs dĂ©passĂšrent.
La troisiĂšme Ă©preuve plut beaucoup Ă Vertu : il sâagissait de se dĂ©placer sur un long chemin de planches. Six dâentre elles, peintes de noir ou de rouge, Ă©taient reliĂ©es Ă des mĂ©canismes faisant surgir, Ă droite ou Ă gauche, des cibles de bois circulaires grandes chacune comme une tĂȘte dâhomme, et qui Ă©taient sans cela dissimulĂ©es derriĂšre six panneaux de bois fort. Lâapparition des cibles ne durait guĂšre plus de deux secondes, il fallait donc avoir de bons rĂ©flexes, et surtout, la vitesse dâexĂ©cution de lâĂ©preuve Ă©tait notĂ©e.
Vertu observa que la plupart des elfes sâarrĂȘtaient avant chacune des planches colorĂ©es, prĂ©fĂ©rant assurer leur qualification pour la phase suivante, quitte Ă perdre des points en raison du temps quâils prenaient. MalgrĂ© tout, une bonne partie dâentre eux ratĂšrent des cibles, quittant ainsi la compĂ©tition. Pour sa part, elle mĂ©prisa ces stratĂ©gies, et lorsquâelle se prĂ©senta devant le chemin de bois, elle prit une grande inspiration, saisit son arc dans sa main droite, une flĂšche dans la gauche, et sâĂ©lança aussi vite que ses jambes pouvaient la porter. Seul un archer Ă©mĂ©rite, jouissant dâune excellent coordination et dâune parfaite maĂźtrise de ses mouvements, pouvait prĂ©tendre Ă rĂ©ussir un tel exploit, et câĂ©tait exactement le cas de Vertu. Elle avait peu frĂ©quentĂ© les Ă©coles dâarcherie et ignorait les techniques savantes professĂ©es par telle ou telle tradition. Elle avait appris sur le tas, en regardant faire les autres, en essayant, en chassant, en comptant sur ses talents pour assurer sa survie, en triomphant dâadversaires plus forts quâelle. Ă ce jeu, elle avait un avantage considĂ©rables sur ceux qui nâavaient jamais quâentendu parler du danger, de la guerre et des embuscades. Elle nâavait que faire du sport, et puisque aujourdâhui sa vie nâĂ©tait pas en jeu, ce nâen Ă©tait que plus facile.
Elle parvint au bout du parcours, consciente dâavoir Ă©tĂ© plus rapide quâaucun des candidats qui lâavaient prĂ©cĂ©dĂ©, et certaine de nâavoir manquĂ© aucune cible. La vive clameur qui monta de la foule le lui confirma dâailleurs. Eliazel, piquĂ© au vif, ne pouvait pas se contenter dâune attitude mĂ©diocre, car il ne pouvait se laisser distancer aux points. Il emboĂźta le pas Ă la voleuse, et sa fiertĂ© virile aidant, se montra tout aussi brillant. Ă lui aussi, lâĂ©preuve plaisait, car il passait sa vie Ă courir les bois, câĂ©tait un homme dâaction. Et bien que la tension ait Ă©tĂ© vive et son soulagement immense dâavoir rĂ©ussi, il parvint Ă rester impassible lorsquâil rejoignit la jeune femme, qui ne fit aucun commentaire, mais esquissa un vague sourire.
Douze points pour chacun des deux concurrents, quâun seul autre rejoignit. Ils nâĂ©taient plus que trente-six. Tous les spectateurs avaient remarquĂ© Vertu.
LâĂ©preuve suivante Ă©tait dite « des melons ». Depuis la cime des arbres, on laissait choir un de ces cucurbitacĂ©es, quâune flĂšche devait traverser avant quâil ne touche le sol. Le jeu Ă©tait simple par son dispositif, mais ardu dans son dĂ©roulement, car les tireurs Ă©taient tenus Ă trente pas, et il fallait tenir compte tout Ă la fois de lâaccĂ©lĂ©ration du fruit et de la dĂ©cĂ©lĂ©ration de la flĂšche. Comme il nây avait pas de bonne ou de mauvaise façon de percer un melon, tous les archers touchant la cible reçurent les douze points de la victoire. Ces archers Ă©taient au nombre de onze, parmi lesquels Vertu et Eliazel, toujours insĂ©parables dans la dĂ©testation.
Enfin vint lâheure de la cinquiĂšme et derniĂšre Ă©preuve, dite « des cerceaux ». On monta dans les arbres placer avec une prĂ©cision millimĂ©trique huit anneaux de bronze dâun diamĂštre avoisinant la longueur dâun avant-bras, pendus chacun par quatre cordes. Vertu nota quâils formaient une belle courbe en forme de voĂ»te, et qui Ă©tait en rĂ©alitĂ© une parabole. Il sâagissait, leur expliqua-t-on, de tirer une unique flĂšche qui passerait dans les huit anneaux successivement. Les tireurs Ă©taient libres de se placer oĂč bon leur semblait et de prendre tout le temps du monde.
Le premier des concurrents, qui Ă©tait une concurrente, sâavança dans la lice et, choisissant avec soin sa position, prit lâinconfortable posture du tireur vertical. La foule Ă©tait maintenant silencieuse, les choses devenaient sĂ©rieuses. Elle dĂ©cocha son trait avec calme, il dĂ©crivit une trajectoire soignĂ©e, et traversa les cinq premiers anneaux, mais passa au-dessus des trois autres. Toutefois, lâarchĂšre sâestima satisfaite, elle venait de marquer quelques points. LâĂ©preuve nâĂ©tait pas Ă©liminatoire, et il Ă©tait frĂ©quent quâĂ ce stade, un succĂšs incomplet couronnĂąt le vainqueur de la joute. Il Ă©tait bien facile pour les concurrents arrivĂ©s jusque lĂ de passer leur trait dans deux anneaux, et on pouvait, selon un angle prĂ©cis, prĂ©tendre Ă enfiler trois anneaux avec un tir tendu. Mais il Ă©tait impossible de faire plus de cette maniĂšre, seule une trajectoire courbe permettait de faire mieux. Vertu, lorsque ce fut son tour, vit que le problĂšme Ă©tait complexe. Elle devait poser avec une prĂ©cision extrĂȘme le point de dĂ©part de son projectile, son angle vertical et horizontal, mais aussi doser la force Ă lui donner, ainsi que la vitesse de rotation qui lui permettrait de retomber droit et non Ă plat, ce qui perturberait la trajectoire. Ses dons Ă©taient rĂ©ellement Ă lâĂ©preuve en cet aprĂšs-midi, sur le PrĂ© Festif.
Elle relĂącha la corde. La flĂšche parti. Un anneau, deux anneaux en plein centre, le troisiĂšme un peu bas, le quatriĂšme, cinquiĂšme, sixiĂšme⊠lâempennage de la flĂšche heurta le septiĂšme anneau, lui imprimant une course erratique livrĂ©e au hasard du vent. Mais le hasard favorisa Vertu, car la flĂšche parvint tant bien que mal, en une trajectoire oblique, Ă traverser le huitiĂšme anneau. La foule applaudit lâexploit comme il le mĂ©ritait, et Vertu se prit Ă la saluer en retour.
Eliazel Ă son tour vint dans le PrĂ©, et se plaça Ă lâexact endroit quâavaient choisi les autres concurrents. Il prit une grande respiration, se concentra avec soin, mais moins longtemps que ceux qui lâavaient prĂ©cĂ©dĂ©, et tira. Sa flĂšche tomba Ă terre aprĂšs le sixiĂšme anneau, ce qui Ă©tait un bel exploit, mais ne le satisfaisait nullement. Il sâen retourna, rageur, crachant dans lâherbe verte.
ââŻOooh⊠Quel dommaaaaaaaaage ! Vous Ă©tiez si bien partiâŠ
ââŻToi, ta gueule.
ââŻVous avez vu les amis ? Quelle dĂ©plorable attitude, on sâĂ©loigne du noble esprit sportif cher au baron Pierre de Coubertin, ça câest certain.
Il quitta la fĂȘte pour nây plus revenir. Vertu Ă©tait tout Ă sa joie, mais elle nâavait pas pour autant gagnĂ©. En effet, ayant touchĂ© un des anneaux, elle nâavait remportĂ© que quinze des seize points de lâĂ©preuve. Or, un autre elfe qui lâavait prĂ©cĂ©dĂ© avait rĂ©ussi le bel exploit de passer tous les anneaux sans les toucher, ce qui lui avait valu la note maximale, et en outre, il avait fort bien passĂ© les autres Ă©preuves, tant et si bien quâil devança Vertu, par quarante-huit points contre quarante-sept.
Le vainqueur Ă©tait un elfe de belle allure en vĂ©ritĂ©, vĂȘtu dâune tunique sobre mais de bon goĂ»t, et dont la figure pleine de droiture et de sagesse inspirait le respect. Ses longs cheveux dâun noir de jais Ă©taient tressĂ©s Ă la mode des nobles elfes, et retenus par des bagues dâargent. CâĂ©tait sans doute une cĂ©lĂ©britĂ© locale, car personne ne sâĂ©tonna de sa victoire, en revanche, nombre dâelfes fĂ©licitĂšrent Vertu â ou du moins elle pensa quâils la fĂ©licitaient, car elle nâentendait rien Ă leur langue ââŻpour sa deuxiĂšme place, qui avait causĂ© la surprise. Elle-mĂȘme se fichait pas mal, dâailleurs, de nâavoir pas remportĂ© le trophĂ©e, le fait dâavoir triomphĂ© dâEliazel et de lâavoir publiquement humiliĂ© Ă©tait une rĂ©compense bien suffisante pour ses efforts.
Elle retourna donc auprĂšs de ses compagnons Ă©blouis et, comme il commençait Ă se faire le soir, ils dĂ©cidĂšrent dâaller manger un morceau et de passer une bonne soirĂ©e de dĂ©tente Ă boire et Ă chanter.
Sarlander mena la troupe de ses amis dans un quartier quâil affectionnait, et quâil qualifiait de « branché ». Il Ă©tait situĂ© de lâautre cĂŽtĂ© du lac allongĂ© qui traversait la ville, Ă lâendroit dâun ancien marais assĂ©chĂ©, dâoĂč son nom, « lâAssĂ©ché ». Ils y arrivĂšrent alors que les premiĂšres Ă©toiles apparaissaient Ă lâest, et constatĂšrent avec plaisir quâeffectivement, lâendroit Ă©tait des plus animĂ©s. Des elfes en grand nombre, dont beaucoup avaient assistĂ© Ă la joute, dĂ©ambulaient dans les allĂ©es particuliĂšrement encaissĂ©es et humides, revĂȘtus des parures les plus extravagantes et les plus malcommodes, maquillĂ©s et peignĂ©s comme aucune courtisane ne lâoserait. LĂ plus quâailleurs, on avait construit en brique et en pierre plus quâen arbres, de telle sorte que les humains de la troupe trouvaient Ă cet AssĂ©chĂ© un air familier. Partout, des lanternes magiques dispensaient gĂ©nĂ©reusement une lumiĂšre bienvenue, de toutes les fenĂȘtres, de toutes les portes sâĂ©coulait un flot ininterrompu de notes harmonieuses issues dâinstruments disparates, et de multiples Ă©choppes et tavernes arboraient des enseignes aux lettres Ă©tincelantes, scintillantes et chamarrĂ©es, invitant Ă entrer sâamuser un moment en compagnie dâune population chaleureuse et accueillante. Certaines de ces enseignes Ă©taient, curieusement, Ă©crites en langages humains, sans doute la culture humaine Ă©tait-elle aussi Ă la mode ici que la culture elfique Ă©tait prisĂ©e ailleurs. LâEnochien ArchaĂŻque, langue morte depuis des siĂšcles, Ă©tait bizarrement Ă lâhonneur, mais Morgoth, qui en avait quelques notions, tentait de dĂ©chiffrer ces signes pour lâinformation de ses amis, et peut-ĂȘtre aussi pour les impressionner en Ă©talant sa culture.
ââŻAlors ce cabaret sâappelle « Lesmos Blue Boy », Lesmos Ă©tant un port Bardite, et le garçon bleu dont il est fait mention⊠doit ĂȘtre un quelconque personnage fabuleux de la mythologie Bardite. Ici nous avons le Rainbow Flag, qui en effet arbore fiĂšrement une banniĂšre arc-en-ciel, sans doute pour soutenir la cause Ă©cologiste si chĂšre au cĆur des elfes, nâest-ce-pas ?
ââŻCâest sĂ»rement quelque chose comme ça, soutint mollement Sarlander.
ââŻBien, bien, je suis content de ne pas mâĂȘtre trompĂ©. Oh, ça continue dans cette rue, regardez ! Le Pink Club, je suppose que la dĂ©coration intĂ©rieure est rose.
ââŻEn effet, surtout lâarriĂšre-salle.
ââŻCelui-ci sâintitule « la Palestre », mais dâaprĂšs la taille du lieu et la musique, je doute quâil sâagisse dâune salle de sport. Probablement, lĂ encore, une allusion Ă la culture Bardite, qui semble ĂȘtre trĂšs prĂ©sente ici. Comme câest intĂ©ressant.
ââŻSi tu le dis.
ââŻRegardez, cet Ă©tablissement soutient avec un louable civisme la monarchie en place, il sâappelle « Queen », en lâhonneur de la reine.
ââŻOn va dire ça.
ââŻEt celui-ci, câest sans doute un rendez-vous de chasseurs ou de trappeurs, comme lâindique son nom, le Bearâs Den. Si on entrait cinq minutesâŠ
ââŻĂ moins que tu ne sois⊠trappeur, je doute que tu apprĂ©cies lâambiance et les spĂ©cialitĂ©s du lieu.
ââŻAh oui ?
ââŻAllons plutĂŽt dans une taverne plus calme oĂč jâai mes habitudes, juste ici.
ââŻLe « Coming Out » ? Quel drĂŽle de nom, je lâaurai plutĂŽt appelĂ© « Coming In » pour inviter les clients Ă entrer... sans doute une subtilitĂ© de la culture elfique qui mâaura Ă©chappĂ©.
ââŻUne parmi beaucoup. HolĂ , ma compagnie, vous venez ?
ââŻCe quartier me fait une impression bizarre, bougonna Ghibli, mal Ă lâaise.
ââŻEntrez, entrez, Ă cette heure nous trouverons facilement une bonne table. Câest un endroit trĂšs Ă la mode, vous savez.
Le nain rentra Ă la suite de Morgoth et, comme il en avait lâhabitude, rugit :
ââŻAaaah⊠Mais quâest-ce que câest que ce bar de tarl⊠eh mais⊠mais⊠on dirait que câest⊠câest VRAIMENT un bar de tarlouzes !
ââŻAh oui, fit Sarlander dâun air innocent, quâest-ce qui vous fait dire ça ?
ââŻEt bien entre autres, la musique chochotte, la dĂ©coration intĂ©rieur dans du camaĂŻeu de tons pastels, les serveurs Ă cheveux courts en petit short et t-shirt moulant, et puis les deux mecs qui se mettent la main aux fesses, lĂ -basâŠ
ââŻAh mais oui, salut Jo et Nico, ça va les filles ?
ââŻGroovy, Bob, rĂ©pondit lâun des deux avant de retourner Ă ses occupations.
ââŻMĂ»h ? Fit le nain.
ââŻOn va sâasseoir lĂ , dans ce coin, on sera tranquilles pour parler de la mission. Oh Michou, tu nous amĂšnes la carte ?
ââŻTout de suite Bob.
ââŻBob ? SâĂ©tonna PiĂ©tĂ©, peu Ă son aise.
ââŻCâest le diminutif de Robert.
ââŻPourquoi il tâappelle Robert ?
ââŻCâest mon prĂ©nom. Robert Sarlander.
ââŻRobert ? Tu tâappelles vraiment Robert ?
ïżœïżœïżœâŻBen⊠oui. OĂč est le problĂšme ?
ââŻCâest que⊠câest pas trĂšs⊠à la mode, comme prĂ©nom.
ââŻCâĂ©tait Ă la mode quand mes parents me lâont donnĂ©, il y a quatre cent ans.
ââŻCâest sans doute ça. Et puis aussi, ça ne fait pas vraiment elfique, Robert.
ââŻQuâest ce que tu veux dire par lĂ Â ?
ââŻJe croyais que tous les elfes sâappelaient Etoiledargent ou Elrond-quelque-chose.
ââŻTu veux dire, comme Jean-Roger Elrond le seigneur de SamaĂ«l, ou son neveu Gaston Elrond qui combattit vaillamment Ă la bataille de Scaph, ou Sigismonde Elrond la fameuse hĂ©roĂŻne de Balgo ?
ââŻEt la reine alors ? En laissant traĂźner une oreille, jâai cru comprendre quâelle sâappelait Galadriel. Câest vachement elfique ça, Galadriel.
ââŻTu as mal entendu, câest Gabrielle.
ââŻAh.
ââŻEh, mais je ne tâai pas fĂ©licitĂ©e, sautilla Xyixiantâh.
ââŻPour quoi, rĂ©pondit Vertu ?
ââŻEt bien pour ta superbe prestation Ă lâarc enfin ! CâĂ©tait vraiment un grand moment, je crois que personne ne tâoubliera Ă Sandunalsalennar avant quelques siĂšcles.
ââŻCâest vrai, reprit Ghibli, ça faisait plaisir Ă voir la branlĂ©e que tu leur a mise Ă tous ces merdeux aux oreilles pointues, sans vouloir tâoffenser Bob. La queue basse quâils sont repartis.
ââŻNâexagĂ©rons pas, jâai fini deuxiĂšme.
ââŻFinir deuxiĂšme derriĂšre Selmajir, câest finir premier devant le reste du monde, dit Sarlander avec respect. Votre prestation Ă©tait en effet digne dâĂ©loges et aurait mĂ©ritĂ© dâĂȘtre rĂ©compensĂ©e, car câest un des meilleurs archers qui soit que vous avez affrontĂ© sur le PrĂ© Festif. Vous nâavez peut-ĂȘtre pas saisi toute la portĂ©e de votre victoire, mais sachez que dans les siĂšcles Ă venir, il ne se trouvera plus un elfe pour prĂ©tendre que les humains ne savent pas tenir un arc. Votre nom a dĂ©jĂ circulĂ© dans toute la ville, et bientĂŽt dans toutes les citĂ©s du monde elfique.
ââŻGĂ©nial. Je savais bien que je nâaurai jamais dĂ» participer Ă ce concours stupide. Vois Morgoth comment un instant de vanitĂ© peut coĂ»ter cher, jâespĂšre que tu profiteras de la bonne leçon que je viens de te donner malgrĂ© moi.
ââŻMais je ne comprends pas madame, vous allez acquĂ©rir une excellente renommĂ©e, et ça nâa pas lâair de vous rĂ©jouir !
ââŻCâest que mon cher ami, il existe plusieurs variĂ©tĂ©s dâaventuriers. Il y a ceux comme les mercenaires, prĂȘtres et autres paladins qui ont avantage Ă amasser la gloriole qui leur attire lâor et les faveurs des femmes faciles, et il y a les autres pour qui lâexercice de leur⊠spĂ©cialitĂ© nĂ©cessite, pour plus dâefficacitĂ©, une certaine discrĂ©tion.
ââŻAaaah⊠je vois.
ââŻRĂ©sultat des courses, je vais encore devoir changer de nom, alors mĂȘme que celui-lĂ me plaisait et mâavait valu une certaine clientĂšle.
ââŻAh bon ? Ce nâest pas ton vrai nom Vertu Lancyent ? Demanda Morgoth.
ââŻMoi ? Un nom aussi grotesque ? Tu plaisantes jâespĂšre.
ââŻTiens câest curieux, dit Mark, je tâai pourtant toujours connue sous ce nom. Accouche, câest quoi ton blaze, alors ?
ââŻCâest sensĂ© rester secret, vois-tu.
ââŻHoulĂ , la confiance rĂšgne.
ââŻPuisquâon parle de nom, il en faut trouver un
Qui seille et rende hommage Ă notre faction.
Un titre qui impose respect Ă lâimportun,
ImpÚtre des puissants la considération.
ââŻTout mort quâil soit, Clibanios a raison, approuva Monastorio, qui avait Ă©tĂ© le premier Ă dĂ©mĂȘler les fils alambiquĂ©s du discours. Il nous faut un nom. Je ne sais pas moi, « Compagnie de lâAnneau » ?
ââŻDĂ©jĂ pris, fit Vertu. Il faudrait un nom qui claque, qui Ă©voque un haut fait, un nom qui fasse dire « tiens, câest pas des bĂ©jaunes, la Compagnie Machin ». Du genre « Pourfendeurs de Dragons »âŠ
ââŻOh, pauvres bĂȘtes ! Sâindigna Xy. Moi, je suis quasiment sĂ»re de nâavoir jamais tuĂ© un dragon.
ââŻMoi non plus, câĂ©tait un exemple. De toute façon, câĂ©tait tellement bateau⊠Et puis maintenant que jây songe, nous nâavons pas vraiment accompli de grandes choses ensemble, Ă part fuir, nous cacher et survivre.
ââŻQue pensez-vous, proposa PiĂ©tĂ©, « les Neuf Doigts de la Justice » ?
ââŻJâen pense que dâune part la justice est bancale si elle nâa pas dix doigts, dâautre part ça prĂȘte Ă rire, sur le mode « tu sais ce que jâen fais du Doigt de la Justice ? », et surtout ça implique quâil faudra changer de nom si notre effectif, pour quelque raison, change.
ââŻAh oui, câest trĂšs juste.
ââŻÂ«Â Les Ăcorcheurs Sanglants » ! SâĂ©cria Ghibli en brandissant sa hache.
ââŻJâai lâimpression que tu confonds inspirer le respect et susciter la terreur. Tu tâimagines te prĂ©senter devant un roi en disant « voici mes joyeux compagnons, les Ăcorcheurs Sanglants » ?
ââŻAh. Alors je suppose que les « Ăpouvantables Semeurs de Tripaille »âŠ
ââŻBon, on va pas y passer la nuit. Cherchons un truc autour de nous qui puisse donner son nom Ă une troupe dâaventuriers.
ââŻÂ«Â Compagnie du Patron qui Essuie le Bar » ?
ââŻÂ«Â Compagnie de la Boule Ă Facettes » ?
ââŻÂ«Â Compagnie du Serveur EffĂ©miné » ?
ââŻÂ«Â Compagnie du Backroom enfumé » ?
ââŻÂ«Â Compagnie du Gonfanon » ?
ââŻAh, ben voilĂ , ça câest un nom qui frappe ! Bravo Xy, je vote pour la Compagnie du Gonfanon !
LâidĂ©e fut approuvĂ©e Ă lâunanimitĂ©, et aprĂšs que tout le monde eut commandĂ© de quoi manger, on put passer Ă la suite des formalitĂ©s administratives.
â Bien, poursuivit donc Vertu, on a un nom, il nous faut maintenant un chef. Il sâagit dâun brave qui, lorsque nous serons en position de danger, saura donner les ordres appropriĂ©s avec rapiditĂ© et luciditĂ©, et dont les paroles feront loi, car nous nâaurons pas forcĂ©ment le temps de palabrer avant dâagir. Sarlander, puisque vous ĂȘtes lâaĂźnĂ©, pensez-vous pouvoir assumer cette tĂąche ?
ââŻIl est vrai que lâĂąge mâa apportĂ© quelques lumiĂšres, et quâĂ lâinverse de beaucoup de mes congĂ©nĂšres, jâai voyagĂ© quelques fois parmi le vaste monde, mais si nous devons accomplir notre quĂȘte dans la terre des humains, je crains que mon ignorance de vos usages ne soit la cause de notre ruine. Voici pourquoi je dois dĂ©cliner votre proposition.
ââŻVous parlez en sage, Sarlander. Commandant Monastorio, vous ĂȘtes Ă lâorigine de notre quĂȘte, vous avez sans doute des lumiĂšres Ă nous apporterâŠ
ââŻHoulĂ , pas si vite, rĂ©pliqua lâintĂ©ressĂ©, qui ne lâĂ©tait pas. Je sais Ă peine me battre, je suis aventurier par hasard plus que par envie.
ââŻPourtant, je croyais que vous Ă©tiez officier dans lâarmĂ©e MalachienneâŠ
ââŻMoi ? Ah, euh⊠pour tout dire, câest un titre honorifique. Mon pĂšre me lâa achetĂ© quand jâavais huit ans. Demandez plutĂŽt au paladin lĂ , ce sont gĂ©nĂ©ralement les gens de sa caste qui mĂšnent les groupes tels que le notre.
ââŻOuiiii ! Approuva Mark, posant ses bottes sur la table avec un grand sourire.
ââŻNooon ! RĂ©pondit Vertu.
ââŻMais dis-donc, câest quoi cet ostracisme envers un vieux camarade ?
ââŻJe ne pense pas quâil serait trĂšs avisĂ© de remettre nos vies entre les mains dâun individu qui est capable de vendre ses camarades, et qui plus est de les vendre simultanĂ©ment Ă trois personnes diffĂ©rentes.
ââŻQuoi, tu ne vas pas me dire que tu mâen veux encore pour cette vieille histoire⊠De toute façon je disais ça pour te taquiner, tes ambitions Ă©tant Ă©videntes. Tout le monde est dâaccord pour que Vertu, ou quel que soit son nom, soit le chef ? OK, la question est rĂ©glĂ©e.
ââŻEh mais⊠jâai rienâŠ
ââŻBien fait pour toi, ça tâapprendra Ă lâouvrir. Alors, maĂźtresse bien-aimĂ©e, quels sont vos ordres ?
ââŻDâabord, enlĂšve tes bottes puantes de la table oĂč je compte manger. Ensuite, jâapprĂ©cierai assez que le commandant Monastorio nous Ă©claire un peu plus au sujet de lâanneau. Que savons-nous de façon sĂ»re Ă son sujet ? Quelle est lâĂ©tendue de son pouvoir, et peut-on le contrer ?
ââŻJe crois vous avoir dĂ©crit lâanneau lors de notre entrevue avec la reine ce matin, voici une copie de la page du livre qui fit tressaillir mon pĂšre. Câest cela que nous recherchons. Il est Ă©crit ici que lâanneau est dâune facture parfaite, sans rayure, tache ou ternissure, et que sa taille sâadapte Ă celle du doigt de celui qui le porte. DâaprĂšs les quelques rĂ©cits qui ont Ă©tĂ© faits par ceux qui ont vu lâanneau en action, il confĂšre Ă celui qui le porte une vigueur, une force, une rĂ©sistance physique lui permettant dâaccomplir des prodiges, de rĂ©cupĂ©rer en quelques secondes de nâimporte quelle blessure, de soulever des charges titanesques. Ses sens deviennent affĂ»tĂ©s Ă lâĂ©gal de ceux dâun chat, et il jouit en outre dâune sorte de prescience limitĂ©e. Mais ceci nâest rien en comparaison du rĂ©el pouvoir de lâAnneau : en effet, son porteur acquiert immĂ©diatement une comprĂ©hension des forces mystiques que seuls les plus puissants archimages peuvent prĂ©tendre Ă©galer aprĂšs des dĂ©cennies de recherche et de mĂ©ditation, et il peut Ă lâenvi puiser dans le gigantesque rĂ©servoir de puissance nĂ©gative quâest lâAnneau pour lancer toutes les sortes dâĂ©pouvantables sortilĂšges qui lui passeraient en tĂȘte.
ââŻCool, dit sottement Marken, rĂȘveur.
ââŻPas tant que ça, car le prix Ă payer pour de tels pouvoirs est immense : lâAnneau dâAnĂ©antissement prend possession de vous, il corromps immĂ©diatement votre Ăąme, dissout votre volontĂ© et ne laisse subsister de vous quâun esprit fou dans un corps qui ne lui rĂ©pond plus. Câest pour cela quâon le nomme Anneau dâAnĂ©antissement, il broie celui qui le porte aussi sĂ»rement quâil dĂ©truit ceux contre qui sa magie se tourne.
ââŻPas cool.
ââŻEt donc, reprit Vertu, Skelos a crĂ©Ă© lâAnneau, ou bienâŠ
ââŻCâest ce que beaucoup de gens croient, mais jâai eu la surprise de dĂ©couvrir au cours de mes recherches quâil nâen Ă©tait rien ! Si Skelos fut le plus fameux de ses porteurs, il est fait mention de lâobjet funeste dans des Ă©crits bien antĂ©rieurs Ă son avĂšnement. DâaprĂšs certains sorciers, des civilisations entiĂšres auraient Ă©tĂ© bĂąties avec pour seule ambition de briser lâAnneau et son possesseur du moment, on dit que lâart de la magie a Ă©tĂ© donnĂ© par les dieux aux crĂ©atures intelligentes pour combattre lâAnneau, certains sont mĂȘme dâavis, mais câest Ă mon avis une exagĂ©ration, que lâAnneau est la source de tout le mal du monde, et quâen fin de compte, toute iniquitĂ© en dĂ©coule.
ââŻPas cool du tout. Et si vous voulez mon avis, mĂȘme si on arrive Ă mettre la main sur ce truc, on nâest pas pour autant sortis de lâauberge. Parce que si câest seulement moitiĂ© aussi puissant que vous le dites, je doute quâon parvienne Ă le dĂ©truire en flanquant un coup de marteau dessus.
ââŻMarken soulĂšve un point intĂ©ressant, prĂ©cisa Monastorio. Nombre de hĂ©ros ont en effet tentĂ© de briser lâanneau, sans succĂšs. Rien ne dit comment ils sây sont pris, hĂ©las, ni pourquoi ils ont Ă©chouĂ©. Il faudra nous montrer plus malins que nos prĂ©dĂ©cesseurs.
ââŻPlus ça va, plus ça sâannonce bien cette histoire. Et nos amis les KhazbĂ»rns dans tout ça, quâest-ce quâon en fait ? Quelquâun en sait-il plus sur eux ? Peut-on espĂ©rer ne plus les revoir sur notre route ?
ââŻAh, mais Morgoth a encore ce truc quâils avaient semé⊠Montre leur, ça leur dira peut-ĂȘtre quelque chose.
ââŻDe quoi parles-tu Mark ?
ââŻCet objet mĂ©tallique bizarre que tu as achetĂ© Ă ce marchand, Ă Banvars. Quâil avait trouvĂ© aprĂšs le passage des cavaliers noirs.
ââŻAh oui ! Ce machin mâĂ©tait complĂštement sorti de lâesprit. Attendez que je le retrouve dans mon sac⊠le voilĂ . Donc, un marchand ambulant qui a vu passer nos ennemis a trouvĂ© le lendemain matin, lĂ oĂč ils Ă©taient passĂ©s, ce bidule en mĂ©tal. Je nâai pas eu le temps de lâidentifier encore, si ça vous rappelle quelque chose que vous connaissez, mĂȘme vaguement, nâhĂ©sitez pas.
ââŻBen⊠câest une sorte de cube. Avec une boule au milieu.
ââŻDe bizarres reliques jâen vis maint, mes amis,
BĂątons, anneaux, armures, ou bien cannes Ă pĂȘche,
Et bien pour celle-ci nul doute nâest permis
Je lâavoue rouge au front, mes compagnons, je sĂšche.
ââŻAttendez voir cinq minutes, fit Ghibli en arrachant la chose des mains de Clibanios. Ouais, pas de doute, lâespĂšce de cadre cubique est en bronze tout ce quâil y a de normal, mais voyez la boule Ă lâintĂ©rieur, elle nâest pas du tout de la mĂȘme nature. Elle est fait dans un alliage trĂšs particulier et trĂšs rare, que seuls quelques forgerons savent encore reproduire. Et surtout, il faut pour le constituer un minerais trĂšs spĂ©cial, la Thaumine, or les derniers filons dâOccident en sont Ă©puisĂ©s depuis longtemps.
ââŻEt Ă quoi ça pourrait servir ?
ââŻAucune idĂ©e. CâĂ©tait les magiciens qui sâen servaient. Nous autres nains, on lâextrayait, on leur vendait, ce quâils en faisaient aprĂšs⊠mais câĂ©tait il y a des millĂ©naires. Comme je vous lâai dit, on nâen trouve plus nulle part.
ââŻBon, un mystĂšre de plus. Au sujet de ce contact quâon doit trouver Ă Baentcher, câest qui au juste ?
ââŻCet homme sâappelle Jomon, et câĂ©tait en fait le capitaine du navire sur lequel mon pĂšre et ses compagnons ont naviguĂ© en compagnie du sorcier Thargol. Mon pĂšre a su quâils ont Ă©tĂ© encore en affaires un temps aprĂšs ĂȘtre arrivĂ©s Ă DhĂ©brox, puis que Jomon est parti sâinstaller Ă Baentcher.
ââŻCâest mince, mais câest mieux que rien, en effet. Reste Ă mettre au point les prĂ©paratifs. Avons-nous des achats particuliĂšrement pressants Ă faire ? GrĂące Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© de la reine, nous avons mille ducats chacun, de quoi nous Ă©quiper avec largesse, mais jâignore ce quâon peut acheter Ă Sandunalsalennar.
ââŻOuh, il y a le choix, dit Sarlander. Il faut savoir que toutes les richesses du monde convergent dans les citĂ©s des elfes pour nâen repartir que rarement. On dit souvent que lâor est extrait par les nains, utilisĂ© par les hommes et conservĂ© par les elfes. Dâailleurs, la reine vous en a donnĂ© un petit aperçu, et ne croyez pas que le prix quâelle compte nous verser pour notre mission lâappauvrisse le moins du monde, vous nâavez vu quâune misĂ©rable fraction de ses trĂ©sors. Bref, il y a ici tout ce que vous pouvez dĂ©sirer en matiĂšre dâarmes et dâobjets magiques, Ă condition que vous ayez de quoi les payer. Puisque vous ĂȘtes une archĂšre Ă©mĂ©rite, je vous conseille dâaller visiter quelques petites boutiques que je connais, oĂč on vend tout un choix de flĂšches magiques.
ââŻPuisque vous parlez dâarcher Ă©mĂ©rite, rebondit Mark, jâai particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© votre splendide prestation au concours. Quelle aisance, quelle Ă©lĂ©gance ! Vous nous avez Ă©poustouflĂ©s par vos talents, vraiment. Je suppose que vous aviez vos raisons pour perdre la joute, mais Ă©tait-ce rĂ©ellement utile de faire courir tant de risques aux spectateurs ?
ââŻIls ont insistĂ© pour que je participe, je ne pouvais me dĂ©rober, je suis une sorte de cĂ©lĂ©britĂ© par ici. Ă tous les concours, je suis plus ou moins contraint de faire ce cirque pour amuser la galerie.
ââŻIl y a sĂ»rement une autre particularitĂ© de la culture elfique qui mâĂ©chappe, sâĂ©tonna Morgoth, mais quelle est la signification de ceci ? Cherchez-vous Ă dĂ©montrer ce que peut faire un mauvais tireur pour faire ressortir le talent des autres ?
ââŻRien de tout cela, je vous lâassure. Je me suis sincĂšrement efforcĂ© dâatteindre la cible du mieux que jâai pu.
ââŻAh ?
Les compagnons observĂšrent un silence dubitatif.
ââŻPour ne rien vous cacher, je ne suis pas forcĂ©ment le meilleur archer de Sandunalsalennar.
ââŻNon ?
ââŻJe suis mĂȘme connu comme Ă©tant le pire. Câest pour cela quâon mâappelle « FlĂšche de Mort », car mes traits sont rĂ©putĂ©s fatals Ă ceux de mes amis qui nâont pas trouvĂ© dâabri. Je dois confesser que je nâai jamais trouvĂ© grand intĂ©rĂȘt Ă lâĂ©tude de lâarc, qui mâa toujours semblĂ© une arme contraignante et peu efficace. Une arme de tarlouze, pour paraphraser notre cher Ghibli.
ââŻExact ! Approuva le nain, sortant la barbe de sa chopine. Mais me paraphrase pas de trop prĂšs, avec toi je me mĂ©fie.
ââŻMais alors, sire Sarlander, pour quelles raisons prendre un arc avec vous ?
ââŻJe suis archer. MĂ©diocre, jâen conviens, mais un archer tout de mĂȘme. Il me faut un arc puisque je suis archer, câest logique. Je suis issu dâune longue lignĂ©e dâarchers elfes, je ne peux tout de mĂȘme pas jeter le dĂ©shonneur sur ma famille et cracher sur mon hĂ©ritage ancestral en rejetant ce qui a fait leur gloire.
ââŻOui, je vois un peu le genre.
ââŻCela dit, je suis peu efficace Ă cette arme, je suis le premier Ă le reconnaĂźtre. Câest pour cette raison, mes amis, que si vous nây voyez pas dâinconvĂ©nients, lorsque viendra lâheure du combat, je prĂ©fĂšrerai si les circonstances sây prĂȘtent dĂ©fendre ma vie et les vĂŽtres Ă lâaide de ceci.
Et il posa lourdement en travers de la table une hache de guerre dâaspect terrible, toute entiĂšre dâacier bruni par quelque rouille ancienne. Les deux lames jumelles Ă©taient ornĂ©es de reliefs figurant quatre faces distordues et grimaçantes dâhorrible façon, les tranchants, grossiers et Ă©brĂ©chĂ©s, nâen semblaient pas moins capable de fendre une armure et son homme dâun seul coup. Le manche se prolongeait, aux deux extrĂ©mitĂ©s, par des pointes acĂ©rĂ©es de section carrĂ©e, conçues pour disjoindre les plaques dâun harnois ou les Ă©cailles dâun dragon. Une aura de brutalitĂ© Ă©manait de lâobjet, que tous considĂ©rĂšrent avec des yeux ronds, et que Sarlander prĂ©senta sans chercher Ă dissimuler sa fiertĂ©.
ââŻVoici «âŻLa Noire Ăcorcheuse des CarnagesâŻÂ», hache de guerre double sanglante vorpale +4 berserker de disruption des elfes.
ââŻDes elfes ?
ââŻOui... euh, on raconte quâen des temps dont lâhumanitĂ© a perdu le souvenir, Celebrinbrin KivashiĂ©, le lĂ©gendaire forgeron elfe de SchtâpĂŒltz, avait un peu trop tirĂ© sur le chichon le jour oĂč il lança un concours avec un collĂšgue nain... enfin bref, il a laissĂ© deux ou trois bricoles bizarres derriĂšre lui datant de cette Ă©poque, dont cette hache.
ââŻHum. Il avait pas mal baissĂ© sur la fin, non?
ââŻOuais, ben vous verrez ça quand on se battra et que les quatre faces entonneront le chant de mort de nos ennemis !
ââŻBien parlĂ©, lâelfe, approuva Ghibli. HolĂ , mesdemoiselles, mon verre est vide !
On discuta ensuite un peu dâargent, et on convint de verser chacun deux-cent monnaies dâor dans un pot commun destinĂ© Ă financer les menus frais dâauberge, de pots-de-vin ou de soins aux blessĂ©s, câĂ©tait un usage frĂ©quent dans les compagnies dâaventuriers. Le reste de la soirĂ©e se passa sans quâon parle trop de stratĂ©gie. Les Compagnons du Gonfanon, en fait, festoyĂšrent de bon cĆur, tĂąchant de se connaĂźtre et de sâapprĂ©cier avant que de partir au combat. Câest ce que les militaires appellent un stage cohĂ©sion. Puis, lâesprit quelque peu embrumĂ© par tant de libations, ils quittĂšrent le quartier dâassez bonne heure, fort las.
Sandunalsalennar ne recevant guĂšre de visiteurs, la ville ne disposait pas dâhostellerie susceptible de les accueillir. Les gens de la reine avaient dressĂ©, sur une place bordĂ©e par un ru frais et cristallin sise non loin du palais, des toiles tendues sur des piquets, formant des sortes de grandes tentesÂČ, Ă disposition de nos amis.
Ils venaient dâarriver sur place et commençaient Ă sâinstaller pour la nuit lorsquâun elfe fluet et probablement assez jeune les rejoignit, visiblement pas trĂšs Ă lâaise, et demanda en langue humaine hĂ©sitante qui Ă©tait Vertu. Il sâentretint avec elle quelques temps, lui tendit un parchemin dont elle prit connaissance, puis elle vint prĂ©venir ses camarades en ces termes :
ââŻCette journĂ©e nâen finira donc jamais, jâai encore des trucs Ă faire. Reposez-vous bien et ne faites pas de bĂȘtises.
ââŻTu vas oĂč ? Demanda Xy.
ââŻSauver la princesse Pathezafer du lointain pays de KwajmemĂȘl.
ââŻEncore une quĂȘte ?
ââŻOui, lâignoble sorcier Lashmoy compte la sacrifier au dieu malĂ©fique Virtonqu. Allez, soyez sages, maman reviendra peut-ĂȘtre pour vous border.
ââŻAh lĂ lĂ , ça devient drĂŽlement compliquĂ© cette histoire. Vous y comprenez quelque chose Ă cette princesse ?
Morgoth lui expliqua deux-trois choses Ă lâoreille, lâelfe parut trĂšs intĂ©ressĂ©e. Dix minutes aprĂšs que la voleuse fut partie, Xy se leva et dit :
ââŻNe sentez-vous pas la magie de ce soir si particulier vous envahir ? Câest plus fort que moi, il faut que je rejoigne mes frĂšres les elfes afin de mĂȘler mon chant au leur en une symphonie sylvestre emplie de mĂ©lancolie ancestrale⊠monde perdu⊠enfin, vous voyez, des trucs dâelfe. Salut, jây vais.
Et elle partit, en effet. Cinq minutes plus tard, ce fut Morgoth qui se leva.
ââŻBon, il faut que jâaille Ă©tudier les constellations cĂ©lestes et le mouvement des planĂštes. Car câest nĂ©cessaire dâĂȘtre au courant de ces choses pour un sorcier, vous voyez.
ââŻAh oui, approuva Mark. Tu vas faire des observations astrologiques.
ââŻExactement !
ââŻCâest sĂ»rement trĂšs pratique pour voir les Ă©toiles Ă travers les arbres qui recouvrent la citĂ©.
ââŻEuhâŠ
ââŻOuais ouais ouais. Allez, bonne bourre.
Vertu avait Ă©tĂ© quelque peu surprise de lâinvitation de Selmajir Ă boire le « verre de lâamitié » entre archers, et ignorait Ă quelle sauce il comptait la manger. Cependant, entre sa mĂ©fiance et sa curiositĂ©, câest le second dĂ©faut qui lâemportait gĂ©nĂ©ralement de telle sorte que malgrĂ© sa fatigue, elle avait suivi le messager.
Sise dans un quartier bien frĂ©quentĂ© proche du palais, la demeure de Selmajir faisait un pont entre les fortes branches de deux sĂ©quoias colossaux, Ă quatre ou cinq hauteurs dâhommes au-dessus dâun trĂšs mince ruisseau. Le centre en Ă©tait une sorte de salon autour duquel sâarticulaient toutes les autres piĂšces, toutes de taille assez modeste, car il est malsĂ©ant quâun elfe bien nĂ© fasse Ă©talage de sa fortune avec ostentation. Il Ă©manait de lâensemble une chaleur intime, un confort invitant Ă la dĂ©tente mais non Ă la paresse. Le mobilier Ă©tait sobre et fonctionnel, mais non dĂ©nuĂ© de charme, et seule entorse Ă la rigueur elfique, les murs Ă©taient littĂ©ralement recouverts de souvenirs, dâarmes, de heaumes, de tĂȘtes de crĂ©atures naturalisĂ©es et de tableaux figurant des scĂšnes guerriĂšres et cynĂ©gĂ©tiques, dont la plupart avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©es dans des styles propres aux civilisations humaines. Vertu crĂ»t mĂȘme reconnaĂźtre un Sewutchi de toute beautĂ© qui, sâil Ă©tait authentique, valait largement le coup quâon le vole.
ââŻAh, madame, je suis bien aise de vous voir.
Le maĂźtre des lieux venait dâentrer, vĂȘtu dâune robe de chambre de soie noire et dorĂ©e aussi confortable que prĂ©cieuse. Ses maniĂšres Ă©taient exquises, et il semblait pouvoir discuter en langue humaine sans la moindre difficultĂ©.
ââŻMessire Selmajir, votre invitation mâhonore. Jâadmirais ces merveilleux tableaux que vous avez au mur, votre goĂ»t est des plus sĂ»rs, y compris dans le domaine des arts humains. Câest un Sewutchi non ?
ââŻCertes, certes. Une commande que je lui avais faite pour commĂ©morer le sacrifice de nobles amis chers Ă mon cĆur.
ââŻOn dirait que ça reprĂ©sente la dĂ©fense de la citadelle de DhĂ©brox.
ââŻTout Ă fait. Une Ă©pouvantable affaire, toute de traĂźtrise et de vilenie, au cours de laquelle toutefois il advint quâhommes et elfes combattirent cĂŽte Ă cĂŽte avec honneur.
ââŻĂ vous entendre, je devine que cela vous touche plus intimement quâun quelconque fait historique du passĂ©.
ââŻCertes, car jâai moi-mĂȘme combattu au cours de cette guerre. Je conçois que la chose puisse vous paraĂźtre Ă©trange Ă vous humaine, car câĂ©tait il y a huit siĂšcles. Câest plus que le temps dâune vie, mĂȘme pour un elfe, et pourtant je me souviens encore des noms, des visages et des voix de chacun de mes compagnons qui sont tombĂ©s devant la Grande Tharse et sa lĂ©gion de fer.
ââŻAh oui, la Grande Tharse. Je me souviens de cette histoire, qui est chez nous devenue lĂ©gende. Mais jây songe, ne seriez-vous pas⊠Mais oui, je me souviens dâoĂč votre nom mâĂ©tait familier ! Vous ĂȘtes sans doute Selmajir Bras-Puissant, le grand archer qui a finalement terrassĂ© dâune flĂšche le fameux monstre ! Quelle sotte je suis, je nâavais pas rĂ©alisĂ©, câest un grand honneur dâĂȘtre accueillie en votre demeure.
ââŻIl faut relativiser lâĂ©tendue de cette victoire, la Grande Tharse agonisait dĂ©jĂ sous les coups de mes amis lorsque je lâai abattue⊠mais laissons ces vieilles histoires, et buvons ce verre que je vous avais promis.
ââŻEt les autres, on ne les attend pas ?
ââŻLes autres ?
ââŻJâavais cru comprendre que vous inviteriez les autres participants du concours.
ââŻAh oui, les autres. Non, nous serons seuls, jâaurais tout le temps du monde pour discuter avec tous ces elfes qui sont mes amis depuis des dĂ©cennies. Mais vous, vous ĂȘtes nouvelle et tout Ă fait intĂ©ressante.
ââŻVous me flattez, Messire.
ââŻJe vous ai invitĂ©e pour avoir le plaisir de deviser avec vous, mais aussi pour une affaire qui me tracasse. Vous avez pris votre arc avec vous, je vois. Est-celui que vous avez utilisĂ© tantĂŽt ?
ââŻJe nâen ai quâun.
ââŻPuis-je le voir ?
ââŻBien sĂ»r. Vous noterez quâil sâagit dâun arc composite, tel quâon les fabrique dans les citĂ©s Balnaises.
ââŻEn effet, en effet.
Il tendit lâarc, vĂ©rifia son Ă©quilibre, fit jouer la corde entre ses doigts.
ââŻSans vouloir critiquer lâartisanat humain, câest⊠assez rudimentaire.
ââŻUne arme simple, conçue pour se montrer efficace Ă son office.
ââŻCertes, certes. Madame, je suis confus, je me suis comportĂ© comme un homme sans Ă©ducation. Cet aprĂšs-midi, jâĂ©tais tout au concours, et jâai omis de vĂ©rifier la qualitĂ© de votre arme. LâeussĂš-je fait que je vous aurait interdit de concourir avec ceci, et je vous aurai prĂȘtĂ© un arc elfique plus digne de votre talent. La compĂ©tition nâĂ©tait pas Ă©gale, madame, et vous auriez dĂ» gagner.
ââŻAllons, Messire, vos scrupules vous honorent, mais lâarc fait partie de lâarcher, et on ne peut juger lâun sans lâautre.
ââŻVous ĂȘtes une dame honorable, mais le fait est que nous ne nous sommes pas mesurĂ©s dans les conditions dâĂ©quitĂ© qui auraient Ă©tĂ© souhaitables. Le prix vous revient, Madame, sinon de droit, au moins par lâhonneur. Prenez cet arc de Plustre, et faites-en bon usage. Il vous sera plus utile quâĂ moi.
ââŻVraiment ? Vous me donnez lâarc ?
ââŻIl est votre dĂ©sormais.
ââŻJâavais mĂ©jugĂ© les elfes en me fondant sur lâeffet que mâavait fait Eliazel, je constate maintenant avec plaisir quâil en reste pour qui les valeurs qui ont fait la gloire du beau peuple sont encore vivaces. Toutefois, je ne puis accepter un tel cadeau !
ââŻSoyez sans crainte, le prix pour moi est bien peu Ă©levĂ©, car jâai quelques autres arcs de mĂȘme qualitĂ© dans mes rĂ©serves. Prenez-le, je vous en prie.
ââŻMessire⊠jamais on ne mâavait fait un tel cadeau.
ââŻCâest pourtant un juste hommage Ă votre talent et votreâŠ
La main du vieil elfe et celle de la jeune femme sâĂ©taient rencontrĂ©es sur la poignĂ©e de lâarc. Sans sâen rendre compte, Vertu et Selmajir sâĂ©taient rapprochĂ©s lâun de lâautre, jusquâĂ pouvoir dĂ©tailler lâiris de leurs yeux. Ils restĂšrent silencieux un instant, frappĂ©s de stupeur.
Laissons-les seuls.
PiĂ©tĂ© Legris fut le premier Ă se lever, alors que le soleil Ă©tait dĂ©jĂ haut dans le ciel. Il jeta un Ćil inquiet Ă ses compagnons, et constata que si Morgoth et Xyixiantâh Ă©taient rentrĂ©s, Vertu Ă©tait encore manquante. Il alla se dĂ©barbouiller, et fit un petit tour dans les environs, puis surprit la forme svelte de la voleuse qui se glissait dans le camp⊠et bien, comme un voleur. Mais aprĂšs tout, câĂ©tait elle le chef, et elle avait sans doute ses raisons de dĂ©coucher de la sorte.
ââŻAlors ma belle, on a passĂ© une bonne nuit ?
PiĂ©tĂ© en fut reconnaissant Ă Ghibli de mettre ainsi les pieds dans le plat. Le nain appuya son propos dâune vigoureuse claque sur les fesses de la dame, qui se retourna lentement et dĂ©cocha un regard peu amĂšne.
ââŻCe que je fais de mes nuits nâa que trĂšs peu de chances de te concerner un jour, le nain.
ââŻCe que tu fais de tes nuits me regarde si ça peut nuire Ă la sĂ©curitĂ© du groupe. Par exemple, voler un arc elfique alors que nous sommes dans une citĂ© pleine dâelfes nâest pas prudent. OĂč as-tu pris celui-lĂ Â ?
ââŻLĂ encore, ce ne sont pas tes affaires.
ââŻVos gueules, yâen a qui dorment ! Rugit Mark.
Mais le temps nâĂ©tait dĂ©jĂ plus au sommeil, et ils se levĂšrent donc, de plus ou moins bonne grĂące.
Sarlander servit de guide Ă la petite troupe, qui partout oĂč elle passait attirait les curieux. Ils parvinrent dans un quartier situĂ© en bordure de la muraille vĂ©gĂ©tale, et oĂč un certain relĂąchement dans lâordonnancement des demeures pouvait sâobserver.
Pour ĂȘtre honnĂȘte, il y avait du linge elfique qui sĂ©chait aux fenĂȘtres, des petits tas de dĂ©tritus elfiques qui jonchaient certaines allĂ©es sombres, et des petites bandes dâelfes qui considĂ©raient les arrivants avec un air elfement louche. Il sâagissait, expliqua Sarlander avec une certaine gĂȘne, dâun quartier « populaire et vivant » dont les habitants adoptaient volontiers une attitude « dâun savant nĂ©gligé », voire mĂȘme « bohĂȘme ». Rien Ă voir donc avec la misĂšre commune aux citĂ©s humaines, il ne fallait pas confondre, mĂȘme si en lâoccurrence, certains de ces gentlemen arboraient un air torve que nâauraient pas reniĂ© les bandes de jeunes vauriens de Banvars ou dâailleurs. En tout cas, câĂ©tait lĂ que se trouvaient les boutiques dont des aventuriers pouvaient avoir lâusage.
Vertu sâacheta trois douzaines de flĂšches dâexcellente facture, enchantĂ©es de maniĂšre Ă atteindre leur but avec plus de prĂ©cision. CâĂ©tait horriblement cher, cinq cent ducats dâor, mais elle jugea quâun matĂ©riel de bonne qualitĂ© en valait la peine. Mark avait dĂ©barrassĂ© Vertu de son ancien arc et de ses flĂšches contre cinq piĂšces, somme assez symbolique, et sâestimait maintenant Ă©quipĂ© de façon aussi complĂšte que possible. PiĂ©tĂ© Ă©tait dâavis que sa tunique Ă©tait une protection suffisante et que sa masse Ă clous constituait une arme redoutable (avis que partagea Ghibli), mais il se laissa convaincre dâĂ©changer son bouclier rond « presque neuf » pour un autre, de mĂȘme taille et forme, mais tout entier dâacier, et Ă la surface polie de maniĂšre Ă ne donner aucune prise aux coups, mĂȘme les plus puissants. Clibanios ne sâacheta quâun habit pour remplacer ses hardes qui devaient dater de son vivant, un Ă©quipement qui, nonobstant sa condition physique, lui donnait une belle prestance digne dâun mĂ©nestrel. Morgoth considĂ©ra avec attention toutes les armes qui passĂšrent Ă portĂ©e de sa vue, mais rien ne lâinspira, car il comptait sur sa magie et sur sa chaĂźne Vantonienne. Ghibli pour sa part nâeut que dĂ©dain pour ce quâavaient forgĂ© les elfes, et partant de lâavis quâun bon forgeron est nĂ©cessairement un forgeron nain, il garda bourse liĂ©e. Monastorio et Sarlander ne firent aucune emplette, car Ă ce quâils disaient, ils avaient tout ce dont ils avaient besoin, tout juste firent-ils lâacquisition du commun de lâaventurier, cordes, grappins, torches et autre petit matĂ©riel. Ils firent encore un crochet par les beaux quartiers car Xyixiantâh, qui nâavait fait aucune dĂ©pense dâarmement, avait jugĂ© absolument indispensable Ă lâaccomplissement de la quĂȘte de faire lâacquisition de « sandales pour aller avec sa robe verte », ainsi que de divers bijoux et parfums.
Câest dans les beaux quartiers quâils furent rattrapĂ©s par une dame de compagnie de la reine, qui les informa que sa MajestĂ© les conviait Ă un grand banquet donnĂ© en leur honneur, au pied du grand arbre. Ils sây rendirent, non sans avoir dĂ©posĂ© leurs achats sous les tentes et changĂ© de vĂȘtements pour dâautres plus en rapport avec les circonstances.
Ils firent bien, car la reine avait fait les choses en grand. Une grande table avait Ă©tĂ© dressĂ©e tout autour du grand arbre, oĂč dĂ©jĂ avaient pris place des dizaines de convives. Alentour, certains elfes donnaient de merveilleux spectacles de jonglerie et de prestidigitation, dâautres rĂ©jouissaient les oreilles de leur musique cristalline, on avait mĂȘme pris soin de monter une petite scĂšne, encore vide, juste devant la place dâhonneur qui devait ĂȘtre celle de la reine. Les invitĂ©s Ă©taient les elfes de la bonne sociĂ©tĂ© qui formaient lâentourage de la reine, ils vinrent saluer les neuf hĂ©ros avec effusion avant de reprendre leurs discussion. Pour tout dire, on attendait que la souveraine veuille bien se donner la peine, aussi nos amis se sĂ©parĂšrent-ils par petits groupes, et se mĂȘlĂšrent aux jeux et aux ris.
Ă ce jeu, Xyixiantâh avait sur ses compagnons lâavantage de connaĂźtre la langue. Elle considĂ©ra un groupe de jeunes femmes apprĂȘtĂ©es avec le plus grand soin qui discutaient avec passion, et se mĂȘla avec curiositĂ© Ă leur conversation.
ââŻNous parlions, dit lâune dâelle, du destin tragique de Gil Galahad, un fier hĂ©ros sâil en fut, et un Ă©difiant exemple de vie.
ââŻGil qui ça ?
ââŻGalahad. Se peut-il que vous ignoriez son histoire ?
ââŻEuh⊠jâai quelques lacunes, jâen ai peur.
ââŻAlors, laissez-moi vous narrer toute cette histoire par le menu. Nul elfe nâeut destin plus tragique que le noble roi Gilles Galahad, et nul ne montra, quand monta le vent de mort du Sombre Seigneur et lorsque vint lâheure de disparaĂźtre, une noblesse si exemplaire. Il Ă©tait le fils du barde Nothoriniel, celui dont on disait que lorsquâil chantait, notre mĂšre SerunĂ©a, la Lune elle-mĂȘme, versait des larmes de mĂ©lancolie sur la terre. De par son auguste pĂšre, Galahad Ă©tait donc rattachĂ© Ă la maison des Lanthanides, qui se sont fixĂ©s dans la forĂȘt de Darachol aprĂšs avoir quittĂ© la contrĂ©e de SĂ©liazer, quâon a par la suite appelĂ©e ConspĂ©rie du temps du concordat de MĂ©ons, et qui recouvre les actuelles royaumes humains de Gunt et de Stangie. Mais par sa mĂšre, la reine Uliothiel (ce qui signifie « ruisseau » en ancienne langue sacrĂ©e), il Ă©tait un authentique prince de Shanazal, et du reste Ă en croire les chroniques de lâĂ©poque, il prĂ©sentait tous les traits de caractĂšre que cela suppose. Par chance, il Ă©tait lui-mĂȘme mariĂ© de la trĂšs belle Anashyla MythrĂ©al, la sĆur cadette du grand Senamael « demi-nain », ainsi appelĂ©, on sâen souvient, en raison de son habiletĂ© exceptionnelle Ă forger les armes, la plus cĂ©lĂšbre de ses crĂ©ations Ă©tant bien sĂ»r la lĂ©gendaire Glanrachel, qui fut brisĂ©e par Tharkos au siĂšge de Gul-Wahad. Il est vrai quâil avait Ă©tĂ© lâapprenti de Celebrinbrin KivashiĂ©, qui reste Ă ce jour le seul elfe quâil nâait pu surpasser dans son art.
ââŻMais dis moi, intervint une amie de la bavarde, une chose mâintrigue dans ton rĂ©cit, il me semblait quâAnashyla MythrĂ©al nâĂ©tait pas lâĂ©pouse de Galahad, mais de son cousin, le non moins fameux Lissiam Fanael, qui est plus tard parti pour Meorn-Daruz.
ââŻEn effet, elle a Ă©pousĂ© Lissiam en secondes noces aprĂšs le dĂ©cĂšs de Galahad.
ââŻAaaah.
ââŻMais non, sâinsurgea une troisiĂšme, tu dois confondre, câĂ©tait Normi MythrĂ©al lâĂ©pouse de Gilles Galahad, je mâen souviens maintenant parce que dans sa jeunesse, elle avait frĂ©quentĂ© un temps un des fils Castanier, et câest au mariage dâun autre Castanier quâon mâa racontĂ© cette histoire.
ââŻCastanier ? Mais tu radotes ma vieille, Ă lâĂ©poque, ils vivaient Ă Khaz-Modam.
ââŻMais non, pas Castanier de Recoules, Castanier de Ginestous !
ââŻAh mais pas du tout, dâailleurs il nây a pas de Castanier Ă Ginestous, ma mĂšre est de Ginestous, je le saurais.
ââŻAu fait comment elle va ta mĂšre ? Son opĂ©ration de la hanche, ça sâest bien passĂ©, tu as des nouvelles ?
ââŻEh oui, bien, bien, mais elle est un peu fatiguĂ©e. Quâest-ce que tu veux, Ă son Ăąge⊠Oh mais tu ne sais pas qui lâa opĂ©rĂ©e ? La petite Liselotte Thunieal, tu sais la fille de la Sophie-PĂ©toncule.
ââŻLiselotte ? Non ? Et ben dis-donc, ça nous rajeunit pas, jâai lâimpression de lâavoir faite sauter sur mes genoux il y a dix minutes.
ââŻEt bien maintenant il y en a un autre qui la fait sauter sur ses genoux, figure-toi quâelle vient de se marier, et avec un elfe du sud !
ââŻNon ?
ââŻMais si, je lâai rencontrĂ©, un Rachid, ou Tarik quelquechose, enfin tu sais, ils ont de drĂŽles de noms. Mais trĂšs gentil, trĂšs propre.
ââŻOui, oui. Mais bon, câest jamais vraiment gens comme nous, il y a toute une culture, tout ça, une mentalitĂ©âŠ
ââŻAbdulaziz ! Maintenant ça me revient, il sâappelle Abdulaziz. Ou quelque chose dans ce goĂ»t.
Voyant la mine dĂ©pitĂ©e de Xyixiantâh sâen revenant la tĂȘte pleine de ce sot babil, Morgoth, inquiet, vint aux nouvelle.
ââŻUn problĂšme, douce amie ?
ââŻBen ça y est, je viens de comprendre pourquoi la race des elfes sâĂ©teint. Oh, mais câest quoi cette agitation lĂ -bas ?
CâĂ©tait le char de la reine, dâivoire et dâor, fleuri de lys et dâanĂ©mones, qui sâen venait du palais, accompagnĂ© des danseuses et des acrobates, des dames de compagnie, et de quelques nobles et Ă©minents courtisans. Les elfes se dirigĂšrent alors vers la table, oĂč des servantes indiquaient en souriant la place de chacun. Les Compagnons du Gonfanon Ă©tant les hĂŽtes dâhonneur, ils furent installĂ©s Ă la gauche de la reine, Xy Ă©tant invitĂ©e Ă prendre place juste Ă son cĂŽtĂ©. Ils Ă©changĂšrent quelques politesses dâusage, et on commença Ă servir les plats.
On festoya ainsi avec enthousiasme, la reine se rĂ©vĂ©lant une hĂŽtesse pleine de charme et dâesprit, qui rĂ©jouit nos amis dâanecdotes savoureuses concernant des hĂ©ros de jadis quâelle avait connus, certains si anciens que les humains mettaient en cause jusquâĂ leur existence. Xy tendait lâoreille au moindre propos de la souveraine qui la mettrait sur la voie de son passĂ©, mais ne tira dâelle rien de plus.
Un elfe sortit de lâassemblĂ©e, tenant dans ses mains une dĂ©licate viole elfique taillĂ©e dans le bois dâun gytaon roux de la forĂȘt de NaĂŻs, et lorsquâil fut Ă cĂŽtĂ© du feu, il se pencha pour accorder son instrument. Elfes et autres se turent et lâobservĂšrent. Il Ă©tait vĂȘtu dâĂ©toffe fine, Ă la maniĂšre des elfes que lâon trouve au sud de la mer Kaltienne, et on lisait sans peine dans ses maniĂšres et dans son visage une bontĂ© profonde et chaleureuse, qui nâavait rien de commun avec la majestueuse rĂ©serve quâaffichent ordinairement les membres du beau peuple en prĂ©sence dâĂ©trangers Ă leur race. Quelques accords sâĂ©levĂšrent Ă lâunisson des grandes flammes, jusquâaux frondaisons de la futaie, jusquâaux Ă©toiles. Et il chanta « Les elfes du Septentrion », sur un air tout Ă la fois joyeux et nostalgique, suscitant la sympathie et lâamitiĂ©.
MeĂŻ celemnor
Ozanne ke
Neble ki manka
LerdekorâŠ
En vĂ©ritĂ©, tous ceux qui lâĂ©coutĂšrent ce soir lĂ , sages ou rustres, nobles ou manants, se sentirent frĂšres lâespace dâun instant.
ââŻQuel est ce chant si beau, demanda Morgoth Ă Xyixiantâh, tâen souviens-tu ?
ââŻOh oui, dit-elle au bord des larmes, il Ă©veille en moi bien des Ă©chos.
ââŻParle mâen, aimĂ©e, confie-toi.
ââŻCâest un chant fort ancien, vantant la gloire pacifique des elfes perdus du Septentrion. Une race Ă jamais disparue, dont ne subsiste que le souvenir, qui dĂ©jĂ sâefface.
ââŻQue dit-il exactement ?
ââŻJe doute que lâon puisse donner ne serait-ce quâune idĂ©e de ce quâest vraiment ce chant si on en fait une traduction, mais littĂ©ralement, ça dit : « Les elfes du Septentrion ont dans le cĆur le bleu qui manque Ă leur dĂ©corâŠÂ »
Ă la suite de quoi, on joua un air empreint de mĂ©lancolie, et nombre de couples se levĂšrent de table pour prendre place dans un espace dĂ©gagĂ© en piste de danse autour dâun grand feu, et se mirent Ă danser une sorte de gracieux menuet. Enfin, une sorte de menuet. Pour ĂȘtre honnĂȘte, le manĂšge de ces elfes danseurs Ă©voquait irrĂ©sistiblement le comportement des poules dans une basse-cour, marchant Ă pas mesurĂ©s, piquant du bec en saccades, et les poings sur les hanches, mimant la grotesque agitation de moignons dâailes. Les gloussements confirmĂšrent que pour une raison qui Ă©chappait aux observateurs non-elfiques, le thĂšme de la danse Ă©tait bien la gent avicole des basses-cours.
AprĂšs ce spectacle curieux, on convia une jeune elfe aux cheveux dâor (qui devait ĂȘtre une cĂ©lĂ©britĂ© locale, car sa seule apparition fut trĂšs applaudie) pour chanter une ballade mĂ©lancolique emplie de nostalgie envers un monde passĂ© qui jamais ne reviendra. DâaprĂšs Xy, ça disait « Ma solitude me tue/Et je dois confesser/Je crois encore/Crois encore ».
ââŻAu fait, demanda la reine Ă lâheure des desserts, quand comptez-vous nous quitter ?
ââŻMajestĂ©, rĂ©pondit Vertu, nous aimerions pouvoir profiter le plus possible de lâhospitalitĂ© que vous nous offrez, toutefois nous avons fait tantĂŽt lâacquisition de tout ce qui pouvait ĂȘtre utile Ă notre cause, et nous envisagions donc de nous mettre en chemin dĂšs cette aprĂšs-midi.
ââŻQue de prĂ©cipitation, ne prĂ©fĂ©rez-vous pas rester un peu ?
ââŻMais Madame, le temps ne nous fait-il pas dĂ©faut ?
ââŻCâest que (la reine baissa dâun ton de maniĂšre Ă nâĂȘtre entendue que de quelques uns) jâai de prĂ©occupantes nouvelles. Mes guetteurs postĂ©s en lisiĂšre du bois de Grob ont observĂ© les allĂ©es et venues de nos ennemis, les cavaliers noirs. AprĂšs que vous ayez trouvĂ© refuge dans notre domaine, ils sont restĂ©s alentour, rĂŽdant Ă votre recherche. Toute la journĂ©e, la nuit, et ce matin encore, ils ont Ă©tĂ© aperçus chevauchant ça et lĂ , patrouillant dans lâĂ©vidente intention de vous tuer. Il semble donc quâils nous assiĂšgent.
ââŻCâest fĂącheux, en effet.
ââŻOr notre domaine nâest pas si grand que neuf guetteurs surnaturels ne puissent en contrĂŽler les entrĂ©es et sorties, voici pourquoi, Ă moins que vous nâayez Ă votre disposition un moyen sĂ»r de les affronter, il pourrait ĂȘtre sage de diffĂ©rer votre dĂ©part.
ââŻCette nouvelle est en effet des plus prĂ©occupantes. HĂ©las, combien de temps durera ce siĂšge ? Nous ignorons combien de temps ils peuvent nous attendre de la sorte. Câest un grave dilemme.
ââŻJâen conviens.
ââŻPeut-ĂȘtre notre sorcier aura-t-il un moyen quelconque de nous dissimuler Ă la vue de ces tristes sires.
ââŻVu ce que ça a donnĂ© la derniĂšre fois, rĂ©pondit lâintĂ©ressĂ©, je prĂ©fĂšre Ă©viter.
ââŻTrĂšs juste. Mais MajestĂ©, vous-mĂȘme, nâavez-vous pas quelque magicien qui pourrait nous venir en aide ? Quelque tĂ©lĂ©portation, que sais-je ?
ââŻLa barriĂšre magique qui protĂšge Sandunalsalennar contre les intrusions magiques est Ă double sens. Peut-ĂȘtre pourrais-je mettre Ă votre disposition quelques-uns de ces aigles gĂ©ants qui nichent dans les hautes branches de la citĂ© et portent mes archers. Bien que vous soyez lourdement Ă©quipĂ©s, ils sont de force Ă vous porter sur quelques lieues.
ââŻMalheureusement, un vol de neuf aigles gĂ©ants ne passerait pas inaperçu. Je gage que sitĂŽt posĂ©s, nous verrions les cavaliers noirs fondre sur nous au triple galop. Mais nâavez-vous pas, en revanche, quelque souterrain qui nous permettrait de nous Ă©chapper discrĂštement ? Il serait curieux quâune ville si ancienne, surtout dans cette rĂ©gion montagneuse au sol percĂ© de trou, il nây ait pas au moins un boyau permettant une Ă©vasion.
La reine sâassombrit.
ââŻJâavoue que jâattendais un peu cette remarque. Il y a bien, en effet, un souterrain. Il sâagissait dâun ancien temple dĂ©diĂ© Ă MolkenaĂŻ, le dieu de la terre, dont lâentrĂ©e se trouve non loin dâici. En creusant une nĂ©cropole pour leur usage, les prĂȘtres ont un jour dĂ©couvert un rĂ©seau dâanciens souterrains que lâon suppose avoir Ă©tĂ© crĂ©Ă©s par les nains, mais ils Ă©taient dĂ©serts lorsque nous les avons dĂ©couverts. Nous autres, elfes, ne nous enfouissons pas volontiers sous terre, câest un fait connu, aussi avons nous explorĂ© le labyrinthe un temps, puis nous nous en sommes dĂ©sintĂ©ressĂ©s. Le culte de MolkenaĂŻ ayant sombrĂ© dans lâoubli, il sâĂ©coula bien des siĂšcles durant lesquels lâensemble du complexe fut vide et condamnĂ©. Or voici moins dâun siĂšcle, de graves Ă©vĂ©nements secouĂšrent Sandunalsalennar, et un elfe fou et renĂ©gat, un puissant sorcier, retrouva lâentrĂ©e du souterrain et en fit son repĂšre dâoĂč il menait ses campagnes de terreur. Pour nous empĂȘcher de parvenir jusquâĂ lui, il avait dressĂ© sur notre chemin trois portes, gardĂ©es par des monstres Ă sa solde. Cependant, un de nos guetteurs le vit un jour emprunter une sortie dĂ©robĂ©e situĂ©e de lâautre cĂŽtĂ© des collines, aux pieds des monts du Portolan, et câest par ce passage mal gardĂ© que nous pĂ»mes envoyer une troupe de mercenaires courageux, qui mirent un terme aux agissements du triste sire. Il y a donc bien une sortie. Nous avons fermĂ© les deux accĂšs par des portes magiques dont je dois encore avoir la clĂ© quelque part. Vous devrez hĂ©las passer les trois portes du sorcier, et sâils ont survĂ©cu tout ce temps, vaincre leurs gardiens. Jâaimerai quâil y ait un autre moyen, mais je nâen vois guĂšre.
ââŻCâest tout Ă fait dans nos cordes, madame. Un bon donjon, voici une perspective qui rĂ©jouit le cĆur de nâimporte quel aventurier. Mais dites moi, quels sont ces gardiens dont vous nous avez parlĂ©Â ?
ââŻJe nâen ai aucune idĂ©e. Comme je vous lâai dit, nous avions trouvĂ© un moyen de les contourner, aussi nâavons nous pas cherchĂ© Ă en savoir davantage. Sinon, mes archivistes doivent bien avoir un plan du complexe quelque part, je vous en ferai porter une copie.
ââŻSplendide, et en plus on a le plan. Je vous vois inquiĂšte Madame, mais vous pouvez vous tranquilliser, les os de ces monstres gardiens gisent sans doute depuis des dĂ©cennies dans la poussiĂšre, et nous reverrons bientĂŽt la lumiĂšre.
ââŻPuissiez-vous dire vrai. Il faudra aussi que je vous emprunte votre prĂȘtresse quelques minutes, jâai quelques recommandations Ă lui faire.
ââŻMais bien sĂ»r, fit Vertu sans laisser paraĂźtre sa perplexitĂ©.
Donc, aprĂšs les agapes et tandis que ses compagnons mettaient la derniĂšre main Ă leur paquetage, Xyixiantâh suivit la reine des elfes jusquâĂ son palais, et seules, elles montĂšrent jusquâĂ la plus haute salle du plus haut des arbres qui dominait lâĂ©lĂ©gante demeure, la chambre de la reine grise. Il y avait lĂ un coffre assez haut et large pour quâun homme puisse sây pelotonner, tout de fer, Ă la serrure compliquĂ©e, comme les nains avaient lâhabitude dâen confectionner. La reine lâouvrit et en tira avec rĂ©vĂ©rence de bien belles choses.
La tunique Ă©tait une maille dâun argent sans nulle trace de corruption, incrustĂ©e des plaques iridescentes polygonales dont la taille variait entre celle dâun doigt et celle dâune main et sur lesquelles les rais de lumiĂšre jouaient en arcs-en-ciel changeants. Il y avait un bouclier, un Ă©cu lĂ©ger mais somptueux forgĂ© des mĂȘmes matiĂšres, Ă ceci prĂšs quâune seule plaque Ă©tait visible sur sa surface, et quâun symbole sacrĂ©, le masque de Melki. Des gantelets articulĂ©s et des cnĂ©mides, recouverts des mĂȘmes plaques complĂ©taient cette panoplie, mais la merveille des merveilles Ă©tait le heaume, un casque conique Ă la maniĂšre des elfes, garni de deux grandes protections sur les cĂŽtĂ©s et, chose Ă©trange, dâune fine maille dïżœïżœargent pendant devant la visiĂšre, dissimulant le visage du combattant, ou plutĂŽt de la combattante, car cette armure Ă©tait conçue pour lâanatomie fĂ©minine.
ââŻVoici qui te revient, petite MilzaĂŻa, que cette armure te protĂšge contre les mauvais coups de tes ennemis.
ââŻMais Madame, je ne puis accepter un tel cadeau !
ââŻMais ce nâest pas un cadeau, mon amie, ceci te revient de plein droit. Avant ta mĂ©saventure, tu nous avais confiĂ© les matiĂšres premiĂšres avec lesquelles nous avons forgĂ© cette armure, en paiement dâune dette que nous avions Ă ton endroit. Essaie-la, tu verras comme elle te va bien, nous lâavons faite spĂ©cialement pour toi. Les plus habiles armuriers elfes ont travaillĂ© dix ans pour obtenir cette perfection digne des meilleures rĂ©alisations de lâancien temps.
Xy, que les richesses ne laissaient pas indiffĂ©rente, ne se le fit pas dire deux fois et enfila cette belle armure tombĂ©e du ciel. Ceci fait, elle courut sâadmirer, prenant des poses guerriĂšres devant le grand miroir.
ââŻEt maintenant, MilzaĂŻa, je dois te prĂ©venir. Je tâai cachĂ© la vĂ©ritĂ© sur tes origines car tu me lâavais demandĂ©, et tu y tenais beaucoup. Je ne trahirai pas ton secret, mais sache que bientĂŽt, il est possible que tu recouvres tous tes esprits et que les brumes du passĂ© se dĂ©chirent, en partie par ma faute. Nâoublie pas, alors, que je nâavais pas dâautre choix.
ââŻEuh⊠bon, je tacherai de mâen souvenir. Vous dites que je vais retrouver la mĂ©moire ?
ââŻCâest possible.
ââŻĂ cause de ce qui se trouve dans le donjon ?
ââŻCâest possible.
ââŻChic, jâai hĂąteâŠ
La reine nâajouta rien. Elles se sĂ©parĂšrent aprĂšs de courtes effusions lĂ©gĂšrement embarrassĂ©es, et Xyixiantâh partit, somptueusement vĂȘtue, rejoindre ses compagnons.
Chacun parmi les Compagnons du Gonfanon vaquait Ă ses affaires. Dâaucuns polissaient leurs armes et ajustaient leurs armures en songeant aux coups quâils infligeraient Ă dâimaginaires ennemis, dâautres sâĂ©loignaient pour prier quelque dieu des batailles, dâautres encore faisaient prosaĂŻquement lâinventaire de leur paquetage, espĂ©rant quâils nâavaient rien oubliĂ©. Ils emportaient Ă boire pour trois jours, Ă manger pour une semaine, ce qui se rajoutait au poids de lâacier transportĂ© et des multiples bricoles telles que lâor. Et comme ils devaient abandonner leurs montures Ă la citĂ©, ils se retrouvaient chargĂ©s comme des mules. Ghibli, assis en tailleur, tressait sa barbe rousse et la baguait avec un soin extrĂȘme Ă lâaide dâanneaux dâargents ornĂ©s de runes naines. Il fredonnait un air sinistre.
ââŻQue racontes-tu lĂ , ami nain ? Lui demanda Sarlander, curieux.
ââŻEn quoi ça tâintĂ©resse ?
ââŻIl est bon de connaĂźtre ceux aux cĂŽtĂ©s de qui on va se battre.
ââŻLes coutumes des nains ne concernent pas les elfes.
Il se détourna un instant avec dédain, laissant Sarlander impassible. Puis, il se reprit à bougonner.
ââŻJe chante la chanson de mort de mon clan. Câest un air sacrĂ© que les nains adressent Ă la dĂ©esse Noursha, celle qui attend au seuil des tĂ©nĂšbres. Si mon heure vient tantĂŽt, puisse-t-elle mâaccorder la grĂące de partir la hache Ă la main, piĂ©tinant les cadavres de mes ennemis et me riant dâeux. Câest la meilleure destinĂ©e quâun nain puisse trouver.
ââŻCâest fascinant. Quelle beautĂ©, quelle noblesse, quelle droiture ! La culture des nains mâa toujours parue bien plus intĂ©ressante que celle des elfes.
ââŻVraiment ? Allez, tu me fais marcher.
ââŻPas du tout, jâai mĂȘme fait ma thĂšse de doctorat sur « les rites de bienvenue chez les nains du Ponant et du Bas-Quelzac ». Câest aprĂšs avoir longuement Ă©tudiĂ© votre culture que jâai dĂ©cidĂ© de dĂ©laisser quelque peu lâarc, oĂč je nâai dâailleurs jamais brillĂ©, pour me consacrer Ă la hache de combat. VoilĂ une arme noble et redoutable. Mais dites-moi, votre barbe lĂ , quây faites-vous ?
ââŻAh, ça, et bien je la sertis de bagues consacrĂ©es, reprĂ©sentant chacune une vertu naine, ici la bravoure, ici la force, ici lâattachement au clan, ici la rĂ©sistance Ă lâalcoolâŠ
ââŻNâest-ce pas la coutume des nains de Raban ?
ââŻAlors lĂ tu me troues le cul ! Tu connais mon clan ?
ââŻUne noble lignĂ©e en vĂ©ritĂ©, dont les exploits sont chantĂ©s dans dâinnombrables sagas. Vous exploitez les mines du Bouclier des Dieux, dit-on, câest bien loin ça. Vous avez fait un long voyage pour venir.
ââŻAh, câest lâhistoire de toute une vie. Je me souviens comme si câĂ©tait hier de ce petit matin oĂč PUTAIN DE LA CHATTE DE TA MĂRE !!!
Si Ghibli Ă©voquait de façon si imagĂ©e lâanatomie intime de madame Sarlader, ce nâĂ©tait pas quâil en ait jamais eu connaissance, il avait juste Ă©tĂ© le premier Ă voir arriver Xyixiantâh, dont lâaspect Ă©tait des plus surprenants. Il se leva et, imitĂ© par ses compagnons, courut examiner lâarmure elfique.
ââŻVous avez vu ce que la reine mâa donnĂ©Â ? Elle est gentille hein ?
ââŻVentrebleu ! Oui sans doute, fit Morgoth, examinant sa compagne. CâĂ©tait la premiĂšre fois quâil lui trouvait un air vaguement martial. Il lui prit son bouclier pour le regarder de plus prĂšs.
ââŻEn fait, câest pas si lourd que ça. Jâai regardĂ©, câest un mĂ©tal trĂšs fin.
Ghibli semblait fort impressionné.
ââŻSi je ne savais pas que câest impossible, je dirais que câest un alliage de chrysĂ©al platinĂ© Ă©croui. Ouais, câest ça. Double trempe, dirais-je. On jurerait que câest neuf, pourtant les elfes ont perdu ce savoir-faire depuis longtemps. Elle sâest pas foutu de ta gueule lâaristo.
ââŻOn dirait bien que non.
ââŻJe me demande ce que câest que ces plaques. Vous avez vu, il y a comme des cernes de croissance⊠Une Ă©caille de quelque bĂȘte, sans doute !
ââŻĂ leur surface jouent les rayons
De Phébus, voyez les alors
Briller de face dâun bleu profond
Et de cÎté du plus bel or.
Plus de doute, voici la livrée
De quelque race de dragon,
Un spĂ©cimen, si jâai raison,
De la variété mordorée.
ââŻDu mordorĂ©Â ? Eh, mais on dirait que câest recouvert dâune sorte de laque. Wah, de la mithrocĂ©ramique tricouche !
ââŻJâajoute, informa Morgoth, que ce bouclier semble ĂȘtre Ă©quipĂ© dâun systĂšme magique de support vital. Il faudrait que jâexamine le tout plus en dĂ©tail, mais le reste de lâarmure doit ĂȘtre du mĂȘme tonneau.
ââŻBon, dit Ghibli, si un jour tu veux tâen dĂ©barrasser, tu la jettes pas hein, tu me la donnes ! Ah ah ah !
Sarlander et Monastorio Ă©taient passĂ©s chacun chez lui, et avaient ramenĂ© pour le premier une belle cotte de maille un peu fatiguĂ©e garnie dâĂ©pauliĂšres du plus bel effet, pour lâautre une cuirasse de cavalier protĂ©geant son torse et laissant libre ses membres. Une fois que les prĂ©paratifs furent terminĂ©s, la Compagnie quitta les tentes de la citĂ© des elfes avec un certain pincement au cĆur, tant il semblait peu probable quâils jouissent avant longtemps dâun confort comparable. Ils remontĂšrent les grandes allĂ©es de la citĂ© de Sandunalsalennar, sous les regards curieux des habitants de la citĂ© qui sâĂ©taient massĂ©s sur leur parcours, curieux du spectacle offert par une si redoutable procession. Ils quittĂšrent la citĂ© par la porte du nord, suivis par une foule considĂ©rable, et marchĂšrent quelques centaines de mĂštres, jusquâĂ une clairiĂšre encombrĂ©e de blocs de pierre Ă©boulĂ©s et de statues auxquelles la corrosion avaient ĂŽtĂ© depuis longtemps toute dignitĂ©. Il semblait que toute la citĂ© se fut rassemblĂ©e en ce jour dans ce lieu Ă©triquĂ©, et lâambiance Ă©tait des plus solennelles, si lâon excepte les quelques retardataires ayant pris place aux derniers rangs et qui devaient sauter pour voir quelque chose. La reine grise Ă©tait lĂ , entourĂ©e de toute sa suite en grande tenue dâapparat, devant un dolmen Ă moitiĂ© enfoui sous un cairn qui, Ă nâen pas douter, devait ĂȘtre lâentrĂ©e du donjon.
ââŻVous qui partez ce soir pour une aventure qui risque dâĂȘtre longue autant que dangereuse, permettez moi de vous faire des prĂ©sents qui, jâen suis sĂ»re, vous seront dâune grande utilitĂ©.
Un factotum apporta un coffret plat, long comme lâavant-bras, et lâouvrit devant les aventuriers. Il y avait huit petits objets identiques, des parallĂ©lĂ©pipĂšdes Ă©moussĂ©s faits de pierre grise veinĂ©e de quartz. Sur une des faces Ă©taient incrustĂ©es des rangĂ©es de petites perles fines.
ââŻSi jamais un sort funeste vous sĂ©pare, ces puissants artefacts magiques pourront peut-ĂȘtre vous rapprocher. Mais prenez garde Ă ne les point trop utiliser, car de grands dangers planeraient alors sur vous.
ââŻEuh⊠fit Ghibli. Yâen a huit, et on est neuf, qui câest qui est puni ?
ââŻJâen ai dĂ©jĂ un, fit Sarlander en agitant un objet similaire (quoique de couleur diffĂ©rente) quâil avait tirĂ© de sa ceinture.
ââŻQue la bĂ©nĂ©diction des dieux vous accompagne, fiers hĂ©ros du Gonfanon, et puisse votre quĂȘte ĂȘtre couronnĂ©e de succĂšs.
ââŻCuĂź.
ââŻQuoi cuĂź, fit Mark avec amĂ©nitĂ© Ă lâintention de son oiseau perchĂ© sur son Ă©paule.
ââŻCußßß piyo piyo !
ââŻOh, tu dĂ©connes lĂ Â ?
ââŻPß !
ââŻEt merde. Gnagnagna gnagnerge.
ââŻPĂĂ !
ââŻOuais, ouaisâŠ
Le paladin mit genou en terre, tira sa grande Ă©pĂ©e luisante de saintetĂ©, la planta devant lui puis, sâappuyant des deux mains sur la garde, proclama à haute voix :
ââŻBeau sire Dieu, bĂ©nis ma flamberge !
ââŻPĂź.
ââŻVoilĂ , jâespĂšre que tâes content, je suis ridicule devant tout le monde maintenant.
ââŻMais non, mais non, fit Ghibli, hilare. Allez les gars, on va pas camper ici toute la nuit, câest fini les discours et les chansons, place Ă lâaction. On nâest pas des tarlouzes, bordel !
Il se campa fiÚrement et toisa les elfes des environs, soucieux de ne pas écorner la réputation des nains.
ââŻEnfin, Ă 89%.
Et le premier, il pénétra dans le donjon.
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1. Jeu de sorciers fort populaire se pratiquant entre deux Ă©quipes de six gentlemen, et nĂ©cessitant lâutilisation de balais magiques, de battes, de cerceaux et dâun calamar.
2. « Et les elfes, ça sây connaĂźt en tentes », avait commentĂ© Ghibli.
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