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2011-06-14 10:58:34
Interview
Accro . Apr s trois jours de d bats la F d ration fran aise d addictologie, Cynthia Fleury, psychanalyste, analyse comment la soci t instrumentalise nos manques :
Recueilli par Marie-Jo lle Gros Dessin Lolm de
Changer de regard sur les addictions, a ne se fait pas en un clin d il. Mais c est la d marche laquelle invitent tous les professionnels des d pendances r unis par la F d ration fran aise d addictologie (FFA), le week-end dernier Paris. Objectifs prioritaires : ouvrir un d bat de soci t qui sortirait du petit cercle des sp cialistes, et donner des pistes au l gislateur sur la base de propositions (une centaine, compuls es dans un Livre blanc) destin es cr er un cadre appropri aux enjeux d aujourd hui. Grosso modo, le secteur est pass en quelques d cennies de la lutte contre l alcoolisme et la toxicomanie la pr vention et la prise en charge des addictions, ces maladies individuelles en lien avec les pratiques sociales de consommation , nonce la FFA.
Une addiction avec produit (alcool, tabac, cannabis, coca ne, drogues de synth se, etc.) ou sans produit (jeux d argent, sexe, sport, etc.) fonctionne en r alit sur les m mes ressorts. Elle s inscrit dans un parcours, un contexte, et s installe. C est pourquoi les professionnels souhaitent interroger l ensemble de la soci t sur sa propre dimension addictog ne . Comme une prise de conscience. Leur credo : nos modes de vie incitent toutes les consommations et/ou la recherche du plaisir individuel, et ne facilitent pas l apprentissage du contr le des impulsions . Une r flexion que partage Cynthia Fleury (1), enseignant-chercheur en philosophie politique (au Mus um national d histoire naturelle, Sciences-Po et Polytechnique) et psychanalyste Paris. Dans son cabinet, elle re oit des adultes et des adolescents pris dans des d pendances.
Comment expliquer cette inflation de gens addicts quelque chose ?
Se dire addict , c est d abord souvent une mani re d amoindrir le probl me. Toxico , drogu , ce serait tout de suite plus violent. Addict, c est presque un gimmick, le prix de la modernit . Si on est addict , c est qu on suit la tendance. Pour certains, c est presque fashionable . Prenons le cas des jeux lectroniques : on n est pas addict seul mais parmi une tribu, l int rieur de r seaux amicaux, en revendiquant une appartenance un groupe. C est de la sociabilisation, alors que la drogue, c est la marginalisation. Dans notre soci t de l hyperconsommation, l addiction devient donc la norme et non plus la marge. Et tre addict, c est le sympt me de tous ceux qui veulent tre aim s, int gr s, reconnus socialement. Le sympt me de ceux qui veulent appartenir la norme. Mais au final, bien s r, l addiction r v le des jours tr s sombres.
Qu est-ce qui a chang depuis les ann es 70 ?
Ces ann es-l avaient sans doute une relation aux substances bien moins utilitariste. L re n tait ni la performance, ni la rentabilit . Il s agissait de vivre des exp riences , jusqu au-boutistes certes, mais li es aussi l id e de d couverte et de fantaisie. Aujourd hui, nous sommes dans l hyperconsommation.
Mais cette soci t de l hyperconsommation, de la profusion, du tout, tout de suite , d nonce dans le m me temps les addictions. N est-ce pas un peu contradictoire ?
Effectivement, il y a l une double injonction, contradictoire, presque schizophr nique. Le cahier des charges est intenable. Il faut tre la fois performant tout en tant d un calme olympien ; savoir respecter des d lais tout en tant pris dans des rythmes qui s emballent ; tre dans l activit permanente, sinon on passe pour ennuyeux, voire paresseux, ce qui est totalement mal vu dans une soci t de la performance. Bref, avec un tel cahier des charges, personne ne peut tre la hauteur. Et c est tr s angoissant. Alors pour couper cette angoisse, on prend des substances, on choisit la voie de la jouissance. Mais cette jouissance n est qu un simulacre.
Certes, mais comment faire une fois pris dans une addiction ?
Les gens basculent dans l addiction pour chapper l angoisse, la souffrance. Ils se servent du plaisir pour anesth sier l angoisse. Que ce soit avec la nourriture, le sexe, l alcool ou le sport haute dose, a marche dans un premier temps. Mais comme on n a pas r solu l angoisse de fond, il faut toujours plus de produits pour atteindre le plaisir et finalement, l angoisse en sort renforc e. Or, il ne faut pas confondre la souffrance existentielle - qui est propre chacun et qui m rite un travail de compr hension, d acceptation, de relativisation m me - avec l angoisse engendr e par ce cahier des charges contradictoire, qui m rite elle aussi un travail, mais principalement de d construction.
Peut-on gu rir de ses addictions ?
Le seul moyen de gu rir des addictions, c est de cesser de chercher chapper au travail de fond, savoir le travail sur soi. Il n y a pas d autre moyen. Or, faire un travail sur soi n est pas une partie de plaisir, c est m me assez inconfortable, d plaisant. Et les b n fices ne sont pas imm diats. C est l inverse d un chemin addictog ne. Faire ce travail sur soi prend du temps mais c est aussi l uvre d une vie. On y apprend fabriquer en soi des r sistances l angoisse et la pression. Le propre d une soci t addictog ne, c est d instrumentaliser nos manques. Or, lui r sister, c est apprendre poser soi-m me ses propres limites, en faire un acte quotidien, simple.
Toutes les addictions sont faites pour contourner ce travail sur soi, l viter, le repousser. Il est finalement assez logique, et d solant, de noter que cette soci t qui fait du narcissisme une industrie produit des individus addicts au narcissisme, et en m me temps, en total d ficit narcissique.
Que peut-on esp rer, en dehors des changements individuels ?
Les maux d aujourd hui ne s expliquent pas particuli rement par la vuln rabilit des gens, mais bien plus par des dysfonctionnements d mocratiques. C est ce que je constate tous les jours en tant que philosophe et psychanalyste. Il y a urgence r former le monde du travail et celui de l ducation, notamment les fa ons d enseigner, ces deux grands secteurs coorganis s avec l Etat. Si on ne r forme pas, on fait du dysfonctionnement un mode de fonctionnement. Et a marche d autant mieux que tout va mal.
(1) Dernier ouvrage paru : la Fin du courage, ditions Fayard, 208 pp., 14 euros.