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Proc s des D boulonneurs de pub : et la libert de (non) r ception ?

2012-06-26 11:35:32

Le Monde.fr | 26.06.2012 12h40 Mis jour le 26.06.2012 12h40

Par Guillaume Dumas, Mehdi Khamassi, Karim Ndiaye, Yves Jouffe, Luc Foubert et Camille Roth, chercheurs en sciences cognitives et sociales

"Il serait inique que des barbouilleurs anim s par un esprit civique de d pollution des images soient poursuivis et condamn s, alors que tant d'ignominies dues la recherche du profit maximum sont tol r es." Edgar Morin.

Le 3 avril, huit personnes du collectif "les D boulonneurs" comparaissaient la chambre d'appel correctionnelle de Paris pour avoir barbouill des panneaux publicitaires. Lors du proc s, le r quisitoire du procureur a largement repos sur l'argument d'une atteinte la libert d'expression des annonceurs. Le jugement devant tre rendu mardi 26 juin, il nous est apparu urgent de rappeler les l ments montrant que la publicit , par ses m canismes m mes, porte atteinte certaines libert s de l'individu et qu'elle peut avoir des effets nocifs sur la soci t en termes de sant publique (surcharge cognitive, stress, ob sit ...).

Les sciences cognitives et sociales (neurosciences, psychologie et sociologie notamment), disciplines dont nous relevons, tendent montrer que la publicit biaise nos comportements les plus automatiques, y compris de fa on inconsciente. Et si l' mergence des techniques d'exploration du cerveau nous permettent de mieux comprendre ces m canismes, nous voulons montrer ici que ces nouvelles connaissances et leur appropriation par le domaine publicitaire (en particulier via le neuromarketing) requi rent un d bat le plus large possible sur la pr sence de la publicit dans l'espace public.

INFLUENCE DE LA PUBLICIT SUR NOTRE COMPORTEMENT ET NOTRE CERVEAU

Rappelons tout d'abord l'origine historique de la publicit . Le premier grand saut technique s'op re au d but du XXe si cle, en passant d'une simple r p tition m canique du message une m thodologie labor e de persuasion des masses. L'un des principaux pionniers de cette "manufacture du consentement" s'appelle Edward Bernays et n'est autre que le neveu de Freud. Il d cide d'utiliser les d couvertes de la psychanalyse pour parvenir une "manipulation consciente, intelligente des opinions et des habitudes" par des "chefs invisibles" (The Century of the Self, 2002). L'exemple le plus frappant de cette nouvelle d marche publicitaire est la diffusion dans la presse de photos de jeunes femmes belles, modernes et ind pendantes, fumant des cigarettes appel es "torches de la libert ". En incitant les femmes fumer une poque o ce comportement tait r prouv , Bernays se vanta d'avoir doubl la taille du march potentiel de l'industrie du tabac !

Gr ce l'imagerie c r brale, les neuroscientifiques ont r cemment commenc s'int resser l'effet de l'image de marque d'un produit sur nos cerveaux. Dans ce contexte, on se focalise sur le syst me de r compense, un ensemble de r gions du cerveau volutionnairement tr s ancien. Ce syst me fait interagir motions et prises de d cision de telle sorte que ces derni res chappent la rationalit pure.Il se r v le aussi tr s sensible certains signaux de notre environnement qui peuvent influencer nos comportements m me quand ils ne sont pas per us consciemment (ce dont on peut s'assurer en laboratoire).

A partir de ces connaissances, une quipe de chercheurs am ricains a compar l'activit c r brale du syst me de r compense chez des individus invit s go ter deux marques de sodas. Lorsque le test se fait en aveugle, les deux marques de boissons sont autant appr ci es l'une que l'autre et activent le syst me de r compense de fa on quivalente. Par contre, lorsque les tiquettes sont rendues visibles, l'un des deux sodas active soudainement beaucoup plus le syst me de r compense et est pr f r par la majorit . Cette tude fut la premi re montrer par la mesure de l'activit c r brale comment l'image de marque construite par la publicit peut biaiser les pr f rences des consommateurs.

Depuis lors, les tudes visant mesurer ces pr f rences au moyen de l'imagerie c r brale se sont multipli es sous la banni re de ce que l'on appelle le neuromarketing. Jusqu' pr sent, cette approche a essentiellement cherch calibrer le message publicitaire de fa on activer le plus possible le syst me de r compense. Bien que le neuromarketing soit aujourd'hui vivement critiqu pour son absence de rigueur scientifique, il pourrait devenir, avec les progr s des neurosciences, un v ritable outil d'ing nierie publicitaire.

ENJEUX SANITAIRES DE LA PUBLICIT GRANDE CHELLE

Le ciblage de notre syst me de r compense par la publicit doit aussi tre consid r en termes de sant publique. On sait que le syst me de r compense est plus vuln rable chez certains individus. Les personnes souffrant d'ob sit par exemple voient leur syst me de r compense activ de fa on anormale par des images de nourriture ultra-calorique. La publicit exploite leur vuln rabilit et renforce leurs comportements de surconsommation. Les enfants ayant un syst me nerveux encore en d veloppement sont aussi tr s sensibles la publicit . Sur la base de multiples tudes issues des plus grands journaux m dicaux, l'Agence de l'alimentation britannique demande, pour ces m mes raisons, que "les enfants aient le droit de grandir l'abri des pressions commerciales, lesquelles encouragent la consommation d'une nourriture trop riche, trop sucr e et trop sal e qui fait courir un risque pour la sant actuelle et future des enfants".

Les estimations men es aux Etats-Unis montrent ainsi que l'ob sit infantile pourrait tre r duite de pr s d'un tiers en r gulant mieux la publicit des produits alimentaires. Plus g n ralement, on sait maintenant que la d r gulation du syst me de r compense accompagne de nombreux troubles psychologiques et psychiatriques. Dans l'attente de travaux scientifiques valuant l'effet de la publicit sur les populations risque, il nous semble indispensable d'en appeler au principe de pr caution pour r guler les messages commerciaux destination de nos concitoyens les plus fragiles.

ENJEUX THIQUES DE LA PUBLICIT AU XXIE SI CLE

Tous ces l ments r v lent que ce qui est en jeu s'av re beaucoup plus complexe que la simple libert d'expression invoqu e pour le publicitaire. Or cette libert -l ne va sans une autre libert compl mentaire de la premi re : la libert de non-r ception. Il s'agit de garantir chaque citoyen le droit de choisir o et quand il souhaite acc der de l'information publicitaire. Ceci pour lui permettre de se prot ger de son influence ou simplement de se reposer de la surcharge d'information. Selon les estimations, les enfants sont expos s quotidiennement plusieurs dizaines de spots publicitaires, voire plusieurs milliers aux Etats-Unis. Face ce bombardement quotidien, la libert de non-r ception des citoyens doit tre assur e, en particulier dans l'espace public. L'Etat se doit en effet d'y tre le garant de la neutralit commerciale autant que de la suret psychologique de tout un chacun.

Or, selon nous, les volutions r centes sont inqui tantes. Par exemple, les usagers du m tro parisien auront pu constater le remplacement progressif des affichages sur papier par de tr s larges crans plats. Cette technologie exploite le fait que toute image en mouvement dans la p riph rie du champ visuel capture automatiquement l'attention de l'individu. Cette r action automatique, h ritage de notre volution au cours de laquelle le danger pouvait surgir sans pr venir, s'accompagne d'une augmentation du niveau d'alerte et de stress qui favorise la m morisation du message. En outre, l'int gration dans ces crans de capteurs mesurant l'intensit du regard peut transformer, leur insu, les passants en cobayes d'exp rimentation publicitaire grande chelle.

Nous d plorons que les usagers des transports n'aient pas t consult s, ni m me inform s, de cette volution qui touche directement leur environnement visuel et entra ne la collecte d'informations sur leur comportement. A cela s'ajoutent les dizaines de milliers d'enqu tes d'opinion que les r gies publicitaires ont d j accumul es (depuis leur apparition, dans les ann es 1960). Ce tra age prend aujourd'hui un essor sans pr c dent avec le d veloppement des technologies num riques (puces RFID des badges en tout genre, GPS des smartphones, r seaux sociaux omnipr sents, etc.). Aujourd'hui ce "temps de cerveau disponible", profil et g olocalis est vendu au prix fort par les afficheurs : la diffusion d'un message publicitaire est quantifi e en Occasion de voir (ODV), factur e l'unit entre 0,1 et 0,7 euro. Ainsi une personne vivant en Ile-de-France rapporte une cinquantaine d'euros par jour l'industrie publicitaire, sans m me le savoir.

En l'absence de d bat citoyen, le politique c de trop facilement aux pressions des annonceurs et afficheurs, r clamant toujours moins d'entraves pour faire davantage de profits. Ainsi, loin d'en limiter la pr sence dans l'espace public, la loi du 12 juillet 2010 issue du Grenelle de l'environnement laisse place, selon le minist re lui-m me, "un d veloppement important de secteurs comme ceux du micro-affichage, des b ches, des dispositifs innovants, des publicit s sur a roports ou gares [...], permettant d'envisager une progression de 10 30 % des chiffres d'affaires des entreprises investissant dans ces domaines d'activit ".

SOLUTIONS ET ALTERNATIVES

Pourtant, r duire la place de la publicit dans l'espace public n'est pas une simple revendication id aliste. En 2006, le conseil municipal de la ville de Sao Paulo a vot une quasi-unanimit une loi "Ville propre" bannissant tout affichage publicitaire dans l'espace public. Cinq ans apr s son entr e en vigueur, un sondage montre que 70 % des r sidents de Sao Paulo ont trouv les effets de cette loi b n fiques.

Devant les enjeux r v l s par les derni res avanc es scientifiques, nous souhaitons encourager toute d marche de r gulation du syst me publicitaire actuel et en premier lieu dans l'espace public. En barbouillant des publicit s, le collectif des D boulonneurs a os un acte de d sob issance civile afin d' tre entendu par la collectivit et de pousser le politique accepter une r -ouverture du d bat. A travers eux, c'est la libert de non-r ception des citoyens que nous devons d fendre.