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La crise, moteur du capitalisme, par Andr Orl an

2010-03-30 05:52:28

LEMONDE | 29.03.10 | 14h44 Mis jour le 29.03.10 | 14h44

L'histoire du capitalisme se confond avec l'histoire de ses crises. Sur la p riode 1970-2007, on ne compte pas moins de 124 crises bancaires, 208 crises de change et 63 crises de la dette souveraine ! M me si la plupart d'entre elles restent limit es des pays p riph riques, cela n'en demeure pas moins un constat tr s impressionnant.

A propos de l'auteur

N en 1950, Paris, administrateur de l'Insee, cet ancien polytechnicien est directeur de recherche au CNRS depuis 1987. Il a galement t membre du conseil scientifique de la Commission des op rations de Bourse, qui a fusionn en 2003 avec le Conseil des march s financiers pour former l'Autorit des march s financiers (AMF). Depuis 2006, il est directeur d' tudes l'Ecole des hautes tudes en sciences sociales (EHESS). Il fait partie du comit de direction de la revue "Annales. Histoire, sciences sociales". Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont "Le Pouvoir de la finance" (Odile Jacob, 1999).

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Devant de tels chiffres, l'id e d'une autor gulation par les march s appara t comme insuffisante. Pour comprendre comment le capitalisme g re ses exc s, il semble que l'hypoth se alternative d'une r gulation par les crises ne manque pas d'arguments. Pour s'en convaincre, il n'est que de consid rer ce qu'on nomme les "grandes crises" ou crises structurelles. Parce qu'elles sont des p riodes de profonde mutation, leur r le dans l' volution historique du capitalisme est crucial. La plus c l bre d'entre elles est la Grande D pression (1929-1939).

Il s'agit de crises profondes, non seulement quantitativement par leur intensit , mais galement qualitativement par l'ampleur des transformations institutionnelles qu'elles initient. Ces crises ont pour origine l' puisement d'un mod le de croissance qui ne r ussit plus contenir ses d s quilibres. Pour repartir, le syst me conomique a besoin de nouvelles r gles du jeu, de nouvelles institutions, de nouveaux compromis. Tel est l'enjeu des grandes crises : r inventer un nouveau mod le de croissance.

Ainsi, au cours de la p riode 1929-1945, le capitalisme a-t-il d se transformer en proposant un projet original, fond non plus sur la concurrence tout-va, mais sur une ad quation permanente, centr e sur la grande entreprise industrielle, entre augmentations du salaire r el, gains de productivit et croissance. Pour d signer ce mod le qui merge au sortir de la seconde guerre mondiale, on parle de "r gulation fordienne", par r f rence Henry Ford, qui avait compris que, pour pouvoir vendre ses automobiles et faire des profits, ses ouvriers devaient tre bien pay s.

Apr s avoir conduit une exceptionnelle prosp rit , connue sous le nom des "trente glorieuses" (1945-1973), le r gime fordien entre, son tour, en crise. C'est la stagflation des ann es 1970 (1973-1982), qui m le d'une mani re in dite inflation et croissance faible. Si cette grande crise diff re de celle de 1929, sa signification reste identique : la fin d'une poque et l'av nement d'une nouvelle forme de capitalisme. En cons quence, apr s la stagflation, au d but des ann es 1980, merge le capitalisme financiaris , encore appel "capitalisme patrimonial" ou "capitalisme n olib ral".

La rupture avec le r gime ant rieur est prodigieuse, particuli rement par l'ampleur que conna t la d r gulation financi re. On assiste au d mant lement progressif du cadre r glementaire qui, fait notable, avait conduit l' limination de toute crise bancaire durant la p riode fordienne, entre 1945 et 1970. Politiquement, c'est l'arriv e au pouvoir des gouvernements lib raux de Margaret Thatcher au Royaume-Uni (mai 1979) et de Ronald Reagan aux Etats-Unis (janvier 1981) qui marque le d but de cette nouvelle phase. Mais, du point de vue de la r gulation conomique, l'origine de ce nouveau capitalisme est trouver dans la transformation r volutionnaire que conna t la politique mon taire. D sormais, l'inflation devient la cible prioritaire.

Pour la combattre, Paul Volcker mis la t te de la R serve f d rale am ricaine (Fed) en 1979 proc de une augmentation tonnante du taux d'int r t court terme, jusqu' atteindre 20 % en juin 1981. Cette politique engendre une mutation compl te et d finitive du rapport de forces entre d biteurs et cr anciers au profit de ces derniers. D sormais, les possesseurs d'actifs financiers ne risquent plus de voir leur rentabilit rong e par l'inflation. Ils ont le champ libre. C'est le d but d'une p riode de vingt-cinq ans qui a pour caract ristique centrale de placer la finance de march au centre de la r gulation, bien au-del de la seule question technique du financement. Pour le dire simplement, ce sont les march s financiers qui contr lent d sormais les droits de propri t , ce qu'on n'avait jamais connu auparavant.

Dans les capitalismes ant rieurs, la propri t du capital s'exer ait sous la forme du contr le majoritaire au sein de structures sp cifiques hors march , l'exemple de la Hausbank allemande ("banque maison") ou du contr le familial. Le repr sentant embl matique du capitalisme patrimonial est l'investisseur institutionnel. Il est porteur d'une nouvelle gouvernance des entreprises, centr e sur la "valeur actionnariale".

La crise qui d bute en ao t 2007 doit, selon nous, tre comprise comme marquant l'arriv e aux limites du capitalisme patrimonial et son entr e en grande crise. Comme les capitalismes pr c dents, il succombe lorsque le principe m me de son dynamisme se retourne contre lui pour devenir source de d s quilibres. En l'occurrence, c'est la question financi re qui s'av re d terminante. Le capitalisme patrimonial ne r ussit plus contr ler l'extension de son secteur financier, dont le poids devient handicapant partir d'un certain seuil.

Pour le voir, consid rons l'endettement total des Etats-Unis, tous secteurs confondus. Entre 1952 et 1981, durant la p riode fordiste, sa croissance reste mod r e : de 126 % 168 % du PNB. Pendant la phase n olib rale, ce m me ratio explose, pour atteindre 349 % en 2008 ! De m me pour le total des actifs financiers des Etats-Unis. Il reste stable de 1952 1981, entre 4 et 5 fois le PNB, pour se mettre ensuite cro tre jusqu' plus de 10 fois le PNB en 2007. Au niveau mondial, l'observation est identique : le total des actifs financiers, qui vaut 110 % du PNB mondial en 1980, atteint 346 % en 2006.

Si, dans un premier temps, l'expansion financi re a particip activement la formation de la croissance n olib rale, il appara t qu'aujourd'hui elle est devenue disproportionn e. Pensons que ce secteur s'approprie 40 % des profits totaux am ricains en 2007, contre 10 % en 1980, alors qu'il ne repr sente que 5 % de l'emploi salari . La d mesure est extr me. Elle p se sur l'ensemble de l' conomie par de nombreux canaux. D'abord au travers des exigences de rentabilit . La mondialisation financi re des droits de propri t a donn aux actionnaires relay s par les investisseurs institutionnels une puissance in dite. Elle a permis l' mergence d'une norme de rendement aux alentours de 15 % pour les soci t s cot es. Cette exigence de rentabilit est intenable long terme. Trop peu d'activit s industrielles offrent des rendements aussi lev s.

En cons quence, faute d'emplois rentables, sous la pression de la valeur actionnariale, les entreprises ont t amen es rendre le capital aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d'actions. On sait qu'aux Etats-Unis l' mission nette d'actions est n gative depuis une quinzaine d'ann es. Autrement dit, le march boursier am ricain finance les actionnaires et non l'inverse. Parce qu'elle p se sur la croissance des pays d velopp s et nourrit les strat gies de d localisation, cette rentabilit exig e conduit une baisse importante de l'emploi manufacturier en Europe et aux Etats-Unis.

A propos de l'auteur

N en 1950, Paris, administrateur de l'Insee, cet ancien polytechnicien est directeur de recherche au CNRS depuis 1987. Il a galement t membre du conseil scientifique de la Commission des op rations de Bourse, qui a fusionn en 2003 avec le Conseil des march s financiers pour former l'Autorit des march s financiers (AMF). Depuis 2006, il est directeur d' tudes l'Ecole des hautes tudes en sciences sociales (EHESS). Il fait partie du comit de direction de la revue "Annales. Histoire, sciences sociales". Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont "Le Pouvoir de la finance" (Odile Jacob, 1999).

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La deuxi me cons quence se d duit imm diatement : une forte pression sur les salaires. Elle d coule d'un rapport de forces tr s in gal entre une repr sentation unifi e des actionnaires et une extr me fragmentation des organisations syndicales. En cons quence, alors que, dans le r gime fordiste, une part importante des gains de productivit revenait aux salaires, ce qui nourrissait le dynamisme de la demande, ce n'est plus vrai dans le capitalisme patrimonial. Le salaire r el stagne, ce qui constitue un frein permanent la croissance conomique. D'o le recours l'endettement des m nages avec les effets que l'on conna t.

Troisi me cons quence : une mont e massive des in galit s. En effet, une caract ristique essentielle de la nouvelle gouvernance d'entreprise est d'avoir fait basculer le haut management du c t des propri taires. C'est toute la question des nouvelles r gles de r mun ration visant aligner les int r ts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Il s'en est suivi un clatement des in galit s dans les pays d velopp s. L' cart entre le salaire moyen des ouvriers et le salaire des dirigeants est pass de 40 500 aux Etats-Unis.

Encore plus impressionnant : si l'on consid re les 90 % des salari s les moins riches et qu'on compare leur revenu moyen au revenu moyen des 1 % les plus riches, alors que, sur la p riode 1933-1973, un certain rattrapage est observ , sur la p riode 1973-2006 (33 ans), on constate qu'en termes r els le revenu moyen des premiers d cro t l g rement quand il est multipli par 3,2 pour les seconds. De telles in galit s ont des effets politiques autant qu' conomiques. A terme, c'est l'unit du corps social qui se trouve mise en p ril.

Il est frappant de constater quel point les march s se sont montr s incapables d'infl chir ou m me simplement de mod rer ces d s quilibres. C'est une le on qu'il faut garder l'esprit. Ainsi, selon la th orie de l'efficience financi re, la concurrence aurait-elle d accro tre le bien- tre des consommateurs, en l'occurrence les emprunteurs hypoth caires, en leur fournissant des produits de bonne qualit , capables de g rer les risques que comporte l'accession la propri t , des co ts faibles.

C'est au nom d'un tel r sultat qu'a t justifi e la lib ralisation des march s. Et non pour accro tre les bonus bancaires. Il n'en a rien t . De m me, attir s par de fortes r mun rations, un grand nombre de nos ing nieurs les mieux form s migrent vers le secteur financier. Est-ce l une situation satisfaisante lorsqu'on songe tous les d fis techniques que nous aurons affronter ? L'entr e en crise correspond au moment o ces d s quilibres prennent une ampleur telle que la coh rence d'ensemble se trouve remise en cause. La question d'une nouvelle r gulation est alors pos e.

Cependant, la crise n'offre pas de solution toute pr te. Loin de l , dans un premier temps, elle ne fait qu'aggraver les probl mes car elle accentue les tendances propres au capitalisme patrimonial. Prenons la question financi re, dont on a vu qu'elle joue un r le crucial. Durant les quinze derni res ann es, le secteur bancaire a volu vers un haut degr de concentration autour d'un tout petit nombre de tr s grandes banques. Cette volution est probl matique, parce qu'elle produit des g ants qui, en raison de leur taille, sont porteurs d'un risque syst mique.

En cons quence, les autorit s publiques se trouvent de facto contraintes de leur venir en aide en cas de difficult s. Tous les conomistes sont d'accord pour juger qu'une telle situation n'est pas acceptable. Elle conduit ces acteurs prendre des risques excessifs, puisque les profits leur reviennent alors que les pertes sont socialis es. Or la crise et les mesures d'urgence prises par les autorit s publiques ont encore accentu la concentration du secteur bancaire. Bear Stearns, Lehman Brothers, Merrill Lynch, Wachovia et Washington Mutual ayant disparu, les banques restantes sont devenues encore plus importantes.

Autrement dit, les banques d j trop grandes pour faire faillite sont devenues encore plus grandes ! Dans ces conditions, d manteler ces conglom rats normes, par exemple en s parant banque d'investissement et banque de d p ts, devrait tre un objectif prioritaire. Une banque trop grande pour faire faillite devrait galement tre trop grande pour exister. Mais une telle politique suppose une mutation en profondeur des esprits. Pour l'instant, elle semble bien loign e. Globalement, le G20 continue penser dans le cadre du capitalisme n olib ral. Cependant si notre diagnostic est exact, la persistance de la crise n cessitera un changement de paradigme.

Les difficult s venir sont de deux ordres : non seulement le maintien d'un ch mage de masse dans les pays d velopp s, mais galement le d veloppement d'importantes difficult s mon taires. Notons que jusqu' maintenant, la crise a t principalement de nature financi re et bancaire. Les autorit s publiques ont r ussi la contr ler gr ce au maniement vigoureux de l'arme mon taire. Pour le dire simplement, elles ont noy les difficult s sous les liquidit s avec l'aide active des banques centrales.

Cependant, aujourd'hui, la masse des liquidit s ainsi produites associ e la croissance vertigineuse des dettes publiques fait entrer la crise dans un nouveau stade o la question de la valeur des monnaies arrive sur le devant de la sc ne. En la mati re, les lieux d'une possible rupture ne manquent pas : quid de l'h g monie du dollar, de l'unit de la zone euro, de la parit du yuan ou de la faiblesse de la livre sterling ? C'est la coh sion internationale du n olib ralisme qui se trouverait alors directement questionn e.

Les forces d' branlement apparues au grand jour en ao t 2007 n'ont pas encore fini de faire sentir leurs effets d vastateurs.

Andr Orl an est conomiste.