💾 Archived View for unbon.cafe › yomli › editions › livres › lyber › triste-monde-tragique › p1 › ch… captured on 2024-08-18 at 17:59:39. Gemini links have been rewritten to link to archived content
⬅️ Previous capture (2023-12-28)
-=-=-=-=-=-=-
Au début étaient le un et le zéro. Qui commença ? Du un ou du zéro nous ne pouvons le savoir. Si l'un est, il est unique, mais a dû composer avec le zéro pour être. Inversement, si le zéro est unique, il est un, si bien que l'un ne peut aller qu'avec le zéro, l'un est mêlé au zéro. Il est possible que l'on puisse subdiviser le un en une infinité de combinaisons de un et de zéro, mais cela aussi est au-delà de la pensée humaine. Notre raison peut éclairer, elle ne peut nous faire connaître ce que nous voyons par elle, nous ne pouvons en saisir le sens.
Si l'un est, et que nous sommes de l'un, la seule manière d'expliquer qu'en apparence nous, le monde, la Nature, sommes des entités indépendantes les unes des autres est de postuler que nous sommes des parties d'une même entité ; le rein n'a pas besoin de connaître ou d'interagir avec les poumons pour être et fonctionner au sein d'un corps humain. En termes parménidiens, si l'on doit considérer l'être dans son ensemble, la seule possibilité qu'il y ait multiplicité de l'être est d'y accoler un équivalent que l'on nommera vide, intelligence (*noûs*[1] en grec), ou bien atome idéé selon les auteurs. De là à Spinoza, il n'y a alors qu'un pas, d'autant plus quand on prend la Genèse où un Dieu unique, dans le vide, crée le monde. Si Dieu est, il ne peut être en dehors de l'être, or l'être au sens large peut être appelé le cosmos, la Nature, l'Un. Certes, ce Dieu n'est pas idéal, au sens où il n'est pas omnipotent : il crée à partir de zéro. C'est déjà bien, il faut l'avouer, c'est pas donné à n'importe qui. Mais s'il crée à partir de zéro, il faut bien que ce soit autre chose que zéro pour être, il faut donc qu'il y ait également de l'être dans sa composition.
D'où vient cette multiplicité ? Nous pouvons nous aider d'un raisonnement qui a fait ses preuves : les mathématiques. Nous sommes ici devant une base binaire : zéro et un, comment expliquer qu'il puisse y avoir huit ?
De là on en déduit logiquement que nous ne pouvons être certain de n'être pas à l'intérieur d'une simulation informatique, que si Dieu existe il ne peut être que ce Un dénominateur commun de sa création, autrement dit la Nature, tissé à l'intérieur de nous jusqu'au plus profond des atomes.
Mais aussi qu'il est tout aussi possible qu'au début il y eut trois entités ontologiques, ou quatre, ou une infinité. Les mathématiques ne sont pas cantonnées au binaire, si bien que nous n'avons rien prouvé, ce travail ne peut être une connaissance, et qu'il est donc inutile de chercher à savoir, à moins que l'on considère cela comme un art. Si l'on veut faire de la philosophie une science humaine, alors il faut arrêter de faire de la métaphysique.
Le problème que je reproche aux idéalistes, c'est qu'il ne peuvent jamais prouver ce qu'ils avancent. Donner comme possibilité d'établir des âmes sans corps, c'est non une ouverture d'esprit mais une simple croyance. Lorsque les matérialistes expliquent que tout est composé d'atomes, la science leur rend raison, jusqu'à la plus récente physique : la théorie des cordes.
De même que toute mathématique se base sur l'axiome fondamental que 1 = 1 et arrive aujourd'hui à des formes complexes, l'âme est fondée sur le concept qu'un neurone est relié à un autre.
Nous pouvons dès à présent distinguer conscience et inconscient, ce dernier défini comme tous les processus internes dont on n'a pas connaissance immédiate. Une partie de ces processus communique avec la conscience, lui apportant les perceptions recueillies et filtrées. D'où vient ce gaspillage de temps et d'énergie qu'est la communication de ces données à la conscience ?
La conscience sert d'état-major, elle est la seule à avoir accès aux données dormantes de la mémoire pour y appuyer une décision d'action. Or, cette décision pourrait être réflexe, et elle en serait sans doute plus gagnante pour la survie. Alors pourquoi la conscience ? L'anticipation. La conscience permet d'anticiper l'action au vu des données perceptibles et dormantes.
Y a-t-il liberté de décision d'action ? Non : il n'y a qu'un calcul de données. Je ne pourrais penser à regarder tel film ou à effectuer telle action s'il n'y avait pas dans les données perceptibles et dormantes des pour et des contre qui déterminent le choix que j'ai à effectuer. Ces pour et ces contre, c'est notamment la morale. L'intérêt du plaisir. L'axiome de Bentham : fuir le déplaisir.
Devant la multiplicité et le paraître-libre de la voix de la conscience, tout ce que nous pouvons faire pour agir moralement est d'accepter librement la détermination. La voix de la conscience n'est alors qu'une indication de notre détermination, qu'il faut valider ou non de notre libre arbitre. C'est le sursaut de la liberté face à la détermination extérieure qui crée la détermination morale que l'on nomme voix de la conscience.
Mais l'utilisation du *je* suppose-t-il qu'il s'agit du *moi* ? Je ne le pense pas. L'ego qui s'exprime peut prendre le masque d'un personnage conceptuel et fictionnel. L'utilisation de ce narrateur, possédant ses caractéristiques propres, me permet d'avancer un travail de fond à la manière du Slim Shaddy d'Eminem. Ainsi, quand bien même ce narrateur/personnage ne respecte pas la vérité factuelle, son action imaginée permet l'expression de faits. On ne doit donc pas se méprendre : lorsque j'écris que j'ai fait une action, c'est ce personnage conceptuel qui l'a exécuté, et ce, de manière purement fictionnelle.
Peut-on tout de même parler de journalisme ? À mon sens, et je reprends les termes de Hunter S. Thompson : « la fiction est une passerelle vers la vérité, que le journalisme ne peut atteindre ». Lorsque René Descartes utilise la fiction du malin génie pour arriver à sa vérité certaine du *cogito*, il s'agit de la même démarche.
J'interprète la Nausée de Sartre comme une certaine peur de la mort : lorsque j'ai peur de la mort, c'est que j'admets que j'existe, et si j'existe, c'est parce que des événements se sont produits : j'existe par contingence. De là un grand désespoir : je n'ai rien fait pour exister, j'existe, et il va me falloir mourir.
Si la liberté humaine n'a pas de finalité, c'est bien un hasard, donc pouvant être mis en ordre *a posteriori*. Si elle a une finalité, elle est déterminée par cette finalité. Dans les deux cas il y a détermination de la liberté, ce qui est paradoxal, à moins de considérer que la liberté humaine n'existe pas autrement qu'en tant que représentation. Elle paraît être, et elle a besoin d'être ressentie comme étant, mais n'est pas en dehors du domaine de la représentation, de celui de l'esprit.
Ainsi, en bon sceptique, nous pourrions expliquer que tel raisonnement peut être contré par tel autre, et qu'ainsi on ne peut dire de l'un qu'il est bon et de l'autre qu'il est mauvais. L'existence de la pensée mise en doute, nous en arriverions à douter de notre propre existence. Il ne resterait alors rien qui ne résiste au doute, et nous en arriverions à la conclusion morne et guère originale que l'on peut douter de tout métaphysiquement.
Mais ne doutons pas de Descartes, ce brave Tourangeau, notre enseigne nationale de philosophie française ! Il devait avoir raison.
Ma place ne me semble pas ici, dans une société grégaire par définition. Cela ne représenterait aucun problème si ceux qui me sont les plus proches ne m'empoisonnaient pas jour après jour dans leur manière insidieuse de véhiculer un vent de culpabilisation, des relents de sociabilisation évangélique qui sont autant de façons de me tuer à petit feu. Leur manière de me signifier que je suis fautif de ne pas accepter une grégarité forcée n'est qu'une petite partie de cette douleur qui me pousse à me retrancher.
Mais d'abord, pourquoi cette misanthropie maladive ? Cette sensation selon laquelle je ne m'adapte pas à mon milieu provient, à ce que j'ai pu en dégager, du manque de curiosité de mes contemporains ou, plus vraisemblablement, du trop grand intérêt intellectuel qui m'habite. Lorsque je ne retrouve pas cet intérêt à un niveau au moins aussi ample que le mien chez un interlocuteur, il me déçoit dans l'instant. Un homme qui sait mais n'est pas curieux de savoir n'est pas mieux placé dans la hiérarchie intellectuelle qu'un livre. Il ne fait que véhiculer l'information, sans même le vouloir ni la produire. Autant s'adresser à une encyclopédie ! Et la plupart des hommes et des femmes, des êtres humains plutôt, que je croise chaque jour n'ont même pas cette information. À quoi bon interagir avec eux, s'ils ne peuvent rien m'apporter et qu'ils ne veulent ou ne peuvent pas recevoir de moi ? Parler à un mur apporte moins de déception, moins de douleur. Au moins, la pierre n'a pas d'encéphale.
Ainsi, au bout de ce moment d'écriture, se détachent quelques propos. Premièrement, la cause de ma souffrance existentielle est composée à la fois d'un élan qui ne trouve pas d'écho et du jugement négatif que portent sur mon retranchement mes contemporains, jusqu'à mes plus proches. Aussi et secondement, ce sont deux douleurs qui me déterminent en réalité, et ma vie, dans son entièreté, n'a été que basculement de l'une à l'autre de ces douleurs, et je continue de me battre comme le héros de Cervantès. Troisièmement et en tant qu'effet et justification de la dernière proposition, même si je pense que c'est l'esprit intrinsèquement grégaire de l'être humain la cause à la fois de mon élan intellectuel, du manque d'écho et de la culpabilisation de tous les instants, je ne peux à ce stade en être certain. Il m'est donc pour le moment impossible de m'y opposer de telle manière que cela produise en moi des effets bénéfiques. Enfin, et quatrièmement, cesser de s'opposer à la grégarité des êtres aura évidemment une conséquence sur moi, mais l'atténuation, si elle est possible, de mes douleurs ne passera pas par cette résistance à la société. Il me faut d'abord me concentrer sur mes douleurs en tant qu'objets de pensée pour soi et en soi, avant de les réinsérer dans un plan plus général, pour enfin les atténuer sans perdre cette faculté déterminante chez moi qu'est la curiosité intellectuelle. Pour réaliser ce projet, la philosophie sera ma canne, éternelle compagne de ces inadaptés sociaux et corporels que sont les philosophes profonds. Et, avant de commencer, il me faudra faire table rase de tous les présupposés acquis par deux décennies d'éducation et de sociabilisation tortionnaire.
Espérons que ce travail, long et empli de difficultés, de chausse-trappes et de montagnes à gravir, saura calmer à terme mon esprit et mon être.
Descartes démontre le *cogito*. Soit. Donc je me définis comme un être qui pense. Certes, il n'est point besoin de rappeler le raisonnement qui aboutit à cette certitude, Descartes le fait admirablement.
Modernisons : imaginons un instant que je ne sois qu'un cerveau dans un bocal, voire une intelligence artificielle, et que chacune de mes sensations soit programmée et étudiée par des scientifiques. Dans l'impossibilité dans laquelle je me trouve de prouver ou de réfuter cette hypothèse, je ne peux que douter.
Ainsi, je ne suis pas libre. Schopenhauer, Lévi-Strauss et d'autres le pensent. Kant croit dur comme fer à la liberté. Ce n'est que profession de foi. Je ne peux pas dire si je suis libre ou non.
Idem quant à l'existence de dieux. Pire encore, je ne peux savoir si je ne suis pas seul dans un monde programmé. Je ne peux prouver l'existence en tant qu'êtres pensants d'aucun de mes congénères.
Alors, quelle certitude avoir ? Si les processus raisonnés que j'appelle pensées ne sont que des méthodes logiques implantées en moi par ces scientifiques, je ne peux même pas dire que je pense, car tout cela n'est qu'une suite logique composée de toutes les entrées sensorielles et intellectuelles que je possède de par mon expérience jusqu'à présent.
Puis-je, dans ce cas, me définir comme un être qui pense ? Ne serait-ce pas la conception cartésienne du déterminisme divin expliqué dans le paragraphe 41 des *Principes de la philosophie* ?
S'il y a sorties, il est possible qu'il y ait entrées. Je ne saute pas sur cette conclusion, car après tout le concept d'entrée engendrant une sortie n'est en informatique et en électronique que le pendant du couple cause et effet. Or, dans mon projet de remettre en cause mes préjugés, ce couple n'est pas une vérité absolue. Pourquoi ne pas penser un effet sans cause, une sortie sans entrée ?
De même, le libre arbitre n'est pas exclu par ma conception, ni confirmé. Son champ d'application est simplement très restreint.
Ce que je vois de la philosophie universitaire, et j'appuie bien sur cet oxymore, c'est une méthode de travail pour comprendre les interprétations des philosophes qui se tenaient avant nous. Quel intérêt ? Le même que celui de l'historien. Peut-on forger sa propre interprétation à partir de celles que nous avons étudiées ? Sans doute. Peut-on le faire autrement ? Bien sûr, et c'est exactement ce qu'ont fait les philosophes depuis des millénaires. Qu'est-ce qui va faire que je vais préférer l'interprétation de Sartre à celle d'Aristote ? La cohérence ? La méthode ? Mon corps. Appelez ça comme vous voulez. Cartésiens, vous placerez cela dans la substance pensante, qui n'est autre chose qu'un concept inventé pour ne pas sombrer dans le tragique. Notre expérience. Si je préfère telle interprétation à une autre, c'est parce que d'expérience l'une me paraît plus rationnelle que l'autre.
J'aime la philosophie ; la philosophie universitaire n'est qu'une histoire des idées où seuls ceux capables de restituer un cours sont considérés comme dignes de philosopher. Eh ! je ne dis pas que tous les étudiants ne sont que des moutons de Panurge, mais le travail qui leur est demandé consiste en un long couloir où il s'agit d'enfoncer des portes ouvertes. Certains creusent sous certaines portes, d'autres les crochètent, mais au final l'exercice est toujours le même. Si bien que comprendre comment ouvrir ces portes devient plus important que le fait même de les ouvrir ; comprendre la philosophie est de moindre importance si l'on peut expliquer en quoi tel auteur avait tort.
C'est pourquoi si la philosophie universitaire, se prétendant seule philosophie, est une fin en soi --et non le moyen de philosopher par soi-même--, elle ne m'est que peu utile. Autant passer du temps sur des jeux vidéo.
Comprenez-moi bien : si un étudiant en philosophie est capable d'expliquer dans le détail la différence des substances chez Descartes, mais pas son point de vue sur le concept de corps sans faire une seule référence, alors la philosophie universitaire est bien une fixation du savoir, et non une ouverture de celui-ci. Elle ne m'intéresse donc pas.
Je pense que ce n'est pas un hasard si la plupart des philosophes contemporains ne se disent pas philosophes. Si la philosophie universitaire sert à créer des historiens, ou des professeurs de philosophie, et non des Diogène ou des Descartes, alors arrêtons d'appeler philosophie notre interprétation du monde et laissons ces vieux gâteux croulants comprendre Platon sans le mettre en action.
En un mot : Descartes a étudié la philosophie scolastique, il en fut un farouche opposant. Si la philosophie universitaire est la nouvelle scolastique, je me dois d'entrer dans l'opposition.
La philosophie je la connais, car je la vis. La philosophie, c'est la vie.
J'ose penser, et pour cela, on me met au ban de l'université. J'avais échappé de peu à me retrouver sans dut après mes deux ans à philosopher dans un cadre universitaire où l'on apprenait plus comment baiser un client ou monter une entreprise que comprendre à utiliser nos propres outils. Pourtant, certaines conversations avec les professeurs me laissaient penser que « j'étais l'un des rares à penser et à avoir la capacité à s'exprimer le mieux à ce sujet » (*dixit* une professeure d'anglais avec qui j'ai eu une conversation d'une bonne heure). Oui, vous permettez, j'enjolive un peu pour mon ego, vous inquiétez pas, je suis comme ça moi. Faut imaginer, le dut c'est un peu le camp disciplinaire par rapport à ici. Là-bas, les retards, il faut les justifier, cours obligatoires et tout le toutim ! Plus de trente-cinq heures par semaine, et tu commences tout en bas de l'échelon. Il y a toujours un Sartre ou deux dans une promotion : les types qui travaillent beaucoup mais qui ont un sens de la provocation dans un perpétuel combat contre l'autorité.
Ce perpétuel combat contre l'autorité, c'est ce qui m'a véritablement montré la voie de la philosophie universitaire, à travers ma professeure de philosophie. À l'époque, c'était il y a quatre ans, une vie quoi, j'étais bien le seul à remettre en question la philosophie, en montrant ses failles, en opposant ma vision du monde à celle des philosophes. À tel point que lorsque je revis cette professeure à la fin de mon dut elle me dit qu'elle ne m'aurait jamais vu supporter la philosophie universitaire, puisque de son temps je faisais tout pour saboter mes devoirs.
Peut-être ce rejet de l'autorité, cette indépendance claire vis-à-vis de toute forme de hiérarchie a-t-elle été la marque de toute mon existence jusqu'à présent. Vous vouliez que nous exprimions notre philosophie propre ? Eh bien elle est là. Est-ce que l'on va me prendre pour un fou ? Ma philosophie, telle que je la pratique, est un match de boxe, elle est une forme de séduction, elle est une partie d'échecs. C'est l'expression de ma volonté de puissance.
Je ne sais pas pourquoi j'ai arrêté d'être ce Sartre en arrivant en philosophie. Peut-être parce que je me sentais chez moi ici, que je pouvais enfin parler de tout avec tout le monde. C'est grisant cette liberté, non ? Avant, vous êtes plongé dans un magma infâme, on vous en extirpe pour être avec vos semblables. Peut-être aussi parce que M. Mongis m'a bien fait comprendre que je n'avais pas les bases. Bah ouais, mais quand on est matérialiste, faut dire que ce que peuvent piper les idéalistes là-haut... J'accrochais pourtant, j'essayais bien de suivre.
Mais je ne me suis jamais autant senti vivant que dans l'opposition franche. Il me semble que c'est Camus qui disait ça. On pourrait m'objecter, d'un air paternaliste, que la fac ne sert pas à ça. C'est ça, lisons ce nazi d'Heiddeger, expliquons cet idiot de Platon, moquons-nous de Foucault, en un mot, restons passif mais ne philosophons surtout pas en entrant dans l'action. C'est bien beau de comprendre Kant, sa morale est un superbe diamant qui n'a qu'un seul défaut : elle est inapplicable.
Helvétius, son contemporain, avançait une morale immanente qui avait le mérite de fonctionner. Mais Helvétius avait l'avantage de voyager, contrairement à ce pleutre de Kant, coincé dans son Allemagne et tentant désespérément de faire de l'anthropologie et de la géographie...
Alors si la philosophie universitaire n'est qu'un musée où l'on ne fait que regarder des bijoux de pensée futile, je préfère encore me retrouver à la rue et apprendre ce qu'est véritablement la vie. C'est mon lot de toute manière : jeté de l'université avec pour seul bagage le profond rejet de l'autorité qui me caractérise, je ne peux que partir serein, endetté par un contrat qui permettait aux fils d'ouvriers comme moi de parvenir aux lueurs de l'université.
Allez tous vous faire foutre, la plupart en ont bien besoin.
Si vous trouvez un nom de courant dans lequel me caser, grand bien vous fasse. Mais je ne vois pas pourquoi on devrait s'intéresser à ce problème. Nous ne trouverons jamais de solution : depuis que la philosophie existe une partie d'elle-même s'échine dans des efforts qui n'apportent rien à l'humanité, qui n'ont pas de fondements certains, et qui ne sont donc que pures spéculations.
Si c'est comme ça, pourquoi ne pas prendre comme hypothèse de la science-fiction ? Je pourrais très bien vous dire que je pense que notre monde a été créé pour que nous philosophions en cherchant la question ultime de la vie, de l'univers et de tout le reste dont la réponse est quarante-deux. Ou bien qu'il existe une licorne rose invisible. Tout cela est proprement absurde, nous le savons tous deux, mais je pourrais vous faire un très beau raisonnement y parvenant. Et on ferait de moi un philosophe comme Berkeley. Ou pire, Platon. Platon, d'ailleurs, n'était qu'un écrivain de tragédie.
J'ai pourtant suivi vos cours. Pour être honnête, seulement quelques-uns. Ceux-là m'ont passionné : votre approche de Wright comme organiquement axé autour du foyer a changé ma manière de le voir. Je ne me moque pas de vous : si les enseignants de philosophie étaient aussi enthousiastes que vous à traiter leurs cours, je ne serais pas là à vous écrire. Wright, Luytens, Gaudi, même Horta j'aurais pu les traiter. Là, il ne s'agit pour moi que d'illustres inconnus.
Alors j'ai bien peur de vous faire perdre votre temps. Je sais que le temps d'un enseignant corrigeant des copies est précieux, gardez celle-ci pour la fin. Nous savons tous deux que nous nous reverrons aux rattrapages.
Il me faut attendre une bonne heure avant de pouvoir sortir, laissez-moi vous divertir avec une petite histoire. Ce serait un gâchis de copie double, autrement.
À l'académie des chouettes, il y a deux types de chouettes (en réalité il y en a bien plus, mais les chouettes ont tendance à tout catégoriser). Il y a les chouettes virevoltantes et les chouettes picorantes. Les premières vont à l'académie pour apprendre à voler, comprendre comment se comportent leurs proies pour mieux les attraper par les airs. Les secondes s'occupent de dépecer les animaux morts, ce sont des charognards. Rien de péjoratif à cela, la nature s'ordonne merveilleusement.
Comme vous le savez sûrement, les chouettes sont des animaux menacés de disparition. La faute à tout un tas de facteurs, ne nous étendons pas là-dessus, ce n'est pas le propos.
Le rôle de l'académie était assez simple : il y entrait une pelletée de chouettes, virevoltantes ou picorantes, peu importe, et il devait n'en sortir que des picorantes, en apparence du moins. Sur le papier, cela permettait de justifier son existence même au sein de la nature : personne ne redoute des charognards dans les temps où l'on fait la chasse aux prédateurs.
Seulement voilà : pour arriver à ce résultat, il fallait se débarrasser d'une façon ou d'une autre des virevoltantes. La manière privilégiée était de les mettre à la porte purement et simplement si elles refusaient de picorer. Le souci arriva lorsque les maîtres chouettes s'aperçurent que l'académie devrait fermer ses portes s'ils n'avaient pas assez de picorantes à la sortie. Comment résoudre ce problème ?
Une vieille maîtresse chouette proposa de décréter toutes les chouettes sortantes picorantes, quand bien même elles ne le seraient pas. Ce fut fait, et l'académie fut sauvée.
L'année suivante, les maîtres chouettes firent face à deux nouveaux problèmes : il y avait de moins en moins de chouettes à l'entrée, et les chouettes virevoltantes préféraient chasser seules par de belles nuits étoilées plutôt que picorer, dégoûtées d'être ainsi prises non pour des chouettes mais pour des moutons (ce qui, vous en conviendrez, est assez incongru).
La vieille chouette régla ce second point par le bâton et non la carotte. Mais bien que ce problème fût symptomatique de quelque maladie de l'établissement (les rats ne quittent pas les navires aux tonneaux pleins), c'est sur le premier point que la vieille maîtresse chouette réfléchit le plus. Il fallait par tous les moyens attirer de nouvelles chouettes. Pensez ! les chouettes des environs avaient eu vent des déboires de l'académie, et répugnaient à y entrer. Il faut dire que celles qui en sortaient n'y revenaient jamais, et lui faisaient mauvaise presse.
Mais la vieille maîtresse chouette eut une idée. Elle fit entrer des hiboux. Ces animaux ressemblent à des chouettes, mais leur loyauté va à leur espèce. Et c'est bien là que le bât blesse : la vieille maîtresse chouette avait gonflé les chiffres, mais au final, ce qui allait sortir ne compterait pas au rang des chouettes.
L'académie ferma ses portes quelques années plus tard, remplacée par une supérette. La vieille maîtresse chouette fut promue au titre de Grande Doyenne de la gouttière du toit Nord de la Sorbonne, ce qui est une belle fin de carrière. Les autres maîtres chouettes s'éparpillèrent aux quatre vents.
Je veux être de ceux qui mettront à terre ces pachydermes de la philosophie, ces imposteurs de l'intellectualisme.
La philosophie est-elle compatible avec la vie ?
L'Homme n'est pas, par nature, sociable. Il est comme l'oiseau migrateur : solitaire ou en couple, il se regroupe lorsque sa survie l'exige (le nombre empêchant les prédateurs).
Idolâtre ? Les chrétiens ne prient-ils pas une croix de bois et des statues de pierre ?
Je ne sais pas si je laisserai mes enfants croire au père Noël. La question est de savoir si la croyance est propédeutique à la connaissance.
La liberté comme médication roborative.
Le *tetrapharmakon*[2] n'est d'aucune utilité lancé à cent soixante à l'heure sur l'autoroute.
1. νοῦς.
2. τετραφάρμακος.
----
Permaliens :
gemini://unbon.cafe/yomli/editions/livres/lyber/triste-monde-tragique/