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Mais aussi : l'expérience du psychotrope permet de distinguer chaque sens de la partie intelligible de l'esprit.
J'ai rencontré Dionysos peu de temps après mon entrée en université. Je venais de sortir d'une relation de deux ans avec une grande brune au strabisme divergent marqué. Une amourette de lycée, en somme, qui me permit d'user de tabac et de vodka à un rythme jusqu'alors inégalé.
Lorsque l'on change de milieu, du lycée à la fac par exemple, la majorité a tendance à nouer de nouvelles relations. Former des groupes d'affinité, pour mieux endurer l'inconnu. Ce n'était pas mon cas. J'ai toujours été ce que les Anglais appellent un *wallflower*, un de ces types taciturnes n'en lâchant pas une mais n'en pensant pas moins. Aussi loin que je me souvienne, la promiscuité avec mes contemporains n'a provoqué en moi qu'un ennui profond. Enfant, le jeu de balle m'était bien plus étranger que le jeu de mots, les livres avaient ma sympathie aux dépens des êtres.
Pour écrire pleinement, il me manquait un bouillon de culture. Il me manquait un Dean Moriarty. C'est le rôle que tiendra Dionysos dans le récit. Faut s'imaginer le bonhomme. Grand et svelte, la barbe drue, une chevelure de jais cascadant jusqu'aux reins. Un Jésus revenu d'entre les cieux, à la dégaine nonchalante sans pareille, au pas léger mais certain de celui qui n'a d'autre poids à porter que celui de sa propre personne, la tête emplie non de soucis mais d'assurance. Qu'ai-je fait pour ne le remarquer que le jour où il se posa à mes côtés, dans un amphi bondé, bunker souterrain s'il en est ? Il suit le cours durant cinq longues minutes. Écarquille les yeux un coup. Se tourne vers moi :
« Viens, on se barre de ce bouge. »
Il ne m'a pas fallu plus de deux secondes pour lever mes fesses et le suivre. Avec le recul, cette non-décision impulsive fut sans doute le tournant de mon existence. Il me mena au jardin de l'évêché.
Dionysos choisit un banc, s'assied en tailleur. Devant nous la Loire coule en un flot gris tumultueux, la ville s'étend, amphithéâtre d'ardoises ayant l'horizon boisé pour scène. Il se passe un temps sans que nous échangions la moindre parole.
« Tu sais, je t'ai remarqué, lance enfin Dionysos en sortant de ses poches de quoi rouler une cigarette.
--- Ah. »
Il sort un ticket de bus, en déchire une bandelette d'un ou deux centimètres de large.
« Oui, ils ne sont pas nombreux au *bahut* ceux qui lisent *La Nausée* dans les couloirs en se moquant pas mal de dire bonjour. »
Je souris. Ses doigts glissent sur la bandelette, la roulant en un tube déposé avec précaution sur son genou.
« J'imagine, ouais. En même temps, pourquoi dire bonjour quand tu ne souhaites pas une bonne journée à celui qui se fiche pas mal de savoir si ça va ? »
C'est à son tour de sourire. Il prend une feuille de papier-cigarette dans chaque main et les dispose perpendiculairement. Sa langue vient lécher la moitié de la verticale, et les voilà jointes. Je le regarde faire du coin de l'œil, intrigué mais toujours curieux d'apprendre quelque chose.
« C'est pas faux, me répond Dionysos, mais il faut les comprendre : comment veux-tu qu'ils se soucient de toi si tu les envoies chier ?
--- Je ne leur demande pas de se soucier de moi. J'ai toujours été seul, j'ai toujours préféré lire que jouer à ces interactions sociales factices. »
Du tabac est étalé sur le collage de papier, le tube de carton est posé en guise de filtre.
« C'est que tu n'as pas compris. Les gens sont des livres, tu as juste à tirer quelques ficelles pour lire la page qui t'apprendra quelque chose. »
Dionysos tire de sa poche un petit sachet refermable, de genre de ceux que l'on utilise pour ne pas perdre les vis des meubles en kit. Il en sort une petite boule noire dont l'odeur entêtante me monte immédiatement au nez.
« Haschisch ? je lui demande.
--- Ouais. Tu fumes ? C'est du tibétain, tu trouveras pas mieux dans toute la ville. »
Je lui confessais que je n'avais jamais fumé autre chose que des clopes, la pipe et le cigare. Alors, tout en effritant la boulette à la flamme d'un briquet, il me fit la leçon.
En quelques semaines, j'avais mes gestes.
Le bout du *pet* est ainsi un drapeau de papier. De la main droite, je tiens le *tonc* par trois doigts, le regarde, le tâte pour vérifier la bonne homogénéité de l'ensemble. Des craquements se font entendre, bien distinctement, ceux du papier pressé sous mes doigts. Le briquet arrive, par le bas, apporté par la main gauche. J'allume le drapeau. Il se consume, lentement, de bas en haut, pour revenir sur le joint en formant un arc de flammes qui vient s'éteindre sur les parois de papier. Un bon fêtard sait vaporiser le drapeau en un allumage, bien que certains puristes soufflent dessus puis dégagent chaque millimètre de papier dépassant encore d'un geste rapide et sûr.
Le joint en bouche est alors prêt à être fumé. Certains l'allument comme une cigarette, mais je préfère le faire comme un cigare, en procurant une flamme uniforme dans un geste circulaire. Je souffle un petit coup, vieux réflexe du fumeur de pipe pour attiser la flamme et adoucir la fumée. J'inspire. Mes poumons se remplissent alors d'un air suave et fort. Lorsque ma poitrine se relâche en expulsant de mes narines deux jets enflammés, mon visage fond en béatitude. Je suis bien, assis là. Le monde est beau. Je retire une taffe, deux taffes. Le papier brunit en taches aléatoires quand s'y dépose l'huile du haschisch porté à chaud. Je tiens là un petit Jimi Hendrix au bandeau incandescent.
C'est là qu'arrive le flash. Ce bref moment, le temps d'une seconde, où mon corps s'ébroue en un élan incontrôlable. Ma tête se tourne instantanément, mon cerveau se charge. Me voilà maintenant dans un autre monde de la perception, je plane. La volonté de maîtriser le monde en actant des choix s'éteint, pour laisser libre la volonté du monde. Je ne cherche plus à comprendre, à raisonner contre le monde, mais avec lui. Cette force dionysiaque qui secoue le monde de ses passions s'empare de nouveau de moi dans sa parfaite adéquation à l'univers.
Mes sens sont plus développés, comme si je baignais dans un confortable magma de perceptions qui m'étaient privées auparavant. En tenant le joint devant moi, je vois chaque détail, de la beauté de chacune de ses cendres déposées en paysage crevassé aux plis de lumière du papier. La musique n'est plus une suite d'accords, elle est atmosphère ressentie. Il suffit de fermer les yeux pour que se fondent des lumières, des formes, et enfin des mouvances de couleurs parfaitement calées sur la musique.
Une fois, j'ai pu observer les vibrations électriques de la musique s'infiltrer dans mon cerveau, que je voyais du dessus. J'étais fasciné devant ce cinéma qu'offrait mon imagination à ma conscience. Ce n'est qu'après plusieurs *pet* que j'entrais véritablement dans cet état de contemplation.
Il y a deux types de drogués au cannabis. Ceux qui fument et ceux qui ne fument pas. Les premiers considèrent que c'est un luxe de maîtriser son corps et voient les seconds de deux manières. L'Aristocrate qui fume de la *beuh* avec du papier fin au chanvre, ayant mis des années à choisir son tabac pour fumer son *chichon* comme on boirait un Saint-Émilion millésimé. Et l'aristo', notez l'élision, celui qui ne fume qu'en soirée avec des potes, qui est allé en Russie faire la fête pendant l'été, bref, le jeune con qui fait Droit et qui arrêtera cinq ans plus tard, interdisant à ses enfants de se droguer.
Une fête aux Beaux-Arts. J'avais l'habitude d'y traîner, comme un Duke, fin saoul, vagabondant dans les salles remplies de formes et de couleurs psychédéliques et surréalistes que n'éclairait qu'un rai de lumière bleu et orange. Les étudiants sont déguisés, si bien que je pouvais pisser en compagnie d'un dandy anglais avant de trouver un savant fou au détour d'un couloir. Sur la terrasse se côtoient étudiants, étrangers et professeurs, et les *pets* tournent autant que les verres d'alcool. Un groupe est en train de rouler près de la porte, tandis qu'un Chinois les regarde.
Un type me tend un sacheton d'herbe, me demandant de goûter sa camelote.
« On l'appelle "la pute" parce qu'elle te baise une demi-heure après. »
Pas méfiant pour deux sous, j'y mets la dose. Aucun goût au fumage, l'effet de l'herbe s'insinuant en moi, comme à l'accoutumée installée dans sa langueur. Le *pet* tourne, je prends commande. Un professeur se retourne.
« Il y a du trafic ici ! lance-t-il amusé.
--- Mais vous n'imaginez pas, rétorque le Chinois, fumer de la drogue, c'est un crime ! »
Le prenant au sérieux, je lui tends le joint. Il le regarde, regarde le groupe, attendant leur assentiment, et tire une faible *latte*. C'était sa première taffe. Je repense à Duchaussois, lorsqu'il disait « qu'en Orient, les drogues sont acceptées » : que les temps ont bien changé ! Je retourne au bar, et c'est là que j'ai compris pourquoi on l'appelle « la pute ».
Oui, je voulais changer la face du monde. Je voulais montrer à tous ces macaques puants qu'étaient mes « camarades » tout au long de ma scolarité qu'ils ne valaient pas mieux que des bêtes.
La marijuana a changé ça. Maintenant, vous pouvez être des macaques puants, je n'en ai cure, du moment que vous me laissez en paix, serein Rafiki sur la montagne.
Et si c'était la *beuh* qui avait entraîné chez moi cet état de schizophrénie où je ne peux ressentir d'émotions que sous une substance quelconque ?
Je suis défoncé. J'ai des pensées. J'ai peur de les perdre et je ne peux les écrire parce que ce serait trop long à expliquer avec l'océan tempétueux de mon esprit. Tout va trop vite, je n'ai même plus le temps de me pencher sur un raisonnement qu'un autre a pris sa place.
Marijuana : Antidépresseur naturel depuis 5000 ans !
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