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La Colline de Grob

Les Aventures de Morgoth 4

Par Asp Explorer

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1. Un peu d’agitation à la Tombe-Helyce

Ils ont quitté la grande ville

Et chevauché dans la contrée

DĂ©jĂ  sombre, froide et hostile,

DĂ©but d’une morne soirĂ©e.

(PloĂŻnk ploĂŻnk)

Ils Ă©taient plus de vingt, dirais-je,

Rusés filous ou guerriers preux,

Mages aux noirs sortilĂšges,

PrĂȘtres sages et valeureux.

(PloĂŻnk ploĂŻynk)

Par petits groupes ils arrivĂšrent

LĂ  oĂč ils avaient rendez-vous.

Ils firent un feu dans la clairiĂšre

Pour Ă©loigner esprits et loups.

(Plonk plonk)

PassĂšrent les minutes, les heures

Mais nul ne vint Ă  Tombe-Helyce,

Hormis le vent, et puis la peur,

Quelle était donc cette malice ?

(Plink PloĂŻnk)

Quand viendra donc un messager

Une dryade, un elfe, un faune

Pour m’expliquer ou s’excuser

De m’avoir pris pour un bĂ©jaune ?

(Plink plink pliyonk)

— Merci brave Clibanios, tu rĂ©sumes bien l’opinion gĂ©nĂ©rale, mais ne serait-il pas plus utile de nous distraire plutĂŽt que de nous rappeler Ă  notre triste Ă©tat ? Je ne sais pas, une geste guerriĂšre, une chanson courtoise, quelque chose de ce genre ? Ou bien, mĂȘme s’il y a des dames parmi nous, une chanson Ă  boire ?

Dans le patois d’aventure, on accorde dĂ©daigneusement le qualificatif de bĂ©jaune Ă  un quidam ordinaire, sans talent vĂ©ritable, en tout cas sans talent qui puisse le rendre utile au cours d’une aventure. LancĂ© Ă  un autre aventurier, ce terme Ă©tait une insulte mortelle, il sous-entend en effet que la victime de ce quolibet n’était qu’un vantard, tout juste bon Ă  se gargariser d’exploits imaginaires ou Ă  s’approprier ceux d’autrui pour se faire offrir une chopine par un auditoire crĂ©dule, bref, une personne du commun. L’auteur des reproches ci-dessus exprimĂ©s n’était certes pas un bĂ©jaune, puisqu’il s’agissait de Thomar de Gorlenz, le cĂ©lĂšbre magicien albinos. Si la lĂ©gende disait vrai, il aurait dĂ» avoir plus de cent ans, et pourtant ni son corps ni son visage ne semblaient marquĂ©s par la moitiĂ© de cet Ăąge. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce dĂ» aux charmes mystĂ©rieux de sa cape magique, aussi lĂ©gendaire que lui-mĂȘme. Ce n’était ni un vantard ni un lĂąche, et s’il avait prouvĂ© Ă  l’occasion que les scrupules ne l’étouffaient pas, il avait une solide rĂ©putation de compĂ©tence et de loyautĂ© envers ses camarades.

Le fait est que dans la clairiĂšre recouverte par endroit des plaques de la premiĂšre neige de la saison, autour du grand feu allumĂ© sous l’immense rocher vaguement parallĂ©lĂ©pipĂ©dique rappelant un sarcophage de gĂ©ant et qu’on avait pour cette raison appelĂ© « Tombe-Helyce », du nom d’un gĂ©ant lĂ©gendaire de la rĂ©gion, et bien lĂ  donc, on n’en comptait guĂšre des bĂ©jaunes. Au contraire, maints Ă©minents personnages, hĂ©ros et modĂšles des enfants de tout le septentrion, avaient rĂ©pondu Ă  l’appel d’un mystĂ©rieux et prodigue commanditaire, qui avait en outre promis cinquante ducats d’or – une belle somme – Ă  quiconque participerait Ă  une Ă©preuve dont nul ne savait encore rien. Clibanios le barde avait pĂȘchĂ© par modestie, sans doute pour respecter les contraintes de la versification, car il y avait pas loin d’une cinquantaine d’aventuriers rassemblĂ©s lĂ , de force et de renommĂ©e fort variables, ainsi qu’un nombre Ă©quivalent d’écuyers, porteurs de torches, comparses, apprentis et faire-valoirs divers. On pouvait voir pas moins de cinq barbares, dont trois Ă©taient en train de se quereller ou de plaisanter, difficile Ă  dire, Ă  propos de leurs armes respectives (respectivement hache double, masse d’armes et marteau de guerre, tout dans la dentelle). Un hallebardier du nom de Binsek, morne et long de figure, se morfondait dans son armure rutilante, sans doute magique, appuyĂ© sur son arme qui devait l’ĂȘtre tout autant. Un moine impassible du nom de Galfo Ă©tait en grande discussion avec un volubile quadragĂ©naire que certains dans l’assistance avaient appris Ă  connaĂźtre et Ă  Ă©viter, un voleur et assassin curieusement appelĂ© Lulu Van ZooĂŻte. Un sorcier pubĂšre depuis peu, une courtisane et un guerrier ogre se passionnaient pour un jeu de carte animĂ© par un trĂšs jeune filou enthousiaste, qui ne manquerait pas de les escroquer avant la fin de la partie. Un prĂȘtre de Miaris et un paladin, debout, Ă  l’écart, devisaient de points d’honneur complexes, un magicien irascible prĂšs du feu tentait d’obtenir un peu de silence afin de lire en paix son livre de sorts, Ă  ceci s’ajoutaient les ris et cavalcades des comparses partis chercher du bois ou se livrer Ă  quelque tĂąche annexe, ainsi que les hennissements des chevaux affolĂ©s par la proximitĂ© d’un lĂ©zard gĂ©ant du NaĂŻl, qui servait de monture Ă  l’un des guerriers venus du sud.

Tous ces Ă©minents pilleurs de donjons Ă©taient venus isolĂ©ment ou par petits groupes, Ă  l’exception de quatre d’entre eux, qui Ă©taient les hĂ©ros de notre aventure. Portant sa terrible armure noire qui faisait bien des jaloux, brandissant sa lame sainte, venait Marken-Willnar Von Drakenströhm, surnommĂ© ici « le Boucher », ailleurs « le Faiseur de Veuves », par endroits mĂȘme « la Mort qui Marche », et un peu partout « le Chevalier Noir », paladin malgrĂ© lui. À son cĂŽtĂ© se tenait Vertu Lancyent, voleuse, meurtriĂšre, courtisane empoisonneuse, plus discrĂšte mais non moins redoutable que le prĂ©cĂ©dent, dont le sabre maudit brĂ»lait dĂ©jĂ  de trancher membres et tĂȘtes. Bien que ses traits et sa silhouette fussent masquĂ©s par un Ă©pais manteau de fourrure grise, Xyixiant’h l’elfe, prĂȘtresse de Melki (du moins le supposait-elle, car elle Ă©tait frappĂ©e d’amnĂ©sie), parvenait nĂ©anmoins Ă  capter l’attention des hommes par sa seule dĂ©marche et la finesse de ses mains gantĂ©es. Enfin Morgoth, jeune nĂ©cromant encore idĂ©aliste, s’était Ă©loignĂ© de ses compagnons pour discuter avec le fameux Thomar, dont il avait bien sĂ»r entendu moult fois chanter les louanges. Il l’assaillait de compliments ainsi que de questions auxquelles le grand mage, quoiqu’un peu agacĂ© par tant d’empressement, rĂ©pondait volontiers, vu qu’il n’y avait rien d’autre Ă  faire dans cette forĂȘt, et qu’en outre il Ă©tait assez vaniteux et ne rĂ©sistait jamais Ă  la tentation de briller aux yeux d’un jeune collĂšgue.

— Non mais regardez le, si ça continue comme ça il va lui proposer de lui cirer ses bottes.

— Je ne pense pas, rectifia Xyixiant’h, le sorcier porte des bottes en fourrure.

— C’est une expression, expliqua Vertu avec un sourire faux. J’aurais pu aussi dire « lui lĂ©cher le cul ».

— Je ne crois pas que Morgoth ait ce genre de goĂ»ts, rĂ©pliqua l’elfe d’un ton pincĂ© qui n’échappa pas Ă  la voleuse.

— C’est aussi une expression. Au fait, et on est bien d’accord que ça n’a aucun rapport, quelqu’un a vu PiĂ©tĂ© Legris, il m’avait dit qu’il viendrait.

— Non, pas


— Je suis là, fit une voix basse derriùre le groupe.

Ils se retournĂšrent d’un bond, le grand guerrier Ă©tait lĂ . Comment avait-il pu se faufiler derriĂšre eux sans qu’ils l’entendent, une voleuse expĂ©rimentĂ©e, un guerrier surentraĂźnĂ© et une elfe aux fines oreilles ? Brun, la peau hĂąlĂ©e par la vie au grand air, un physique naturellement massif qui s’était encore Ă©paissi ces derniers temps grĂące Ă  une meilleure alimentation, aprĂšs des annĂ©es de disette. Il s’était procurĂ© une masse Ă  clous, arme bon marchĂ© mais redoutable dans les mains d’un homme suffisamment fort, comme c’était son cas, et portait une tunique de peau Ă©paisse et renforcĂ©e, offrant quelque protection contre les coups, ainsi qu’un bouclier de bois cerclĂ© de fer couvrant largement son avant-bras.

— Ah, enfin, tu en as mis un temps !

— Pas du tout, dame Vertu, je suis mĂȘme arrivĂ© le premier dans la clairiĂšre, en dĂ©but d’aprĂšs-midi. Et j’y ai vu des choses bien graves, voici pourquoi je ne me suis pas montrĂ© jusque lĂ .

— Houlà, tu m’inquiùtes ! Raconte, vite.

— Et bien voilĂ , j’ai quittĂ© Banvars assez tĂŽt et j’ai coupĂ© par les bois pour venir jusqu’ici, comme j’en ai l’habitude. J’étais presque arrivĂ© lorsque j’ai vu descendre de la montagne deux ombres terrifiantes, des cavaliers galopant Ă  une allure surnaturelle en direction d’ici. Je me suis pressĂ©, et depuis l’orĂ©e du bois, j’ai Ă©tĂ© le tĂ©moin d’une scĂšne horrible. Il s’agissait de deux de ces cavaliers noirs dont je vous ai dĂ©jĂ  parlĂ©.

— Encore !

— Mais ce n’est pas tout, il y avait aussi dans la clairiĂšre notre commanditaire, ce Paimportes, ainsi qu’un personnage qui m’a semblĂ© ĂȘtre un elfe habillĂ© richement. Ils discutaient apparemment en bons termes lorsque les cavaliers noirs ont fait irruption. L’elfe a alors tirĂ© un glaive scintillant et attendu l’assaut, l’autre a tentĂ© de s’enfuir. Mais ce lĂąche n’a pas pu aller bien loin, un des cavaliers a lancĂ© un sortilĂšge, la terre s’est ouverte sous ses pas et l’a englouti jusqu’au cou, ne laissant que sa tĂȘte hurlante en dehors. Le courage de l’elfe n’a pas Ă©tĂ© mieux rĂ©compensĂ©, le deuxiĂšme cavalier l’a chargĂ©, maniant une lame qui semblait fait de feu pur. Il est tombĂ©, a tentĂ© de se relever, mais le cavalier noir l’a alors mortellement blessĂ©.

— Quelle horreur. Et ça s’est passĂ© ici mĂȘme, il n’y a que quelques heures ?

— Exactement, mais ce n’est pas fini. Les cavaliers se sont approchĂ©s de la tĂȘte de Paimportes, qui Ă©tait juste ici, vous voyez, ce monticule de terre fraĂźchement retournĂ©e.

— Oui, je vois.

— Ils n’ont pas dit un mot, ni fait un geste, mais l’homme semblait souffrir Ă©normĂ©ment. Jamais je n’ai entendu de cris aussi pitoyables. Je pense qu’ils l’ont interrogĂ©, mais entre les sanglots du suppliciĂ©, je n’ai pas entendu ce qu’il leur a dit. Puis, celui des cavaliers qui Ă©tait magicien a recouvert la tĂȘte de pierres et de terre, il l’a enterrĂ© vivant, parfaitement !

— C’est Ă©pouvantable ! Et l’elfe, qu’en ont-ils fait ?

— L’un des cavaliers a pris son cadavre en croupe, puis ils sont repartis vers la montagne au triple galop. Je l’avoue, j’ai Ă©tĂ© lĂąche moi-mĂȘme, et plutĂŽt que de porter secours Ă  Paimportes, j’ai attendu que les cavaliers se soient Ă©loignĂ©s. Lorsque j’ai osĂ© venir dans la clairiĂšre et dĂ©gager son visage, il Ă©tait mort.

— Que Nyshra me tripote, fit Mark, tout ça sent l’entourloupe à plein nez.

— Le guet-apens, oui ! Il ne risquait pas de venir, le Paimportes. J’ignore ce que cherchaient ces cavaliers, mais s’ils ont assassinĂ© notre commanditaire, c’est que la mission qu’il voulait nous confier Ă©tait d’importance. Ou bien ils recherchent l’un d’entre nous, ou quelque chose que nous possĂ©dons, ou que nous savons. En tout cas, nous sommes en danger ici.

— Quoi, fit Marken, tu crois que deux cavaliers attaqueraient cinquante des meilleurs aventuriers de la rĂ©gion ?

— Ils ont bien attaquĂ© et dĂ©truit une Ă©cole de magie entiĂšre en une nuit.

— Ah oui, j’oubliais. Je me demandais justement si ce qu’ils recherchent, ce n’est pas notre ami Morgoth, là.

— Mais pourquoi, s’enquit Xy, inquiùte ? Il est gentil, Morgoth !

— Il a sĂ»rement un truc que nous ignorons, et qu’il ignore sans doute lui-mĂȘme, mais que ces gens cherchent. Allons le prĂ©venir, il faut partir d’ici tout de suite, ça sent mauvais toute cette histoire !

Ils se levĂšrent donc pour hĂ©ler leur compagnon, toujours en grande conversation avec Thomar, qu’il en Ă©tait Ă  appeler « maĂźtre Thomar », et qui lui narrait les souvenirs de sa lointaine jeunesse.

— 
et donc, c’est ainsi qu’à la tĂȘte de mon Ă©quipe, je remportais la coupe de squidditchÂč pour la troisiĂšme fois consĂ©cutive pour l’école de Pwalafrir.

— Incroyable ! Quelle chance vous avez eu, et quelle habileté ! Je me souviens que moi-mĂȘme, je n’ai jamais pu faire partie de l’équipe de l’école, on me trouvait trop grand. Mais c’était mon rĂȘve de


— Hum
 Morgoth, on peut te parler cinq minutes ?

— Ah, mes amis, venez que je vous prĂ©sente


— On le connaĂźt, on le connaĂźt. EnchantĂ©, sire Thomar. Tu viens, il y a un problĂšme.

— Un problùme ? Rien de grave j’espùre ?

— Rien de grave, sauf qu’on se tire vite fait avant


Mais ce fut la longue lame bleue de Vertu qui acheva sa phrase en sifflant, tandis que de derriĂšre le grand rocher rectangulaire provenait le bruit d’une cavalcade Ă©chevelĂ©e. Deux cavaliers, apparemment hors d’haleine autant que leurs montures, apparurent alors Ă  la lumiĂšre. L’un Ă©tait un elfe blond, trĂšs grand et particuliĂšrement vigoureux selon les critĂšres de sa race, portant une grande hache et un arc elfique. Ses vĂȘtements Ă©taient ceux d’un elfe des bois, tissĂ©s avec soin et goĂ»t dans des tons verts, sans sacrifier Ă  l’ornementation inutile. L’autre Ă©tait un homme longiligne, la trentaine bien passĂ©e, ses cheveux longs et noirs retenus par un catogan, son visage osseux et sombre au nez busquĂ© s’ornant d’un bouc soignĂ©. Il portait un uniforme noir Ă  brandebourgs d’argent, ainsi qu’un couvre-chef Ă  larges bords, Ă  la mode Malachienne. À son cĂŽtĂ© battait une rapiĂšre, et dans son dos un long bĂąton noir. Il s’adressa Ă  l’assistance d’une voix autoritaire :

— Les amis, Ă©coutez-moi ! Nous sommes venus vous mettre en garde, un danger nous menace, des guerriers malĂ©fiques vous ont tendu un piĂšge, ils vont arriver d’un instant Ă  l’autre. Fuyez, tous autant que vous ĂȘtes, tant qu’il en est encore temps. La quĂȘte que nous voulions vous confier est caduque, notre messager est mort, partez et sauvez vos vies.

— Jamais, fit un paladin dans l’assistance. Si ces guerriers sont de chair et de sang, ils pĂ©riront de nos lames, s’ils sont du monde des esprits, Miaris nous insufflera la force de les vaincre. Je reste !

— Bien parlĂ©, fit un prĂȘtre, qu’ils viennent, ils verront ce qu’il en coĂ»te de s’en prendre aux aventuriers du Septentrion.

Ces dĂ©monstrations reçurent les Ă©chos les plus favorables, d’autant plus qu’en ces heures tardives et frisquettes, plus d’un s’était rĂ©chauffĂ© d’un bon grog ou d’un hydromel bien senti, et l’alcool dĂ©veloppe la tĂ©mĂ©ritĂ©, comme le savent tous les officiers.

— Fous que vous ĂȘtes, dit l’elfe atterrĂ©, suivez-nous donc et trouvez refuge parmi les elfes dans la citĂ© de Sandunalsalennar, qui est non loin d’ici.

— Se rĂ©fugier chez les elfes, rĂ©pondit un nain roux d’un ton dĂ©daigneux, oh, chochotte, les elfounettes, non mais ça va, on n’est pas des pĂ©dĂ©s, pas vrai les gars ?

— Ouaaaais !

— Fous que vous ĂȘtes, oubliez votre fiertĂ©, je vous assure que l’adversitĂ© est trop forte pour vous, quelle que soit votre vaillance ! Ne sacrifiez pas vos existences en vain, venez, il est encore temps


— Non Sarlander, rĂ©pondit alors son compagnon d’une voix blanche, il n’est plus temps, regarde !

À l’autre bout de la clairiĂšre, un cavalier noir venait d’apparaĂźtre. Il n’était qu’une forme drapĂ©e d’une Ă©toffe noire lĂ©gĂšre dont les lambeaux flottaient dans le mince vent de ce soir funeste, mais il n’avait rien de spectral. Il dĂ©gageait une impression de force inflexible, de volontĂ© malĂ©fique, de dĂ©termination sans faille pouvant aller jusqu’au sacrifice suprĂȘme. Ses yeux se rĂ©sumaient Ă  deux points rouges scintillant comme des Ă©toiles mourantes. Sa monture, Ă©tait-ce un cheval ? Noire Ă©tait sa robe, rouge Ă©taient ses yeux et ses naseaux fumants, et lorsqu’il retroussait nerveusement ses lĂšvres humides, le palefroi dĂ©couvrait non pas les dents plates d’un honnĂȘte Ă©quidĂ©, mais des crocs semblables Ă  ceux d’un requin ou d’un tigre. Il leva sa main gauche, et silencieux comme des ombres, un nouveau cavalier surgit du bois sur sa droite. Puis il y en eut un autre, et un autre
 en tout ils Ă©taient neuf surgis des tĂ©nĂšbres, encerclant la clairiĂšre de loin en loin. Sans un mot, les Ă©pĂ©es sortirent des fourreaux, les parchemins magiques de leurs Ă©tuis, d’aucuns invoquĂšrent leurs dieux, d’autres jurĂšrent et maudirent, chacun se prĂ©para au combat.

L’un des cavaliers projeta alors sa main en avant, et projeta une boule de feu en plein cƓur de la troupe des aventuriers. Au mĂȘme moment, une rafale violente balaya toute la plaine, couchant le grand feu et se transforma en tornade soulevant poussiĂšre et cailloux. Tandis que la boule de feu explosait parmi ceux qui n’avaient pas eu la prĂ©sence d’esprit de s’écarter, dispersant mort et souffrance, les plus prompts des guerriers avaient rĂ©agi, dĂ©cochant flĂšches et billes de frondes sur les ennemis toujours impassibles. Aucun projectile ne manqua sa cible, mais aucun ne sembla avoir d’effet. Un jeune sorcier tira son premier projectile magique vers un des hommes sombres, qui le toucha et le fit tressaillir quelque peu. Comme un seul homme, les neuf cavaliers dĂ©montĂšrent simultanĂ©ment et firent trois pas en resserrant leur Ă©tau autour des aventuriers. Deux guerriers se lancĂšrent, sabre au clair, contre le plus proche de leurs adversaires, tandis qu’un autre de ceux-ci, le premier qui Ă©tait apparu, levait son bras. Peu nombreux furent ceux qui dans la confusion virent l’éclair bleutĂ© issu de l’un de ses doigts, ainsi que le halo imperceptible qui s’étendit et gonfla comme une bulle, englobant d’un seul coup tout le champ de bataille. Un autre des hommes noirs fit un geste de la main, la terre trembla alors, renversant ceux qui dans la tourmente se tenaient encore debout, la terre se fendit en de multiples endroits. Plusieurs grands arbres se renversĂšrent alors, Ă©crasant quelques-uns dans un fracas Ă©pouvantable de bois et d’os brisĂ©s. On entendit toutefois distinctement les hurlements stridents des deux guerriers qui, avant mĂȘme d’avoir eu une chance de frapper leur adversaire, s’étaient effondrĂ©s sans raison visible, en proie Ă  une souffrance indicible, vomissant et rampant devant leur tortionnaire qui brandissait devant eux un poing fermĂ© au bout de son bras tendu. Morgoth, malgrĂ© le tumulte, parvint Ă  lancer une incantation, une immobilisation, mais bien que son sort fut correctement prononcĂ©, il eut la dĂ©sespĂ©rante surprise de constater que l’énergie magique s’échappait en pure perte vers les cieux, sans cohĂ©rence aucune. Il n’était pas en faute, car autour de lui, les autres sorciers, Thomar lui-mĂȘme, Ă©taient dans le mĂȘme cas, leurs thĂ©urgies se dispersaient en vains Ă©clairs et lueurs qui Ă©taient maintenant les seules lumiĂšres Ă©clairant le chaos. Partout les corps Ă©perdus s’entremĂȘlaient, les vivants, les morts et les agonisant se perdaient en une folle ronde, des visages grimaçants, ensanglantĂ©s sous les casques brisĂ©s, se noyaient dans le cataclysme. Vertu dĂ©cochait ses flĂšches deux par deux vers celui des mortels guerriers qui semblait ĂȘtre le chef, mais ses flĂšches ricochaient sans effet sur une cuirasse impĂ©nĂ©trable. Xyixiant’h, d’abord Ă©pouvantĂ©e, avait rejoint le prĂȘtre de Miaris et, chacun invoquant sa dĂ©esse, avait lancĂ© avec lui un sortilĂšge de conjuration du mal, mais de mĂȘme que leurs collĂšgues magiciens, leur sortilĂšge s’évanouit en gerbe d’étincelles, tandis que leur cible avançait vers eux, semant sous ses pas un tapis grouillant et luisant, des carapaces d’insectes, des vers immondes, des essaims bronzinant, une vermine implacable menaçant de les engloutir. Marken, brandissant son Ă©pĂ©e, se jeta avec bravoure contre lui, remontant l’immonde marĂ©e sans souci des piqĂ»res et des morsures empoisonnĂ©es, entourĂ© d’une puissante aura de saintetĂ© que lui confĂ©rait son Ă©tat de paladin. Il frappa de haut en bas, d’un coup qui aurait fendu en deux un chĂȘne. Mais en un Ă©clair, l’ennemi au regard de braise sortit de sa cape un trident noir comme la suie, et saisit la lame pure entre ses griffes malĂ©fiques. Mark parvint Ă  se dĂ©gager, porta un second coup, qui fut parĂ© comme le premier, avec une force surnaturelle. Morgoth, dĂ©semparĂ©, ne pouvait que tenir prĂȘte sa chaĂźne de combat, piĂštre dĂ©fense. DerriĂšre lui, la mort faisait son Ɠuvre, les guerriers de la mort se rapprochaient, serrant Ă  chaque instant un peu plus leur Ă©treinte. Chacun avait sa façon de donner la mort, chacun son arme, et parmi les aventuriers et leurs compagnons prĂ©sents dans la clairiĂšre de la Tombe-Helyce, pas un n’avait rĂ©ussi Ă  blesser un adversaire. Une main s’agrippa Ă  sa cheville, il se retourna. Il peina Ă  reconnaĂźtre l’homme qui avait rampĂ© jusqu’à lui.

— Morgoth ! Ou est Morgoth ?

— Maütre Thomar !

Le sorcier usant de ses derniĂšres forces lui tendit un paquet d’étoffe, ainsi qu’un parchemin.

— Prends ma cape, qu’elle te soit utile. Couvre-t-en et lis ce parchemin, qu’il t’aide Ă  t’échapper de ce lieu maudit.

— MaĂźtre Thomar, lisez-le vous mĂȘme et fuyez


Mais lorsqu’un Ă©clair soudain jeta un feu violet sur le champ de bataille, Morgoth vit que le visage du vieux magicien Ă©tait entiĂšrement brĂ»lĂ©, ses yeux Ă©taient morts, le reste n’allait pas tarder Ă  suivre.

— Va, sauve ta vie


Morgoth n’en croyait pas ses yeux, Thomar de Gorlenz, le hĂ©ros lĂ©gendaire, venait de pĂ©rir dans ses bras. Tremblant, il prit la cape du vieux sorcier, s’en recouvrit intĂ©gralement et, Ă  genoux sur la terre meurtrie, dĂ©roula le parchemin. Bien que l’obscuritĂ© fut totale, il pouvait sans peine lire les runes lumineuses, tant la magie Ă©tait puissante. Le style des glyphes, leur coloration, leur orientation
 Morgoth tressaillit, il reconnut immĂ©diatement le puissant sortilĂšge qu’un mage du temps jadis avait couchĂ© sur le vĂ©lin. Il doutait de pouvoir maĂźtriser une altĂ©ration d’un tel niveau, mais il n’avait pas le choix, et s’il rĂ©ussissait
 oui, Thomar avait dit vrai, il aurait un moyen de s’échapper. Sa voix prononça alors les runes, qui Ă  mesure qu’il les lisait disparaissaient du parchemin, dispersant des volutes de magie qui, au lieu de se dĂ©liter, conservaient leur dĂ©licate sĂ©quence, protĂ©gĂ©es sans doute par les pouvoirs de la cape magique. Morgoth prononça les derniers mots de ce sortilĂšge que jamais il n’aurait rĂȘvĂ© lancer un jour, fut-ce par l’entremise d’un parchemin. L’onde de magie se propagea en lui, avec une force sans commune mesure avec ce qu’il avait pu connaĂźtre jusqu’à prĂ©sent de la sorcellerie. C’était donc cela, ĂȘtre un archimage ? Le tumulte cessa alors d’un coup, laissant la place Ă  un silence irrĂ©el. Morgoth savait qu’il n’avait que quelques poignĂ©es de secondes pour agir, moins d’une minute sans doute.

Il sortit de sous la cape, et vit l’étendue du dĂ©sastre. Plus rien ne bougeait. AssiĂ©gĂ©s comme assaillants, tous paraissaient gelĂ©s en pleine action, l’un levant un bras pour se protĂ©ger, l’autre projetant une nouvelle boule de feu qui, curieusement, restait suspendue en l’air comme un lampion, Ă  quelques mĂštres de sa cible. Un barbare, frappĂ© par le cimeterre d’un des sombres seigneurs, avait sa tĂȘte projetĂ©e en plein ciel, reliĂ©e Ă  son cou par une rangĂ©e de perles de sang projetĂ©es en un arc sinistre. Une jeune voleuse, Ă  quatre pattes, tentait de fuir, levant dans sa direction un masque de terreur pure. L’épĂ©e d’un noir tueur Ă©tait sur le point de rejoindre son dos, rien ne pouvait la sauver. Au loin, il vit aussi que le moine et l’assassin Ă©taient parvenus Ă  briser l’étreinte des noirs exĂ©cuteurs, et se perdaient dĂ©jĂ  dans la nuit de la forĂȘt. Et ses compagnons Ă©taient lĂ , Ă  quelques mĂštres, immobiles eux aussi. Il ne pouvait les emmener, il le savait. Il ne pouvait que fuir, profiter des quelques instants de rĂ©pit que lui confĂ©rait le sortilĂšge avant que le temps ne reprenne son cours funeste. L’ennemi avait repoussĂ© Mark et se jetant en avant, s’apprĂȘtait Ă  harponner
 Non, pas elle ! Il ne pouvait la laisser pĂ©rir ! Comment pourrait-il vivre aprĂšs ça ? De rage, il conçut un plan dĂ©sespĂ©ré : il se rua sur le cavalier noir, prit le trident entre ses mains, et tira, tira de toutes ses forces. Tenant l’arme maudite tout contre sa poitrine, prenant appui du pied contre la forme mortelle de son ennemi, il tira jusqu’à ce que ses phalanges ploient, que ses bras menacent de rompre, et seulement alors, il parvint Ă  desserrer l’étreinte de fer. Il prit alors la longue arme, incroyablement lourde, retourna les dents acĂ©rĂ©es contre la cuirasse de l’ennemi, et planta l’autre bout dans la terre avec rage. Puis, hors d’haleine, il rejoignit Xyixiant’h, environnĂ©e dĂ©jĂ  par la rĂ©pugnante masse des bĂȘtes grouillantes, il dĂ©tailla avec passion son visage aux traits faiblement Ă©clairĂ©s, qui n’exprimaient aucune crainte, aucune horreur, juste une belle et farouche dĂ©termination. Il eut encore le temps de prendre deux grandes respirations.

La bataille reprit, sans qu’elle se fut d’ailleurs arrĂȘtĂ©e pour quiconque hormis Morgoth. Un mugissement dĂ©chirant emplit les cieux : avec la force de l’élan, l’arme du cavalier noir, retournĂ©e contre son porteur, avait percĂ© la cuirasse et s’était enfoncĂ©e profondĂ©ment dans la poitrine, s’il en avait une. Pris de mouvements saccadĂ©s, incrĂ©dule, il tourna et retourna sur lui mĂȘme, tentant d’arracher le fer qui le meurtrissait.

— Fuyons, la voie est libre, hurla Morgoth à l’attention de ceux qui pouvaient l’entendre.

Sans perdre un instant, tous les combattants Ă  proximitĂ© immĂ©diate saisirent leur chance, et se prĂ©cipitĂšrent dans la brĂšche ouverte, sans se soucier du blessĂ© malĂ©fique. Ce soir-lĂ , treize aventuriers Ă©chappĂšrent Ă  un trĂ©pas certain grĂące au courage de Morgoth. Ils s’égayĂšrent dans la nature, courant Ă  perdre haleine entre les pins, cherchant, une fois n’est pas coutume, le refuge de l’obscuritĂ© complice. Sur ces treize lĂ , quatre partirent de leur cĂŽtĂ© et poursuivirent leurs existences, c’est en fait sans importance. Notre rĂ©cit ne s’intĂ©ressera qu’au devenir des neuf autres.

2. La nuit des morts-vivants

Ils courraient maintenant dans la nuit, se heurtant aux troncs, trĂ©buchant sur les souches, sans compter leurs plaies et bosses. DerriĂšre eux, le tumulte diminuait, Ă©tait-ce la distance qui l’étouffait, ou le combat se terminait-il ? Il Ă©tait maintenant possible de tendre l’oreille au bruit de la course des autres, de suivre le froissement des buissons, les jurons, les pas. Vite, il fallait continuer, rester sourd aux protestations de ses membres endoloris, Ă  la faiblesse grandissante de ses muscles, fuir sans se retourner, sans une pensĂ©e pour ceux qui Ă©taient tombĂ©s, fuir jusqu’au bout du monde, jusqu’à la fin des temps si nĂ©cessaire.

Le sol changea sous les pieds de Morgoth, se fit amas de pierres irrĂ©guliĂšres, puis la pente se fit plus forte, et il buta contre un amoncellement de gros rocher. L’ancienne moraine d’un glacier disparu se dressait face Ă  lui, comme une infranchissable forteresse, qu’il voyait clairement maintenant que ses yeux s’étaient adaptĂ©s Ă  la clartĂ© des Ă©toiles. Des rocs nus et blancs, un obstacle redoutable. Le franchirait-il, devrait-il inflĂ©chir sa course ? D’autres Ă©taient dans la mĂȘme situation non loin de lĂ , il entendait l’éboulis des pierres sous leurs pas, que feraient-ils ? Il entendit une voix au loin, la voix d’un homme hors d’haleine, mais encore Ă©nergique et plein de ressources :

— Par ici, remontez le long des rochers, il y a des abris sĂ»rs lĂ -haut !

La cavalcade reprit, durant quelques secondes, Morgoth vit distinctement deux autres aventuriers Ă  une vingtaine de pas devant lui, courant comme lui, courant comme des rats. Xy ? Pourvu que ce soit elle, il l’avait perdue dans les tĂ©nĂšbres. Forçant leur nature qui les poussait Ă  fuir dans le sens de la pente, ils remontĂšrent le long de la moraine, vers la forme menaçante de la montagne qui voilait les Ă©toiles du nord. Quel que fut leur guide, il ne manquait pas de ruse, car les cailloux formant la moraine, s’ils Ă©taient propices aux entorses, avait l’avantage de ne pas conserver les empreintes de pas. À moins que les cavaliers noirs n’aient un odorat de chien, ils auraient du mal Ă  suivre leurs traces.

Une muraille surgit soudain devant lui, une falaise immense, lisse et implacable. Le dĂ©sespoir l’envahit, il Ă©tait pris au piĂšge, il avait perdu du temps et de l’énergie en prenant cette direction. Il tenta de se calmer, de raisonner, la panique faisait le jeu de l’ennemi, il le savait bien. OĂč Ă©taient les autres ? Une pierre roula au bas de la moraine, il regarda en haut de l’éboulis qui formait un cĂŽne s’appuyant contre la falaise et vit fugacement une forme sombre ramper le long de la falaise, Ă  mi-hauteur, se glisser Ă  toute allure derriĂšre un rocher et disparaĂźtre lĂ . Il se prĂ©cipita pour escalader Ă  son tour l’éboulis, restant prĂšs de la falaise. Oui, il discernait maintenant une corniche large d’un pied, bien assez pour qu’on puisse y marcher. Il l’emprunta tant bien que mal, s’agrippant aux aspĂ©ritĂ©s de la falaise et aux quelques plantes vivaces qui s’y accrochaient, et finit par arriver Ă  une fissure dont le sol Ă©tait non anguleux, mais poli par l’érosion et d’anciennes concrĂ©tions, sans doute la sortie d’un ancien ruisseau souterrain. Il s’y enfonça avec soulagement, puis voyant qu’il pourrait y progresser pour trouver un refuge, il risqua un regard en arriĂšre. En bas, quelque chose s’agitait. L’espace d’un instant, il eut l’impression qu’une grande araignĂ©e logĂ©e dans sa poitrine resserrait ses pattes autour de son cƓur. Mais non, ce n’était pas un des cavaliers noirs, trop petit, trop perdu. C’était un aventurier comme lui, qui l’avait suivi.

— Camarade !

Celui qui Ă©tait en bas s’immobilisa, il parut chercher d’oĂč venait la voix.

— En haut, grimpe par le cĂŽtĂ©, dĂ©pĂȘche-toi !

Un grognement lui rĂ©pondit, la forme massive, Ă©trangement malhabile, suivit Ă  son tour le chemin de l’éboulis. Ce n’est que lorsqu’il fut Ă  proximitĂ© immĂ©diate que Morgoth comprit Ă  qui il avait affaire, un guerrier nain, suant et jurant dans sa barbe.

— Par les couilles de Burgar, je te reconnais, c’est toi le sorcier qui nous a permis de fuir !

— Euh, je crois.

— Merci.

Sans un mot de plus, le nain disparut dans le boyau Ă©troit. Les tunnels Ă©taient son Ă©lĂ©ment, Morgoth l’y suivit. PassĂ©s les premiers mĂštres, la grotte Ă©tait humide et tiĂšde, le sol n’était qu’une crevasse et il fallait se tenir aux parois pour progresser. Finalement, aprĂšs une progression qui ne lui sembla que trop longue, il parvint Ă  un Ă©vasement du passage, oĂč les flots avaient patiemment creusĂ© une longue niche. Des respirations se mĂȘlaient, on trĂ©buchait sur des jambes molles et des bras endoloris. Morgoth se fit une place, et entre deux inconnus, sans un mot, s’écroula pour prendre un peu de repos.

De longues minutes s’écoulĂšrent dans l’obscuritĂ© chthonienne la plus totale sans que personne ne prononce une parole. Puis, une voix s’éleva.

— Combien sommes-nous ici ?

— Huit, fit une mĂ©lodieuse voix masculine.

— Attends, je fais un peu de lumiùre.

C’était Marken qui avait parlĂ©, Morgoth l’avait reconnu avec soulagement. Un bruit mĂ©tallique, une Ă©pĂ©e sortit du fourreau. La sainte lame du paladin Ă©mettait une lumiĂšre blanche presque imperceptible en plein jour mais qui, dans le noir absolu, permettait d’illuminer correctement un espace rĂ©duit. Il la planta devant lui, et ils se comptĂšrent. Que tous les dieux soient louĂ©s, Xyixiant’h Ă©tait lĂ , affalĂ©e contre Vertu, qui semblait blessĂ©e. Il vit aussi PiĂ©tĂ© Legris, et se souvint alors de la voix qui l’avait guidĂ© vers la falaise. C’était la sienne. L’elfe qui venait de parler Ă©tait celui qui avait fait irruption dans la clairiĂšre pour les prĂ©venir, son compagnon humain, qui avait perdu son chapeau, Ă©tait lĂ  aussi. Il y avait aussi
 Horreur, un squelette ! Mais non, il se souvint du barde mort-vivant qui les avait distrait au dĂ©but de cette triste soirĂ©e. Quel Ă©tait son nom dĂ©jà ? Et puis, il y avait le nain. Il dĂ©tailla ses traits, mais il n’y avait rien Ă  en dire, sinon qu’il Ă©tait roux, que sa barbe Ă©tait tressĂ©e et maintenue par des attaches d’argent garnies de petits crĂąnes de rats, et qu’il avait une mine renfrognĂ©e, comme souvent les nains.

— Erreur, nous sommes neuf Ă  ce que je vois. Je suis Marken. Voici le sorcier Morgoth, qui nous a tous sauvĂ©s je crois, ce personnage qui nous a trouvĂ© un abri est PiĂ©tĂ© Legris, Ă  son cĂŽtĂ© voici Vertu et Xyixiant’h notre prĂȘtresse. Xyixiant’h qui va se faire une joie de soigner les blessĂ©s dĂšs qu’elle se sera dĂ©collĂ©e de Morgoth. Oh, je te parle !

— Uh ? Ah oui, soigner.

— Moi, poursuivit le nain, c’est Ghibli. Je suis un guerrier, c’est tout ce que vous avez à savoir.

— Vous le savez dĂ©jĂ , Clibanios est mon nom,

Je vais par monts et vaux, musicien et chanteur,

PoÚte, ménestrel, acrobate à mes heures,

Je suis barde, en un mot, et joyeux compagnon.

— Je suis Sarlander, poursuivit l’elfe, et j’ai Ă©tĂ© envoyĂ© avec mon compagnon par la reine de Sandunalsalennar pour vous prĂ©venir du danger qui nous menaçait. HĂ©las, nous sommes arrivĂ©s trop tard.

— Au moins, poursuivit l’homme vĂȘtu Ă  la Malachienne, quelques-uns ont pu se sauver, tout n’est pas perdu. Je suis le Raul Gomez Sanchez Natchez Villalobos Y Ramirez Vella la Cava del Rio della Plata O’sullivan Monastorio, gentilhomme du San Bubinos, officier dans l’armĂ©e de leurs trĂšs gracieuses majestĂ©s le Roi et la Reine de Malachie, en congĂ© du service commun. Mais vous pouvez m’appeler simplement Commandant Monastorio. Quelqu’un a-t-il une idĂ©e de ce qu’il convient de faire maintenant ?

— Et si on continuait dans la caverne, une fois qu’on sera bien reposĂ©s, proposa Morgoth.

— Non. La grotte s’arrĂȘtera d’ici cent Ă  deux-cent pas, dit Ghibli.

— Tu es dĂ©jĂ  venu ici ?

— Non, mais c’est couru d’avance. Nous sommes dans une ancienne diaclase transversale traversant une veine de calcaire karstique de second type selon la classification de KhadĂ»r, qui fait un angle d’environ cinq Ă  dix degrĂ©s. La pente du boyau est quand Ă  elle d’environ trois pourcents, ce qui est peu, mais comme la strate sĂ©dimentaire est prise en sandwich entre le socle basaltique du Portolan Central et une Ă©paisse couche de grĂšs du domĂ©rien formant synclinal, le


Puis le nain se rendit compte que tout le monde le regardait avec des yeux ronds, et il abrégea sa thÚse de géologie.

— Enfin bref, c’est un cul-de-sac.

— Bon, donc il faudra sortir d’ici.

Sarlander, le grand elfe, eut alors une idée.

— Si nous parvenons Ă  rejoindre la Colline de Grob, nous serons sauvĂ©s. C’est lĂ  que trouve le domaine de Sandunalsalennar, la citĂ© elfique, qui est protĂ©gĂ©e par de puissants sortilĂšges que les malĂ©fiques cavaliers noirs ne pourront franchir.

Vertu soupira. La blessure qu’elle avait au mollet s’était refermĂ©e grĂące Ă  l’action de Xyixiant’h. Elle n’avait pas l’air trĂšs convaincue par la proposition.

— La colline de Grob ? J’en ai entendu parler, il paraüt que tout ce qui s’en approche se fait aussitît cribler de flùches par les archers de la reine. Crois-tu que tes collùgues elfes nous laisseront entrer ?

— Il est vrai, expliqua Sarlander, que les Ă©trangers ne sont pas les bienvenus Ă  Sandunalsalennar, surtout en ce moment, toutefois, vous ĂȘtes autorisĂ©s Ă  entrer, vous ĂȘtes mĂȘme attendus. Je me dois de vous expliquer le pourquoi et le comment de ces mystĂšres qui n’ont plus lieu d’ĂȘtre. Le commanditaire qui souhaitait vous offrir une noble quĂȘte Ă©tait la reine elle-mĂȘme. Elle a chargĂ© le Commandant Monastorio ici prĂ©sent, qui est son homme de confiance, de prospecter Ă  Banvars et dans la rĂ©gion avoisinante afin de recruter les plus habiles parmi les hĂ©ros de la contrĂ©e. Nous avions prĂ©vu de sĂ©lectionner ces aventuriers avant de leur dĂ©voiler l’identitĂ© de leur commanditaire, car le secret devait ĂȘtre gardĂ© sur toute cette affaire.

— Et je suppose, poursuivit Vertu, que ces cavaliers noirs ne constituaient pas l’épreuve en question.

— Oh non, vous vous doutez bien que la reine de elfes n’emploierait jamais des mĂ©thodes aussi viles. Nous suivons avec attention les agissements de ces cavaliers, et il semble qu’ils soient en rapport avec la quĂȘte qu’elle souhaitait vous confier. Lorsque nous avons su qu’ils s’intĂ©ressaient Ă  la Tombe-Helyce et aux aventuriers que nous y avions conviĂ©s, nous avons sautĂ© sur nos coursiers les plus rapides pour vous prĂ©venir.

— Et quelle est cette quĂȘte, au juste ?

— Je l’ignore moi-mĂȘme. Mais la reine vous l’apprendra, si toutefois nous parvenons jusqu’à elle.

— EspĂ©rons-le. Dis-moi PiĂ©tĂ©, tu as l’air de connaĂźtre la rĂ©gion, comment rejoint-on la colline de Grob ?

— Moi ? C’est la premiùre fois de ma vie que je viens ici.

— C’est pourtant bien toi qui nous a guidĂ©s jusqu’ici, comment connaissais-tu cette grotte ?

— Je ne la connaissais pas. Il se trouve simplement que sur le chemin de la clairiĂšre cette aprĂšs-midi, j’avais repĂ©rĂ© de loin la falaise, ainsi que les Ă©boulis, l’allure gĂ©nĂ©rale du terrain, et aussi les variĂ©tĂ©s d’arbres qui indiquent la composition du sol. Je savais rien qu’à voir la maniĂšre dont le relief Ă©tait fait qu’il y avait toutes les chances pour qu’on trouve des grottes par ici, ou en tout cas des escarpements qui ralentissent la marche des chevaux. Il n’y a aucun mystĂšre lĂ  dedans.

— Quel sens de l’observation. La question reste donc entiĂšre, oĂč se trouve cette colline de Grob ?

— Malheureusement, nous nous en sommes Ă©loignĂ©s. Il faudrait revenir sur nos pas


— VoilĂ  qui tombe bien, commenta Mark, j’ai laissĂ© dĂ» laisser mon gonfanon de quĂȘte sur le champ de bataille et
 Oh non, je n’arrive pas Ă  croire que c’est moi qui dis ça.

— Un gonfanon de quĂȘte ? Mais alors vous ĂȘtes un paladin !

— Oui, oui
 Euh, est-ce que quelqu’un monte la garde, maintenant que j’y pense ?

— Euh
 non, au fait, rĂ©pondit Sarlander, un peu gĂȘnĂ©. Voulez-vous que je...

— Seuls vous et Xy avez une vision nocturne, rĂ©suma Vertu. Et aussi Ghibli, je crois


— Je veux, maigrichonne.

— Peut-ĂȘtre pourriez-vous accompagner Xy alors ?

— Evidemment, les sales besognes, c’est toujours pour le nain. ‘toujours pareil avec ces humains, laisse les grands discuter de la stratĂ©gie et reviens quand on aura besoin de ta hache. Mrmble ! Allez, petite, allons prendre notre tour de garde.

L’elfe suivit le nain maugrĂ©ant, peu rassurĂ©e par la proximitĂ© de ce nabot trapu, poilu et hachu.

— Bien, reprit Vertu. Quelqu’un a un plan pour retourner à la Tombe-Helyce sans se faire remarquer ?

— Puisque nous comptons parmi nous un Ă©minent sorcier, commença Sarlander, peut-ĂȘtre qu’un sortilĂšge d’invisibilitĂ© pourrait nous dissimuler


— Je crains que vous me surestimiez, messire. Je ne puis lancer qu’un seul sort d’invisibilitĂ©, qui ne pourra donc dissimuler qu’une seule personne. Il existe bien un sortilĂšge d’invisibilitĂ© de masse, qui nous permettrait de nous cacher, mais il se dissipe en quelques minutes. En outre, ce sort est trĂšs au dessus de mes maigres moyens, je ne suis qu’un apprenti.

— C’est ennuyeux. Mais d’un autre cĂŽtĂ©, l’invisibilitĂ© n’est pas un grand avantage en pleine nuit. Et puis, si ces cavaliers sont douĂ©s de vision nocturne, comme les elfes et les nains, ça ne sert strictement Ă  rien, car ils nous verront approcher de fort loin.

— Ouh
 dit alors Vertu, qu’une idĂ©e venait d’effleurer. Tout ça me rappelle une histoire Ă  propos de la vision nocturne. Tout Ă  l’heure, alors que nous Ă©tions encore dans l’obscuritĂ©, vous aviez comptĂ© que nous Ă©tions huit, mais une fois la lumiĂšre revenue, il s’est avĂ©rĂ© que nous Ă©tions neuf.

— C’est exact. Mon erreur est comprĂ©hensible, notre ami Clibanios ici prĂ©sent est
 comment dire


— On peut dire dĂ©funt

ou alors trépassé,

Mort-vivant, décharné,

C’est au goĂ»t de chacun.

— Oui, voilĂ . Et bien, le fait est que ce gentilhomme ne dĂ©gage, de ce fait, plus aucune chaleur. Or c’est prĂ©cisĂ©ment cette chaleur qui me permet, dans l’obscuritĂ©, de repĂ©rer une crĂ©ature vivante.

— C’est ce que je pensais. Donc, un ĂȘtre qui n’émettrait plus de chaleur serait invisible aux yeux d’un elfe, ou d’un nain, c’est bien cela ?

— Ah, je vois oĂč vous voulez en venir. Oui, dans un tel cas, la vision nocturne est totalement inutile. Si vous trouvez un moyen de dissimuler la chaleur de nos corps, les cavaliers noirs ne pourront plus nous voir dans la nuit. À condition, bien entendu, qu’ils n’aient pas d’autre moyen Ă  leur disposition pour nous repĂ©rer, comme un sens magique.

— Il faut savoir prendre quelques risques, nous ne pouvons rester Ă©ternellement dans ce trou. Le seul havre vĂ©ritable, si vous dites vrai, est la colline de Grob. J’ignore si nos ennemis peuvent nous voir la nuit, mais je suis Ă  peu prĂšs sĂ»re qu’ils le peuvent le jour, il faut donc agir avant l’aube. Nous avons quelques heures.

— Et par quel moyen comptez-vous nous refroidir ?

— C’est une bonne question. Morgoth, un petit sort ?

— Euh
 ça vous dĂ©range si je cherche cinq minutes dans mon livre ?

— Comme tu veux.

— Bien parlĂ©, opina Monastorio. Je propose que l’on mange Ă  satiĂ©tĂ© et que l’on prenne quelque repos, nous allons en avoir besoin. Clibanios, connaĂźtrais-tu quelque chant entraĂźnant adaptĂ© Ă  la situation, et qui nous remonterait le moral ?

Clibanios opina du crĂąne, et entonna un air tout Ă  fait de circonstance.

— J’étais dans mon village Ă  rĂ©parer des chaises en bois


Et tandis que s’élevait la voix du barde, Morgoth, assis en tailleur devant l’épĂ©e lumineuse, feuilletait fĂ©brilement le Tome d’Argent du Codex Incubus d’Alizabel, un prĂ©cieux recueil de nĂ©cromancie dans lequel il mettait tous ses espoirs.

— Alors comme ça, vous ĂȘtes un nain.

— Ouais, un vrai de vrai.

— Et ça fait quoi d’ĂȘtre un nain ?

— C’est pourtant vrai ce qu’on dit sur les blondes. Regarde de tous tes yeux au lieu de bavasser.

— Holalà
 Et pourquoi c’est moi qui regarde alors ?

— Parce que tu as de meilleurs yeux que moi.

Xyixiant’h n’était pas faite pour monter la garde, l’inactivitĂ© lui pesait vite, et elle avait du mal Ă  se concentrer plus de quelques minutes sur une tĂąche particuliĂšre. Tout Ă©tait allĂ© si vite que son esprit avait encore quelques wagons de retard, et elle avait cette irritante sensation d’avoir oubliĂ© quelque chose en route. Une sensation qui, maintenant qu’elle y rĂ©flĂ©chissait, ne l’avait pas rĂ©ellement quittĂ©e depuis que Morgoth et ses compagnons l’avaient tirĂ©e de sa torpeur sĂ©culaire. Tiens, quel Ă©tait ce faible point rouge, lĂ  bas ? Une illusion due Ă  la fatigue visuelle, sans doute ? Mais non, c’était fixe dans le dĂ©cor
 maintenant, ça bougeait, une deuxiĂšme lueur bougeait tout Ă  cĂŽté  Une forme obscure sortit du bois. En tendant l’oreille, elle put Ă  grand peine percevoir les bruits des sabots. L’horreur la gagna, le doute n’était plus permis, c’était bien un des cavaliers qui s’avançait, s’insinuait comme un reptile, comme une sangsue. Il Ă©tait Ă  plus de cent pas, mais mĂȘme Ă  cette distance, il suintait de mal, Ghibli l’avait senti aussi. Ses mouvements lents et empreints de menace Ă©taient ceux d’un traqueur implacable. L’elfe se figea, car le moindre mouvement pouvait la trahir. Le cavalier noir resta un temps en lisiĂšre de l’éboulis, semblant humer quelque piste. Soudain, une cavalcade troubla le silence, et un deuxiĂšme guerrier malĂ©fique dĂ©boucha auprĂšs de la falaise. Ils parurent se concerter un instant, sans toutefois Ă©mettre le moindre son, puis tournĂšrent casaque et repartirent au triple galop d’oĂč ils Ă©taient venus.

— Que Melki nous protùge, ces monstres en ont toujours aprùs nous.

— Ils n’ont pas poursuivi plus loin, c’est l’essentiel. Ils nous ont couru aprĂšs un moment pour ne pas laisser de tĂ©moins, mais je suppose que d’autres affaires plus importantes les appellent ailleurs, ils vont se lasser.

— Puisse-tu dire vrai, nain Ghibli.

— J’aurais mieux fait d’rester chez moi

À faire des chaises en bois.

Dans un claquement soudain, Morgoth referma son tome de nécromancie, un sourire satisfait sur le visage.

— Combien faudrait-il de temps pour rejoindre la Tombe-Helyce en marchant avec prĂ©caution ?

— À pieds, je dirais un quart d’heure, estima Sarlander.

— PlutĂŽt vingt minutes, corrigea PiĂ©tĂ©. Nous avons couru Ă  toute allure pour venir ici, ne l’oubliez pas.

— Et de la Tombe-Helyce à la colline de Grob ?

— Le double.

— Dans ce cas, c’est une affaire d’une heure. Nous avons tout juste le temps. J’ai trouvĂ© un sortilĂšge dans ce livre qui pourrait nous aider. Il est assez dĂ©sagrĂ©able, mais pourrait se rĂ©vĂ©ler utile. C’est le Chemin de la BlĂȘme. Ce sort permet de mĂ©tamorphoser une crĂ©ature vivante en mort-vivant l’espace d’une heure.

— En mort-vivant ? S’offusqua Mark. Tu veux nous transformer en squelettes ?

— Oh non, bien sĂ»r !

— Ah bon.

— Je souhaite nous transformer en zombis.

— Ah, merveilleux, j’aime mieux ça. Et je suppose qu’au bout d’une heure, nous retrouverons notre vie normale comme si de rien n’était.

— Absolument. C’est comme ça que ça se passe.

En gĂ©nĂ©ral, ajouta-t-il dans sa tĂȘte.

On retourna chercher les guetteurs, qui firent leur rĂ©cit. Les avis divergeaient quand Ă  savoir si l’apparition et le retrait subit de ces guerriers Ă©tait un bon ou un mauvais signe. On leur expliqua le plan, qu’ils considĂ©rĂšrent unanimement comme des plus douteux, mais comme personne n’en avait d’autre, la compagnie (Ă  l’exception de Clibanios) s’assembla autour de Morgoth pour subir le sortilĂšge.

Il prononça les paroles terribles qui entrouvraient la porte entre le monde des vivants et celui des morts. Leurs joues se creusÚrent, les peaux se parcheminÚrent et se vidÚrent de leur sang, devenant flétries et grises, les muscles se firent douloureux, desséchés, les yeux perdirent la faculté de discerner les couleurs, et le monde pour eux devint mort.

— Bon, tu commence ? Demanda Xy, qui avait fermĂ© les yeux par apprĂ©hension.

— MalĂ©diction, siffla Morgoth dans sa gorge sĂšche, ta nature elfique t’immunise contre ma magie ! Sarlander aussi, le sort est un Ă©chec. Ah, je me suis laissĂ© emporter bĂȘtement, j’aurais dĂ» rĂ©flĂ©chir.

Les morts-vivants se relevĂšrent, lentement.

— Que faire maintenant, demanda Vertu, sans aucune trace d’émotion dans sa voix.

— Je sais, rĂ©pondit Morgoth. Sarlander portera la cape que m’a donnĂ© le mage Thomar. Si la lĂ©gende dit vrai, elle dissimule celui qui la porte Ă  la vue de ses ennemis. Il sera l’avant-garde et nous ouvrira la voie. Xyixiant’h, qui restera dĂ©celable, nous suivra Ă  quelque distance.

— Bien, approuva Monastorio sans passion. Faisons vite.

Ils descendirent de la falaise avec difficultĂ©, car ils avaient perdu une partie de leur agilitĂ© dans la transformation, et dans l’ordre prescrit, et dans le plus grand silence, ils prirent le chemin de la Tombe-Helyce. Le chemin fut plus long que PiĂ©tĂ© ne l’avait estimĂ© de prime abord, car ils durent s’adapter aux servitudes nouvelles imposĂ©es Ă  leurs corps, mais ils parvinrent au bout de quelques minutes Ă  trouver un rythme de progression soutenu. La condition de mort-vivant Ă©tait Ă©prouvante, et aucun des six transformĂ©s ne doutait qu’il vivait un des moments les plus pĂ©nibles de son existence, toutefois il y avait quelques avantages. En premier lieu, la fatigue les avait quittĂ©s, car les tourments musculaires sont l’apanage des vivants de plein droit. Et surtout, ils avaient perdu la majeure partie des sentiments qui les avaient animĂ©s, et en particulier la peur. Ils avançaient bravement, rĂ©solus Ă  en finir avec cette histoire et Ă  tenter leur chance, tant pis s’ils pĂ©rissaient en chemin.

Ils n’étaient plus trĂšs loin de la clairiĂšre funeste lorsqu’un mouvement derriĂšre un rideau de buissons les fit tressaillir. Ils s’approchĂšrent, et constatĂšrent avec soulagement que dans un espace relativement dĂ©gagĂ© de la forĂȘt, quelques montures avaient trouvĂ© refuge, loin de la folie des hommes. Les chevaux piaffĂšrent, surpris de l’irruption de morts-vivants trĂ©buchants dans leur domaine. Sarlander vint les calmer avec art, puis prit pour lui une monture, et aida Ghibli Ă  monter derriĂšre lui. Le nain Ă©tait curieusement lĂ©ger, car dessĂ©chĂ© par le sort, il avait perdu une part importante de sa masse. Monastorio monta avec Vertu, Clibanios avec PiĂ©tĂ©. Il y avait aussi dans ce haras improvisĂ© le lĂ©zard du NaĂŻl que j’ai dĂ©jĂ  mentionnĂ©, un reptile trapu et nerveux utilisĂ© pour la monte par les indigĂšnes de cette lointaine contrĂ©e. La bĂȘte vint pousser du museau dans la main de Xyixiant’h, qui s’en Ă©tait approchĂ©e sans crainte. Elle rĂ©solut de grimper dessus et de le mener, prenant Morgoth et Mark avec elle.

Ainsi, l’étrange Ă©quipage reprit le chemin de la Tombe-Helyce. Comme ils progressaient Ă  plus vive allure, ils prirent le temps de s’approcher de la clairiĂšre. Avec une infinie prudence, Sarlander dĂ©monta et progressa, silencieux comme un chat, dans l’étendue qu’éclairaient pauvrement les Ă©toiles. Nulle trace de la prĂ©sence des cavaliers noirs n’était plus visibles, mais c’était un triste spectacle qui s’offrait Ă  ses yeux. Plus un gĂ©missement, plus un cri, plus un souffle n’émanait de la langue de terre retournĂ©e et meurtrie par le passage des serviteurs de la mort, seulement habitĂ©e maintenant par les corps de ceux qui avaient Ă©tĂ© leurs compagnons d’un soir. Qu’importait la bravoure, l’habiletĂ© ou l’expĂ©rience, parmi ceux qui s’étaient dressĂ©s contre le mal, pas un n’avait survĂ©cu. Par terre, Sarlander avisa le gonfanon du CƓur d’Azur. Il s’en saisit, et le ramena au paladin.

Puis, ils reprirent leur pĂ©riple parmi le silence et les tĂ©nĂšbres. Sarlander, menant la troupe, connaissait bien la direction de la citĂ© elfique, mais pas trop le chemin meilleur chemin pour s’y rendre, ainsi firent-ils quelques tours et dĂ©tours, Ă©vitant une colline dĂ©couverte, une combe trop profonde ou un fourrĂ© trop Ă©pais. Le terrain Ă©tait par endroit fort accidentĂ©, prĂ©figurant les escarpements vertigineux du Portolan, et Ă  l’écart des bons chemins, les montures Ă©taient Ă  la peine.

Un air glacial s’insinua alors, les chevaux hennirent et se dĂ©portĂšrent, les deux elfes furent pris de chair de poule, et leurs estomacs se nouĂšrent. Une frayeur irrĂ©pressible s’empara d’eux deux, tandis qu’ils considĂ©raient non loin de lĂ  un trou de tĂ©nĂšbres, entre deux rochers, d’un noir plus profond encore que la nuit. Une lueur en sortit, semblable Ă  celle d’une chandelle sur le point de s’éteindre. Puis une deuxiĂšme. Un cavalier Ă©tait lĂ , surpris, Ă  ce qu’il semblait, de la soudaine survenue de ces fuyards. Un hurlement mĂ©tallique dĂ©chira la nuit.

— Fuyons !

Ils lancĂšrent les montures au triple galop, Ă  la suite de Sarlander. Tandis que rĂ©sonnait la puissante alarme du cavalier noir, mĂȘme ceux qui Ă©taient pour l’instant des non-morts ressentirent l’urgence de fuir, sans calcul et sans faux-semblants, fuir au plus vite, simplement, dans la direction opposĂ©e.

Ils surgirent hors du bois, dans un vallon qu’en d’autres circonstances, on aurait dit enchanteur. Au fond courait un ru encore fuligineux, dont les rives pentues regorgeaient d’herbe grasse et humide. Ils s’aperçurent alors que l’aurore pointait dans la direction qu’ils suivaient, une aurore porteuse d’espoir.

Le lĂ©zard du NaĂŻl peinait Ă  suivre le train des rapides chevaux, car si cette bĂȘte Ă©tait adaptĂ©e aux longues randonnĂ©es ou aux brĂšves pointes de vitesse, son souffle ne lui permettait pas de courir bien longtemps. Morgoth, qui le chevauchait en compagnie de Marken et Xyixiant’h, se retourna au moment oĂč trois cavaliers dĂ©boulaient hors du bois Ă  leur poursuite. Las, les coursiers noirs Ă©taient plus rapide encore que des chevaux ordinaires, et mus par le dĂ©sir carnassier de s’abreuver Ă  la gorge du coursier reptilien, ils pressaient encore l’allure, sans que leurs maĂźtres ne les y force. Morgoth, sans perdre son esprit d’à-propos, lança derriĂšre lui un rapide sortilĂšge d’enchevĂȘtrement, conjuration qui recouvrit une vaste portion du vallon d’un tapis de filaments luminescents et collants, que le premier des cavaliers noirs n’eut pas le temps d’éviter. Il plongea dedans tĂȘte baissĂ©e, son cheval se cabra, pris aux jambes et Ă  l’encolure dans le piĂšge magique. Les deux autres contournĂšrent par le bois, mais perdirent ainsi quelques secondes. Lorsqu’ils revinrent dans le vallon, Morgoth et ses amis avaient pris un peu d’avance, ils se lancĂšrent Ă  leur poursuite avec d’autant plus d’ardeur. Le sorcier, de nouveau, lança une conjuration sur le sol qu’ils venaient de fouler et qui, de mou, devint glissant comme un lac gelĂ© sur une bande de terre large de quelques pas. Les deux chevaux trĂ©buchĂšrent, jetant bas leurs cavaliers qui se rĂ©pandirent Ă  plat ventre et en silencieuses malĂ©dictions. Mais le premier des exĂ©cuteurs, qui usant de sa force surnaturelle avait rĂ©ussi Ă  se dĂ©gager, revenait Ă  la charge. Il sauta sans peine la zone oĂč ses compagnons avaient chutĂ©, et leur courut aprĂšs Ă  bride abattue. Il se rapprochait Ă  grande vitesse, plus que quelques secondes et il faudrait se battre au corps-Ă -corps, c’est Ă  dire qu’il faudrait mourir. Morgoth vit alors, avec un certain dĂ©tachement, qu’il n’avait plus grand chose pour l’arrĂȘter.

Xyixiant’h, menant le grand lĂ©zard, avait vu au loin les chevaux de ses amis disparaĂźtre dans une haute futaie d’oĂč jaillissait le ruisseau, et qui tapissait un massif montagneux aux formes Ă©rodĂ©es. Elle suivit le mĂȘme chemin, se perdant de nouveau dans l’obscuritĂ©, juste avant que l’ennemi ne les y rejoigne.

Il y eut un grand bruit de tÎle froissée.

Elle se retourna, et vit l’espace d’un instant le cavalier noir et son cheval, immobiles, aplatis contre un mur invisible. Puis ils glissùrent tous deux jusqu’au sol avec un bruit de vaisselle propre qu’on fait crisser du doigt.

Alors, ils se souvinrent des paroles de Sarlander, et de la protection magique qui entourait la Colline de Grob. Ainsi, ils Ă©taient enfin rendus au havre promis.

Marken, mĂ» par un dĂ©sir impĂ©rieux, descendit du lĂ©zard gĂ©ant. Bien qu’il portĂąt encore sur sa figure la marque terrible de la mort-vivance, et bien que son Ăąme fut celle d’un vil assassin, il avait maintenant toute la superbe d’un paladin de Hegan, fier dĂ©fenseur du droit. Brandissant son gonfanon, il marcha droit vers le cavalier noir qui s’était relevĂ© et, tel une bĂȘte fĂ©roce, faisait les cent pas en grondant devant la barriĂšre invisible. Avec panache, il s’arrĂȘta Ă  quelques pas de lui, plongeant son regard bleu dans le feu infernal de ses pupilles ardentes. Il le jaugea, puis avec superbe, dĂ©fit un des lacets de cuir qui maintenaient les piĂšces de son armure, se dĂ©fit de sa male coquille, dĂ©noua l’aiguillette de son haut-de-chausse, et brandissant fiĂšrement sa virilitĂ© Ă  la face du guerrier dĂ©moniaque, lança :

— Tiens ducon, suce ma bite !

3. Arrivée à Sandunalsalennar

Le cavalier noir dĂ©clina sans surprise cette invitation, et le groupe reprit donc sa marche, remontant le ruisseau bondissant parmi les boules de granite moussues. D’immenses sĂ©quoias poussaient sur la colline de Grob, certains si larges qu’on aurait pu y tailler un navire d’un seul tenant. Ils avaient dĂ©posĂ© sur le sol un Ă©pais tapis d’épines qui s’enfonçait mollement sous le pas, et sur lequel prospĂ©raient menus buissons, myrtilles et champignons. Ceux qui Ă©taient entrĂ©s dans la forĂȘt sous forme de zombis dessĂ©chĂ©s avaient progressivement repris leurs couleurs alors que pointaient les premiers rais de lumiĂšre solaire, le sang de nouveau irriguait leurs artĂšres et c’est sans regret aucun qu’ils quittĂšrent la condition mort-vivante, avec toutefois une pensĂ©e charitable pour leur compagnon Clibanios, qui n’avait pas tant de chance.

Et Ă  mesure qu’ils gravissaient la colline, la forĂȘt se faisait plus luxuriante encore, les grands arbres plus vigoureux, et on dĂ©couvrait de ci de lĂ  des pierres vieilles comme le temps, idoles aux barbes de lichen dressĂ©es en mĂ©moire des elfes et des hommes de jadis. Il n’était pas rare d’apercevoir dans les fourrĂ©s un daim curieux, un liĂšvre imprudent ou un blaireau rendu tĂ©mĂ©raire par la raretĂ© des chasses. Nul humain ne s’aventurait jamais sur la colline de Grob, qui Ă©tait territoire interdit.

Clibanios avait un luth, un instrument Ă©trange sans doute fait pour lui, Ă  partir du crĂąne allongĂ© et triangulaire d’un grand animal indĂ©fini et de quelques cĂŽtes, qui s’accordait en tournant de petits osselets. Comme les cavaliers noirs ne prĂ©sentaient plus de danger, et que les elfes de Sandunalsalennar Ă©taient sans doute au courant de leur venue, le barde se permit de sortir l’instrument de son Ă©tui, et en tira quelques notes s’accordant merveilleusement Ă  l’harmonie qui se dĂ©gageait de la contrĂ©e. Il s’agissait d’une chanson elfe dont Sarlander connaissait les paroles, et qu’il ne put s’empĂȘcher d’entonner. Bien que nos amis n’y comprennent goutte, ils ne purent s’empĂȘcher d’ĂȘtre Ă©mus aux larmes par la profonde nostalgie qui en Ă©manait. La voix d’or de Xyixiant’h, Ă  son tour, et bien que les harmonies de son propre chant ait atteint une perfection que peu d’humains avaient surpassĂ© dans l’histoire de l’art, Sarlander jugea rapidement biensĂ©ant de se taire, et d’écouter. La voix de la prĂȘtresse s’éleva parmi la ramure, et les syllabes de la noble et ancienne langue du Beau Peuple se mĂȘlĂšrent au chant des oiseaux, des menus insectes et du vent sifflant entre les Ă©pines. Au loin furent chassĂ©s les cauchemars, les fatigues et les terreurs de la nuit lorsque s’éleva la voix enchanteresse, issue d’un cƓur sincĂšre.

— Oh, les tarlouzes, on chante ou on avance, là ?

Ghibli, seul, semblait peu sensible au charme de Xyixiant’h, qui se tut en lui lançant un regard mauvais, l’espace de trois dixiĂšme de secondes. Regard que seul le nain reçut, il prĂ©fĂ©ra ne pas insister.

— Quel Ă©tait ce chant, demanda Morgoth Ă  sa bien aimĂ©e ?

— C’est un trĂšs ancien chant, je crois, mais je n’ai pas de souvenirs bien prĂ©cis Ă  ce sujet, il m’est revenu comme ça, en Ă©coutant Sarlander. C’est une chanson d’amour qui
 pour ĂȘtre juste, qui m’a semblĂ©e adaptĂ©e Ă  ma situation. Il s’agit d’une femme si Ă©prise de son amant qu’elle se sent revenir au temps oĂč elle Ă©tait jeune fille.

Elle se retourna, avec ses immenses yeux gris humides parfaitement irrésistibles.

— Oh Xy
 commença le sorcier, saisissant la main de l’elfe.

— Hum
 fit Mark, qui Ă©tait montĂ© juste derriĂšre les deux amoureux.

— Euh, oui, oui. Et ça raconte quoi exactement ?

— Et bien, c’est beau comme ça, la traduction en langage humain fait perdre beaucoup de l’intĂ©rĂȘt. LittĂ©ralement, ça dit quelque chose du genre « Comme une vierge, touchĂ©e pour la premiĂšre fois, comme une vieeeeeergeu, quand ton cƓur bat, prĂš-eu du mien »  Enfin tu vois ce que c’est, une chanson d’amour, ce n’est jamais trĂšs malin quand on y rĂ©flĂ©chit.

— Oui, c’est sĂ»r.

Ils poursuivirent leur discussion, de meilleure humeur, jusqu’à ce qu’au dĂ©tour d’un sentier, ils avisent un elfe assis nĂ©gligemment sur une grosse racine. C’était un guerrier, un guetteur sans doute, portant un arc elfique et un glaive au fourreau noir et or. Ses longs cheveux noirs flottaient librement dans la brise, ses membres et son visage gardaient une immobilitĂ© parfaite, seuls ses yeux bleus considĂ©raient les neuf intrus, l’un aprĂšs l’autre, avec une certaine arrogance.

— Alors Sarlander, voici donc les hĂ©ros de la reine. Des bruits courraient sur votre trĂ©pas.

— Il s’en est fallu de peu, merci de ta sollicitude.

— Je n’approuve pas tes intentions, Sarlander, pas plus que celles de cet humain qui a l’oreille de sa majestĂ©. Toutefois, puisqu’elle l’ordonne, je dois vous mener Ă  elle.

Monastorio, qui Ă©tait restĂ© silencieux jusqu’ici, prit ombrage de l’impudence de l’elfe.

— Eliazel, prends garde Ă  tes paroles, car si les elfes sont Ă  l’abri des outrages du temps, ils sont les Ă©gaux des hommes pour ce qui est des armes.

L’elfe ouvrit grand ses yeux et porta la main au cĂŽtĂ©, tandis que Monastorio brandissait son bĂąton, un Ă©clair de haine dans le regard. Mais la main de Sarlander s’interposa avec force entre les deux.

— Paix, le temps n’est pas au combat. Nous avons entendu tes objections, Eliazel, et quoiqu’il puisse arriver par la suite, il sera dit que tu auras exprimĂ© la voix de la prudence. Escorte nous Ă  Sandunalsalennar maintenant.

— Soit.

Il siffla sĂšchement entre ses doigts, et vingt archers elfes sortirent des fourrĂ©s. Ils n’avaient pas fait le moindre bruit, malgrĂ© leurs armes et leurs armures de guerre. Nos hĂ©ros en furent particuliĂšrement impressionnĂ©s. Ainsi, à tous moments depuis leur arrivĂ©e dans la forĂȘt, ils auraient pu se retrouver hĂ©rissĂ©s de flĂšches avant d’avoir pu comprendre ce qui leur arrivait. Ils se mirent en marche. Les elfes, quoiqu’ils fussent Ă  pied, n’avaient aucun mal Ă  prĂ©cĂ©der la troupe des cavaliers dans la futaie qui leur Ă©tait chĂšre. Des rais de soleil perçaient maintenant par endroit la ramure selon un angle rasant, comme au travers des verts vitraux d’une cathĂ©drale.

— Que Burgar me dĂ©troudeballise, bougonna Ghibli Ă  l’attention de Sarlander, je rĂȘve ou ils ont tous des mailles elfiques ?

— Ce sont les gardes de la reine, expliqua l’elfe avec une certaine fiertĂ©. Ils portent tous la cotte de maille elfique, comme vous l’avez notĂ© si justement, ami nain, et je vous assure que la rĂ©putation de ces armures n’est pas usurpĂ©e. Leurs casques sont forgĂ©s selon les anciennes techniques des forgerons de mon peuple, de façon Ă  les protĂ©ger des malĂ©fices et des esprits corrupteurs. Tous ont un poignard d’argent, ainsi qu’un puissant arc elfique, Ă©quipĂ© de flĂšches de la meilleure fabrication. Mais tout ceci n’est pas le plus important, en effet la garde de la reine est un corps d’élite, qui ne compte dans ses membres que les guerriers les plus habiles et les plus courageux. MĂȘme sans ces Ă©quipements, ils seraient une redoutable force.

— En tout cas, on ne peut pas dire que notre venue dĂ©clenche des torrents d’enthousiasme.

— Bah, ne faites pas attention à Eliazel. C’est un guerrier valeureux et fidùle, et c’est le capitaine des gardes de la reine, mais il se laisse parfois emporter par ses sentiments. Je soupçonne qu’il parle ainsi par jalousie, voilà tout.

— Jalousie ?

— C’est un ancien amant. Ah, mais je vois que nous arrivons !

— Beuh ?

Eliazel fit un geste de la main, et aussitĂŽt un frĂ©missement parcourut la nature. Une brise soudaine se leva, emportant des tourbillons de feuilles mortes jusqu’au sommet des arbres, et soudain, Ă  quelques pas seulement, ils virent une muraille stupĂ©fiante. Elle Ă©tait apparue, surgie de nulle part, dissimulĂ©e sans doute par quelque magie de la nature, malgrĂ© sa hauteur peu commune. Sa surface Ă©tait des plus Ă©tranges, faite de troncs d’arbres entrelacĂ©s, des arbres vivants qui n’avaient pas Ă©tĂ© amenĂ©s lĂ , mais qui y avaient poussĂ© en une longue rangĂ©e. Leurs branches s’emmĂȘlaient inextricablement, ne laissant aucune brĂšche visible, jusqu’au sommet situĂ© Ă  quinze hauteurs d’homme oĂč, sans difficultĂ© apparente, des guerriers elfes patrouillaient parmi la ramure Ă©paisse, comme dans un chemin de ronde. Ils pĂ©nĂ©trĂšrent dans la citĂ© par une porte assez large pour trois chevaux et formant une voĂ»te aux deux tiers de la hauteur totale. Les elfes qui la gardaient la refermĂšrent aussitĂŽt, par deux panneaux de bronze plus Ă©pais qu’eux-mĂȘmes. Les visiteurs eurent alors le loisir d’apprĂ©cier l’épaisseur de la muraille, une vingtaine de pas au bas mot, tant et si bien qu’aprĂšs la porte, le passage formait comme un tunnel. Lorsqu’ils en Ă©mergĂšrent, la premiĂšre chose qui les frappa fut la tiĂ©deur qui rĂ©gnait en ces lieux, et qui contrastait agrĂ©ablement avec le climat dĂ©jĂ  hivernal de la contrĂ©e. Puis, leurs yeux dĂ©couvrirent Sandunalsalennar.

De ci de lĂ , au bord d’allĂ©es au cours capricieux, poussaient des arbres aux formes contournĂ©es, qui devaient autant aux dĂ©sirs des habitants des lieux qu’aux caprices de la nature. Au creux de troncs disjoints, Ă©vasĂ©s ou expansĂ©s, sur d’immenses branches aplaties, ou bien en altitude, aux croisements de bois inclinĂ©s, les elfes avaient amĂ©nagĂ© leurs demeures vĂ©gĂ©tales, soumettant Ă  leurs dĂ©sirs la croissance des tissus ligneux. Ces constructions, pour autant qu’on puisse les appeler ainsi, avaient dĂ» demander pour chacune des siĂšcles d’efforts. Des escaliers creusĂ©s dans l’écorce, ou bien dressĂ©s hardiment entre deux supports en d’élĂ©gantes courbes, permettaient de rejoindre le rĂ©seau des balcons, passerelles et coursives qui semblait emplir l’espace de la citĂ©, telle la toile de quelque insecte dĂ©sordonnĂ©. Nombre de ces merveilles d’architecture Ă©taient gravĂ©es de reprĂ©sentations habiles et minimalistes, ou bien de lignes ondulĂ©es de cette merveilleuse Ă©criture des elfes, dont bien peu d’hommes parvenaient jamais Ă  maĂźtriser les complexes inflexions. À tous niveaux, des elfes vaquaient paisiblement Ă  leurs occupations et songes, certains s’étaient toutefois arrĂȘtĂ©s, curieux et pour certains un peu effrayĂ©s, pour dĂ©visager les nouveaux arrivants. Les longues branches sommitales recouvraient l’ensemble de la ville d’un dense rĂ©seau, servant au dĂ©placement, Ă  la dĂ©fense contre les ennemis aĂ©riens et Ă  la rĂ©cupĂ©ration des eaux de pluie. Des nuĂ©es d’oiseaux y trouvaient aussi Ă  nicher, parmi lesquels certains Ă©taient si grands qu’ils pouvaient sans peine porter un elfe sur leur dos. BĂ©ant Ă  loisir, les nouveaux arrivants eurent tout le temps d’admirer les mille petits dĂ©tails mystĂ©rieux et charmants de la grande citĂ©, les petites tresses de papier pendant aux fenĂȘtres, les mobiles de bois aux formes surprenantes et aux significations obscures, les statues de pierre Ă©rodĂ©es bornant les carrefours oĂč elfes et animaux se poursuivaient en des jeux innocents. En cette heure matinale, profitant du chant des oiseaux, plus d’un pratiquait la musique dans les habitations, et les rires insouciants se mĂȘlaient aux notes pures des harpes et des flĂ»tes, et aux voix des chanteurs.

Ils arrivĂšrent alors Ă  une grande place, dont le centre Ă©tait occupĂ© par le plus grand arbre qu’ils aient jamais vu. Il devait s’agir de quelque chĂȘne plusieurs fois millĂ©naires, dont le tronc fort et droit s’élevait Ă  des altitudes considĂ©rables. À l’instar des autres vĂ©gĂ©taux Ă  feuilles caduques de la citĂ©, il Ă©tait encore vert malgrĂ© l’hiver, et il ne semblait pas qu’il dusse perdre sa parure de toute la saison. À sa base, le tronc Ă©pais d’une trentaine de pas se perdait dans un fouillis de mottes et de racines apparentes formant des boucles dont quelques unes Ă©taient sculptĂ©es. Des menhirs moussus ornĂ©s de runes semblaient avoir poussĂ© dans ce chaos, et des guirlandes de fleurs et des bols d’offrandes posĂ©s sur tout le pourtour attestaient d’un culte que l’on rendait rĂ©guliĂšrement au puissant vĂ©gĂ©tal dont, notĂšrent-ils, la ramure Ă©tait vierge de toute construction.

On orienta la troupe vers un bĂątiment construit Ă  ras de terre, en bordure de la place, et qui s’avĂ©ra ĂȘtre une Ă©curie oĂč ils furent invitĂ©s Ă  laisser leurs montures. Puis ils revinrent Ă  pieds sur leurs pas oĂč ils purent derechef contempler le grand arbre tandis qu’ils le contournaient. Plusieurs dizaines d’elfes des deux sexes s’étaient massĂ©s lĂ  et discutaient en les regardant, et il n’était pas difficile de deviner quel sujet alimentait leur conversation. C’est qu’ils faisaient forte impression, en particulier Mark qui, revĂȘtu de sa terrible armure suintant de brume malĂ©fique, attisait les curiositĂ©s, surtout les fĂ©minines.

Ils continuĂšrent Ă  remonter dans les rues de la citĂ© lĂ©gendaire des elfes, le nez en l’air, et notĂšrent que de ci de lĂ , les arbres laissaient place Ă  des constructions de pierre, plus proches de ce que l’homme construisait ou, pour ĂȘtre plus juste, d’une telle habiletĂ© et d’une telle finesse que les constructions humaines ne semblaient en ĂȘtre qu’un Ă©cho dĂ©formĂ© et malhabile. Ces structures minĂ©rales ne cĂ©daient en rien Ă  leurs vertes voisines, arborant des parures de vitraux, des murs de cĂ©ramiques et des moucharabiehs de bronze et de cuivre au lieu de mousses, feuilles et champignons, s’offrant juste le luxe, parfois, d’un rideau de lierre.

Ils dĂ©bouchĂšrent alors sur une esplanade semĂ©e de menus buissons entretenus dans un savant chaos et de menus Ă©difices de pierre, commĂ©morant sans doute de nobles elfes ou de hauts faits du passĂ©. De l’autre cĂŽtĂ© se trouvait ce qui de prime abord passait pour un large et haut bosquet, dont on ne voyait que la parure de feuilles d’un vert incroyablement profond, tanguant dans le vent avec une lenteur surnaturelle.

— Voici le palais de la reine, dit Sarlander à l’attention des nouveaux venus, d’un ton strictement informatif.

— Je vais vous annoncer, lĂącha Eliazel d’un ton contenu, au travers duquel perçait nĂ©anmoins une irritation que Morgoth attribua Ă  l’agacement de voir des non-elfes venir fouler ce domaine sacrĂ©.

— Quelle splendeur, s’extasia tout haut le jeune sorcier.

— Oui, si on veut, rĂ©pondit Sarlander. Je suppose que Sandunalsalennar a pour vous le charme de l’exotisme le plus Ă©chevelĂ©.

— N’est-ce donc pas le plus bel endroit de l’univers ?

— Eliazel vous a fait passer par les beaux quartiers pour vous Ă©pater, Ă©videmment. Aux touristes, on fait rarement visiter les squats de la citĂ© basse et les banlieues Ă  problĂšme au nord de la ville.

— Oh. Et toi Xy, cet endroit Ă©veille-t-il en toi des souvenirs familiers ? Ta mĂ©moire te revient-elle ?

— Maintenant que tu le dis, il me semble bien
 je suis à peu prùs certaine


L’elfe observait le voisinage avec la plus extrĂȘme attention.

— Oui ?

— Je mettrai la main au feu que je n’ai jamais mis les pieds ici.

— Ah, dĂ©solĂ©.

Eliazel revint et d’un signe invita la compagnie Ă  entrer derriĂšre un rideau de lys blancs et jaunes. Dans un vestibule frais et humide constituĂ© autour d’un grand bassin Ă  l’eau transparente, on leur fit abandonner leurs armes Ă  la garde des hommes de la reine, puis il franchirent un seuil, et Ă  la file, montĂšrent Ă  un escalier de racines vivantes entortillĂ©es en colimaçon. Ils dĂ©bouchĂšrent alors dans la salle du trĂŽne, aux dimensions Ă©tonnement modestes, amĂ©nagĂ©e sous une voĂ»te de branches aux feuilles frĂ©missantes. Une dame de compagnie agenouillĂ©e interrompit l’air de harpe exquis qu’elle interprĂ©tait, les regards de ses consƓurs convergĂšrent vers les intrus, pleins d’étonnement mais sans crainte aucune. Il n’y avait aucun garde visible, le seul homme dans la piĂšce Ă©tait un noble seigneur au port digne, sans doute quelque ministre ou conseiller royal qui, penchĂ© aux cĂŽtĂ©s du trĂŽne, se faisait entendre de la souveraine.

Celle-ci, dans son trĂŽne sans ornement superflu, les mains paisiblement posĂ©es sur les accoudoirs, inspirait le respect de par sa seule prĂ©sence. Ses mouvements Ă©taient lents, presque imperceptibles. Etait-elle belle ? Sans doute, mais la majestĂ© qui Ă©manait de sa longue silhouette Ă©clipsait toute considĂ©ration triviale de cet ordre. Ses bottines de cuir, sa robe longue et Ă©troite d’étoffe Ă©paisse et luisante, ses mains, sa gorge, son visage et son interminable chevelure, et jusqu’à ses yeux mi-clos et les quelques bijoux d’argent et de diamant, tout en elle n’était que gris, dĂ©clinĂ© en infinies nuances de teinte et d’éclat. Diaphane et lisse, elle donnait l’impression de n’ĂȘtre plus tout Ă  fait de ce temps ni de ce monde.

Il fallut plusieurs secondes pour qu’elle considĂšre les hĂ©ros qu’elle avait mandĂ©, un regard balaya l’assistance. Sa voix, douce et basse comme un murmure, parvint pourtant clairement aux oreilles de ceux qui l’écoutaient.

— Voici donc ceux sur qui reposent les espoirs du monde. Approchez vous de moi, mes amis.

4. La quĂȘte de la reine grise

— Les signes avaient annoncĂ© que vous viendriez Ă  moi, mais je me faisais une autre idĂ©e de vous. Pourtant vous ĂȘtes lĂ , au nombre de neuf, comme nous l’avions augurĂ©. Neuf est aussi le nombre de vos ennemis, sachez-le. Je vois Ă  vos rĂ©actions que vous les avez dĂ©jĂ  rencontrĂ©s, ai-je tort ?

— Non, ma reine, rĂ©pondit Sarlander, ils Ă©taient Ă  la Tombe-Helyce, neuf cavaliers noirs. Leurs pouvoirs Ă©taient immenses, et c’est de peu que nous les avons devancĂ©s.

— Et bien commandant Monastorio, j’aurais prĂ©fĂ©rĂ© que vous vous trompiez, mais il semble que vos sombres prĂ©dictions se rĂ©alisent.

L’homme au bouc, jusque là discret, s’avança d’un pas vers la reine avec assurance.

— L’avenir n’est pas Ă©crit, madame, mĂȘme s’il s’assombrit dans le lointain. Soyons satisfaits d’avoir Ă©tĂ© prĂ©venus du pĂ©ril, et si les dieux nous sont favorables, nous avons une chance d’éviter le mal de se rĂ©pandre sur le continent.

— Mais de quoi parles-tu, Monastorio, demanda Sarlander ?

— Je vous ai convoquĂ©s, reprit la reine, Ă  la requĂȘte du commandant Monastorio, comme vous l’avez compris. Mais avant de vous exposer la situation, il faut que je m’assure de votre dĂ©vouement Ă  notre cause. La mission que je compte vous confier sera une Ă©preuve comme peu d’hommes ont eu Ă  en vivre. Les pĂ©rils seront sans nom, l’ennemi pourra se dissimuler sous bien des masques, et vous devez savoir que les cavaliers noirs, malgrĂ© leur puissance, ne sont sans doute que ses laquais. Et mĂȘme si vous parvenez Ă  remplir votre tĂąche, il est Ă  craindre que plus d’un pĂ©rira de male mort sur le chemin de la victoire. Vous devez aussi savoir que votre entreprise sera de premiĂšre importance, que l’échec condamnera cette partie du monde, au moins, Ă  subir le joug du mal durant une Ăšre de tĂ©nĂšbres et de tyrannie dont je ne vois pas comment nous pourrions sortir. Maintenant que voici exposĂ©e l’ampleur de la tĂąche, vous devez me dire si vous y adhĂ©rez. Il s’agit d’un engagement sans pareil, du serment d’une vie, je vous demande de dĂ©vouer vos existences Ă  un noble but, sans pouvoir garantir une once de gloire pour aucun d’entre vous. Et que nul ne blĂąme celui qui en restera lĂ , que nul jamais n’évoque sa lĂąchetĂ©, je ne suis pas en droit d’exiger de vous une telle chose, je ne puis que vous implorer de venir Ă  l’aide du monde que vous aimez.

— Il va de soi, reprit Monastorio dùs que la reine eut fini, que je serai des vîtres.

— Mon arc est acquis au service de la reine, posa calmement Sarlander. OĂč elle m’envoie, je vais. Et moi seul dans la citĂ© connais les usages de l’extĂ©rieur, ayant beaucoup voyagĂ©, j’en serai donc.

— Bravo, tonna soudain Marken, je vous fĂ©licite de votre loyautĂ©. Tout ça est bien joli, tous ces mystĂšres, mais si vous croyez vraiment que moi, que je vais affronter ces brutes, risquer ma peau dans des batailles obscures contre des monstres dont j’ignore tout, battre la lande comme un gueux des mois durant avec le ventre vide et mal aux pieds, et jouer les hĂ©ros d’opĂ©rette pour sauver le monde, et bien madame sauf votre respect, permettez moi de vous dire


Un blanc colibri se posa alors sur l’épaule du Chevalier Noir en un froissement d’ailes, et se mit Ă  lui susurrer divers gazouillis Ă  l’oreille. Le visage du paladin s’amollit soudain, comme pris d’une subite lassitude.

— 
 que vous avez parfaitement raison. J’en suis, youkaïdi, joyeux compagnons.

— Ouais, fit Ghibli, dubitatif. Le sort du monde, c’est intĂ©ressant, mais moi ce qui me passionne, c’est le mien de sort. Y a-t-il quelque chose Ă  gagner Ă  cette histoire, Ă  part l’admiration des foules ? Non parce que moi je suis mercenaire, et du point de vue dĂ©ontologie professionnelle, si je dois risquer ma peau, majestĂ©, il va falloir allonger


La reine avait fait un mouvement du menton, et une dame de compagnie avait sorti d’un renfoncement du mur un coffret aplati long comme l’avant-bras. Un coffret dĂ©licatement ouvragĂ©, de multiples piĂšces de bois prĂ©cieux divers et variĂ©s aux couleurs arrangĂ©es avec soin. La demoiselle l’ouvrit, et l’inclina pour que le nain puisse en voir le contenu. Sur fond de velours noir, une couche de pierres prĂ©cieuses Ă©paisse d’un pouce roulait et crissait. Il y avait beaucoup de diamants, mais aussi des rubis, saphirs, Ă©meraudes, tourmalines, topazes, ambres et jades sculptĂ©s plus finement qu’aucun orfĂšvre humain ne le pouvait faire, ainsi que de petits bijoux mĂȘlant divers mĂ©taux, Ă  l’usage inconnu mais qui ne devaient pas ĂȘtre donnĂ©s.

— 
 la 
 thune
 articula le nain.

— Vous avez raison d’aborder ce sujet, j’allais oublier que je vous dois dĂ©jĂ  un modeste dĂ©dommagement. C’était cinq cent piĂšces d’or je crois ? Cinquante ? Ah, bien, on vous comptera vos cinquante piĂšces chacun. Ceux qui accepteront la mission en recevront mille de plus pour les menus frais de la mission, et en cas de victoire, chacun recevra un coffret tel que celui ci. Avec son contenu.

C’est Ă  dire, calcula Vertu, assez de richesses pour qu’un conspirateur habile puisse se payer un royaume entier, idĂ©e qui balaya toutes les prĂ©ventions qu’elle aurait pu avoir.

— Madame, je ne saurais prĂ©juger de l’attitude de mes compagnons, mais je suis aventuriĂšre et en tant que telle, l’idĂ©e de braver le danger m’est familiĂšre, voici pourquoi vous pouvez me compter parmi la compagnie.

— J’accompagnerai Dame Vertu, dit simplement PiĂ©tĂ©, peu assurĂ©.

— Je n’ai rien à vous apporter

Que ma muse et ma pauvre lame,

Mais rien Ă  perdre, aussi, Madame,

Que ma non-vie, c’est peu risquer.

Et si d’aventure les hĂ©ros

Ceignaient de la gloire les lauriers,

Une ode, il faudra composer

PuissiĂš-je en ĂȘtre le hĂ©rault.

— Sept. Il ne reste que ce jeune sorcier et cette petite personne encapuchonnĂ©e, qui confĂšrent depuis cinq minutes. Qu’avez-vous dĂ©cidé ?

— Nous vous suivrons, Madame. Si l’avenir du monde le nĂ©cessite, nous ferons de notre mieux.

— Cette jeune dame craint-elle de se montrer ou de faire entendre sa voix ?

Sarlander fut le seul Ă  remarquer la soudaine tension qui habitait la reine, Ă  dĂ©celer l’altĂ©ration dans la voix qu’il connaissait, Ă  voir la lĂ©gĂšre crispation des longs doigts gris sur le bois du trĂŽne. Toute l’attention de la reine grise Ă©tait maintenant fixĂ©e sur une seule personne.

— Je ne me dissimule nullement, madame, dit Xyixiant’h en se dĂ©voilant.

Morgoth avait maintenant l’habitude des curieuses rĂ©actions que cela produisait sur ceux qui n’étaient pas prĂ©venus de la grande beautĂ© de l’elfe, il fut nĂ©anmoins surpris de voir la reine grise, jusque lĂ  si placide, bondir hors de son trĂŽne, en proie Ă  une vive Ă©motion. Si les elfes Ă©taient ordinairement plus chĂ©tifs que les humains, leur souveraine, que ce soit par le fait de l’ñge ou de son ascendance, atteignait presque les deux mĂštres de haut, taille prodigieuse selon les critĂšres de sa race. Sans plus prĂȘter attention au reste de l’assemblĂ©e, elle traversa la piĂšce et prit la jeune compagne du sorcier par les Ă©paules.

— MilzaĂŻa, est-ce toi, ou sont-ce mes yeux encore qui me trompent ? J’ai attendu ton retour tant d’annĂ©es


— Milzaïa ? Est-ce mon nom ? Vous me connaissez donc ?

— M’aurais-tu oubliĂ©e, mon amie ?

— HĂ©las, l’histoire est cruelle, souhaitez-vous l’entendre ?

— J’en suis impatiente. Mais je ne crois pas utile d’ennuyer nos amis avec nos vieilles histoires, aussi en discuterons-nous plus tard. Voici donc que les neuf ont acceptĂ©. Je puis maintenant vous dĂ©voiler le fin mot de l’histoire.

Elle soupira, et reprit lentement sa place. Alors, elle prononça les paroles que sans doute, elle avait bien longtemps rĂ©pĂ©tĂ© dans sa tĂȘte.

— À vous au moins, aventuriers, le nom de Skelos est funestement familier. Les millĂ©naires ont passĂ©, mais ni dans le souvenir des elfes, ni mĂȘme dans celui des humains, l’empire de Skelos ne s’est totalement effacĂ©. Etait-il dĂ©mon ? Etait-il dragon ? Etait-il le chĂątiment infligĂ© par les dieux aĂźnĂ©s ? Nul ne connut jamais le dĂ©tail de son avĂšnement, mais tous ceux qui ont vĂ©cu les siĂšcles de servitude et d’horreur, tous ceux qui ont subi le meurtre, la torture et la mutilation dans les cachots de son Antre Maudit, les peuples qui ont disparu et ceux qui lui ont survĂ©cu, tous ceux, en somme, qui eurent le triste privilĂšge d’ĂȘtre contemporains de cette Ăšre de cauchemar ont pĂąti de son pouvoir inĂ©branlable. Nombreux furent les hĂ©ros qui pĂ©rirent en l’affrontant, lui ou ses serviteurs perdus, certains sont encore louĂ©s, d’autres oubliĂ©s. Vous le savez sans doute, il fut finalement vaincu au cours de deux hĂ©roĂŻques batailles, et pĂ©rit dans la chute de sa citadelle de Narthur, alors qu’il tentait de rejoindre son antre pour rĂ©gĂ©nĂ©rer ses forces. Or le mal Ă©tait si puissant en Skelos qu’il corrompait tout ce qu’il touchait, que tout ce qui Ă©manait de lui, tout ce qu’il concevait, en Ă©tait profondĂ©ment et irrĂ©mĂ©diablement marquĂ©. C’est ainsi qu’aprĂšs la chute du tyran, ses capitaines et ses disciples continuĂšrent Ă  faire rĂ©gner la terreur dans le monde, usant des multiples sortilĂšges et artefacts laissĂ©s Ă  leur intention par le MaĂźtre dĂ©chu. La bĂȘte Ă©tait morte, mais pas son venin, et il fallut des siĂšcles de lutte incessante pour que les peuples libres se dĂ©barrassent de l’hĂ©ritage maudit. Puis, le calme revint, peu Ă  peu, et gĂ©nĂ©ration aprĂšs gĂ©nĂ©ration, les manifestations du mal absolu se firent de plus en plus rares. Plus rien ne subsiste de cette lointaine Ă©poque, les malĂ©dictions ont sombrĂ© dans l’oubli, les citadelles sont tombĂ©es en poussiĂšre, les armes ensorcelĂ©es ont Ă©tĂ© brisĂ©es ou fondues. Tout cela est trĂšs bien.

— C’est rigolo, intervint Mark, mais j’ai la prĂ©monition que vous allez nous annoncer qu’il est restĂ© quelque chose, pas vrai ? C’est sans doute mes pouvoirs de paladin


— Hum
 Et bien, vous avez devinĂ© juste. Le commandant Monastorio est venu me trouver voici plusieurs mois pour me raconter une histoire prĂ©occupante et me demander son aide. Vous ĂȘtes mieux placĂ© que moi, je crois que je vais vous laisser parler mon ami.

— Merci, madame. Cette histoire est celle de mon pĂšre. Dans sa jeunesse, il avait fait partie de la garde personnelle d’un puissant magicien qui disait s’appeler Thargol. Ensemble, ils avaient sillonnĂ© les contrĂ©es voisines de la mer Kaltienne. Jamais mon pĂšre ni aucun des autres hommes de la garde ne sut exactement ce que cherchait Thargol, et du reste ils Ă©taient assez bien payĂ©s pour ne pas poser de question, mais il mettait dans sa quĂȘte une ardeur de fanatique. Ils ont fouillĂ© les temples anciens, les ruines cyclopĂ©ennes de chĂąteaux sans seigneurs, les cimetiĂšres que plus personne ne visitait depuis des siĂšcles, et jusqu’en orient, les tunnels de l’Antre Maudit de Skelos. Toutefois, c’est dans le dĂ©sert bien plus au sud que la quĂȘte de Thargol prit fin. LĂ , mon pĂšre vit le sorcier faire lever une tempĂȘte Ă©pouvantable et, lorsque des heures plus tard le vent retomba, il vit qu’une immense dune s’était volatilisĂ©e, et qu’à la place Ă©tait apparue une citĂ©, mais oui, une ancienne citĂ© engloutie dans les sables, presque intacte Ă  ce qu’il m’en a dit. Le sorcier y avait pĂ©nĂ©trĂ©, ayant donnĂ© consigne Ă  son escorte de l’attendre Ă  l’entrĂ©e, il y Ă©tait restĂ© presque toute une journĂ©e avant de ressortir en courant, une expression d’intense exaltation sur le visage. Mon pĂšre en fut trĂšs frappĂ©, jamais, me racontait-il, n’avait il vu un homme si heureux. SĂ©ance tenante, ils tournĂšrent les talons et rentrĂšrent jusqu’au port Balnais de DhĂ©brox, la citĂ© des mages. Pendant le voyage du retour, le sorcier Thargol fut pris du mal de mer, et prit une potion qui le fit sombrer dans un profond sommeil. Il se trouve que ce soir lĂ , c’était mon pĂšre qui assurait la garde de sa chambre, et comme il Ă©tait de nature curieuse, il dĂ©cida de dĂ©couvrir pour quelle raison il avait risquĂ© sa vie, il fouilla donc dans les affaires du mage. Il ne trouva rien de bien extraordinaire chez un homme de cette profession, hormis une petite bourse noire, parfaitement insignifiante, que son patron avait laissĂ© dans sa botte. Il l’ouvrit avec prĂ©caution, et en sortit un anneau, un simple anneau Ă  peine assez large pour ĂȘtre passĂ© Ă  un doigt, fait de trois tresses de cuivre, d’or et d’argent entrelacĂ©es.

— Mildiou de mauvais vin ! S’exclama Morgoth, sur le coup de la surprise.

— Je vois que notre jeune ami a retenu les leçons qu’on lui a donnĂ© en classe Ă  propos des objets magiques lĂ©gendaires.

— Oui, et si c’est ce que je crois, nous sommes effectivement dans une situation
 Peu importe, poursuivez, je vous prie.

— Bref, mon pĂšre Ă©tait un homme sans fortune ni Ă©ducation, mais il Ă©tait prudent et malin, et dotĂ© d’une grande intuition. DĂšs qu’il sortit l’anneau de sa bourse, il ressentit, ce sont ses propres mots, les vrilles du mal pĂ©nĂ©trer son Ăąme. Quelque chose Ă©tait dans l’anneau, quelque chose qui avait longtemps dormi parmi les sables et qui s’était Ă©veillĂ© depuis peu Ă  la conscience, une volontĂ© supĂ©rieure et malĂ©fique. Il sut tout de suite que l’anneau devait regagner sa bourse, sans quoi il serait Ă  jamais perdu. Ce fut, Ă  ce qu’il m’en a dit, l’acte le plus difficile qu’il eut jamais Ă  accomplir, mais il y parvint finalement. EpuisĂ© par tant d’effort, il remit la chambre en place et, par la suite, ne chercha plus jamais Ă  s’approcher de l’anneau malĂ©fique. Une fois arrivĂ© Ă  DhĂ©brox, il quitta ses compagnons Ă  jamais et, sans attendre, prit le premier bateau en partance pour la Malachie, son pays, sans doute pour mettre un bon bout de mer entre lui et l’objet honni. Mon pĂšre Ă©tait un homme d’origine modeste, sans grande Ă©ducation, mais l’aventure qu’il avait vĂ©cue lui avait assoupli l’esprit, l’avait rendu riche et lui avait procurĂ© l’amitiĂ© de quelques puissants personnages, aussi put-il s’installer comme nĂ©gociant et prospĂ©rer tout Ă  loisir. Mais bien qu’il fut accaparĂ© par ses affaires, il ne se passait pas une journĂ©e sans qu’il ne repensĂąt Ă  l’anneau, l’anneau malĂ©fique dont il revoyait l’image chaque soir lorsqu’il fermait les yeux. Il eut deux fils, mon aĂźnĂ© et moi mĂȘme, et eut les moyens de nous donner une Ă©ducation d’honnĂȘtes gentilshommes, nous taisant l’obsession qui Ă©tait la sienne. Or l’an dernier, j’étais plongĂ© dans l’étude s’un ouvrage savant de sorcellerie, car telle est ma passion, quand venant derriĂšre moi, mon pĂšre dĂ©faillit. Il chĂ»t Ă  terre, blĂȘme et hagard, mais aprĂšs que je lui ai versĂ© un verre de vin de chez nous, il reprit ses esprits. Il me montra d’un doigt tremblant la page que j’étais en train de lire, entiĂšrement recouverte par le dessin d’un anneau, celui qu’il avait vu, trente ans plus tĂŽt, sur ce navire cinglant vers DhĂ©brox, et que jamais il n’avait pu oublier. C’était l’Anneau d’AnĂ©antissement.

Monastorio se tut un instant pour jauger les réactions de ses compagnons. Seul Morgoth, par son abattement, semblait se rendre compte de la gravité de la situation. Puis, Clibanios tira quelques notes sinistres de son instrument.

Viendront les temps oĂč mon anneau

Seul témoignera de ma puissante stature.

Le Seigneur du Fléau.

Quand l’Anneau verra la lumiùre

NaĂźtra en Occident un ĂȘtre au cƓur impur.

Le Seigneur de MisĂšre.

Il sera le sorcier-démon,

BrĂ»lez forĂȘts, tremblez montagnes, tombez les murs.

Le Seigneur des FĂ©lons.

Lançant devant lui ses armées

Il portera partout le mal et la souillure.

Le Seigneur Décharné.

Et mĂȘme les hĂ©ros les plus grands

Périront de Sa main, laissés sans sépulture.

Le Seigneur des Tyrans.

MaĂźtre du temps, gardien des Portes,

HĂ©ritier de mon domaine de pourriture.

Le Seigneur sans escorte.

Pleurez, criez quand paraĂźtront

Ensemble deux Ă©toiles, le masque et la fĂȘlure

L’Anneau et le DĂ©mon.

— Telle est en effet la prophĂ©tie, commenta gravement Monastorio.

Mais Marken ne s’était pas laissĂ© impressionner par ces vers terribles.

— La prophĂ©tie, la prophĂ©tie
 Moi aussi je peux t’en balancer des radotages de vieilles folles qui parlent de fin du monde et de cieux qui s’ouvrent pour dĂ©verser des flots de sang et de feu. Si j’avais reçu dix piastres Ă  chaque fois qu’on m’a contĂ© de telles fadaises


— C’est ce qui est Ă©crit dans le Livre de Skelos.

— Il y a Ă©crit pas mal de conneries dans le Livre de Skelos, les deux tiers ont Ă©tĂ© pondus par des ermites cinglĂ©s sous l’influence de substances illicites, tout le monde sait ça.

- C’est ce qui est Ă©crit en gros, en rouge et en soulignĂ© trois fois, et ces paroles sont rĂ©putĂ©es avoir Ă©tĂ© profĂ©rĂ©es par Skelos lui-mĂȘme. Il y avait des tĂ©moins.

— Ouais, ouais, ouh le vilain Skelos. Et il a quels pouvoirs cet anneau, Ă  part effrayer les gens crĂ©dules ?

— Ce n’est pas trĂšs clair dans les Ă©crits


— Tu m’étonnes.

— Je crois, prĂ©cisa Morgoth, qu’il y a un paragraphe Ă  ce sujet dans les Normes Donjonniques.

— C’est exact, je vois que nous avons affaire Ă  un Ă©rudit. C’est dans une annexe peu connue, en effet. L’anneau est dĂ©crit comme un « Ring of the Evil Demigod » ce qui, traduit de l’Enochien ArchaĂŻque, signifie Ă  peu prĂšs « Anneau du demi-dieu malĂ©fique ». LĂ  encore, ses pouvoirs prĂ©cis ne sont pas dĂ©crits, l’essentiel de l’article est constituĂ© de mises en garde et de prĂ©cautions Ă  prendre si jamais on tombe sur l’objet. En revanche, dans le Codex Demonicus et Demoniculibus de Rabno Van Kulen, on trouve si on sait lire un passage bien plus intĂ©ressant, peut-ĂȘtre l’avez vous lu ?

— Mais oui, je me souviens maintenant qu’il en Ă©tait fait mention Ă  propos de la chute de


— Euh, dites moi les universitaires, si on poursuivait là


— Oui, bien. Donc, aprĂšs avoir identifiĂ© formellement l’Anneau d’AnĂ©antissement, j’ai fait de longues recherches Ă  son sujet. J’ai du laisser mon pĂšre, bien vieux et fatiguĂ©, ainsi que mon frĂšre qui s’occupait des affaires de la famille, et je suis parti Ă  mon tour Ă  la recherche d’informations sur le devenir de l’Anneau. J’ai tĂąchĂ© d’ĂȘtre discret, mais sans doute ne l’ai-je pas Ă©tĂ© suffisamment, car un jour, j’ai trouvĂ© sur mon chemin l’un de ces cavaliers noirs, auquel je n’ai Ă©chappĂ© que d’extrĂȘme justesse.

— Les KhazbĂ»rns ! S’exclama Ghibli.

— Les quoi ? S’enquit Xy.

— KhazbĂ»rns. C’est de l’argot nain, ça signifie « ennui rĂ©current qui te pourrit la vie avec une constance irritante ». Poursuis, humain.

— Oh, il n’y a plus grand chose Ă  en dire, si ce n’est que mon chemin a croisĂ© Ă  plusieurs reprises celui de ces
 KhazbĂ»rns. Un nom qui leur sied, Ă  la vĂ©ritĂ©. D’aprĂšs ce que j’ai pu reconstituer, leur activitĂ© a commencĂ© voici deux ans au pays de Gunt, et c’est toujours la mĂȘme histoire. En tous lieux, ils poursuivent les sorciers les plus puissants, les plus prometteurs, et la nuit venue, ils les assassinent sans pitiĂ©, ni Ă©gard pour les innocents alentour. C’est partout le mĂȘme carnage.

— Mais ils n’ont peut ĂȘtre rien Ă  voir avec l’anneau ? Hasarda Morgoth avec espoir.

— C’est Ă  espĂ©rer en effet, mais le fait que les neuf cavaliers rĂŽdent ensemble autour de la Colline de Grob au moment mĂȘme oĂč nous nous prĂ©parons Ă  agir est fort prĂ©occupant, je doute qu’il s’agisse d’un hasard.

— Hinhin. Et, notre travail, ça consiste en quoi au juste ?

La reine reprit alors la parole.

— Retrouvez l’Anneau. Prenez-le Ă  celui qui le possĂšde, retrouvez-le avant ce sorcier-dĂ©mon de la prophĂ©tie. Lorsque vous l’aurez, dĂ©truisez-le sur place sans attendre, ou si vous n’y parvenez pas, ramenez-le moi.

— J’ai dĂ©jĂ  une piste, prĂ©cisa Monastorio. Un ancien compagnon de mon pĂšre avec qui j’avais pris contact par lettre, et qui vit Ă  Baentcher. Il avait l’oreille du sorcier Thargol, c’était son homme de confiance, si quelqu’un sait quelque chose sur le devenir de l’anneau, c’est lui.

— Bien, fit Vertu. Nous avons un but, des ennemis, et une rĂ©compense. Je pense que tout est rĂ©uni pour une belle aventure, Ă  la vĂ©ritĂ©. Je suggĂšre que nous nous retirions, afin de laisser la reine Ă  ses affaires, car je suppose que votre majestĂ© a d’autres soucis en tĂȘte que nos radotages d’aventuriers.

— Vous pouvez vous retirer, concĂ©da la souveraine. Vous ĂȘtes libres d’aller et venir au sein de ma citĂ©, comme n’importe quel citoyen de Sandunalsalennar. Amusez-vous, reposez-vous, les Ă©preuves qui vous attendent seront rudes. Nous tĂącherons de rendre votre sĂ©jour parmi nous aussi agrĂ©able que possible.

— Ouais madame, et puisque vous nous y invitez, on va foutre un bordel de tous les dieux, assura Ghibli. Pour ça, on ne craint personne, pas vrai les gars !

Le reste de la troupe tĂącha de ne pas se formaliser de l’enthousiasme dĂ©placĂ© du nain, et s’apprĂȘta Ă  prendre congĂ©.

— Oh, jeune fille


— Moi madame ? Fit Xy en se dĂ©signant de l’index.

— Pouvez-vous rester un instant, je souhaiterai vous entretenir quelques instants en privĂ©.

La reine grise attendit que les huit compagnons se fussent Ă©loignĂ©s, puis elle congĂ©dia Ă  leur tour ministre, gardes et dames de compagnie. Lorsqu’elle fut seule avec Xyixiant’h, elle la mena jusqu’à un balcon qui surplombait la citĂ©.

— Je suis Ă©tonnĂ©e, MilzaĂŻa, et blessĂ©e aussi, je le concĂšde. Pourquoi agis-tu avec moi comme avec une Ă©trangĂšre ?

— HĂ©las madame, je suis toute disposĂ©e Ă  croire que nous soyons proches, mais je n’en ai aucun souvenir. Je suis au regret de vous causer des tourments, mais croyez que c’est Ă  mon insu. Voici peu de semaines, j’ai Ă©tĂ© trouvĂ©e en proie Ă  une torpeur de plus d’un siĂšcle, et Ă©veillĂ©e Ă  la vie par mes compagnons que vous avez vus, mais j’étais vierge de tout souvenir de ma vie passĂ©e. J’ignore qui je suis, ne me souvenant pas mĂȘme de mon nom. Mes amis m’ayant trouvĂ© prĂšs d’une plaque de mĂ©tal gravĂ©e au nom de Xyixiant’h, ils ont supposĂ© que c’était le mien. Mais si vous m’avez connu sous un autre nom, je serai ravie de le reprendre.

— Xyixiant’h dis tu ? Le destin est ironique
 Mais oui, c’est bien ton nom, bien plus que MilzaĂŻa en vĂ©ritĂ©. 

— J’ai donc plusieurs noms ?

— Les gens du commun se contentent d’un seul. Tu as tout oubliĂ© dis-tu ? Oui, tout ceci me revient maintenant. OĂč t’a-t-on trouvĂ©e ? Raconte moi les circonstances.

— J’étais dans une sorte de machine mĂ©tallique, enfermĂ©e et prĂ©servĂ©e du temps, sous la garde d’un monstre hideux, appelĂ© le DivisĂ©. C’était, d’aprĂšs Morgoth, un sorcier en quĂȘte d’immortalitĂ©, qui avait cherchĂ© Ă  me soustraire la mienne, et dont les ambitions avaient connu un Ă©chec cruel. AprĂšs que mes compagnons l’eurent tuĂ©, les Ăąmes qu’il retenait prisonnier furent libĂ©rĂ©es, et en particulier la mienne, qui revint dans mon corps, mais hĂ©las sans mes souvenirs. Mais je vous ai trouvĂ©e, madame, c’était inespĂ©rĂ©. Qui Ă©tais-je ? Une prĂȘtresse de Melki, je crois ?

— Melki ? Ah oui, c’est le nom que les humains donnent Ă  la bienveillante YeshmilaĂŻ. Tu Ă©tais, en effet, sa prĂȘtresse.

— Merveilleux ! Ainsi, ils avaient devinĂ© juste. Ai-je des parents, des amis encore vivants ? Qui suis-je, ma reine, je vous en conjure, dites moi tout !

La reine grise plongea un instant son regard dans celui, ardent, de Xyixiant’h, et soupira de lassitude.

— Oui, je pourrais vous en dire beaucoup sur vous mĂȘme et votre histoire, bien qu’elle me soit en partie inconnue. HĂ©las, je ne puis vous en rĂ©vĂ©ler davantage sans rompre le serment que je fis jadis Ă  une amie trĂšs chĂšre. Je garderai donc le silence, Ă  regret.

— Mais
 je vous en conjure, vous ne pouvez me laisser ainsi dans l’ignorance ! Qui est donc cette amie trùs chùre qui tient tant à me tourmenter de la sorte ? Pourquoi ?

— Elle avait ses raisons, que je comprends. Mais pour que vous ne vous n’ayez pas trop mauvaise opinion de moi, et que vous ne vous croyiez pas une nouvelle ennemie, je puis vous rĂ©vĂ©ler l’identitĂ© de cette amie qui m’a fait jurer de garder le secret. C’est vous mĂȘme. Vous qui avez cherchĂ© l’oubli, naguĂšre, et il semble que vous l’ayez trouvĂ©. Vous m’avez demandĂ© de prĂȘter serment de vous taire Ă  jamais les raisons de votre plan s’il Ă©tait couronnĂ© de succĂšs, ce que je fis bien que je dĂ©sapprouvĂąt le projet. Vous fĂ»tes mon amie, douce MilzaĂŻa, et l’ĂȘtes encore, je ne puis trahir votre confiance en vous apprenant les circonstances de votre oubli. Rejoignez vos compagnons, maintenant, et ne vous tracassez plus pour ces questions.

5. La joute

Il faut ĂȘtre totalement retors pour se faire effacer volontairement la mĂ©moire, se dit Xyixiant’h lorsqu’elle fut sortie du palais. Je suis donc un ĂȘtre retors.

La rencontre avec la reine grise ne lui avait pas apportĂ© beaucoup de progrĂšs dans sa quĂȘte personnelle, aussi tourna-t-elle cent fois dans sa tĂȘte le problĂšme et les maigres Ă©lĂ©ments qu’elle en connaissait. Quelles terribles circonstances l’avaient-elles poussĂ©e Ă  de telles extrĂ©mitĂ©s ? Elle redoutait de ne jamais retrouver ses souvenirs, mais redoutait tout autant de dĂ©couvrir sa vraie nature. Perplexe, elle avança Ă  vive allure dans les rues de Sandunalsalennar, emplies dĂ©jĂ  des senteurs dĂ©licieuses du repas de midi qu’on prĂ©parait un peu partout. La faim qui la tenaillait la distrait alors de ses pensĂ©es.

Elle n’eut aucun mal Ă  retrouver ses compagnons, qui n’étaient guĂšre discrets et avaient attirĂ© l’attention de toute la ville. RĂ©unis sur une place au bord d’un plan d’eau alimentĂ© par une belle source claire, assis en rond autour d’un foyer, ils festoyaient de la provende que leur avait octroyĂ© la reine, par le truchement de ses agents. Il y avait toutes sortes de petits pains, aux noix, aux fruits secs, aux herbes, aux racines amĂšres, de grands pains ronds Ă  la croĂ»te Ă©paisse oĂč, une fois coupĂ©s en deux, on coulait une soupe brĂ»lante et Ă©paisse qui se mĂȘlait Ă  la mie pour former une pĂąte savoureuse, des galettes grillĂ©es, croustillantes et souples en bouche, des viennoiseries et pĂątisseries de multiples sortes, des friandises tendres et si sucrĂ©es que vos dents semblaient fondre en quelques instants, et pour arroser tout ça, des liqueurs, vins et cidres aromatisĂ©s qui n’avaient rien de commun avec les grossiĂšres boissons servies dans les tavernes de Banvars. Clibanios, qui n’avait que faire de tout ce ceci, jouait un petit air lĂ©ger et sans paroles, pour accompagner la digestion et complaire aux elfes curieux qui s’étaient amassĂ©s alentour.

Xy ne tut rien Ă  ses compagnons de ce que lui avait dit la reine. On expliqua Ă  ceux qui l’ignoraient l’origine de la prĂȘtresse et son problĂšme, qui souleva des soupirs compatissants. Mais nul ne trouva d’explications convaincantes Ă  l’acte singulier qui consiste Ă  se faire effacer la mĂ©moire.

— Peut-ĂȘtre, hasarda l’intĂ©ressĂ©e d’une voix tremblante, suis-je un ĂȘtre immonde et meurtrier, dont les actes m’ont fait si honte que j’ai prĂ©fĂ©rĂ© l’oublier.

— Sois sans crainte, la rassura aussitĂŽt Morgoth, nous qui connaissons ton caractĂšre avons bien vu que tu n’étais rien de tel. Melki t’accorderait-elle ses pouvoirs si c’était le cas ? Et crois-tu que la reine des elfes, qui te connaĂźt, se dirait ton amie ? C’est une noble personne, qui ne se prendrait certainement pas d’affection pour un ĂȘtre mĂ©prisable.

— J’espĂšre que tu as raison, je n’aimerai pas me rĂ©veiller un jour en me souvenant ĂȘtre quelqu’un dont j’aurais honte. Tiens, mais que se passe-t-il ? OĂč vont-ils tous comme ça ?

Les elfes en effet commençaient à quitter l’endroit sans hñte, par petits groupes discutant vivement.

— On va leur demander. Holà !

Sarlander interpella un de ses concitoyens, qui lui répondit dans sa langue chantante. Une certaine lassitude ne manqua pas de se peindre sur ses traits.

— Je me souviens maintenant, il y a un grand concours de tir à l’arc.

— Ah chic, fit Xy, ça nous changera les idĂ©es !

— Vous voulez y assister ? Bon, si ça vous amuse.

— On dit que les archers elfes sont les plus habiles du monde, dit PiĂ©tĂ© avec intĂ©rĂȘt. Dame Vertu, n’ĂȘtes-vous pas impatiente de les voir Ă  l’Ɠuvre ?

— Si, si
 j’aurais prĂ©fĂ©rĂ© que nous mettions sur pied un plan d’action, mais bon, un peu de dĂ©tente et de repos aprĂšs la nuit qu’on a passĂ© ne peut pas nous faire de mal.

Ils prirent donc sans se presser le chemin du PrĂ© Festif, oĂč se tenait le tournois. En chemin, ils ne se lassĂšrent pas d’admirer les merveilles de l’architecture elfique, dont les subtiles variations indiquaient en un langage secret les attributs, occupations et antĂ©cĂ©dents des occupants des lieux. Mais les rues Ă©taient largement dĂ©sertĂ©es de leurs habitants, qui s’étaient pour la plupart donnĂ©s rendez-vous au spectacle. « Ces fainĂ©ants n’ont manifestement rien d’autre Ă  foutre de la sainte journĂ©e », commenta Sarlander avec amĂ©nitĂ©, remarque qui fit naĂźtre un grand sourire sous la barbe rousse de Ghibli. Ils Ă©taient forts nombreux et bruyants, les supporters qui se massaient sur les gradins bordant le grand prĂ© ou dans les branches des grands arbres avoisinants.

— On m’avait contĂ© que les elfes s’éteignaient doucement, observa Vertu avec surprise. L’opinion communĂ©ment rĂ©pandue est que votre race partait lentement par delĂ  les mers de l’Ouest, dans quelque retraite magique, et que vous n’étiez qu’une poignĂ©e Ă  honorer de votre prĂ©sence le continent Klistien. Mais je constate qu’il n’en est rien ! Sandunalsalennar m’apparaĂźt bien plus vaste que Banvars, et maintenant je vois que sa population assemblĂ©e dĂ©passe de loin celle de sa voisine humaine.

— Oui, expliqua Sarlander, les humains sous-estiment gĂ©nĂ©ralement notre nombre car nous les accueillons rarement dans nos Ă©tablissements, et que peu d’entre nous sillonnent les routes du vaste monde. Cependant, il est vrai que nous dĂ©croissons lentement depuis des millĂ©naires. Sandunalsalennar est une des plus grandes citĂ©s que nous possĂ©dions, mais ne peut se comparer Ă  Baentcher, Sembaris ou mĂȘme Burzwalla. Il y a une poignĂ©e de vieilles mĂ©tropoles telles que celle-ci sur le continent nordique, quelques autres sur le continent mĂ©ridional, de lointaines colonies dont nous avons peu de nouvelles en Orient et au-delĂ  du NaĂŻl, mais il est vrai que la puissance des elfes est sans commune mesure avec ce qu’elle a Ă©tĂ© du temps de l’Empire d’Or.

— Quelle tristesse. Et Ă  quoi ce dĂ©clin est-il dû ?

— Bien des explications ont Ă©tĂ© avancĂ©es pour justifier notre affaiblissement, la plupart fantaisistes. On a parlĂ© de malĂ©diction, de stĂ©rilitĂ©, d’abĂątardissement de la race, de perte des valeurs morales, de corruption des mƓurs ou je ne sais quelles fadaises rĂ©actionnaires. J’ai mĂȘme parfois lu sous la plume d’auteurs mĂ©diocres et ignorants qu’il fallait blĂąmer l’abus de la pratique Bardite qui tenait les mĂąles Ă©loignĂ©s de la compagnie fĂ©minine, ce qui est totalement sot, car compte tenu de notre espĂ©rance de vie, les femelles ont tout loisir de se faire fĂ©conder plus souvent qu’à leur tour.

— Mais alors, d’oĂč vient cette dĂ©cadence ?

— C’est difficile Ă  expliquer Ă  quelqu’un qui n’est pas de notre race
 voyez-vous, nous vivons selon un rythme bien diffĂ©rent du vĂŽtre, un siĂšcle est pour nous peu de chose
 Prenez la grande barriĂšre qui ceint la citĂ©, comme vous l’avez peut-ĂȘtre compris, elle n’a pas Ă©tĂ© construite, mais en quelque sorte cultivĂ©e. Sa taille, sa forme, sa croissance ont Ă©tĂ© minutieusement planifiĂ©e par des botanistes de jadis. Mais le temps qu’elle pousse jusqu’à ses dimensions prĂ©vues, temps qui pour nous est raisonnable pour une telle entreprise, chez les hommes, des empires, des cultures entiĂšres ont Ă©mergĂ©, ont prospĂ©rĂ© puis ont sombrĂ© dans le chaos et l’oubli. Quel aurait Ă©tĂ© le destin de Sandunalsalennar si, Ă  l’époque, un de ces empires humains avait levĂ© ses armĂ©es contre nous tandis que la ville Ă©tait encore sans dĂ©fense ? Ainsi ont disparu moult citĂ©s elfiques, emportĂ©es pour n’avoir pas pris la mesure des changements du monde. Durant le Cycle de Sang, nombreux furent les Premiers NĂ©s qui tombĂšrent, surpris sans armes, sans mĂȘme avoir eu vent de l’avĂšnement de Skelos. J’ajoute que si l’humanitĂ© s’est rapidement remise de cette Ăšre de terreur, nous autres du Beau Peuple souffrons encore des pertes subies alors. Je ne puis que louer la reine grise pour son attitude ouverte et son intĂ©rĂȘt pour les problĂšmes du monde extĂ©rieur, et nous avons beaucoup de chances d’avoir une telle souveraine alors que le mal ancien rĂŽde de nouveau sur la terre, d’ailleurs je


Des piaillements l’interrompirent, car des elfes de l’assistance s’étaient assemblĂ©s autour de lui aux cris de « ShaĂŻloh, ShaĂŻloh », ce qui visiblement l’embarrassait.

— Que disent-ils, s’enquit Morgoth auprùs de Xyixiant’h.

— Traduit librement, ça veut dire quelque chose comme « flĂšche de mort ». Je suppose que c’est un surnom qu’on lui donne. J’ai l’impression que tout le monde veut le voir concourir au tournoi.

— Sarlander doit ĂȘtre un archer Ă©mĂ©rite !

— Je suis curieuse de le voir Ă  l’Ɠuvre. Mais dis moi, Vertu, le concours est peut-ĂȘtre ouvert aux humains ! Tu n’as pas envie d’essayer ?

— J’ignore si ce concours de tir à l’arc concerne les humains, mais je suis à peu prùs certaine que les concours de bite ne regardent pas les femmes. Qu’ils usent leurs arcs et cassent leurs flùches autant que ça les amuse, je ne suis pas venue là pour ça.

— Une position que je ne peux que comprendre, madame.

DerriĂšre eux venait d’apparaĂźtre, fidĂšle Ă  son habitude de surprendre son monde, Eliazel. Il avait quittĂ© sa cotte de maille scintillante, mais gardĂ© par devers lui son arc, comptant visiblement participer Ă  la joute. Si son visage restait impassible, sa voix trahissait le grand dĂ©dain dans lequel il tenait la voleuse et ses compagnons.

— Peut-on savoir en quoi ma position vous agrĂ©e tant, capitaine ?

— Je ne doute pas de vos qualitĂ©s d’archĂšre, madame, et je gage qu’elles sont fort prisĂ©es par vos
 semblables, mais j’ai pour ma part Ă©tudiĂ© le noble art de l’arc et de la flĂšche depuis mon plus jeune Ăąge, m’y astreignant chaque jour avec conscience et ardeur, suivant en cela l’exemple des mes pĂšres, et ce depuis une Ă©poque ou vos aĂŻeux retournaient la terre avec des bĂątons pour se nourrir des glands qu’ils pouvaient trouver dans l’humus. En outre, ma race fut dotĂ©e par les dieux d’un regard plus perçant et d’une main moins tremblante, c’est notoire. Ainsi, madame, vous ne pouvez en aucun cas rivaliser avec l’un des nĂŽtres, ou bien peut-ĂȘtre avec les malhabiles ou les plus jeunes. Mais compte tenu de votre anciennetĂ© ou de votre handicap, on vous laissera peut-ĂȘtre concourir dans la catĂ©gorie « premier bois », avec les enfants de moins de cinquante ans.

— OK Spock, tu veux la merde, tu vas l’avoir. Je vais te montrer ce qu’elle te met au cul, la race infĂ©rieure.

Et Vertu, furieuse, de s’inscrire au tournoi.

Il y avait une grosse centaine de participants. Le tir Ă  l’arc Ă©tait un sport traditionnel trĂšs prisĂ© par les elfes de toutes origines, tout le monde savait ça. Un bon tiers des concurrents Ă©taient des militaires, gardes du palais ou de la citĂ©, les autres pratiquaient juste pour le sport. Les femmes n’étaient pas rares, car les elfes ne pratiquent guĂšre la sĂ©grĂ©gation des genres, mais Vertu Ă©tait bien la seule reprĂ©sentante des « hommes mortels destinĂ©s au trĂ©pas », comme on les appelait ici.

Sarlander lui expliqua le principe de la joute ; il s’agissait d’une succession d’épreuves diverses Ă  accomplir au mieux. On pouvait Ă©chouer, et on Ă©tait Ă©liminĂ© pour les Ă©preuves suivantes, ou bien rĂ©ussir, auquel cas on rĂ©coltait un certain nombre de points en fonction de la qualitĂ© de la prestation fournie. Les points Ă©taient matĂ©rialisĂ©s par autant de petites perles de bois enfilĂ©es dĂ©licatement sur un collier (un par Ă©preuve) qu’on vous remettait autour du cou. À la fin, le vainqueur recevait la considĂ©ration gĂ©nĂ©rale, ainsi que le trophĂ©e, qui Ă©tait aujourd’hui un superbe arc elfique chrysĂ©lĂ©phantin de Plustre.

La premiĂšre Ă©preuve dĂ©buta. Elle Ă©tait simple, il s’agissait de planter sa flĂšche dans une large planche de bois haute comme un homme, plantĂ©e verticalement Ă  soixante-douze pas. À chaque fois que cinq concurrents Ă©taient passĂ©s, l’épreuve Ă©tait interrompue quelques secondes afin qu’un aide ĂŽte les flĂšches. Eliazel, qui s’était inscrit juste aprĂšs Vertu, se trouvait donc Ă  cĂŽtĂ© d’elle et la toisait d’un air narquois tandis qu’elle bandait son arme. Elle plissa les yeux et encocha sa flĂšche.

— Peut-ĂȘtre serait-il Ă©quitable, puisque votre vision est trouble, que j’aille vous indiquer sa position avec un grand panneau. Mais j’y songe, ce serait sans doute prĂ©judiciable Ă  ma propre sĂ©curitĂ©, il vaut mieux que je n’en fasse rien.

Mais il en fallait plus pour troubler l’archĂšre, qui lĂącha son projectile et, avant mĂȘme qu’il n’ait atteint son but, se tourna vers Eliazel.

— Oh ça va, dit-elle avec un grand sourire, je crois que j’ai trouvĂ© la cible, elle est juste au bout de ma flĂšche.

— Certes, joliment fait compte tenu des circonstances. Bien qu’il ne s’agisse que d’une Ă©preuve sans grand mĂ©rite, je ne doute pas qu’à votre Ă©chelle, il s’agisse d’un dĂ©fi relevĂ© avec brio.

— Vous m’avez l’air fort en paroles, mais je ne vous ai pas encore vu tirer, c’est votre tour je crois.

— Bah, ne faisons pas attendre la plùbe.

L’elfe pĂ©dant visa Ă  peine, et dĂ©cocha une flĂšche distraite qui suivit une trajectoire bien tendue jusqu’à se ficher Ă  une main de celle de Vertu. Les deux adversaires cessĂšrent leurs moqueries pour un temps. Quelques autres concurrents passĂšrent, puis une clameur agita la foule. C’était au tour de Sarlander, qui visiblement jouissait d’une grande popularitĂ©. Il salua le peuple en brandissant son arc bien haut, puis se mit en devoir d’encocher une flĂšche. Alors, Vertu vit que les elfes avaient un comportement plus ou moins curieux, ceux du public tentaient de se coucher sous les bancs en une joyeuse plaisanterie, ne laissant dĂ©passer que leurs yeux, tandis que les concurrents se hĂątaient de quitter l’arĂšne pour se dissimuler en pĂ©riphĂ©rie derriĂšre les arbres.

Sarlander tendit alors son arc, puis le dĂ©tendit, le prit dans l’autre main, le retendit, le dĂ©tendit, encocha une flĂšche, le retendit. Vertu, voyant ce curieux manĂšge, ne savait Ă  quel saint se vouer, mais une voix derriĂšre elle la hĂ©la. Un des concurrents lui fit signe de se baisser, ce qu’elle fit juste Ă  temps. La flĂšche de Sarlander fusa dans une direction tout Ă  fait quelconque et avec un angle approximatif, ricocha sur un bouclier pendu Ă  un arbre qui ornait la lice, traversa la zone oĂč se trouvait la tĂȘte de la voleuse deux secondes plus tĂŽt, rebondit derechef sur un des poteaux qui dĂ©limitait la zone de tir, partit bien haut en direction des cimes, coupa une mĂšche blonde d’une vestale de TheaĂŻhn la dĂ©esse des cours d’eau, qui s’était imprudemment avancĂ©e hors de sa cachette, puis se perdit parmi les feuilles. Un instant de silence, puis quelques applaudissements. Alors, Ă  l’autre bout de la lice, un pigeon embrochĂ© tomba misĂ©rablement au sol. Une dĂ©lirante ovation accueillit la prestation de Sarlander, qui s’inclina bien bas pour saluer son public ravi, avant de quitter la place. Chacun reprit alors son une attitude plus digne et les concurrents revinrent Ă  leurs places.

L’épreuve s’acheva lorsque les derniers concurrents eurent tirĂ©, et il advint que comme Eliazel l’avait dit, l’épreuve Ă©tait des plus simples, seule une poignĂ©e d’archers avaient ratĂ© leur cible, trahis par leur matĂ©riel ou trompĂ©s par le vent. On remit les colliers en fonction des mĂ©rites respectifs.

— Mais dites moi Eliazel, on dirait que j’ai trois perles de bois autour du cou ! C’est le maximum pour cette Ă©preuve je crois. Oh mais, excusez moi de retourner le couteau dans la plaie, je vois que vous n’en avez que deux ! Quel dommage
 C’est sans doute que j’ai visĂ© le centre exact de la cible, alors que vous vous contentiez d’un tir imprĂ©cis, peut-ĂȘtre voudriez-vous qu’aprĂšs cette affaire, je vous donne quelques cours, j’ai cru remarquer que votre prise Ă©tait fĂ©brile.

— Madame, vos sarcasmes ne m’atteignent pas, et vous n’entendez rien Ă  ces choses. Sachez que les Ă©preuves suivantes auront des enjeux plus grands, et que ce n’est sans doute pas le point que vous venez de marquer qui nous sĂ©parera.

— Oui oui, on verra.

L’épreuve suivante Ă©tait plus corsĂ©e. Une boule de foin d’un demi-pas de diamĂštre avait Ă©tĂ© pendue Ă  une branche haute par une corde tressĂ©e de lys et de boutons d’or, de dix pas de long environ. JuchĂ© sur ladite branche, un elfe Ă©quipĂ© d’une gaffe Ă  crochet faisait se balancer la boule avec une assez grande amplitude. Pour les concurrents situĂ©s Ă  cinquante pas, Ă  la difficultĂ© due au mouvement de la cible s’ajoutait sa position, car elle oscillait Ă  vingt pas au-dessus du sol, en net surplomb donc. Le but du jeu Ă©tait de placer trois flĂšches dans la boule, le plus perpendiculairement possible.

Cette Ă©preuve dura assez longtemps car peu de tireurs avaient Ă©tĂ© Ă©liminĂ©s au tour prĂ©cĂ©dent, ce qui laissa Ă  nos deux ennemis le temps d’échanger des amabilitĂ©s bien senties. Comme l’affaire Ă©tait plus corsĂ©e, prĂšs de la moitiĂ© des archers furent Ă©liminĂ©s Ă  l’un des trois tours de jeu. Vertu et Eliazel se comportĂšrent convenablement, rĂ©coltant chacun cinq points, un de moins que le maximum, un score que seuls trois jouteurs dĂ©passĂšrent.

La troisiĂšme Ă©preuve plut beaucoup Ă  Vertu : il s’agissait de se dĂ©placer sur un long chemin de planches. Six d’entre elles, peintes de noir ou de rouge, Ă©taient reliĂ©es Ă  des mĂ©canismes faisant surgir, Ă  droite ou Ă  gauche, des cibles de bois circulaires grandes chacune comme une tĂȘte d’homme, et qui Ă©taient sans cela dissimulĂ©es derriĂšre six panneaux de bois fort. L’apparition des cibles ne durait guĂšre plus de deux secondes, il fallait donc avoir de bons rĂ©flexes, et surtout, la vitesse d’exĂ©cution de l’épreuve Ă©tait notĂ©e.

Vertu observa que la plupart des elfes s’arrĂȘtaient avant chacune des planches colorĂ©es, prĂ©fĂ©rant assurer leur qualification pour la phase suivante, quitte Ă  perdre des points en raison du temps qu’ils prenaient. MalgrĂ© tout, une bonne partie d’entre eux ratĂšrent des cibles, quittant ainsi la compĂ©tition. Pour sa part, elle mĂ©prisa ces stratĂ©gies, et lorsqu’elle se prĂ©senta devant le chemin de bois, elle prit une grande inspiration, saisit son arc dans sa main droite, une flĂšche dans la gauche, et s’élança aussi vite que ses jambes pouvaient la porter. Seul un archer Ă©mĂ©rite, jouissant d’une excellent coordination et d’une parfaite maĂźtrise de ses mouvements, pouvait prĂ©tendre Ă  rĂ©ussir un tel exploit, et c’était exactement le cas de Vertu. Elle avait peu frĂ©quentĂ© les Ă©coles d’archerie et ignorait les techniques savantes professĂ©es par telle ou telle tradition. Elle avait appris sur le tas, en regardant faire les autres, en essayant, en chassant, en comptant sur ses talents pour assurer sa survie, en triomphant d’adversaires plus forts qu’elle. À ce jeu, elle avait un avantage considĂ©rables sur ceux qui n’avaient jamais qu’entendu parler du danger, de la guerre et des embuscades. Elle n’avait que faire du sport, et puisque aujourd’hui sa vie n’était pas en jeu, ce n’en Ă©tait que plus facile.

Elle parvint au bout du parcours, consciente d’avoir Ă©tĂ© plus rapide qu’aucun des candidats qui l’avaient prĂ©cĂ©dĂ©, et certaine de n’avoir manquĂ© aucune cible. La vive clameur qui monta de la foule le lui confirma d’ailleurs. Eliazel, piquĂ© au vif, ne pouvait pas se contenter d’une attitude mĂ©diocre, car il ne pouvait se laisser distancer aux points. Il emboĂźta le pas Ă  la voleuse, et sa fiertĂ© virile aidant, se montra tout aussi brillant. À lui aussi, l’épreuve plaisait, car il passait sa vie Ă  courir les bois, c’était un homme d’action. Et bien que la tension ait Ă©tĂ© vive et son soulagement immense d’avoir rĂ©ussi, il parvint Ă  rester impassible lorsqu’il rejoignit la jeune femme, qui ne fit aucun commentaire, mais esquissa un vague sourire.

Douze points pour chacun des deux concurrents, qu’un seul autre rejoignit. Ils n’étaient plus que trente-six. Tous les spectateurs avaient remarquĂ© Vertu.

L’épreuve suivante Ă©tait dite « des melons ». Depuis la cime des arbres, on laissait choir un de ces cucurbitacĂ©es, qu’une flĂšche devait traverser avant qu’il ne touche le sol. Le jeu Ă©tait simple par son dispositif, mais ardu dans son dĂ©roulement, car les tireurs Ă©taient tenus Ă  trente pas, et il fallait tenir compte tout Ă  la fois de l’accĂ©lĂ©ration du fruit et de la dĂ©cĂ©lĂ©ration de la flĂšche. Comme il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise façon de percer un melon, tous les archers touchant la cible reçurent les douze points de la victoire. Ces archers Ă©taient au nombre de onze, parmi lesquels Vertu et Eliazel, toujours insĂ©parables dans la dĂ©testation.

Enfin vint l’heure de la cinquiĂšme et derniĂšre Ă©preuve, dite « des cerceaux ». On monta dans les arbres placer avec une prĂ©cision millimĂ©trique huit anneaux de bronze d’un diamĂštre avoisinant la longueur d’un avant-bras, pendus chacun par quatre cordes. Vertu nota qu’ils formaient une belle courbe en forme de voĂ»te, et qui Ă©tait en rĂ©alitĂ© une parabole. Il s’agissait, leur expliqua-t-on, de tirer une unique flĂšche qui passerait dans les huit anneaux successivement. Les tireurs Ă©taient libres de se placer oĂč bon leur semblait et de prendre tout le temps du monde.

Le premier des concurrents, qui Ă©tait une concurrente, s’avança dans la lice et, choisissant avec soin sa position, prit l’inconfortable posture du tireur vertical. La foule Ă©tait maintenant silencieuse, les choses devenaient sĂ©rieuses. Elle dĂ©cocha son trait avec calme, il dĂ©crivit une trajectoire soignĂ©e, et traversa les cinq premiers anneaux, mais passa au-dessus des trois autres. Toutefois, l’archĂšre s’estima satisfaite, elle venait de marquer quelques points. L’épreuve n’était pas Ă©liminatoire, et il Ă©tait frĂ©quent qu’à ce stade, un succĂšs incomplet couronnĂąt le vainqueur de la joute. Il Ă©tait bien facile pour les concurrents arrivĂ©s jusque lĂ  de passer leur trait dans deux anneaux, et on pouvait, selon un angle prĂ©cis, prĂ©tendre Ă  enfiler trois anneaux avec un tir tendu. Mais il Ă©tait impossible de faire plus de cette maniĂšre, seule une trajectoire courbe permettait de faire mieux. Vertu, lorsque ce fut son tour, vit que le problĂšme Ă©tait complexe. Elle devait poser avec une prĂ©cision extrĂȘme le point de dĂ©part de son projectile, son angle vertical et horizontal, mais aussi doser la force Ă  lui donner, ainsi que la vitesse de rotation qui lui permettrait de retomber droit et non Ă  plat, ce qui perturberait la trajectoire. Ses dons Ă©taient rĂ©ellement Ă  l’épreuve en cet aprĂšs-midi, sur le PrĂ© Festif.

Elle relĂącha la corde. La flĂšche parti. Un anneau, deux anneaux en plein centre, le troisiĂšme un peu bas, le quatriĂšme, cinquiĂšme, sixiĂšme
 l’empennage de la flĂšche heurta le septiĂšme anneau, lui imprimant une course erratique livrĂ©e au hasard du vent. Mais le hasard favorisa Vertu, car la flĂšche parvint tant bien que mal, en une trajectoire oblique, Ă  traverser le huitiĂšme anneau. La foule applaudit l’exploit comme il le mĂ©ritait, et Vertu se prit Ă  la saluer en retour.

Eliazel Ă  son tour vint dans le PrĂ©, et se plaça Ă  l’exact endroit qu’avaient choisi les autres concurrents. Il prit une grande respiration, se concentra avec soin, mais moins longtemps que ceux qui l’avaient prĂ©cĂ©dĂ©, et tira. Sa flĂšche tomba Ă  terre aprĂšs le sixiĂšme anneau, ce qui Ă©tait un bel exploit, mais ne le satisfaisait nullement. Il s’en retourna, rageur, crachant dans l’herbe verte.

— Oooh
 Quel dommaaaaaaaaage ! Vous Ă©tiez si bien parti


— Toi, ta gueule.

— Vous avez vu les amis ? Quelle dĂ©plorable attitude, on s’éloigne du noble esprit sportif cher au baron Pierre de Coubertin, ça c’est certain.

Il quitta la fĂȘte pour n’y plus revenir. Vertu Ă©tait tout Ă  sa joie, mais elle n’avait pas pour autant gagnĂ©. En effet, ayant touchĂ© un des anneaux, elle n’avait remportĂ© que quinze des seize points de l’épreuve. Or, un autre elfe qui l’avait prĂ©cĂ©dĂ© avait rĂ©ussi le bel exploit de passer tous les anneaux sans les toucher, ce qui lui avait valu la note maximale, et en outre, il avait fort bien passĂ© les autres Ă©preuves, tant et si bien qu’il devança Vertu, par quarante-huit points contre quarante-sept.

Le vainqueur Ă©tait un elfe de belle allure en vĂ©ritĂ©, vĂȘtu d’une tunique sobre mais de bon goĂ»t, et dont la figure pleine de droiture et de sagesse inspirait le respect. Ses longs cheveux d’un noir de jais Ă©taient tressĂ©s Ă  la mode des nobles elfes, et retenus par des bagues d’argent. C’était sans doute une cĂ©lĂ©britĂ© locale, car personne ne s’étonna de sa victoire, en revanche, nombre d’elfes fĂ©licitĂšrent Vertu — ou du moins elle pensa qu’ils la fĂ©licitaient, car elle n’entendait rien Ă  leur langue — pour sa deuxiĂšme place, qui avait causĂ© la surprise. Elle-mĂȘme se fichait pas mal, d’ailleurs, de n’avoir pas remportĂ© le trophĂ©e, le fait d’avoir triomphĂ© d’Eliazel et de l’avoir publiquement humiliĂ© Ă©tait une rĂ©compense bien suffisante pour ses efforts.

Elle retourna donc auprĂšs de ses compagnons Ă©blouis et, comme il commençait Ă  se faire le soir, ils dĂ©cidĂšrent d’aller manger un morceau et de passer une bonne soirĂ©e de dĂ©tente Ă  boire et Ă  chanter.

6. Le Coming Out

Sarlander mena la troupe de ses amis dans un quartier qu’il affectionnait, et qu’il qualifiait de « branché ». Il Ă©tait situĂ© de l’autre cĂŽtĂ© du lac allongĂ© qui traversait la ville, Ă  l’endroit d’un ancien marais assĂ©chĂ©, d’oĂč son nom, « l’AssĂ©ché ». Ils y arrivĂšrent alors que les premiĂšres Ă©toiles apparaissaient Ă  l’est, et constatĂšrent avec plaisir qu’effectivement, l’endroit Ă©tait des plus animĂ©s. Des elfes en grand nombre, dont beaucoup avaient assistĂ© Ă  la joute, dĂ©ambulaient dans les allĂ©es particuliĂšrement encaissĂ©es et humides, revĂȘtus des parures les plus extravagantes et les plus malcommodes, maquillĂ©s et peignĂ©s comme aucune courtisane ne l’oserait. LĂ  plus qu’ailleurs, on avait construit en brique et en pierre plus qu’en arbres, de telle sorte que les humains de la troupe trouvaient Ă  cet AssĂ©chĂ© un air familier. Partout, des lanternes magiques dispensaient gĂ©nĂ©reusement une lumiĂšre bienvenue, de toutes les fenĂȘtres, de toutes les portes s’écoulait un flot ininterrompu de notes harmonieuses issues d’instruments disparates, et de multiples Ă©choppes et tavernes arboraient des enseignes aux lettres Ă©tincelantes, scintillantes et chamarrĂ©es, invitant Ă  entrer s’amuser un moment en compagnie d’une population chaleureuse et accueillante. Certaines de ces enseignes Ă©taient, curieusement, Ă©crites en langages humains, sans doute la culture humaine Ă©tait-elle aussi Ă  la mode ici que la culture elfique Ă©tait prisĂ©e ailleurs. L’Enochien ArchaĂŻque, langue morte depuis des siĂšcles, Ă©tait bizarrement Ă  l’honneur, mais Morgoth, qui en avait quelques notions, tentait de dĂ©chiffrer ces signes pour l’information de ses amis, et peut-ĂȘtre aussi pour les impressionner en Ă©talant sa culture.

— Alors ce cabaret s’appelle « Lesmos Blue Boy », Lesmos Ă©tant un port Bardite, et le garçon bleu dont il est fait mention
 doit ĂȘtre un quelconque personnage fabuleux de la mythologie Bardite. Ici nous avons le Rainbow Flag, qui en effet arbore fiĂšrement une banniĂšre arc-en-ciel, sans doute pour soutenir la cause Ă©cologiste si chĂšre au cƓur des elfes, n’est-ce-pas ?

— C’est sĂ»rement quelque chose comme ça, soutint mollement Sarlander.

— Bien, bien, je suis content de ne pas m’ĂȘtre trompĂ©. Oh, ça continue dans cette rue, regardez ! Le Pink Club, je suppose que la dĂ©coration intĂ©rieure est rose.

— En effet, surtout l’arriùre-salle.

— Celui-ci s’intitule « la Palestre », mais d’aprĂšs la taille du lieu et la musique, je doute qu’il s’agisse d’une salle de sport. Probablement, lĂ  encore, une allusion Ă  la culture Bardite, qui semble ĂȘtre trĂšs prĂ©sente ici. Comme c’est intĂ©ressant.

— Si tu le dis.

— Regardez, cet Ă©tablissement soutient avec un louable civisme la monarchie en place, il s’appelle « Queen », en l’honneur de la reine.

— On va dire ça.

— Et celui-ci, c’est sans doute un rendez-vous de chasseurs ou de trappeurs, comme l’indique son nom, le Bear’s Den. Si on entrait cinq minutes


— À moins que tu ne sois
 trappeur, je doute que tu apprĂ©cies l’ambiance et les spĂ©cialitĂ©s du lieu.

— Ah oui ?

— Allons plutĂŽt dans une taverne plus calme oĂč j’ai mes habitudes, juste ici.

— Le « Coming Out » ? Quel drĂŽle de nom, je l’aurai plutĂŽt appelĂ© « Coming In » pour inviter les clients Ă  entrer... sans doute une subtilitĂ© de la culture elfique qui m’aura Ă©chappĂ©.

— Une parmi beaucoup. Holà, ma compagnie, vous venez ?

— Ce quartier me fait une impression bizarre, bougonna Ghibli, mal à l’aise.

— Entrez, entrez, à cette heure nous trouverons facilement une bonne table. C’est un endroit trùs à la mode, vous savez.

Le nain rentra à la suite de Morgoth et, comme il en avait l’habitude, rugit :

— Aaaah
 Mais qu’est-ce que c’est que ce bar de tarl
 eh mais
 mais
 on dirait que c’est
 c’est VRAIMENT un bar de tarlouzes !

— Ah oui, fit Sarlander d’un air innocent, qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Et bien entre autres, la musique chochotte, la dĂ©coration intĂ©rieur dans du camaĂŻeu de tons pastels, les serveurs Ă  cheveux courts en petit short et t-shirt moulant, et puis les deux mecs qui se mettent la main aux fesses, lĂ -bas


— Ah mais oui, salut Jo et Nico, ça va les filles ?

— Groovy, Bob, rĂ©pondit l’un des deux avant de retourner Ă  ses occupations.

— MĂ»h ? Fit le nain.

— On va s’asseoir là, dans ce coin, on sera tranquilles pour parler de la mission. Oh Michou, tu nous amùnes la carte ?

— Tout de suite Bob.

— Bob ? S’étonna PiĂ©tĂ©, peu Ă  son aise.

— C’est le diminutif de Robert.

— Pourquoi il t’appelle Robert ?

— C’est mon prĂ©nom. Robert Sarlander.

— Robert ? Tu t’appelles vraiment Robert ?

ïżœïżœïżœâ€ŻBen
 oui. OĂč est le problĂšme ?

— C’est que
 c’est pas trĂšs
 Ă  la mode, comme prĂ©nom.

— C’était Ă  la mode quand mes parents me l’ont donnĂ©, il y a quatre cent ans.

— C’est sans doute ça. Et puis aussi, ça ne fait pas vraiment elfique, Robert.

— Qu’est ce que tu veux dire par là ?

— Je croyais que tous les elfes s’appelaient Etoiledargent ou Elrond-quelque-chose.

— Tu veux dire, comme Jean-Roger Elrond le seigneur de SamaĂ«l, ou son neveu Gaston Elrond qui combattit vaillamment Ă  la bataille de Scaph, ou Sigismonde Elrond la fameuse hĂ©roĂŻne de Balgo ?

— Et la reine alors ? En laissant traüner une oreille, j’ai cru comprendre qu’elle s’appelait Galadriel. C’est vachement elfique ça, Galadriel.

— Tu as mal entendu, c’est Gabrielle.

— Ah.

— Eh, mais je ne t’ai pas fĂ©licitĂ©e, sautilla Xyixiant’h.

— Pour quoi, rĂ©pondit Vertu ?

— Et bien pour ta superbe prestation Ă  l’arc enfin ! C’était vraiment un grand moment, je crois que personne ne t’oubliera Ă  Sandunalsalennar avant quelques siĂšcles.

— C’est vrai, reprit Ghibli, ça faisait plaisir Ă  voir la branlĂ©e que tu leur a mise Ă  tous ces merdeux aux oreilles pointues, sans vouloir t’offenser Bob. La queue basse qu’ils sont repartis.

— N’exagĂ©rons pas, j’ai fini deuxiĂšme.

— Finir deuxiĂšme derriĂšre Selmajir, c’est finir premier devant le reste du monde, dit Sarlander avec respect. Votre prestation Ă©tait en effet digne d’éloges et aurait mĂ©ritĂ© d’ĂȘtre rĂ©compensĂ©e, car c’est un des meilleurs archers qui soit que vous avez affrontĂ© sur le PrĂ© Festif. Vous n’avez peut-ĂȘtre pas saisi toute la portĂ©e de votre victoire, mais sachez que dans les siĂšcles Ă  venir, il ne se trouvera plus un elfe pour prĂ©tendre que les humains ne savent pas tenir un arc. Votre nom a dĂ©jĂ  circulĂ© dans toute la ville, et bientĂŽt dans toutes les citĂ©s du monde elfique.

— GĂ©nial. Je savais bien que je n’aurai jamais dĂ» participer Ă  ce concours stupide. Vois Morgoth comment un instant de vanitĂ© peut coĂ»ter cher, j’espĂšre que tu profiteras de la bonne leçon que je viens de te donner malgrĂ© moi.

— Mais je ne comprends pas madame, vous allez acquĂ©rir une excellente renommĂ©e, et ça n’a pas l’air de vous rĂ©jouir !

— C’est que mon cher ami, il existe plusieurs variĂ©tĂ©s d’aventuriers. Il y a ceux comme les mercenaires, prĂȘtres et autres paladins qui ont avantage Ă  amasser la gloriole qui leur attire l’or et les faveurs des femmes faciles, et il y a les autres pour qui l’exercice de leur
 spĂ©cialitĂ© nĂ©cessite, pour plus d’efficacitĂ©, une certaine discrĂ©tion.

— Aaaah
 je vois.

— RĂ©sultat des courses, je vais encore devoir changer de nom, alors mĂȘme que celui-lĂ  me plaisait et m’avait valu une certaine clientĂšle.

— Ah bon ? Ce n’est pas ton vrai nom Vertu Lancyent ? Demanda Morgoth.

— Moi ? Un nom aussi grotesque ? Tu plaisantes j’espùre.

— Tiens c’est curieux, dit Mark, je t’ai pourtant toujours connue sous ce nom. Accouche, c’est quoi ton blaze, alors ?

— C’est sensĂ© rester secret, vois-tu.

— Houlà, la confiance rùgne.

— Puisqu’on parle de nom, il en faut trouver un

Qui seille et rende hommage Ă  notre faction.

Un titre qui impose respect à l’importun,

ImpÚtre des puissants la considération.

— Tout mort qu’il soit, Clibanios a raison, approuva Monastorio, qui avait Ă©tĂ© le premier Ă  dĂ©mĂȘler les fils alambiquĂ©s du discours. Il nous faut un nom. Je ne sais pas moi, « Compagnie de l’Anneau » ?

— DĂ©jĂ  pris, fit Vertu. Il faudrait un nom qui claque, qui Ă©voque un haut fait, un nom qui fasse dire « tiens, c’est pas des bĂ©jaunes, la Compagnie Machin ». Du genre « Pourfendeurs de Dragons » 

— Oh, pauvres bĂȘtes ! S’indigna Xy. Moi, je suis quasiment sĂ»re de n’avoir jamais tuĂ© un dragon.

— Moi non plus, c’était un exemple. De toute façon, c’était tellement bateau
 Et puis maintenant que j’y songe, nous n’avons pas vraiment accompli de grandes choses ensemble, Ă  part fuir, nous cacher et survivre.

— Que pensez-vous, proposa PiĂ©tĂ©, « les Neuf Doigts de la Justice » ?

— J’en pense que d’une part la justice est bancale si elle n’a pas dix doigts, d’autre part ça prĂȘte Ă  rire, sur le mode « tu sais ce que j’en fais du Doigt de la Justice ? », et surtout ça implique qu’il faudra changer de nom si notre effectif, pour quelque raison, change.

— Ah oui, c’est trùs juste.

— « Les Écorcheurs Sanglants » ! S’écria Ghibli en brandissant sa hache.

— J’ai l’impression que tu confonds inspirer le respect et susciter la terreur. Tu t’imagines te prĂ©senter devant un roi en disant « voici mes joyeux compagnons, les Écorcheurs Sanglants » ?

— Ah. Alors je suppose que les « Épouvantables Semeurs de Tripaille » 

— Bon, on va pas y passer la nuit. Cherchons un truc autour de nous qui puisse donner son nom à une troupe d’aventuriers.

— « Compagnie du Patron qui Essuie le Bar » ?

— « Compagnie de la Boule Ă  Facettes » ?

— « Compagnie du Serveur EffĂ©miné » ?

— « Compagnie du Backroom enfumé » ?

— « Compagnie du Gonfanon » ?

— Ah, ben voilà, ça c’est un nom qui frappe ! Bravo Xy, je vote pour la Compagnie du Gonfanon !

L’idĂ©e fut approuvĂ©e Ă  l’unanimitĂ©, et aprĂšs que tout le monde eut commandĂ© de quoi manger, on put passer Ă  la suite des formalitĂ©s administratives.

— Bien, poursuivit donc Vertu, on a un nom, il nous faut maintenant un chef. Il s’agit d’un brave qui, lorsque nous serons en position de danger, saura donner les ordres appropriĂ©s avec rapiditĂ© et luciditĂ©, et dont les paroles feront loi, car nous n’aurons pas forcĂ©ment le temps de palabrer avant d’agir. Sarlander, puisque vous ĂȘtes l’aĂźnĂ©, pensez-vous pouvoir assumer cette tĂąche ?

— Il est vrai que l’ñge m’a apportĂ© quelques lumiĂšres, et qu’à l’inverse de beaucoup de mes congĂ©nĂšres, j’ai voyagĂ© quelques fois parmi le vaste monde, mais si nous devons accomplir notre quĂȘte dans la terre des humains, je crains que mon ignorance de vos usages ne soit la cause de notre ruine. Voici pourquoi je dois dĂ©cliner votre proposition.

— Vous parlez en sage, Sarlander. Commandant Monastorio, vous ĂȘtes Ă  l’origine de notre quĂȘte, vous avez sans doute des lumiĂšres Ă  nous apporter


— HoulĂ , pas si vite, rĂ©pliqua l’intĂ©ressĂ©, qui ne l’était pas. Je sais Ă  peine me battre, je suis aventurier par hasard plus que par envie.

— Pourtant, je croyais que vous Ă©tiez officier dans l’armĂ©e Malachienne


— Moi ? Ah, euh
 pour tout dire, c’est un titre honorifique. Mon pĂšre me l’a achetĂ© quand j’avais huit ans. Demandez plutĂŽt au paladin lĂ , ce sont gĂ©nĂ©ralement les gens de sa caste qui mĂšnent les groupes tels que le notre.

— Ouiiii ! Approuva Mark, posant ses bottes sur la table avec un grand sourire.

— Nooon ! RĂ©pondit Vertu.

— Mais dis-donc, c’est quoi cet ostracisme envers un vieux camarade ?

— Je ne pense pas qu’il serait trĂšs avisĂ© de remettre nos vies entre les mains d’un individu qui est capable de vendre ses camarades, et qui plus est de les vendre simultanĂ©ment Ă  trois personnes diffĂ©rentes.

— Quoi, tu ne vas pas me dire que tu m’en veux encore pour cette vieille histoire
 De toute façon je disais ça pour te taquiner, tes ambitions Ă©tant Ă©videntes. Tout le monde est d’accord pour que Vertu, ou quel que soit son nom, soit le chef ? OK, la question est rĂ©glĂ©e.

— Eh mais
 j’ai rien


— Bien fait pour toi, ça t’apprendra Ă  l’ouvrir. Alors, maĂźtresse bien-aimĂ©e, quels sont vos ordres ?

— D’abord, enlĂšve tes bottes puantes de la table oĂč je compte manger. Ensuite, j’apprĂ©cierai assez que le commandant Monastorio nous Ă©claire un peu plus au sujet de l’anneau. Que savons-nous de façon sĂ»re Ă  son sujet ? Quelle est l’étendue de son pouvoir, et peut-on le contrer ?

— Je crois vous avoir dĂ©crit l’anneau lors de notre entrevue avec la reine ce matin, voici une copie de la page du livre qui fit tressaillir mon pĂšre. C’est cela que nous recherchons. Il est Ă©crit ici que l’anneau est d’une facture parfaite, sans rayure, tache ou ternissure, et que sa taille s’adapte Ă  celle du doigt de celui qui le porte. D’aprĂšs les quelques rĂ©cits qui ont Ă©tĂ© faits par ceux qui ont vu l’anneau en action, il confĂšre Ă  celui qui le porte une vigueur, une force, une rĂ©sistance physique lui permettant d’accomplir des prodiges, de rĂ©cupĂ©rer en quelques secondes de n’importe quelle blessure, de soulever des charges titanesques. Ses sens deviennent affĂ»tĂ©s Ă  l’égal de ceux d’un chat, et il jouit en outre d’une sorte de prescience limitĂ©e. Mais ceci n’est rien en comparaison du rĂ©el pouvoir de l’Anneau : en effet, son porteur acquiert immĂ©diatement une comprĂ©hension des forces mystiques que seuls les plus puissants archimages peuvent prĂ©tendre Ă©galer aprĂšs des dĂ©cennies de recherche et de mĂ©ditation, et il peut Ă  l’envi puiser dans le gigantesque rĂ©servoir de puissance nĂ©gative qu’est l’Anneau pour lancer toutes les sortes d’épouvantables sortilĂšges qui lui passeraient en tĂȘte.

— Cool, dit sottement Marken, rĂȘveur.

— Pas tant que ça, car le prix Ă  payer pour de tels pouvoirs est immense : l’Anneau d’AnĂ©antissement prend possession de vous, il corromps immĂ©diatement votre Ăąme, dissout votre volontĂ© et ne laisse subsister de vous qu’un esprit fou dans un corps qui ne lui rĂ©pond plus. C’est pour cela qu’on le nomme Anneau d’AnĂ©antissement, il broie celui qui le porte aussi sĂ»rement qu’il dĂ©truit ceux contre qui sa magie se tourne.

— Pas cool.

— Et donc, reprit Vertu, Skelos a crĂ©Ă© l’Anneau, ou bien


— C’est ce que beaucoup de gens croient, mais j’ai eu la surprise de dĂ©couvrir au cours de mes recherches qu’il n’en Ă©tait rien ! Si Skelos fut le plus fameux de ses porteurs, il est fait mention de l’objet funeste dans des Ă©crits bien antĂ©rieurs Ă  son avĂšnement. D’aprĂšs certains sorciers, des civilisations entiĂšres auraient Ă©tĂ© bĂąties avec pour seule ambition de briser l’Anneau et son possesseur du moment, on dit que l’art de la magie a Ă©tĂ© donnĂ© par les dieux aux crĂ©atures intelligentes pour combattre l’Anneau, certains sont mĂȘme d’avis, mais c’est Ă  mon avis une exagĂ©ration, que l’Anneau est la source de tout le mal du monde, et qu’en fin de compte, toute iniquitĂ© en dĂ©coule.

— Pas cool du tout. Et si vous voulez mon avis, mĂȘme si on arrive Ă  mettre la main sur ce truc, on n’est pas pour autant sortis de l’auberge. Parce que si c’est seulement moitiĂ© aussi puissant que vous le dites, je doute qu’on parvienne Ă  le dĂ©truire en flanquant un coup de marteau dessus.

— Marken soulĂšve un point intĂ©ressant, prĂ©cisa Monastorio. Nombre de hĂ©ros ont en effet tentĂ© de briser l’anneau, sans succĂšs. Rien ne dit comment ils s’y sont pris, hĂ©las, ni pourquoi ils ont Ă©chouĂ©. Il faudra nous montrer plus malins que nos prĂ©dĂ©cesseurs.

— Plus ça va, plus ça s’annonce bien cette histoire. Et nos amis les KhazbĂ»rns dans tout ça, qu’est-ce qu’on en fait ? Quelqu’un en sait-il plus sur eux ? Peut-on espĂ©rer ne plus les revoir sur notre route ?

— Ah, mais Morgoth a encore ce truc qu’ils avaient semé  Montre leur, ça leur dira peut-ĂȘtre quelque chose.

— De quoi parles-tu Mark ?

— Cet objet mĂ©tallique bizarre que tu as achetĂ© Ă  ce marchand, Ă  Banvars. Qu’il avait trouvĂ© aprĂšs le passage des cavaliers noirs.

— Ah oui ! Ce machin m’était complĂštement sorti de l’esprit. Attendez que je le retrouve dans mon sac
 le voilĂ . Donc, un marchand ambulant qui a vu passer nos ennemis a trouvĂ© le lendemain matin, lĂ  oĂč ils Ă©taient passĂ©s, ce bidule en mĂ©tal. Je n’ai pas eu le temps de l’identifier encore, si ça vous rappelle quelque chose que vous connaissez, mĂȘme vaguement, n’hĂ©sitez pas.

— Ben
 c’est une sorte de cube. Avec une boule au milieu.

— De bizarres reliques j’en vis maint, mes amis,

BĂątons, anneaux, armures, ou bien cannes Ă  pĂȘche,

Et bien pour celle-ci nul doute n’est permis

Je l’avoue rouge au front, mes compagnons, je sùche.

— Attendez voir cinq minutes, fit Ghibli en arrachant la chose des mains de Clibanios. Ouais, pas de doute, l’espĂšce de cadre cubique est en bronze tout ce qu’il y a de normal, mais voyez la boule Ă  l’intĂ©rieur, elle n’est pas du tout de la mĂȘme nature. Elle est fait dans un alliage trĂšs particulier et trĂšs rare, que seuls quelques forgerons savent encore reproduire. Et surtout, il faut pour le constituer un minerais trĂšs spĂ©cial, la Thaumine, or les derniers filons d’Occident en sont Ă©puisĂ©s depuis longtemps.

— Et à quoi ça pourrait servir ?

— Aucune idĂ©e. C’était les magiciens qui s’en servaient. Nous autres nains, on l’extrayait, on leur vendait, ce qu’ils en faisaient aprĂšs
 mais c’était il y a des millĂ©naires. Comme je vous l’ai dit, on n’en trouve plus nulle part.

— Bon, un mystùre de plus. Au sujet de ce contact qu’on doit trouver à Baentcher, c’est qui au juste ?

— Cet homme s’appelle Jomon, et c’était en fait le capitaine du navire sur lequel mon pĂšre et ses compagnons ont naviguĂ© en compagnie du sorcier Thargol. Mon pĂšre a su qu’ils ont Ă©tĂ© encore en affaires un temps aprĂšs ĂȘtre arrivĂ©s Ă  DhĂ©brox, puis que Jomon est parti s’installer Ă  Baentcher.

— C’est mince, mais c’est mieux que rien, en effet. Reste Ă  mettre au point les prĂ©paratifs. Avons-nous des achats particuliĂšrement pressants Ă  faire ? GrĂące Ă  la gĂ©nĂ©rositĂ© de la reine, nous avons mille ducats chacun, de quoi nous Ă©quiper avec largesse, mais j’ignore ce qu’on peut acheter Ă  Sandunalsalennar.

— Ouh, il y a le choix, dit Sarlander. Il faut savoir que toutes les richesses du monde convergent dans les citĂ©s des elfes pour n’en repartir que rarement. On dit souvent que l’or est extrait par les nains, utilisĂ© par les hommes et conservĂ© par les elfes. D’ailleurs, la reine vous en a donnĂ© un petit aperçu, et ne croyez pas que le prix qu’elle compte nous verser pour notre mission l’appauvrisse le moins du monde, vous n’avez vu qu’une misĂ©rable fraction de ses trĂ©sors. Bref, il y a ici tout ce que vous pouvez dĂ©sirer en matiĂšre d’armes et d’objets magiques, Ă  condition que vous ayez de quoi les payer. Puisque vous ĂȘtes une archĂšre Ă©mĂ©rite, je vous conseille d’aller visiter quelques petites boutiques que je connais, oĂč on vend tout un choix de flĂšches magiques.

— Puisque vous parlez d’archer Ă©mĂ©rite, rebondit Mark, j’ai particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© votre splendide prestation au concours. Quelle aisance, quelle Ă©lĂ©gance ! Vous nous avez Ă©poustouflĂ©s par vos talents, vraiment. Je suppose que vous aviez vos raisons pour perdre la joute, mais Ă©tait-ce rĂ©ellement utile de faire courir tant de risques aux spectateurs ?

— Ils ont insistĂ© pour que je participe, je ne pouvais me dĂ©rober, je suis une sorte de cĂ©lĂ©britĂ© par ici. À tous les concours, je suis plus ou moins contraint de faire ce cirque pour amuser la galerie.

— Il y a sĂ»rement une autre particularitĂ© de la culture elfique qui m’échappe, s’étonna Morgoth, mais quelle est la signification de ceci ? Cherchez-vous Ă  dĂ©montrer ce que peut faire un mauvais tireur pour faire ressortir le talent des autres ?

— Rien de tout cela, je vous l’assure. Je me suis sincĂšrement efforcĂ© d’atteindre la cible du mieux que j’ai pu.

— Ah ?

Les compagnons observĂšrent un silence dubitatif.

— Pour ne rien vous cacher, je ne suis pas forcĂ©ment le meilleur archer de Sandunalsalennar.

— Non ?

— Je suis mĂȘme connu comme Ă©tant le pire. C’est pour cela qu’on m’appelle « FlĂšche de Mort », car mes traits sont rĂ©putĂ©s fatals Ă  ceux de mes amis qui n’ont pas trouvĂ© d’abri. Je dois confesser que je n’ai jamais trouvĂ© grand intĂ©rĂȘt Ă  l’étude de l’arc, qui m’a toujours semblĂ© une arme contraignante et peu efficace. Une arme de tarlouze, pour paraphraser notre cher Ghibli.

— Exact ! Approuva le nain, sortant la barbe de sa chopine. Mais me paraphrase pas de trop prĂšs, avec toi je me mĂ©fie.

— Mais alors, sire Sarlander, pour quelles raisons prendre un arc avec vous ?

— Je suis archer. MĂ©diocre, j’en conviens, mais un archer tout de mĂȘme. Il me faut un arc puisque je suis archer, c’est logique. Je suis issu d’une longue lignĂ©e d’archers elfes, je ne peux tout de mĂȘme pas jeter le dĂ©shonneur sur ma famille et cracher sur mon hĂ©ritage ancestral en rejetant ce qui a fait leur gloire.

— Oui, je vois un peu le genre.

— Cela dit, je suis peu efficace Ă  cette arme, je suis le premier Ă  le reconnaĂźtre. C’est pour cette raison, mes amis, que si vous n’y voyez pas d’inconvĂ©nients, lorsque viendra l’heure du combat, je prĂ©fĂšrerai si les circonstances s’y prĂȘtent dĂ©fendre ma vie et les vĂŽtres Ă  l’aide de ceci.

Et il posa lourdement en travers de la table une hache de guerre d’aspect terrible, toute entiĂšre d’acier bruni par quelque rouille ancienne. Les deux lames jumelles Ă©taient ornĂ©es de reliefs figurant quatre faces distordues et grimaçantes d’horrible façon, les tranchants, grossiers et Ă©brĂ©chĂ©s, n’en semblaient pas moins capable de fendre une armure et son homme d’un seul coup. Le manche se prolongeait, aux deux extrĂ©mitĂ©s, par des pointes acĂ©rĂ©es de section carrĂ©e, conçues pour disjoindre les plaques d’un harnois ou les Ă©cailles d’un dragon. Une aura de brutalitĂ© Ă©manait de l’objet, que tous considĂ©rĂšrent avec des yeux ronds, et que Sarlander prĂ©senta sans chercher Ă  dissimuler sa fiertĂ©.

— Voici « La Noire Écorcheuse des Carnages », hache de guerre double sanglante vorpale +4 berserker de disruption des elfes.

— Des elfes ?

— Oui... euh, on raconte qu’en des temps dont l’humanitĂ© a perdu le souvenir, Celebrinbrin KivashiĂ©, le lĂ©gendaire forgeron elfe de Scht’pĂŒltz, avait un peu trop tirĂ© sur le chichon le jour oĂč il lança un concours avec un collĂšgue nain... enfin bref, il a laissĂ© deux ou trois bricoles bizarres derriĂšre lui datant de cette Ă©poque, dont cette hache.

— Hum. Il avait pas mal baissĂ© sur la fin, non?

— Ouais, ben vous verrez ça quand on se battra et que les quatre faces entonneront le chant de mort de nos ennemis !

— Bien parlĂ©, l’elfe, approuva Ghibli. HolĂ , mesdemoiselles, mon verre est vide !

7. Le cadeau

On discuta ensuite un peu d’argent, et on convint de verser chacun deux-cent monnaies d’or dans un pot commun destinĂ© Ă  financer les menus frais d’auberge, de pots-de-vin ou de soins aux blessĂ©s, c’était un usage frĂ©quent dans les compagnies d’aventuriers. Le reste de la soirĂ©e se passa sans qu’on parle trop de stratĂ©gie. Les Compagnons du Gonfanon, en fait, festoyĂšrent de bon cƓur, tĂąchant de se connaĂźtre et de s’apprĂ©cier avant que de partir au combat. C’est ce que les militaires appellent un stage cohĂ©sion. Puis, l’esprit quelque peu embrumĂ© par tant de libations, ils quittĂšrent le quartier d’assez bonne heure, fort las.

Sandunalsalennar ne recevant guĂšre de visiteurs, la ville ne disposait pas d’hostellerie susceptible de les accueillir. Les gens de la reine avaient dressĂ©, sur une place bordĂ©e par un ru frais et cristallin sise non loin du palais, des toiles tendues sur des piquets, formant des sortes de grandes tentesÂČ, Ă  disposition de nos amis.

Ils venaient d’arriver sur place et commençaient Ă  s’installer pour la nuit lorsqu’un elfe fluet et probablement assez jeune les rejoignit, visiblement pas trĂšs Ă  l’aise, et demanda en langue humaine hĂ©sitante qui Ă©tait Vertu. Il s’entretint avec elle quelques temps, lui tendit un parchemin dont elle prit connaissance, puis elle vint prĂ©venir ses camarades en ces termes :

— Cette journĂ©e n’en finira donc jamais, j’ai encore des trucs Ă  faire. Reposez-vous bien et ne faites pas de bĂȘtises.

— Tu vas oĂč ? Demanda Xy.

— Sauver la princesse Pathezafer du lointain pays de KwajmemĂȘl.

— Encore une quĂȘte ?

— Oui, l’ignoble sorcier Lashmoy compte la sacrifier au dieu malĂ©fique Virtonqu. Allez, soyez sages, maman reviendra peut-ĂȘtre pour vous border.

— Ah lĂ  lĂ , ça devient drĂŽlement compliquĂ© cette histoire. Vous y comprenez quelque chose Ă  cette princesse ?

Morgoth lui expliqua deux-trois choses Ă  l’oreille, l’elfe parut trĂšs intĂ©ressĂ©e. Dix minutes aprĂšs que la voleuse fut partie, Xy se leva et dit :

— Ne sentez-vous pas la magie de ce soir si particulier vous envahir ? C’est plus fort que moi, il faut que je rejoigne mes frĂšres les elfes afin de mĂȘler mon chant au leur en une symphonie sylvestre emplie de mĂ©lancolie ancestrale
 monde perdu
 enfin, vous voyez, des trucs d’elfe. Salut, j’y vais.

Et elle partit, en effet. Cinq minutes plus tard, ce fut Morgoth qui se leva.

— Bon, il faut que j’aille Ă©tudier les constellations cĂ©lestes et le mouvement des planĂštes. Car c’est nĂ©cessaire d’ĂȘtre au courant de ces choses pour un sorcier, vous voyez.

— Ah oui, approuva Mark. Tu vas faire des observations astrologiques.

— Exactement !

— C’est sĂ»rement trĂšs pratique pour voir les Ă©toiles Ă  travers les arbres qui recouvrent la citĂ©.

— Euh


— Ouais ouais ouais. Allez, bonne bourre.

Vertu avait Ă©tĂ© quelque peu surprise de l’invitation de Selmajir Ă  boire le « verre de l’amitié » entre archers, et ignorait Ă  quelle sauce il comptait la manger. Cependant, entre sa mĂ©fiance et sa curiositĂ©, c’est le second dĂ©faut qui l’emportait gĂ©nĂ©ralement de telle sorte que malgrĂ© sa fatigue, elle avait suivi le messager.

Sise dans un quartier bien frĂ©quentĂ© proche du palais, la demeure de Selmajir faisait un pont entre les fortes branches de deux sĂ©quoias colossaux, Ă  quatre ou cinq hauteurs d’hommes au-dessus d’un trĂšs mince ruisseau. Le centre en Ă©tait une sorte de salon autour duquel s’articulaient toutes les autres piĂšces, toutes de taille assez modeste, car il est malsĂ©ant qu’un elfe bien nĂ© fasse Ă©talage de sa fortune avec ostentation. Il Ă©manait de l’ensemble une chaleur intime, un confort invitant Ă  la dĂ©tente mais non Ă  la paresse. Le mobilier Ă©tait sobre et fonctionnel, mais non dĂ©nuĂ© de charme, et seule entorse Ă  la rigueur elfique, les murs Ă©taient littĂ©ralement recouverts de souvenirs, d’armes, de heaumes, de tĂȘtes de crĂ©atures naturalisĂ©es et de tableaux figurant des scĂšnes guerriĂšres et cynĂ©gĂ©tiques, dont la plupart avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©es dans des styles propres aux civilisations humaines. Vertu crĂ»t mĂȘme reconnaĂźtre un Sewutchi de toute beautĂ© qui, s’il Ă©tait authentique, valait largement le coup qu’on le vole.

— Ah, madame, je suis bien aise de vous voir.

Le maĂźtre des lieux venait d’entrer, vĂȘtu d’une robe de chambre de soie noire et dorĂ©e aussi confortable que prĂ©cieuse. Ses maniĂšres Ă©taient exquises, et il semblait pouvoir discuter en langue humaine sans la moindre difficultĂ©.

— Messire Selmajir, votre invitation m’honore. J’admirais ces merveilleux tableaux que vous avez au mur, votre goĂ»t est des plus sĂ»rs, y compris dans le domaine des arts humains. C’est un Sewutchi non ?

— Certes, certes. Une commande que je lui avais faite pour commĂ©morer le sacrifice de nobles amis chers Ă  mon cƓur.

— On dirait que ça reprĂ©sente la dĂ©fense de la citadelle de DhĂ©brox.

— Tout Ă  fait. Une Ă©pouvantable affaire, toute de traĂźtrise et de vilenie, au cours de laquelle toutefois il advint qu’hommes et elfes combattirent cĂŽte Ă  cĂŽte avec honneur.

— À vous entendre, je devine que cela vous touche plus intimement qu’un quelconque fait historique du passĂ©.

— Certes, car j’ai moi-mĂȘme combattu au cours de cette guerre. Je conçois que la chose puisse vous paraĂźtre Ă©trange Ă  vous humaine, car c’était il y a huit siĂšcles. C’est plus que le temps d’une vie, mĂȘme pour un elfe, et pourtant je me souviens encore des noms, des visages et des voix de chacun de mes compagnons qui sont tombĂ©s devant la Grande Tharse et sa lĂ©gion de fer.

— Ah oui, la Grande Tharse. Je me souviens de cette histoire, qui est chez nous devenue lĂ©gende. Mais j’y songe, ne seriez-vous pas
 Mais oui, je me souviens d’oĂč votre nom m’était familier ! Vous ĂȘtes sans doute Selmajir Bras-Puissant, le grand archer qui a finalement terrassĂ© d’une flĂšche le fameux monstre ! Quelle sotte je suis, je n’avais pas rĂ©alisĂ©, c’est un grand honneur d’ĂȘtre accueillie en votre demeure.

— Il faut relativiser l’étendue de cette victoire, la Grande Tharse agonisait dĂ©jĂ  sous les coups de mes amis lorsque je l’ai abattue
 mais laissons ces vieilles histoires, et buvons ce verre que je vous avais promis.

— Et les autres, on ne les attend pas ?

— Les autres ?

— J’avais cru comprendre que vous inviteriez les autres participants du concours.

— Ah oui, les autres. Non, nous serons seuls, j’aurais tout le temps du monde pour discuter avec tous ces elfes qui sont mes amis depuis des dĂ©cennies. Mais vous, vous ĂȘtes nouvelle et tout Ă  fait intĂ©ressante.

— Vous me flattez, Messire.

— Je vous ai invitĂ©e pour avoir le plaisir de deviser avec vous, mais aussi pour une affaire qui me tracasse. Vous avez pris votre arc avec vous, je vois. Est-celui que vous avez utilisĂ© tantĂŽt ?

— Je n’en ai qu’un.

— Puis-je le voir ?

— Bien sĂ»r. Vous noterez qu’il s’agit d’un arc composite, tel qu’on les fabrique dans les citĂ©s Balnaises.

— En effet, en effet.

Il tendit l’arc, vĂ©rifia son Ă©quilibre, fit jouer la corde entre ses doigts.

— Sans vouloir critiquer l’artisanat humain, c’est
 assez rudimentaire.

— Une arme simple, conçue pour se montrer efficace à son office.

— Certes, certes. Madame, je suis confus, je me suis comportĂ© comme un homme sans Ă©ducation. Cet aprĂšs-midi, j’étais tout au concours, et j’ai omis de vĂ©rifier la qualitĂ© de votre arme. L’eussĂš-je fait que je vous aurait interdit de concourir avec ceci, et je vous aurai prĂȘtĂ© un arc elfique plus digne de votre talent. La compĂ©tition n’était pas Ă©gale, madame, et vous auriez dĂ» gagner.

— Allons, Messire, vos scrupules vous honorent, mais l’arc fait partie de l’archer, et on ne peut juger l’un sans l’autre.

— Vous ĂȘtes une dame honorable, mais le fait est que nous ne nous sommes pas mesurĂ©s dans les conditions d’équitĂ© qui auraient Ă©tĂ© souhaitables. Le prix vous revient, Madame, sinon de droit, au moins par l’honneur. Prenez cet arc de Plustre, et faites-en bon usage. Il vous sera plus utile qu’à moi.

— Vraiment ? Vous me donnez l’arc ?

— Il est votre dĂ©sormais.

— J’avais mĂ©jugĂ© les elfes en me fondant sur l’effet que m’avait fait Eliazel, je constate maintenant avec plaisir qu’il en reste pour qui les valeurs qui ont fait la gloire du beau peuple sont encore vivaces. Toutefois, je ne puis accepter un tel cadeau !

— Soyez sans crainte, le prix pour moi est bien peu Ă©levĂ©, car j’ai quelques autres arcs de mĂȘme qualitĂ© dans mes rĂ©serves. Prenez-le, je vous en prie.

— Messire
 jamais on ne m’avait fait un tel cadeau.

— C’est pourtant un juste hommage à votre talent et votre


La main du vieil elfe et celle de la jeune femme s’étaient rencontrĂ©es sur la poignĂ©e de l’arc. Sans s’en rendre compte, Vertu et Selmajir s’étaient rapprochĂ©s l’un de l’autre, jusqu’à pouvoir dĂ©tailler l’iris de leurs yeux. Ils restĂšrent silencieux un instant, frappĂ©s de stupeur.

Laissons-les seuls.

8. Préparatifs et réjouissances

PiĂ©tĂ© Legris fut le premier Ă  se lever, alors que le soleil Ă©tait dĂ©jĂ  haut dans le ciel. Il jeta un Ɠil inquiet Ă  ses compagnons, et constata que si Morgoth et Xyixiant’h Ă©taient rentrĂ©s, Vertu Ă©tait encore manquante. Il alla se dĂ©barbouiller, et fit un petit tour dans les environs, puis surprit la forme svelte de la voleuse qui se glissait dans le camp
 et bien, comme un voleur. Mais aprĂšs tout, c’était elle le chef, et elle avait sans doute ses raisons de dĂ©coucher de la sorte.

— Alors ma belle, on a passĂ© une bonne nuit ?

PiĂ©tĂ© en fut reconnaissant Ă  Ghibli de mettre ainsi les pieds dans le plat. Le nain appuya son propos d’une vigoureuse claque sur les fesses de la dame, qui se retourna lentement et dĂ©cocha un regard peu amĂšne.

— Ce que je fais de mes nuits n’a que trùs peu de chances de te concerner un jour, le nain.

— Ce que tu fais de tes nuits me regarde si ça peut nuire Ă  la sĂ©curitĂ© du groupe. Par exemple, voler un arc elfique alors que nous sommes dans une citĂ© pleine d’elfes n’est pas prudent. OĂč as-tu pris celui-là ?

— Là encore, ce ne sont pas tes affaires.

— Vos gueules, y’en a qui dorment ! Rugit Mark.

Mais le temps n’était dĂ©jĂ  plus au sommeil, et ils se levĂšrent donc, de plus ou moins bonne grĂące.

Sarlander servit de guide Ă  la petite troupe, qui partout oĂč elle passait attirait les curieux. Ils parvinrent dans un quartier situĂ© en bordure de la muraille vĂ©gĂ©tale, et oĂč un certain relĂąchement dans l’ordonnancement des demeures pouvait s’observer.

Pour ĂȘtre honnĂȘte, il y avait du linge elfique qui sĂ©chait aux fenĂȘtres, des petits tas de dĂ©tritus elfiques qui jonchaient certaines allĂ©es sombres, et des petites bandes d’elfes qui considĂ©raient les arrivants avec un air elfement louche. Il s’agissait, expliqua Sarlander avec une certaine gĂȘne, d’un quartier « populaire et vivant » dont les habitants adoptaient volontiers une attitude « d’un savant nĂ©gligé », voire mĂȘme « bohĂȘme ». Rien Ă  voir donc avec la misĂšre commune aux citĂ©s humaines, il ne fallait pas confondre, mĂȘme si en l’occurrence, certains de ces gentlemen arboraient un air torve que n’auraient pas reniĂ© les bandes de jeunes vauriens de Banvars ou d’ailleurs. En tout cas, c’était lĂ  que se trouvaient les boutiques dont des aventuriers pouvaient avoir l’usage.

Vertu s’acheta trois douzaines de flĂšches d’excellente facture, enchantĂ©es de maniĂšre Ă  atteindre leur but avec plus de prĂ©cision. C’était horriblement cher, cinq cent ducats d’or, mais elle jugea qu’un matĂ©riel de bonne qualitĂ© en valait la peine. Mark avait dĂ©barrassĂ© Vertu de son ancien arc et de ses flĂšches contre cinq piĂšces, somme assez symbolique, et s’estimait maintenant Ă©quipĂ© de façon aussi complĂšte que possible. PiĂ©tĂ© Ă©tait d’avis que sa tunique Ă©tait une protection suffisante et que sa masse Ă  clous constituait une arme redoutable (avis que partagea Ghibli), mais il se laissa convaincre d’échanger son bouclier rond « presque neuf » pour un autre, de mĂȘme taille et forme, mais tout entier d’acier, et Ă  la surface polie de maniĂšre Ă  ne donner aucune prise aux coups, mĂȘme les plus puissants. Clibanios ne s’acheta qu’un habit pour remplacer ses hardes qui devaient dater de son vivant, un Ă©quipement qui, nonobstant sa condition physique, lui donnait une belle prestance digne d’un mĂ©nestrel. Morgoth considĂ©ra avec attention toutes les armes qui passĂšrent Ă  portĂ©e de sa vue, mais rien ne l’inspira, car il comptait sur sa magie et sur sa chaĂźne Vantonienne. Ghibli pour sa part n’eut que dĂ©dain pour ce qu’avaient forgĂ© les elfes, et partant de l’avis qu’un bon forgeron est nĂ©cessairement un forgeron nain, il garda bourse liĂ©e. Monastorio et Sarlander ne firent aucune emplette, car Ă  ce qu’ils disaient, ils avaient tout ce dont ils avaient besoin, tout juste firent-ils l’acquisition du commun de l’aventurier, cordes, grappins, torches et autre petit matĂ©riel. Ils firent encore un crochet par les beaux quartiers car Xyixiant’h, qui n’avait fait aucune dĂ©pense d’armement, avait jugĂ© absolument indispensable Ă  l’accomplissement de la quĂȘte de faire l’acquisition de « sandales pour aller avec sa robe verte », ainsi que de divers bijoux et parfums.

C’est dans les beaux quartiers qu’ils furent rattrapĂ©s par une dame de compagnie de la reine, qui les informa que sa MajestĂ© les conviait Ă  un grand banquet donnĂ© en leur honneur, au pied du grand arbre. Ils s’y rendirent, non sans avoir dĂ©posĂ© leurs achats sous les tentes et changĂ© de vĂȘtements pour d’autres plus en rapport avec les circonstances.

Ils firent bien, car la reine avait fait les choses en grand. Une grande table avait Ă©tĂ© dressĂ©e tout autour du grand arbre, oĂč dĂ©jĂ  avaient pris place des dizaines de convives. Alentour, certains elfes donnaient de merveilleux spectacles de jonglerie et de prestidigitation, d’autres rĂ©jouissaient les oreilles de leur musique cristalline, on avait mĂȘme pris soin de monter une petite scĂšne, encore vide, juste devant la place d’honneur qui devait ĂȘtre celle de la reine. Les invitĂ©s Ă©taient les elfes de la bonne sociĂ©tĂ© qui formaient l’entourage de la reine, ils vinrent saluer les neuf hĂ©ros avec effusion avant de reprendre leurs discussion. Pour tout dire, on attendait que la souveraine veuille bien se donner la peine, aussi nos amis se sĂ©parĂšrent-ils par petits groupes, et se mĂȘlĂšrent aux jeux et aux ris.

À ce jeu, Xyixiant’h avait sur ses compagnons l’avantage de connaĂźtre la langue. Elle considĂ©ra un groupe de jeunes femmes apprĂȘtĂ©es avec le plus grand soin qui discutaient avec passion, et se mĂȘla avec curiositĂ© Ă  leur conversation.

— Nous parlions, dit l’une d’elle, du destin tragique de Gil Galahad, un fier hĂ©ros s’il en fut, et un Ă©difiant exemple de vie.

— Gil qui ça ?

— Galahad. Se peut-il que vous ignoriez son histoire ?

— Euh
 j’ai quelques lacunes, j’en ai peur.

— Alors, laissez-moi vous narrer toute cette histoire par le menu. Nul elfe n’eut destin plus tragique que le noble roi Gilles Galahad, et nul ne montra, quand monta le vent de mort du Sombre Seigneur et lorsque vint l’heure de disparaĂźtre, une noblesse si exemplaire. Il Ă©tait le fils du barde Nothoriniel, celui dont on disait que lorsqu’il chantait, notre mĂšre SerunĂ©a, la Lune elle-mĂȘme, versait des larmes de mĂ©lancolie sur la terre. De par son auguste pĂšre, Galahad Ă©tait donc rattachĂ© Ă  la maison des Lanthanides, qui se sont fixĂ©s dans la forĂȘt de Darachol aprĂšs avoir quittĂ© la contrĂ©e de SĂ©liazer, qu’on a par la suite appelĂ©e ConspĂ©rie du temps du concordat de MĂ©ons, et qui recouvre les actuelles royaumes humains de Gunt et de Stangie. Mais par sa mĂšre, la reine Uliothiel (ce qui signifie « ruisseau » en ancienne langue sacrĂ©e), il Ă©tait un authentique prince de Shanazal, et du reste Ă  en croire les chroniques de l’époque, il prĂ©sentait tous les traits de caractĂšre que cela suppose. Par chance, il Ă©tait lui-mĂȘme mariĂ© de la trĂšs belle Anashyla MythrĂ©al, la sƓur cadette du grand Senamael « demi-nain », ainsi appelĂ©, on s’en souvient, en raison de son habiletĂ© exceptionnelle Ă  forger les armes, la plus cĂ©lĂšbre de ses crĂ©ations Ă©tant bien sĂ»r la lĂ©gendaire Glanrachel, qui fut brisĂ©e par Tharkos au siĂšge de Gul-Wahad. Il est vrai qu’il avait Ă©tĂ© l’apprenti de Celebrinbrin KivashiĂ©, qui reste Ă  ce jour le seul elfe qu’il n’ait pu surpasser dans son art.

— Mais dis moi, intervint une amie de la bavarde, une chose m’intrigue dans ton rĂ©cit, il me semblait qu’Anashyla MythrĂ©al n’était pas l’épouse de Galahad, mais de son cousin, le non moins fameux Lissiam Fanael, qui est plus tard parti pour Meorn-Daruz.

— En effet, elle a Ă©pousĂ© Lissiam en secondes noces aprĂšs le dĂ©cĂšs de Galahad.

— Aaaah.

— Mais non, s’insurgea une troisiĂšme, tu dois confondre, c’était Normi MythrĂ©al l’épouse de Gilles Galahad, je m’en souviens maintenant parce que dans sa jeunesse, elle avait frĂ©quentĂ© un temps un des fils Castanier, et c’est au mariage d’un autre Castanier qu’on m’a racontĂ© cette histoire.

— Castanier ? Mais tu radotes ma vieille, Ă  l’époque, ils vivaient Ă  Khaz-Modam.

— Mais non, pas Castanier de Recoules, Castanier de Ginestous !

— Ah mais pas du tout, d’ailleurs il n’y a pas de Castanier à Ginestous, ma mùre est de Ginestous, je le saurais.

— Au fait comment elle va ta mĂšre ? Son opĂ©ration de la hanche, ça s’est bien passĂ©, tu as des nouvelles ?

— Eh oui, bien, bien, mais elle est un peu fatiguĂ©e. Qu’est-ce que tu veux, Ă  son Ăąge
 Oh mais tu ne sais pas qui l’a opĂ©rĂ©e ? La petite Liselotte Thunieal, tu sais la fille de la Sophie-PĂ©toncule.

— Liselotte ? Non ? Et ben dis-donc, ça nous rajeunit pas, j’ai l’impression de l’avoir faite sauter sur mes genoux il y a dix minutes.

— Et bien maintenant il y en a un autre qui la fait sauter sur ses genoux, figure-toi qu’elle vient de se marier, et avec un elfe du sud !

— Non ?

— Mais si, je l’ai rencontrĂ©, un Rachid, ou Tarik quelquechose, enfin tu sais, ils ont de drĂŽles de noms. Mais trĂšs gentil, trĂšs propre.

— Oui, oui. Mais bon, c’est jamais vraiment gens comme nous, il y a toute une culture, tout ça, une mentalité 

— Abdulaziz ! Maintenant ça me revient, il s’appelle Abdulaziz. Ou quelque chose dans ce goĂ»t.

Voyant la mine dĂ©pitĂ©e de Xyixiant’h s’en revenant la tĂȘte pleine de ce sot babil, Morgoth, inquiet, vint aux nouvelle.

— Un problùme, douce amie ?

— Ben ça y est, je viens de comprendre pourquoi la race des elfes s’éteint. Oh, mais c’est quoi cette agitation lĂ -bas ?

C’était le char de la reine, d’ivoire et d’or, fleuri de lys et d’anĂ©mones, qui s’en venait du palais, accompagnĂ© des danseuses et des acrobates, des dames de compagnie, et de quelques nobles et Ă©minents courtisans. Les elfes se dirigĂšrent alors vers la table, oĂč des servantes indiquaient en souriant la place de chacun. Les Compagnons du Gonfanon Ă©tant les hĂŽtes d’honneur, ils furent installĂ©s Ă  la gauche de la reine, Xy Ă©tant invitĂ©e Ă  prendre place juste Ă  son cĂŽtĂ©. Ils Ă©changĂšrent quelques politesses d’usage, et on commença Ă  servir les plats.

On festoya ainsi avec enthousiasme, la reine se rĂ©vĂ©lant une hĂŽtesse pleine de charme et d’esprit, qui rĂ©jouit nos amis d’anecdotes savoureuses concernant des hĂ©ros de jadis qu’elle avait connus, certains si anciens que les humains mettaient en cause jusqu’à leur existence. Xy tendait l’oreille au moindre propos de la souveraine qui la mettrait sur la voie de son passĂ©, mais ne tira d’elle rien de plus.

Un elfe sortit de l’assemblĂ©e, tenant dans ses mains une dĂ©licate viole elfique taillĂ©e dans le bois d’un gytaon roux de la forĂȘt de NaĂŻs, et lorsqu’il fut Ă  cĂŽtĂ© du feu, il se pencha pour accorder son instrument. Elfes et autres se turent et l’observĂšrent. Il Ă©tait vĂȘtu d’étoffe fine, Ă  la maniĂšre des elfes que l’on trouve au sud de la mer Kaltienne, et on lisait sans peine dans ses maniĂšres et dans son visage une bontĂ© profonde et chaleureuse, qui n’avait rien de commun avec la majestueuse rĂ©serve qu’affichent ordinairement les membres du beau peuple en prĂ©sence d’étrangers Ă  leur race. Quelques accords s’élevĂšrent Ă  l’unisson des grandes flammes, jusqu’aux frondaisons de la futaie, jusqu’aux Ă©toiles. Et il chanta « Les elfes du Septentrion », sur un air tout Ă  la fois joyeux et nostalgique, suscitant la sympathie et l’amitiĂ©.

MeĂŻ celemnor

Ozanne ke

Neble ki manka

Lerdekor


En vĂ©ritĂ©, tous ceux qui l’écoutĂšrent ce soir lĂ , sages ou rustres, nobles ou manants, se sentirent frĂšres l’espace d’un instant.

— Quel est ce chant si beau, demanda Morgoth à Xyixiant’h, t’en souviens-tu ?

— Oh oui, dit-elle au bord des larmes, il Ă©veille en moi bien des Ă©chos.

— Parle m’en, aimĂ©e, confie-toi.

— C’est un chant fort ancien, vantant la gloire pacifique des elfes perdus du Septentrion. Une race Ă  jamais disparue, dont ne subsiste que le souvenir, qui dĂ©jĂ  s’efface.

— Que dit-il exactement ?

— Je doute que l’on puisse donner ne serait-ce qu’une idĂ©e de ce qu’est vraiment ce chant si on en fait une traduction, mais littĂ©ralement, ça dit : « Les elfes du Septentrion ont dans le cƓur le bleu qui manque Ă  leur dĂ©cor  »

À la suite de quoi, on joua un air empreint de mĂ©lancolie, et nombre de couples se levĂšrent de table pour prendre place dans un espace dĂ©gagĂ© en piste de danse autour d’un grand feu, et se mirent Ă  danser une sorte de gracieux menuet. Enfin, une sorte de menuet. Pour ĂȘtre honnĂȘte, le manĂšge de ces elfes danseurs Ă©voquait irrĂ©sistiblement le comportement des poules dans une basse-cour, marchant Ă  pas mesurĂ©s, piquant du bec en saccades, et les poings sur les hanches, mimant la grotesque agitation de moignons d’ailes. Les gloussements confirmĂšrent que pour une raison qui Ă©chappait aux observateurs non-elfiques, le thĂšme de la danse Ă©tait bien la gent avicole des basses-cours.

AprĂšs ce spectacle curieux, on convia une jeune elfe aux cheveux d’or (qui devait ĂȘtre une cĂ©lĂ©britĂ© locale, car sa seule apparition fut trĂšs applaudie) pour chanter une ballade mĂ©lancolique emplie de nostalgie envers un monde passĂ© qui jamais ne reviendra. D’aprĂšs Xy, ça disait « Ma solitude me tue/Et je dois confesser/Je crois encore/Crois encore ».

— Au fait, demanda la reine à l’heure des desserts, quand comptez-vous nous quitter ?

— MajestĂ©, rĂ©pondit Vertu, nous aimerions pouvoir profiter le plus possible de l’hospitalitĂ© que vous nous offrez, toutefois nous avons fait tantĂŽt l’acquisition de tout ce qui pouvait ĂȘtre utile Ă  notre cause, et nous envisagions donc de nous mettre en chemin dĂšs cette aprĂšs-midi.

— Que de prĂ©cipitation, ne prĂ©fĂ©rez-vous pas rester un peu ?

— Mais Madame, le temps ne nous fait-il pas dĂ©faut ?

— C’est que (la reine baissa d’un ton de maniĂšre Ă  n’ĂȘtre entendue que de quelques uns) j’ai de prĂ©occupantes nouvelles. Mes guetteurs postĂ©s en lisiĂšre du bois de Grob ont observĂ© les allĂ©es et venues de nos ennemis, les cavaliers noirs. AprĂšs que vous ayez trouvĂ© refuge dans notre domaine, ils sont restĂ©s alentour, rĂŽdant Ă  votre recherche. Toute la journĂ©e, la nuit, et ce matin encore, ils ont Ă©tĂ© aperçus chevauchant ça et lĂ , patrouillant dans l’évidente intention de vous tuer. Il semble donc qu’ils nous assiĂšgent.

— C’est fñcheux, en effet.

— Or notre domaine n’est pas si grand que neuf guetteurs surnaturels ne puissent en contrĂŽler les entrĂ©es et sorties, voici pourquoi, Ă  moins que vous n’ayez Ă  votre disposition un moyen sĂ»r de les affronter, il pourrait ĂȘtre sage de diffĂ©rer votre dĂ©part.

— Cette nouvelle est en effet des plus prĂ©occupantes. HĂ©las, combien de temps durera ce siĂšge ? Nous ignorons combien de temps ils peuvent nous attendre de la sorte. C’est un grave dilemme.

— J’en conviens.

— Peut-ĂȘtre notre sorcier aura-t-il un moyen quelconque de nous dissimuler Ă  la vue de ces tristes sires.

— Vu ce que ça a donnĂ© la derniĂšre fois, rĂ©pondit l’intĂ©ressĂ©, je prĂ©fĂšre Ă©viter.

— TrĂšs juste. Mais MajestĂ©, vous-mĂȘme, n’avez-vous pas quelque magicien qui pourrait nous venir en aide ? Quelque tĂ©lĂ©portation, que sais-je ?

— La barriĂšre magique qui protĂšge Sandunalsalennar contre les intrusions magiques est Ă  double sens. Peut-ĂȘtre pourrais-je mettre Ă  votre disposition quelques-uns de ces aigles gĂ©ants qui nichent dans les hautes branches de la citĂ© et portent mes archers. Bien que vous soyez lourdement Ă©quipĂ©s, ils sont de force Ă  vous porter sur quelques lieues.

— Malheureusement, un vol de neuf aigles gĂ©ants ne passerait pas inaperçu. Je gage que sitĂŽt posĂ©s, nous verrions les cavaliers noirs fondre sur nous au triple galop. Mais n’avez-vous pas, en revanche, quelque souterrain qui nous permettrait de nous Ă©chapper discrĂštement ? Il serait curieux qu’une ville si ancienne, surtout dans cette rĂ©gion montagneuse au sol percĂ© de trou, il n’y ait pas au moins un boyau permettant une Ă©vasion.

La reine s’assombrit.

— J’avoue que j’attendais un peu cette remarque. Il y a bien, en effet, un souterrain. Il s’agissait d’un ancien temple dĂ©diĂ© Ă  MolkenaĂŻ, le dieu de la terre, dont l’entrĂ©e se trouve non loin d’ici. En creusant une nĂ©cropole pour leur usage, les prĂȘtres ont un jour dĂ©couvert un rĂ©seau d’anciens souterrains que l’on suppose avoir Ă©tĂ© crĂ©Ă©s par les nains, mais ils Ă©taient dĂ©serts lorsque nous les avons dĂ©couverts. Nous autres, elfes, ne nous enfouissons pas volontiers sous terre, c’est un fait connu, aussi avons nous explorĂ© le labyrinthe un temps, puis nous nous en sommes dĂ©sintĂ©ressĂ©s. Le culte de MolkenaĂŻ ayant sombrĂ© dans l’oubli, il s’écoula bien des siĂšcles durant lesquels l’ensemble du complexe fut vide et condamnĂ©. Or voici moins d’un siĂšcle, de graves Ă©vĂ©nements secouĂšrent Sandunalsalennar, et un elfe fou et renĂ©gat, un puissant sorcier, retrouva l’entrĂ©e du souterrain et en fit son repĂšre d’oĂč il menait ses campagnes de terreur. Pour nous empĂȘcher de parvenir jusqu’à lui, il avait dressĂ© sur notre chemin trois portes, gardĂ©es par des monstres Ă  sa solde. Cependant, un de nos guetteurs le vit un jour emprunter une sortie dĂ©robĂ©e situĂ©e de l’autre cĂŽtĂ© des collines, aux pieds des monts du Portolan, et c’est par ce passage mal gardĂ© que nous pĂ»mes envoyer une troupe de mercenaires courageux, qui mirent un terme aux agissements du triste sire. Il y a donc bien une sortie. Nous avons fermĂ© les deux accĂšs par des portes magiques dont je dois encore avoir la clĂ© quelque part. Vous devrez hĂ©las passer les trois portes du sorcier, et s’ils ont survĂ©cu tout ce temps, vaincre leurs gardiens. J’aimerai qu’il y ait un autre moyen, mais je n’en vois guĂšre.

— C’est tout Ă  fait dans nos cordes, madame. Un bon donjon, voici une perspective qui rĂ©jouit le cƓur de n’importe quel aventurier. Mais dites moi, quels sont ces gardiens dont vous nous avez parlé ?

— Je n’en ai aucune idĂ©e. Comme je vous l’ai dit, nous avions trouvĂ© un moyen de les contourner, aussi n’avons nous pas cherchĂ© Ă  en savoir davantage. Sinon, mes archivistes doivent bien avoir un plan du complexe quelque part, je vous en ferai porter une copie.

— Splendide, et en plus on a le plan. Je vous vois inquiĂšte Madame, mais vous pouvez vous tranquilliser, les os de ces monstres gardiens gisent sans doute depuis des dĂ©cennies dans la poussiĂšre, et nous reverrons bientĂŽt la lumiĂšre.

— Puissiez-vous dire vrai. Il faudra aussi que je vous emprunte votre prĂȘtresse quelques minutes, j’ai quelques recommandations Ă  lui faire.

— Mais bien sĂ»r, fit Vertu sans laisser paraĂźtre sa perplexitĂ©.

Donc, aprĂšs les agapes et tandis que ses compagnons mettaient la derniĂšre main Ă  leur paquetage, Xyixiant’h suivit la reine des elfes jusqu’à son palais, et seules, elles montĂšrent jusqu’à la plus haute salle du plus haut des arbres qui dominait l’élĂ©gante demeure, la chambre de la reine grise. Il y avait lĂ  un coffre assez haut et large pour qu’un homme puisse s’y pelotonner, tout de fer, Ă  la serrure compliquĂ©e, comme les nains avaient l’habitude d’en confectionner. La reine l’ouvrit et en tira avec rĂ©vĂ©rence de bien belles choses.

La tunique Ă©tait une maille d’un argent sans nulle trace de corruption, incrustĂ©e des plaques iridescentes polygonales dont la taille variait entre celle d’un doigt et celle d’une main et sur lesquelles les rais de lumiĂšre jouaient en arcs-en-ciel changeants. Il y avait un bouclier, un Ă©cu lĂ©ger mais somptueux forgĂ© des mĂȘmes matiĂšres, Ă  ceci prĂšs qu’une seule plaque Ă©tait visible sur sa surface, et qu’un symbole sacrĂ©, le masque de Melki. Des gantelets articulĂ©s et des cnĂ©mides, recouverts des mĂȘmes plaques complĂ©taient cette panoplie, mais la merveille des merveilles Ă©tait le heaume, un casque conique Ă  la maniĂšre des elfes, garni de deux grandes protections sur les cĂŽtĂ©s et, chose Ă©trange, d’une fine maille dïżœïżœargent pendant devant la visiĂšre, dissimulant le visage du combattant, ou plutĂŽt de la combattante, car cette armure Ă©tait conçue pour l’anatomie fĂ©minine.

— Voici qui te revient, petite Milzaïa, que cette armure te protùge contre les mauvais coups de tes ennemis.

— Mais Madame, je ne puis accepter un tel cadeau !

— Mais ce n’est pas un cadeau, mon amie, ceci te revient de plein droit. Avant ta mĂ©saventure, tu nous avais confiĂ© les matiĂšres premiĂšres avec lesquelles nous avons forgĂ© cette armure, en paiement d’une dette que nous avions Ă  ton endroit. Essaie-la, tu verras comme elle te va bien, nous l’avons faite spĂ©cialement pour toi. Les plus habiles armuriers elfes ont travaillĂ© dix ans pour obtenir cette perfection digne des meilleures rĂ©alisations de l’ancien temps.

Xy, que les richesses ne laissaient pas indiffĂ©rente, ne se le fit pas dire deux fois et enfila cette belle armure tombĂ©e du ciel. Ceci fait, elle courut s’admirer, prenant des poses guerriĂšres devant le grand miroir.

— Et maintenant, MilzaĂŻa, je dois te prĂ©venir. Je t’ai cachĂ© la vĂ©ritĂ© sur tes origines car tu me l’avais demandĂ©, et tu y tenais beaucoup. Je ne trahirai pas ton secret, mais sache que bientĂŽt, il est possible que tu recouvres tous tes esprits et que les brumes du passĂ© se dĂ©chirent, en partie par ma faute. N’oublie pas, alors, que je n’avais pas d’autre choix.

— Euh
 bon, je tacherai de m’en souvenir. Vous dites que je vais retrouver la mĂ©moire ?

— C’est possible.

— À cause de ce qui se trouve dans le donjon ?

— C’est possible.

— Chic, j’ai hñte


La reine n’ajouta rien. Elles se sĂ©parĂšrent aprĂšs de courtes effusions lĂ©gĂšrement embarrassĂ©es, et Xyixiant’h partit, somptueusement vĂȘtue, rejoindre ses compagnons.

Chacun parmi les Compagnons du Gonfanon vaquait Ă  ses affaires. D’aucuns polissaient leurs armes et ajustaient leurs armures en songeant aux coups qu’ils infligeraient Ă  d’imaginaires ennemis, d’autres s’éloignaient pour prier quelque dieu des batailles, d’autres encore faisaient prosaĂŻquement l’inventaire de leur paquetage, espĂ©rant qu’ils n’avaient rien oubliĂ©. Ils emportaient Ă  boire pour trois jours, Ă  manger pour une semaine, ce qui se rajoutait au poids de l’acier transportĂ© et des multiples bricoles telles que l’or. Et comme ils devaient abandonner leurs montures Ă  la citĂ©, ils se retrouvaient chargĂ©s comme des mules. Ghibli, assis en tailleur, tressait sa barbe rousse et la baguait avec un soin extrĂȘme Ă  l’aide d’anneaux d’argents ornĂ©s de runes naines. Il fredonnait un air sinistre.

— Que racontes-tu là, ami nain ? Lui demanda Sarlander, curieux.

— En quoi ça t’intĂ©resse ?

— Il est bon de connaĂźtre ceux aux cĂŽtĂ©s de qui on va se battre.

— Les coutumes des nains ne concernent pas les elfes.

Il se détourna un instant avec dédain, laissant Sarlander impassible. Puis, il se reprit à bougonner.

— Je chante la chanson de mort de mon clan. C’est un air sacrĂ© que les nains adressent Ă  la dĂ©esse Noursha, celle qui attend au seuil des tĂ©nĂšbres. Si mon heure vient tantĂŽt, puisse-t-elle m’accorder la grĂące de partir la hache Ă  la main, piĂ©tinant les cadavres de mes ennemis et me riant d’eux. C’est la meilleure destinĂ©e qu’un nain puisse trouver.

— C’est fascinant. Quelle beautĂ©, quelle noblesse, quelle droiture ! La culture des nains m’a toujours parue bien plus intĂ©ressante que celle des elfes.

— Vraiment ? Allez, tu me fais marcher.

— Pas du tout, j’ai mĂȘme fait ma thĂšse de doctorat sur « les rites de bienvenue chez les nains du Ponant et du Bas-Quelzac ». C’est aprĂšs avoir longuement Ă©tudiĂ© votre culture que j’ai dĂ©cidĂ© de dĂ©laisser quelque peu l’arc, oĂč je n’ai d’ailleurs jamais brillĂ©, pour me consacrer Ă  la hache de combat. VoilĂ  une arme noble et redoutable. Mais dites-moi, votre barbe lĂ , qu’y faites-vous ?

— Ah, ça, et bien je la sertis de bagues consacrĂ©es, reprĂ©sentant chacune une vertu naine, ici la bravoure, ici la force, ici l’attachement au clan, ici la rĂ©sistance Ă  l’alcool


— N’est-ce pas la coutume des nains de Raban ?

— Alors là tu me troues le cul ! Tu connais mon clan ?

— Une noble lignĂ©e en vĂ©ritĂ©, dont les exploits sont chantĂ©s dans d’innombrables sagas. Vous exploitez les mines du Bouclier des Dieux, dit-on, c’est bien loin ça. Vous avez fait un long voyage pour venir.

— Ah, c’est l’histoire de toute une vie. Je me souviens comme si c’était hier de ce petit matin oĂč PUTAIN DE LA CHATTE DE TA MÈRE !!!

Si Ghibli Ă©voquait de façon si imagĂ©e l’anatomie intime de madame Sarlader, ce n’était pas qu’il en ait jamais eu connaissance, il avait juste Ă©tĂ© le premier Ă  voir arriver Xyixiant’h, dont l’aspect Ă©tait des plus surprenants. Il se leva et, imitĂ© par ses compagnons, courut examiner l’armure elfique.

— Vous avez vu ce que la reine m’a donné ? Elle est gentille hein ?

— Ventrebleu ! Oui sans doute, fit Morgoth, examinant sa compagne. C’était la premiĂšre fois qu’il lui trouvait un air vaguement martial. Il lui prit son bouclier pour le regarder de plus prĂšs.

— En fait, c’est pas si lourd que ça. J’ai regardĂ©, c’est un mĂ©tal trĂšs fin.

Ghibli semblait fort impressionné.

— Si je ne savais pas que c’est impossible, je dirais que c’est un alliage de chrysĂ©al platinĂ© Ă©croui. Ouais, c’est ça. Double trempe, dirais-je. On jurerait que c’est neuf, pourtant les elfes ont perdu ce savoir-faire depuis longtemps. Elle s’est pas foutu de ta gueule l’aristo.

— On dirait bien que non.

— Je me demande ce que c’est que ces plaques. Vous avez vu, il y a comme des cernes de croissance
 Une Ă©caille de quelque bĂȘte, sans doute !

— À leur surface jouent les rayons

De Phébus, voyez les alors

Briller de face d’un bleu profond

Et de cÎté du plus bel or.

Plus de doute, voici la livrée

De quelque race de dragon,

Un spĂ©cimen, si j’ai raison,

De la variété mordorée.

— Du mordoré ? Eh, mais on dirait que c’est recouvert d’une sorte de laque. Wah, de la mithrocĂ©ramique tricouche !

— J’ajoute, informa Morgoth, que ce bouclier semble ĂȘtre Ă©quipĂ© d’un systĂšme magique de support vital. Il faudrait que j’examine le tout plus en dĂ©tail, mais le reste de l’armure doit ĂȘtre du mĂȘme tonneau.

— Bon, dit Ghibli, si un jour tu veux t’en dĂ©barrasser, tu la jettes pas hein, tu me la donnes ! Ah ah ah !

Sarlander et Monastorio Ă©taient passĂ©s chacun chez lui, et avaient ramenĂ© pour le premier une belle cotte de maille un peu fatiguĂ©e garnie d’épauliĂšres du plus bel effet, pour l’autre une cuirasse de cavalier protĂ©geant son torse et laissant libre ses membres. Une fois que les prĂ©paratifs furent terminĂ©s, la Compagnie quitta les tentes de la citĂ© des elfes avec un certain pincement au cƓur, tant il semblait peu probable qu’ils jouissent avant longtemps d’un confort comparable. Ils remontĂšrent les grandes allĂ©es de la citĂ© de Sandunalsalennar, sous les regards curieux des habitants de la citĂ© qui s’étaient massĂ©s sur leur parcours, curieux du spectacle offert par une si redoutable procession. Ils quittĂšrent la citĂ© par la porte du nord, suivis par une foule considĂ©rable, et marchĂšrent quelques centaines de mĂštres, jusqu’à une clairiĂšre encombrĂ©e de blocs de pierre Ă©boulĂ©s et de statues auxquelles la corrosion avaient ĂŽtĂ© depuis longtemps toute dignitĂ©. Il semblait que toute la citĂ© se fut rassemblĂ©e en ce jour dans ce lieu Ă©triquĂ©, et l’ambiance Ă©tait des plus solennelles, si l’on excepte les quelques retardataires ayant pris place aux derniers rangs et qui devaient sauter pour voir quelque chose. La reine grise Ă©tait lĂ , entourĂ©e de toute sa suite en grande tenue d’apparat, devant un dolmen Ă  moitiĂ© enfoui sous un cairn qui, Ă  n’en pas douter, devait ĂȘtre l’entrĂ©e du donjon.

— Vous qui partez ce soir pour une aventure qui risque d’ĂȘtre longue autant que dangereuse, permettez moi de vous faire des prĂ©sents qui, j’en suis sĂ»re, vous seront d’une grande utilitĂ©.

Un factotum apporta un coffret plat, long comme l’avant-bras, et l’ouvrit devant les aventuriers. Il y avait huit petits objets identiques, des parallĂ©lĂ©pipĂšdes Ă©moussĂ©s faits de pierre grise veinĂ©e de quartz. Sur une des faces Ă©taient incrustĂ©es des rangĂ©es de petites perles fines.

— Si jamais un sort funeste vous sĂ©pare, ces puissants artefacts magiques pourront peut-ĂȘtre vous rapprocher. Mais prenez garde Ă  ne les point trop utiliser, car de grands dangers planeraient alors sur vous.

— Euh
 fit Ghibli. Y’en a huit, et on est neuf, qui c’est qui est puni ?

— J’en ai dĂ©jĂ  un, fit Sarlander en agitant un objet similaire (quoique de couleur diffĂ©rente) qu’il avait tirĂ© de sa ceinture.

— Que la bĂ©nĂ©diction des dieux vous accompagne, fiers hĂ©ros du Gonfanon, et puisse votre quĂȘte ĂȘtre couronnĂ©e de succĂšs.

— Cuü.

— Quoi cuĂź, fit Mark avec amĂ©nitĂ© Ă  l’intention de son oiseau perchĂ© sur son Ă©paule.

— Cuüüü piyo piyo !

— Oh, tu dĂ©connes là ?

— Pü !

— Et merde. Gnagnagna gnagnerge.

— PÎΠ!

— Ouais, ouais


Le paladin mit genou en terre, tira sa grande Ă©pĂ©e luisante de saintetĂ©, la planta devant lui puis, s’appuyant des deux mains sur la garde, proclama à haute voix :

— Beau sire Dieu, bĂ©nis ma flamberge !

— Pü.

— Voilà, j’espùre que t’es content, je suis ridicule devant tout le monde maintenant.

— Mais non, mais non, fit Ghibli, hilare. Allez les gars, on va pas camper ici toute la nuit, c’est fini les discours et les chansons, place à l’action. On n’est pas des tarlouzes, bordel !

Il se campa fiÚrement et toisa les elfes des environs, soucieux de ne pas écorner la réputation des nains.

— Enfin, à 89%.

Et le premier, il pénétra dans le donjon.

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Notes

1. Jeu de sorciers fort populaire se pratiquant entre deux Ă©quipes de six gentlemen, et nĂ©cessitant l’utilisation de balais magiques, de battes, de cerceaux et d’un calamar.

2. « Et les elfes, ça s’y connaĂźt en tentes », avait commentĂ© Ghibli.

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Morgoth 5 : « Romance & Forfaiture »

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