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Comme je l'ai déjà écrit précédemment, la question du rapport au pouvoir est centrale. Or, nous baignons constamment dans une mélasse idéologique libérale selon laquelle le travail est la valeur ultime et indépassable[1]. Admettons. Je veux bien croire que lorsque l'on est maître de son avenir, suffisamment haut placé dans la hiérarchie sociale pour avoir son mot à dire sur le déroulé de sa propre production, on puisse en toute sincérité trouver grandiose de se définir comme projet, que l'on aime ce que l'on apporte à l'édifice commun et comment on l'apporte. Mais quand le mode d'accès majoritaire au travail est le salariat[2], cela me pose un problème de taille.
D'une part, parce que ce travail salarié se présente comme unique moyen de survie matérielle, comme seul moyen de subsistance. Si le chantage à l'emploi est autant pratiqué, c'est bien parce que le simple fait d'exister sans produire une valeur marchande reconnue n'est pas suffisant pour vivre[3]. Loin de moi l'idée d'utiliser le terme effrayant de Capital, mais il est également assez intriguant de constater ceci : si j'aide mon voisin à poser un muret, ce n'est pas considéré par mes contemporains comme du travail. Mais dès lors qu'un maçon tend une facture à mon cher voisin, cela devient du travail à proprement parler. Le travail, réduit seulement au simple échange marchand, le salariat comme monopole de son accès, et le chômage structuré établi en moyen de coercition, voilà déjà la première partie de mon problème.
Ensuite, parce que le travail salarié est fondamentalement un rapport de subordination. Que ce soit juridiquement à travers l'inscription *verbatim* dans la loi, mais aussi économiquement en ce que l'employeur a, par définition, plus d'importance que l'employé. C'est bien parce que le législateur est conscient de ce déséquilibre qu'il a consenti, sous la pression de luttes sociales acharnées, à autant de garde-fous[4] ! De l'esclavage où le maître achetait l'individu, au salariat où il n'achète plus que la force de travail, le lien de subordination juridique et économique n'a effectué qu'une bien maigre translation. Dans ce servage[5] raffiné, l'esclave n'y a gagné qu'une aliénation plus subtile par l'entremise d'une liberté toute relative sur le choix de son maître, de son habitation, de ses repas et loisirs, tout cela auparavant à la charge du maître[6]...
Entendons-nous bien : je ne fais pas ici un discours démagogique « tous les patrons sont des pourris ». J'essaie simplement d'expliquer que le problème ne réside pas dans l'attitude morale, la bonté ou non, des patrons. C'est un problème systémique et souterrain qui, s'il n'est pas réglé, préexistera toujours à une tension entre catégories sociales[7].
Au vu de cela, les excuses habituelles selon lesquelles « quand on veut on peut »[8], « regardez telle personne a réussi en partant de zéro » ou « il suffit de se penser comme son propre patron » sonnent creuses. L'existence d'affranchis ne suffit pas à justifier l'esclavage. Sans compter que cette population d'affranchis reste au mieux marginale.
En tant qu'il m'est odieux de voir mon destin vital suspendu à la volonté d'un autre, et qu'aucune alternative viable ne semble pour le moment exister[9], que faire ? Choisir cyniquement d'avaler la pilule, comme Daria : « Mon but est de me réveiller à quarante ans pour m'apercevoir avec amertume que j'ai gâché ma vie dans un boulot que je déteste parce que j'ai été forcée de choisir une carrière quand j'étais jeune et innocente »[10].
Robotisation, impression 3d, *big data*, numérisation... Toute cette automatisation du travail se fait de concert, et amorce une disparition de l'emploi. Or, cette automatisation est amenée par le Capital : il s'agit d'innovations plus rentables. Le Capital n'a aucun remords à remplacer sa force de travail humaine par une force de travail robotique et numérique. Il a même tout à y gagner : éviction du rapport de forces, coûts moindres, compétitivité égale entre différents secteurs[11]... C'est un paradis du capitalisme, celui-ci disposant enfin d'une « main d'œuvre » qui travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, sans rechigner à la tâche, sans les aléas liés à la vie humaine que sont les maladies, les congés parentaux, le syndicalisme. Mais *surtout*, le capitaliste n'a plus besoin de partager la plus-value avec la force de travail. Avoir une force de travail comme outil de production intégralement possédé, c'est le rêve mouillé de bien des employeurs.
Mais c'est également le rêve des employés, et ce depuis longtemps. C'est tout le propos de Paul Lafargue dans son *Droit à la paresse*[12]. Finis les boulots à la chaîne qui détruisent les corps et brisent les âmes. Finies les longues nuits à conduire des camions sur l'autoroute avec pour seul horizon l'aire de repos. Finis les travaux de pigistes sans reconnaissance, payés au lance-pierre. En bref, c'est la disparition de l'emploi qui n'apporte pas d'épanouissement, c'est la fin du travail comme aliénation.
Dans une société ayant posé le travail comme valeur, et établi le chômage structuré comme seule alternative, on voit poindre les problèmes. En réalité, cette disparition de l'emploi a déjà débuté, cela fait plus de vingt ans que l'on en voit les symptômes. La polarisation des salariés contre le progrès, voyant dans la machine l'ennemie qui les vole leur raison d'être est à mon sens parfaitement justifiée dans notre société actuelle qui les condamne au chômage. Mais c'est une pétition des fabricants de chandelles, et la cible des affects ne devrait pas être l'automatisation, mais tous ceux qui permettent la structuration du chômage : politiques comme entrepreneurs libéraux qui refusent un paradigme différent, un modèle de société où ne pas avoir d'emploi ne serait pas autant synonyme d'échec et de réduction à la survie.
Un autre problème est déjà apparu lors des crises pétrolières mettant fin au plein emploi dans les années 1970. Comme le synthétise le sociologue Philippe Robert dans le documentaire *Braves gens n'ayez plus peur* : « Tant que le marché du travail était porteur et avalait tout le monde, on voyait bien qu'il y avait une fraction de la jeunesse prolétaire qui prenait des raccourcis pour accéder à la consommation de masse[13]. Mais, à vrai dire, on ne s'en inquiétait pas beaucoup parce qu'on connaissait le remède : il suffisait de les ramener vers le marché du travail, et à ce moment-là ils avaient un contrat à durée indéterminée, un statut, ils pouvaient louer un appartement, acheter une voiture à tempérament, se marier et c'était fini. Autrement dit, c'était un problème temporaire de socialisation d'une fraction de la jeunesse. Ce n'était pas très affolant. À partir du milieu des années 1970, changement radical. Les non spécialisés ont de plus en plus de mal à entrer dans le marché du travail, en tout cas dans ce qu'on appelle le premier marché du travail, c'est-à-dire celui à statut. Ils ont accès au mieux au deuxième marché du travail, le marché du travail précaire dont les vertus socialisantes ne sont pas évidentes. Ça devient de plus en plus angoissant, parce que on ne voit plus bien quel est le remède. Il s'agit là de persuader des gens qui ont de bonnes raisons de penser qu'ils sont hors-jeu qu'il faut quand même qu'ils respectent les règles du jeu. » Or, de nos jours, la société n'a toujours pas trouvé de réponse satisfaisante, elle se contente de durcir la réponse pénale en donnant les moyens de répression de cette population aux forces de normalisation que sont les personnels de maintien de l'ordre[14]. Tout au mieux voit-on fleurir ces dernières années des offres de formation, dans l'espoir d'enrayer ce manque d'accès à l'emploi qualifié. On ne semble pas comprendre qu'il n'y a plus de travail[15], et les politiques restent persuadés qu'en allongeant la durée légale de travail et en assouplissant les modalités de licenciement, les entreprises embaucheront plus[16]. Ils ont délégué au pouvoir économique, qui a des intérêts évidents à l'automatisation et au chômage qui s'ensuit, la résolution de ce dernier. C'est tout de même sidérant quand on y pense !
Ces problèmes ne peuvent se régler à l'intérieur du cadre dessiné jusqu'alors. Il est nécessaire de changer de modèle de société. Or, porter de nouveaux modèles, c'est précisément le rôle du politique ; on semble l'oublier. Malheureusement, l'exemple des présidentielles de 2017 montre que ce n'est pas près de changer[17]. Bernard Stiegler, dans une conférence au théâtre du Rond Point, expliquait qu'en tant que l'intermittence sera la norme d'une société du travail automatisé, il fallait dès aujourd'hui se servir du statut des intermittents pour forcer le politique à s'interroger sur ce terrain. Cela reste à construire.
Lorsque le revenu de base a fait irruption dans le débat politique électoral, il s'est heurté à deux objections, réaction d'un capitalisme dont on remet en question les fondamentaux[18]. La première : ce revenu de base est irréalisable, puisque infinançable. Au-delà du bien-fondé somme toute bien relatif de cette objection, on peut remarquer qu'à une vision alternative et donc teintée d'un idéal de société on répond désormais par une simple question de gestion économique. C'est irréalisable parce que cela supposerait une autre société, or nous vivons dans le seul monde possible, selon l'unique modèle économique pensable, donc c'est un doux rêve que de le penser. À l'idéologie répond l'économie, deux niveaux pourtant distincts mais que l'on a appris à confondre.
La seconde objection est plus intéressante. Avec un revenu de base universel, comment forcer les individus à travailler ? C'est ce que Frédéric Lordon appelle la « question du hamac ». Remarquons tout d'abord que cette objection présuppose que sans moyen de coercition les gens préféreraient ne pas travailler (donc rejoint l'analyse marxienne du travail comme aliénation), alors même que l'on retrouve cette réaction dans la bouche de libéraux pour qui « le travail c'est l'émancipation »[19]. Nous ne sommes plus à une contradiction près. Or, ce moyen de coercition est offert par le capitalisme sous forme d'une remise en cause de la survie matérielle même de l'individu. Sans travail pas d'argent, sans argent pas de survie. Comme le but double du revenu de base est d'éclairer cette condition et d'y remédier, il n'est pas étonnant que les plus ardents défenseurs du libéralisme y voient une menace.
La réponse la plus généralement formulée à cette objection est celle qui consiste à baisser le revenu de base si drastiquement qu'il peinera à remplir son office de moyen de subsistance alternatif. C'est d'une part couper les ailes à un projet de société jusqu'à le rendre inoffensif, et d'autre part ne surtout pas sortir du cadre établi « sans travail pas d'argent, sans argent pas de survie ».
Une autre réponse, celle de Lordon, remet en cause le besoin du coercitif. Les hommes ont des désirs de faire presque métaphysiques, que l'on pourrait rapprocher du mode fini humain de Spinoza où les individus ont des désirs de s'activer, d'actualiser leur puissance. En bref, telle la société futuriste de *Star Trek* où l'argent n'est plus, les individus travaillent pour eux-mêmes et pour l'espèce dans son ensemble. Il s'agit ici de casser la première partie du cadre : le travail n'est plus synonyme d'argent mais d'accomplissement de soi. Le revenu de base n'est alors pas dépourvu de sa charge sociale, il permet de réviser notre modèle de société. Reste, comme le note Lordon, « le problème des éboueurs » : sans coercition, comment assurer les tâches les plus ingrates mais nécessaires[20] ?
On pourrait imaginer casser la seconde partie du cadre en ne faisant plus dépendre la survie de l'économique. Ce sont alors des projets de gratuité des transports, la possibilité de logements sans frais, des bons alimentaires... Mais le problème des tâches ingrates resterait inchangé, et donc le besoin de coercition. On voit que la problématique de forcer les individus à travailler est centrale. Si certains proposent une coercition plus douce que d'autres, à chaque fois il est question d'imposer la société à l'individu. En opposition à cette pression extérieure, peut-on trouver un désir interne, ou tout du moins une pression de l'individu sur lui-même ?
En partant du principe d'équité selon lequel les individus qui ne sont pas en mesure de travailler sont pris en charge par la société de manière inconditionnelle, on pourrait tenter d'exploser le cadre en décorrélant travail et argent dans le même temps que l'on supprime le rapport argent et survie. Une société où les services rendus aux individus sont le fait même des individus pour eux-mêmes et pour les autres, est-ce viable ? Établissons pour l'exemple une base de gratuité de l'alimentaire, des transports, du logement... Voilà déjà la seconde partie qui saute. Prenons maintenant que les besoins des individus sont produits par les individus ; que par exemple pour acquérir une télévision il faille travailler un temps dans une manufacture de téléviseurs, que pour bénéficier d'un abonnement téléphonique il faille aider à poser des câbles ou servir de support après-vente... Voici la première partie qui explose : la force de travail n'est plus achetée, elle est mise au service des intérêts individuels et collectifs. La pression extérieure devient pression ou désir de l'individu. Certains avantages paraissent évidents : fin de l'obsolescence programmée puisque tout le monde a intérêt à ce que les biens durent le plus longtemps possible, production collant au plus près des besoins puisque n'est produit que ce qui est suffisamment attractif pour susciter l'envie de le produire, disparition de ces métiers sans but ni fondement, déchirement du voile d'ignorance en ce que chacun fait l'expérience de l'autre, fin de la société de consommation... En tenant compte du fait que chacun peut alors avoir une activité principale comme but de soi --accomplissement--, tout en travaillant un temps qu'il juge raisonnable à l'acquisition de ses envies, on peut émettre plusieurs critiques. Il faudrait notamment repenser le politique en tant que collectif pour contrebalancer l'aspect individualiste extrémiste de cette société, mais également réfléchir à la place des spécialistes : si l'on peut concevoir que certains métiers sont accessibles moyennant quelques jours de formation, qu'en serait-il des autres qui demandent plusieurs années de dévotion, comme les médecins, pilotes de ligne ou ingénieurs ?
En bref, je ne sais que penser de cette utopie de l'*homo œconomicus* calculant de lui-même les bénéfices à tirer d'un temps de vie, se forçant lui-même à travailler comme propre patron de son existence. Elle semble toutefois montrer que la coercition inhérente au travail ne peut être dépassée qu'en sortant du cadre établi par le capitalisme : « sans travail pas d'argent, sans argent pas de survie ».
Je ne comprends pas la résilience de la société française. Je veux dire... Depuis les grèves de 1947--1948, on savait que la gauche socialiste était traîtresse à la cause ouvrière. C'est Jules Moch (ministre de l'Intérieur sfio) qui lance les crs, l'armée et les forces militaires du contre-espionnage à l'assaut des grévistes de Saint-Étienne. Pourtant, tout le monde semble oublier. Lorsque vingt ans plus tard, l'ancien directeur de la banque Rothschild, Georges Pompidou, tout droit sorti du « parti de cadres » qu'était l'unr[21], déclare la guerre au protectionnisme, il fait du libéralisme la valeur étalon de la France pour les années à venir[22]. À cette époque certains semblent souhaiter que la gauche revienne au pouvoir, et cette excuse selon laquelle le ps (fraîchement né des cendres de la sfio) n'a jamais gouverné teinte l'avenir d'un espoir bien étrange pour l'observateur avisé.
Parce que les stratagèmes de la gauche de gouvernement dès 1981 sont bien connus comme mettant à mort « la gauche, la vraie ». Le fait que François Mitterrand s'affiche, sur la photographie officielle, Montaigne à la main aurait déjà dû mettre la puce à l'oreille. Entre deux mesures draconiennes visant à réduire l'immigration, on négocie avec Yvon Gattaz[23], on laisse le soin à Pierre Beregovoy de lutter contre le chômage en réduisant les allocations... En 1983, alors que les luttes ouvrières dans le secteur automobile fleurissent, le ministre de l'Intérieur Gaston Defferre joue sur les terres de l'extrême droite en affirmant que les grévistes sont des « intégristes chiites ». Il est rapidement rejoint par Jean Auroux qui parle de « données religieuses et intégristes dans les conflits », et le Premier ministre de qualifier ces mouvements sociaux de « grève des ayatollahs »[24]. Alors responsable de la montée du racisme, et par conséquent de l'extrême droite, le gouvernement réussit le tour de force de récupérer à son compte le tout jeune mouvement antiracisme en créant le *Touche pas à mon pote* de sos Racisme comme on lance une campagne marketing ! À la grève de la ratp de 1988--1989, le gouvernement répond par l'utilisation de camions militaires en tant que navettes. Et, signe de la résilience sans faille du peuple, c'est dès 1989 avec Lionel Jospin, alors ministre de l'Éducation nationale, qu'apparaît la problématique du port du voile[25].
On peut trouver toutes sortes d'excuses au retournement libéral du Parti socialiste de l'époque. Quand l'un pointe du doigt la Fondation Saint-Simon, l'autre injurie le trop-à-droite Pierre Mauroy, quand le dernier accuse la « rigueur économique » de Jacques Attali. Le propos n'est pas là : il s'agit de montrer que des stratégies politiques nauséabondes existent depuis bien avant notre naissance.
Pourtant, la génération de nos parents, et celle de nos grands-parents, n'ont en majorité rien fait. Pire, quand nous leur pointons ces mêmes stratégies utilisées de manière similaire de nos jours, en sachant très pertinemment qu'avec le recul elles paraissent bien grosses, ces générations se taisent ou nous répondent d'un ton sec : « vous verrez quand vous aurez notre âge »[26]. Ces générations semblent avoir capitulé, et ne comprennent pas que cela fait déjà plus de trente-cinq ans que le Grand Soir qu'elles appellent de leurs vœux aurait dû se produire. Certes, il y eut 1995, mais ce n'était pas suffisant.
Mais alors, la question qui se pose est la suivante : s'ils étaient révoltés à l'époque, pourquoi avoir lâché les armes ? Les facteurs de leur reddition sont-ils applicables à nous, de nos jours ? Puisque l'on constate que les mêmes procédés sont répétés avec les mêmes effets d'indolence générale, c'est bien que le pouvoir pense sincèrement être en mesure de nous faire courber l'échine. N'est-ce pas cela le plus inquiétant ?
Habituellement je reste emmuré dans ma bulle, parce que c'est ce qu'il y a de mieux à faire. L'incompréhension me tuerait. Mais aujourd'hui, le poison insinué chaque jour par l'écrasante majorité de mes contemporains a atteint un centre névralgique. Je dois être fatigué de me remettre en question à chaque fois qu'une goutte déborde. Après tout, ce devait être moi qui déconnais, pas mes proches, non ?
Bref.
Aujourd'hui, j'en ai marre que des gens dont les seules sources d'information sont Europe 1, bfmtv et le journal de tf1 accourent à la rescousse des gentils crs qui matraquent les méchants anarchistes. D'ailleurs ces anarchistes doivent être méchant, puisqu'ils portent des cagoules, n'est-ce pas ? Ils ne sont surtout pas cagoulés parce que c'est la seule protection contre les gaz lacrymogènes que leur offrent en toute sympathie les gentils crs. Ils ne sont surtout pas cagoulés parce que les mouvements Occupy, et les émeutes de Londres, ont montré l'utilisation des outils de Palantir pour prévenir, surveiller et punir des manifestants pacifiques. Ils ne sont surtout pas cagoulés parce que l'état d'urgence s'est déjà attaqué à des militants écologistes tout ce qu'il y a de plus inoffensif. Non, ils doivent être cagoulés parce que ce sont des casseurs.
Ce qui me met hors de moi, c'est surtout que le discours pro-policier soit tenu par des gens que je respecte par ailleurs, qui se réclament pourtant d'une gauche plus radicale, et qui reconnaissent à côté l'extrémisme des forces de répression. Comprenons-nous bien : je ne fais pas l'apologie d'une violence à coups de cocktails Molotov, je suis pacifiste. Mais je voudrais que l'on compte les points de manière plus équitable.
Quand on met le feu à une voiture de police, le monde est outré.
Quand les policiers chargent une manifestation pacifique, le monde se tait.
Quand on balance un pavé sur un crs, le monde est en colère.
Quand les casques noirs matraquent et blessent trois ou quatre fois plus, le monde ne pipe mot.
Quand un policier est tué, le monde proclame une journée de commémoration.
Quand un civil est tué par des policiers, le monde reste silencieux.
Quand on suppose les raisons des agissements violents, le monde pointe du doigt le chaos.
Quand on a des preuves de manipulation conduisant à ces agissements, le monde regarde le doigt.
Quand un jeune manque de respect à l'uniforme, le monde crie à la radicalisation.
Quand l'uniforme viole un jeune, le monde tergiverse pour savoir si une déchirure anale de 10 cm est une blessure involontaire.
Quand les policiers manifestent, le monde comprend qu'il y a un « sentiment antiflic ».
Quand salariés et fonctionnaires manifestent, le monde estime qu'il s'agit d'une prise d'otage.
Alors j'en ai marre. Je rends mon tablier. Allez tous bien vous faire foutre. Il ne s'agit pas de faire barrage à Marine Le Pen, avec toutes les horreurs du fascisme. La bête immonde est déjà là, et vous l'acclamez. Vous avez courbé l'échine quand Pompidou établissait le libéralisme-roi, vous avez courbé l'échine quand la gauche de gouvernement Mitterrand cassait les grèves à coups de convois militaires et attisait le racisme pour éviter d'avoir à expliquer autrement des mouvements sociaux, vous avez courbé l'échine quand la droite, puis le ps ont réutilisé les mêmes stratagèmes nauséeux en pointant du doigt l'étranger, et maintenant vous courbez l'échine en applaudissant le courage de stratégies militaires et politiques dignes de Thiers.
Mais bon, ce coup de gueule sera sans doute mal interprété, et au mieux on me traitera d'idéaliste, alors ne vous inquiétez pas : dès demain je ferai comme vous, je « douterai de tout, sauf de la nécessité de me trouver du côté de celui qui a le pognon »[27].
« Il faut faire ces changements, c'est nécessaire. Que le peuple exprime son mécontentement, qu'il soit contre ces réformes ou qu'il les approuve est secondaire. Il faut mener ces réformes à leur terme, et je salue le courage de nos politiques qui ont compris que l'on n'est pas en ochlocratie.
--- Dans ce cas, expliquez-nous pourquoi ces changements sont nécessaires.
--- Très bien, nous ferons un exercice de pédagogie.
--- Si à l'issue de celui-ci, vous imposez au peuple, c'est que vous croyez savoir mieux que lui ce qu'il en va de l'intérêt général des individus qui le composent. Mais, permettez-moi cette question : dans ce cas, pourquoi lui laisser le droit de vote ? Après tout, s'il ne comprend pas quel est son intérêt général, alors il ne devrait pas être en mesure de faire un choix éclairé lorsqu'il s'agit d'élever des citoyens. »
Je viens d'apprendre que si une multinationale investit dans un pays, elle est en droit d'attaquer en justice le pays en question si celui-ci passe une loi mettant en péril la rentabilité future et attendue de cet investissement. C'est tout le point sensible des différents traités entre les États-Unis et l'Union européenne, mais cette législation existe déjà pour l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena), entre les États membres de l'Union, et l'ue est en mesure d'en imposer une à la Chine.
Le glissement de la Loi comme garante de l'intérêt général vers les intérêts particuliers de *personnes morales* ravive sans conteste les souvenirs de dystopies cyberpunk où les États ne sont plus que des coquilles vides au service de grandes corporations. Ce ne serait pas étonnant, à l'heure où le chiffre d'affaires de grands groupes dépasse le produit intérieur brut de plusieurs pays combinés[28]. Cela pose une menace pour la démocratie puisque, au-delà de ce glissement, se creuse le fossé entre modèle de société dite démocratique --un homme, une voix-- et fonctionnement d'entreprise capitaliste antidémocratique par nature --où le salarié n'a pas de voix.
Dès lors il serait bon pour l'anarchisme de suivre les conseils de Noam Chomsky, admirablement résumés par Jean Bricmont : l'État est une cage, certes, mais au-delà de la cage il y a les lions que sont les multinationales. Si l'on veut pouvoir se passer de la cage, il faut commencer par l'agrandir de sorte que les lions ne soient plus un danger.
On pourrait y voir une continuité de l'effet Barnum, ce biais cognitif selon lequel toute description vague sera appropriée par l'individu comme se référant à lui spécifiquement. Mais au-delà, ce qui est important de nos jours n'est même plus le produit, c'est la marque ; d'où l'importance du petit motif sonore apposé en fin de spot publicitaire. Le fait de marquer[29] est devenu émotionnel, et donc inconscient. Or, les marques tendent à occuper la place laissée vacante par les religions dans le cerveau, d'après le spécialiste en neuro-marketing Martin Lindstorm. En rendant la marque émotionnelle et inconsciente, le marketing la rend plus insidieuse et imperméable à la raison. Elle est jugement de goût, donc irréfutable.
D'où un positionnement depuis trente ou quarante ans en France des personnalités politiques comme produits. Comme le notait le vidéaste politique Usul, si les vidéos de campagne de Donald Trump ressemblent à des publicités pour de la lessive, celles d'Hillary Clinton font penser à des assurances[30]. De sorte que l'on n'élit plus des candidats sur leur programme[31], mais sur des qualités suggérées, voire sur leur jeu d'acteur (la fameuse « stature présidentielle » comme pleine conscience des « deux corps du roi »).
Comme l'écrivait Marshall McLuhan : « la révolution cognitive viendra des changements technologiques qui prolongeront notre enveloppe corporelle ». Les produits sont, de fait, devenus prolongements des corps transférant leurs attributs aux propriétaires : smartphones, vêtements ou voitures, débarrassés du jugement raisonné, ne sont plus choisis selon leur valeur d'usage mais à l'aune de leur valeur sociale. Le cas de la voiture est parlant : de moyen de transport, elle est devenue caractère sexuel secondaire. Le marketing nous le montre : une belle voiture est à l'homme ce qu'une belle poitrine est à la femme ; elle est extension du corps masculin tout en étant, narcissiquement, fantasme de la femme objectifiée[32]. Voyant nos produits comme des prolongements du corps, il n'est pas étonnant d'observer s'opérer le renversement poussé par l'exemple du politique : notre corps est devenu, de fait, un prolongement des produits, autrement dit un produit en lui-même.
On comprend alors en quoi la construction de mythes modernes au sens de Barthes, doublée d'exemples omniprésents d'humain-produits[33], font que les êtres humains se considèrent de plus en plus comme des marques ou des biens que l'on peut vendre et échanger. L'humain cesse de se revendiquer comme entité spirituelle, et cela m'inquiète au plus haut point.
D'où l'émergence de la société du spectacle où le produit humain tombe dans le paraître constant, copiant le marketing. La condition technique d'apparition du *selfie*[34] était un appareil photo constamment à portée de main --le smartphone. Sa condition sociale était une société de l'apparence où le produit doit savoir se vendre, et celle-ci se réalise.
On pourrait me rétorquer le vieil adage « l'habit ne fait pas le moine » ou « la bouteille ne fait pas la bière ». En somme, l'apparence importerait moins que les qualités intrinsèques[35]. Mais c'est oublier le rôle de l'uniforme dans l'entreprise, pour les tâches où il est illégitime. Quel rôle peut avoir un costume à la cravate assortie pour un emploi de bureau, donc sans contact avec le client ? Il s'agit d'un formidable outil de normalisation pour le capitalisme désireux de gommer toute diversité, donc d'avoir des produits similaires répudiables à merci. La folie de l'uniforme dans l'entreprise, allant jusqu'à l'interdiction de bijoux ou de coupes de cheveux, impose aux produits de changer : le corps est désormais à la disposition de l'employeur[36], la personnalité est soumise à la docilité[37], l'apparence calibrée à l'image que veut se donner non plus l'individu mais la société qu'il sert. Si le manque de représentation de personnes de couleur à la télévision est un combat important, c'est bien parce que la représentation de la diversité est cruciale dans l'élaboration d'un regard qui ne soit pas raciste. Il en est de même pour l'uniforme : gommer la diversité en s'appropriant le corps, c'est empêcher de penser en dehors du cadre de cette appropriation. Il n'est alors pas étonnant de voir reprise en chœur par la politique la rengaine de l'uniforme à l'école ou même du service miliaire...
Alors un capitalisme qui va jusqu'à investir les corps de celles et ceux qui le servent, voilà de quoi montrer l'importance de l'apparence du produit humain. Devant cette somme de biens toujours plus importante, je repense au bateau de Thésée et me demande quand l'espèce humaine cessera d'être.
Sous l'impulsion de quelque connaissance à qui on ne refuse rien, je me suis un temps demandé si le produit automobile était une des causes[38] de la baisse du nombre de familles très nombreuses (quatre enfants et plus). Le symbole de la voiture, avec ses trois places arrière accueillant dans les publicités les trois enfants du couple épanoui, conforme-t-il au produit le désir même de reproduction ?
Au cours du dernier siècle, avoir trois enfants ou plus est devenu moins fréquent : si c'était le cas de quatre femmes sur dix dans les années 1950--1960, ce taux a baissé à trois femmes sur dix dans les années 1980--1990. Or, la part des femmes ayant eu exactement trois enfants est restée stable : deux sur dix dans les deux cas. Il y a donc bien raréfaction des familles de quatre enfants et plus, qui ne représentent aujourd'hui que 5,3 % des familles.
De son côté, le Comité des Constructeurs Français d'Automobiles (ccfa) estime à 31,8 millions le nombre d'automobiles particulières en France en 2015. Si l'on remarque que le parc automobile stagne entre 1930 et 1960 en dessous de la barre des cinq millions, il explose dès 1960 en augmentant de près de cinq millions tous les huit ans.
Il reste néanmoins une donnée de taille à ajouter à l'équation. La ceinture de sécurité trois points, bien qu'inventée par Volvo en 1959, ne devient obligatoire à l'arrière des voitures qu'en 1990. Puisque c'est elle qui limite, de fait, le nombre de places à cinq, on ne peut pas corréler le symbole véhiculé par la voiture avec la baisse des familles de quatre enfants et plus. Il n'y a pas, dans ce cas, de conformité au produit.
Au niveau économique, il est assez étonnant que cette croyance --car ce n'est rien d'autre qu'une croyance, l'histoire nous le prouve-- en une autorégulation physiocrate du marché ne soit pas remise en cause par son postulat même. Car si un ordre se crée, que ce soit par des lois naturelles ou par l'entremise d'une « main invisible » divine, c'est bien que l'on admet une détermination du marché par sa liberté même. En d'autres termes, penser un marché libre s'autorégulant, c'est admettre que d'autres facteurs sont à même de le réguler. De même que l'illustre Schopenhauer : « C'est exactement comme si l'eau disait : Je peux m'élever bruyamment en hautes vagues (oui certes, lorsque la mer est agitée par une tempête !) --je peux descendre d'un cours précipité en emportant tout sur mon passage (oui, dans le lit d'un torrent), --je peux tomber en écumant et en bouillonnant (oui, dans une cascade), --je peux m'élever dans l'air, libre comme un rayon (oui, dans une fontaine), --je peux enfin m'évaporer et disparaître (oui, à 100 degrés de chaleur) [...]. L'eau ne peut se transformer ainsi que lorsque des causes déterminantes l'amènent à l'un ou à l'autre de ces états [...]. »[39] Si le marché est libre comme l'eau, il peut être mis en bouteille ou bridé en barrage. Et pourtant, même l'ordolibéralisme se borne à n'établir qu'un cadre dans lequel le jeu de la concurrence est libre : c'est le rôle de l'État de bâtir l'aquarium où tous, requins comme guppys, nageront sans intervention. Peu importe qu'à la base du contrat social se trouve justement un État jurant de protéger le guppy contre le requin en assurant de manière égale aux deux « paix et sécurité ».
Alors il n'est pas surprenant de constater une grogne contre un néolibéralisme venant placer le marché comme tiers extérieur au contrat social mais bénéficiaire de celui-ci. Foucault présente le néolibéralisme comme le gouvernement étendant l'empire du marché à l'ensemble des individus, mais même si l'on conteste cette définition il faut se rendre à l'évidence : nous sommes arrivés au point où, en France et dans le monde, la politique sert l'intérêt d'investisseurs plutôt que celui pourtant plus général et légitime de ses citoyens ! C'est, comme le note Frédéric Lordon, « l'éviction du corps souverain par le tiers intrus du groupe des investisseurs institutionnels »[40].
On ne peut pas dire que nous n'avions pas été prévenus, ce n'est pas une surprise. Cela fait plus de trente ans que sont invités sur les chaînes de télévision, à la radio et dans la presse écrite les mêmes experts économiques qui glorifient le néolibéralisme. C'est la *doxa* politique depuis bien avant ma naissance, et le système médiatique glose dans un entre-soi aux allures de débat, au point que Bourdieu se tenait scrupuleusement à l'écart de toute émission de télévision. Ne sont abordés comme thèmes que ceux qui s'inscrivent dans les deux principaux axes du programme libéral : que le marché est formidable, et que ce serait une nouveauté de moderniser la société. Ainsi s'est dessiné tout ce temps ce cadre où les réformes politiques sont « difficiles mais nécessaires » pour moderniser le pays, tout opposant étant taxé d'arriérisme. Comme le corps social montrait tout de même une certaine résistance, il fallait l'éduquer, faire preuve de *pédagogie*[41] : après tout, s'il était contre des changements, c'est qu'il devait ne pas avoir les yeux en face des trous, non ? Et de répéter le mantra de Thatcher : « *there is no alternative* ». Pourtant, lorsque l'on plonge dans les recommandations de l'ocde, ou des *think tanks* comme Terra Nova et l'Institut Montaigne, les gants ne sont pas mis. On y apprend, par exemple, qu'en cas de résistance de la population il sera nécessaire d'user d'une dégradation progressive du service public, de sorte que l'alternative du privé devienne attractive[42].
Les effets se font déjà ressentir : au Royaume-Uni, les inégalités sociales ont progressé de manière spectaculaire. À Glasgow, par exemple, l'espérance de vie des classes sociales supérieures est de 82 ans, celle des catégories les plus pauvres n'est que de 54 ans. À titre d'information, l'espérance de vie des pauvres en Inde reste de 62 ans... Comment, dès lors, nier que le requin n'est pas en train d'envoyer gaiement les guppys sur le chemin de l'extinction ?
Je ne veux pas travailler en agence, mettant mon temps et mes forces au service d'un quelconque plan marketing voué tout au mieux à disparaître dans les dix ans. Ni esclave, ni maître, me soumettre à une idéologie meurtrière et insidieuse est bien le dernier de mes souhaits.
La seule arme que j'ai, c'est la plume. Or, le pouvoir économique et politique a mis en place ses garde-fous : ne sont susceptibles de manger à leur faim que les auteurs le caressant dans le sens du poil. Comment assurer mon avenir sans me compromettre ?
Au niveau sexuel, le capital est déficitaire : à moins de tripler le nombre de rapports par an avec les deux partenaires qu'il me reste, je n'atteindrai sans doute pas la moyenne avant la fin de ma vie.
Mais avec les quelque 800 films vus en dix ans, je pense que ma somme culturelle est positive.
En matière de réseau de connaissances, la moyenne de contacts Facebook étant de 130, il est peu probable que j'atteigne une telle sociabilité avec ma trentaine de proches sur mes neuf années de présence.
Cela est-il compensé par mon vocabulaire riche, qui me permet de me situer dans la moyenne haute de la population ?
Je pense avoir contribué à hauteur de 650 € au salaire socialisé des Français sur les dix dernières années, alors que dans le même temps ma survie n'a tenu qu'aux 23 000 € d'aides fraternelles. Je sais qu'il me faudra au moins cinq ans pour rembourser ma dette à la société, si je travaille au Smic, et que l'on ne considère pas qu'une grande partie de cette aide est revenue à l'État entre-temps sous forme de taxes diverses.
Si l'on voit la vie par calcul, à la manière d'une gestion d'entreprise, alors le constat est simple : mon solde intellectuel et culturel positif ne suffit pas en lui-même à compenser mes dettes sociales et affectives. Si cette approche de la vie vous semble odieuse, préparez-vous parce qu'elle s'établit comme norme.
« Gemo, pour femme et enfants. » Car oui, c'est pratique, les femmes s'occupent des gosses, et elles peuvent se faire plaisir par la même occasion. Le sexisme n'a jamais été si raffiné. À celles et ceux qui me prennent pour un interprète aux théories échevelées, lisez donc un manuel de marketing.
Les gens sont trop cons. Je tiens de mon père cet aphorisme : même l'abeille, voyant la main se refermer sur elle, pique celle-ci dans un ultime sursaut.
Le socialisme est basé sur l'idée que les changements graduels --ou réformes-- sont plus efficaces que la révolution brutale pour combattre le capitalisme. L'erreur des socialistes aura été d'oublier que c'est également une arme formidable si elle tombe aux mains de l'ennemi...
En arrivant au lycée, j'étais marxiste. J'en suis sorti libertaire.
Le cérumen des ministres est imperméable aux cris du peuple.
La société de l'image était contingente mais nécessaire, en ce qu'elle aurait pu ne pas se produire, mais qu'au vu des événements il ne pouvait pas en être autrement.
1. Sans aller chercher l'étymologie du travail dans le latin *tripalium* (instrument de torture), on rappellera que la phrase de Nicolas Sarkozy reprise par Emmanuel Macron « le travail, c'est la liberté » fait écho à l'ironique frontispice des camps de concentration nazis « *Arbeit macht frei* », le travail rend libre. Comme le souligne le sociologue Loïc Wacquant : « Comment voulez-vous que des jeunes, qui ont des emplois placards et des stages bidons, acceptent de rentrer dedans si on ne leur dit pas que le travail c'est formidable ? » (*Attention danger travail*, 2003). Notons également que cette valeur travail est une construction somme toute récente de la société occidentale, au mieux peut-on la dater de deux siècles puisque Paul Lafargue constate que « les Grecs de la grande époque n'avaient, eux aussi, que du mépris pour le travail : aux esclaves seuls il était permis de travailler : l'homme libre ne connaissait que les exercices corporels et les jeux de l'intelligence. » (*Le Droit à la paresse*, 1880), tandis qu'Albert Einstein écrit qu'« il est intéressant de constater à quel point l'attitude des hommes face au travail s'est modifiée au fil du temps. Quand Adam fut châtié, il entendit "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front". Le travail lui fut imposé comme châtiment et fut considéré comme une malédiction. Le châtiment de l'Adam moderne, c'est d'être licencié et privé de son travail. » (lettre au *New York Herald Tribune* du 30 avril 1939)
2. Selon les chiffres de l'Insee en 2015, 90 % des actifs sont salariés. Il est à noter que, selon ces mêmes données, en 1970 ce taux n'était *que* de 79 %.
3. « Vous semblez oublier, en effet, mes amis, que vous n'êtes que des salariés, c'est-à-dire les êtres les plus vulnérables du monde capitaliste ! Des chômeurs en puissance ! Le chômage... Le chômage et son cortège de misères... Y avez-vous pensé ? Finie, la p'tite auto, finies les vacances au Crotoy, fini l'tiercé... C'est pourquoi, mes amis, si vous avez des revendications d'salaire à formuler, vous m'adressez une note écrite et j'la fous au panier, et on n'en parle plus. Nous sommes bien d'accord ? », comme le dit Bernard Blier dans le film *Un idiot à Paris* de Serge Korber, dialogue écrit par Michel Audiard.
4. À celles et ceux, laquais du pouvoir ou simples idiots du village, qui voudraient *simplifier* le Code du travail, je leur conseille donc de commencer par en expurger tout lien de subordination juridique permanente.
5. Du latin *servus* (esclave), défini par la *Convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage* de l'onu comme la « condition de quiconque est tenu par la loi, la coutume ou un accord, de vivre et de travailler sur une terre appartenant à une autre personne et de fournir à cette autre personne, contre rémunération ou gratuitement, certains services déterminés, sans pouvoir changer sa condition ».
6. Que l'on ne vienne pas me dire que ce quart des sdf dormant dans leur voiture ou à la rue malgré un emploi est une condition préférable au servage logé et nourri (*Insee Première*, numéro 1494). Avoir un emploi ne garantit plus un logement.
7. D'aucuns écriraient ici « lutte des classes ».
8. Et derrière, tout le discours sur le mérite que l'on retrouve fréquemment dans la bouche de filles et de fils d'industriels sortant de l'ena.
9. Selon le numéro 1414 de *Insee Première*, 90 % des micro-entreprises dégagent un revenu inférieur au Smic au bout de trois ans. S'il m'était moins odieux de gouverner, il faudrait alors savoir que seules 50 % des entreprises dépassent la barre symbolique des cinq ans d'existence... (enquête Sine menée par l'Insee en 2013, *Insee Première* numéro 1441)
10. Daria Morgendorffer, *Daria*, saison 2, épisode 8.
11. On pense ici au problème de la main d'œuvre qualifiée et à sa rémunération. Tant qu'un pays n'a pas une main d'œuvre qualifiée à un prix intéressant, il n'est pas compétitif. Si le prix devient trop élevé, il sera plus avantageux d'aller chercher la main d'œuvre ailleurs. C'est la situation des délocalisations, qui deviennent obsolètes dès lors que l'on supprime la main d'œuvre de l'équation.
12. « Aristote prévoyait que "si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d'œuvre de Dédale se mouvaient d'eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d'elles-mêmes, le chef d'atelier n'aurait plus besoin d'aides, ni le maître d'esclaves." Le rêve d'Aristote est notre réalité. Nos machines au souffle de feu, aux membres d'acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d'elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l'humanité [...] » (Paul Lafargue, *Le Droit à la paresse*)
13. Philippe Robert fait ici référence à la délinquance, aux vols notamment.
14. Voir à ce sujet l'incontournable Michel Foucault.
15. Avec 3,5 millions de demandeurs d'emploi de catégorie A (donc sans aucun emploi, même précaire par ailleurs) pour 400 000 offres d'emploi publiées, j'attends de pied ferme le ou la première à m'affirmer le contraire. On pourra toujours me répondre que les offres de Pôle emploi ne représenteraient qu'une partie des offres à pourvoir, mais même les estimations hautes ne dépassent pas les 2 millions : nous sommes loin du compte pour la catégorie A, et encore plus si l'on pense à l'ensemble des chômeurs. Et ne rêvons pas, le cdi n'est plus la norme, la précarisation de l'emploi est un fait.
16. L'aide à domicile est le secteur qui a le plus de difficultés à recruter, et pourtant c'est aussi le moins bien rémunéré. Croyez-vous réellement qu'en facilitant les licenciements et la durée de travail vous rendrez ce secteur attractif ? Il est proprement hallucinant de voir des libéraux convaincus du bien-fondé de la concurrence ne pas comprendre les règles les plus élémentaires du marché que sont l'offre et la demande.
17. Notons tout de même qu'un tiers des 18--24 ans a voté pour le candidat de la France insoumise. Bien que ce soit Benoit Hamon qui ait le plus mis en avant cette question de l'automatisation, il n'était pas porteur d'un projet de société radicalement nouveau. Le succès de Jean-Luc Mélenchon auprès de la jeunesse donne un petit espoir pour l'avenir, mais soyons assuré que le pouvoir ne se laissera pas déposséder sans combattre, et il ne m'étonnerait pas que cette jeunesse finisse comme ses parents par courber l'échine.
18. Bien que partisan d'une certaine vision du salaire à vie, je ne vais traiter ici que du seul revenu de base. La première objection ne peut être érigée contre le salaire à vie, la seconde reste un sujet débattu même des adeptes de Bernard Friot.
19. Emmanuel Macron. « Le travail c'est la liberté » : Nicolas Sarkozy. « Le travail rend libre » : camps de concentration nazis et usines de fabrication de Zyklon B... Le point Godwin est assumé.
20. Bernard Friot propose que la coercition soit transférée à des instances de qualification : la société décide démocratiquement que ces tâches ingrates soient mieux valorisées, que le salaire versé soit plus important. D'autres débattent sur la nécessité d'établir des « tours de garde » : chacun devra s'astreindre à faire une ou deux fois dans l'année le ramassage des poubelles, ce qui permettrait de prendre conscience des différentes problématiques liées à ces tâches.
21. Toute ressemblance avec une personnalité politique contemporaine dont les initiales sont E. M. est purement fortuite.
22. « Nous vivrons et l'économie française et les industriels et les commerçants français doivent vivre, désormais, dans la préoccupation permanente. Il s'agit de se dire qu'ils sont toujours menacés par la concurrence, qu'il faut toujours qu'ils fassent mieux, qu'il faut toujours qu'ils produisent à meilleur compte, qu'ils vendent la meilleur marchandise à meilleur prix et que c'est ça la loi de la concurrence et la seule raison d'être du libéralisme. » (Georges Pompidou, juin 1967)
23. Oui, le père de Pierre Gattaz, à la tête du cnpf qui deviendra l'actuel Medef...
24. Quand, en janvier 2017, certains annoncent que la fermeture de psa à Aulnay-sous-Bois est liée à « l'omniprésence religieuse », on voit que le stratagème a fait son chemin.
25. Problématique qui n'a cessé d'enfler depuis la « circulaire Bayrou » de 1994.
26. En toute franchise, j'aimerais pouvoir dire à ton âge que j'ai participé à changer les choses. Et je commencerai déjà par ne pas faire d'enfant tant que ce n'est pas réglé. Il n'y a aucune excuse à notre mise au monde, aucune excuse autre que l'égoïsme de nos classes pauvres, puisque justement nous faisons face aux mêmes problèmes rencontrés il y a déjà trente-cinq ans. À tel point, d'ailleurs, que Coluche comme Desproges paraissent nos contemporains, ce qui est effrayant à plus d'un titre.
27. « Arthur : Pour faire simple : on peut douter de tout sauf de la nécessité de se trouver du côté des opprimés. [...] Si vous tombez sur trois mecs qui tapent sur un seul, vous êtes toujours du côté de celui qui est tout seul, peu importe ce qu'il a fait.Yvain : Ah bon ! C'est marrant parce que mon père il a une phrase presque pareil : "On peut douter de tout sauf de la nécessité de se trouver du côté de celui qui a le pognon". » (dialogue d'Alexandre et Simon Astier, *Kaamelott*, Livre III, épisode 86 : *La Chevalerie*, écrit par Alexandre Astier)
28. Le classement 2016 donne Walmart comme première entreprise mondiale avec un chiffre d'affaires de 482 milliards de dollars, la plaçant en vingt-cinquième position avant la Pologne et la Belgique s'il s'agissait d'un pays. Dit autrement, une seule entreprise est plus puissante économiquement que 79 pays combinés (sur un total de 196).
29. « Marquer au fer rouge », puisque le terme de marque vient de l'anglais *brand*, qui signifie justement cela : marquer le bétail.
30. La lessive, lavant « plus blanc que blanc », est une réponse à un problème posé : ici les taches, là l'immigration. Les assurances, réconfortantes, donnent au public un espoir en promettant un avenir plus radieux.
31. Un sondage OpinionWay indique qu'Emmanuel Macron n'a recueilli que 55 % d'adhésion directe au premier tour des présidentielles de 2017. Sur cette base d'électeurs, une enquête Ipsos sur les motivations du vote montre qu'il a d'abord été choisi « parce qu'il incarne le changement » (64 %), son programme n'arrivant qu'en seconde position avec 37 %... Le reste est du même acabit : « l'honnêteté » (22 %) et la « stature présidentielle » (20 %) occupent une bonne part. Aujourd'hui, plus de 66 % des sondés d'une enquête Vivavoice pour *Libération* pensent que le clivage gauche-droite « n'est plus pertinent et doit être dépassé » : les valeurs politiques n'ont plus d'importance, seul compte désormais *l'élu produit de l'année*.
32. La grande majorité des publicités de voiture s'adressent à des hommes, et une part importante met l'accent sur la sexualité suggérée. Comme le dit si bien Audi : « Il a la voiture, il aura la femme. » Voir à ce propos la vidéo *Mythologie publicitaire de la voiture* de Horizon Gull.
33. La politique et le journalisme ont cela en commun avec le sport et l'industrie du divertissement d'avoir mis en place un Mercato où l'être humain n'est qu'un produit interchangeable, suffisamment flexible pour passer ici d'une rédaction à l'autre, là d'un film à une série, et ici encore de choisir un parti ou un autre au sortir de l'ena en se fondant non sur des convictions mais sur un plan de carrière. Quand une femme ou un homme politique, une fois son mandat terminé, se retrouve débauché à la tête d'une importante entreprise, comme ce fut le cas plusieurs fois en France, c'est bien que l'entreprise considère la personne comme produit dont elle achète la représentation, le réseau et les connaissances. C'est d'ailleurs la base même du capitalisme, constamment rappelée aux demandeurs d'emploi : il faut savoir *se vendre*, être *porteur de projet* monnayable par l'entreprise.
34. Nous prenons ici l'exemple du *selfie* comme épiphénomène, mais nous aurions tout aussi bien pu parler des relations sentimentales et des sites de rencontres. Cela aurait été un poil plus long, puisque le sujet est plus vaste et intriqué.
35. Voilà un point de divergence avec certains de mes amis : le costume et l'habillement ne sont pour moi qu'apparat, déguisement pour la place sociale. S'il m'arrive d'accrocher une cravate à ma chemise, c'est justement pour me déguiser « comme Robin des Bois lorsqu'il va voler le Shérif », pour reprendre l'expression de François Ruffin.
36. Certaines entreprises imposent des uniformes aux poches absentes, comme pour signifier un manque de confiance envers le salarié jugé potentiellement voleur. On peut par exemple estimer le rang hiérarchique d'un « collaborateur McDonald's » à son nombre de poches. D'autres boutiques de lingerie inscrivent sur le badge les mensurations de leurs employées, les objectifiant de fait. Voir à ce propos les vidéos *L'habit fait le moine* et *La soumission au costume* de Horizon Gull.
37. J'entends ici la *personnalité* au sens éthologique du terme : comme comportement observable à une situation donnée. En généralisant le port d'un uniforme ridicule, une enseigne de vente en grande surface tend à rendre responsable, aux yeux de ses employés, les clients des mauvaises conditions de travail : en devenant décor et dépossédé de son propre nom inscrit sur le badge, le vendeur est pris de haut par le client et n'aura pour seul recours la vente de biens à celui-ci. La condition du vendeur ne pouvant être dépassée qu'en allant dans le sens de l'entreprise, il y a bien docilité du comportement.
38. Et une des causes seulement : il serait stupide d'y voir la cause principale, puisque d'un côté le rôle des moyens de contraception serait effacé, et de l'autre celui du revenu de vie (35 % des couples avec quatre enfants ou plus vivent sous le seuil de pauvreté, d'après le numéro 1531 de *Insee Première*).
39. Schopenhauer, *Essai sur le libre arbitre*.
40. « Tout le travail de la critique sociale et politique est de faire saillir à nouveau ces enjeux de la violence intrinsèque aux rapports sociaux du capitalisme et de montrer qui est de quel côté de ce rapport violent. [...] Ce qui est une violence, c'est ce qui se commet, en ce moment, sur le dos des peuples, au nom des créanciers internationaux avec l'aide des gouvernements qui sont supposés servir les intérêts du peuple. Pour moi, c'est le phénomène le plus stupéfiant de la période actuelle [...] qui est ce phénomène d'intrusion d'un tiers dans le contrat social national. Il y a un tiers, qui est ce groupe informe des créanciers internationaux (qui ne sont pas qu'internationaux, il y a aussi des créanciers nationaux dedans : les fortunes nationales qui souscrivent à la dette publique). Ce groupe informe des investisseurs s'introduit dans le contrat social en force puisque l'on est, d'une certaine manière, fondé à dire que les politiques publiques sont faites d'après les réquisits des investisseurs institutionnels et non plus au service de la population qui est, supposément, l'ayant droit principal --non pas principal, *exclusif*-- de la politique d'un État souverain. » (Frédéric Lordon, entretien avec le journal *Fakir* paru le 15 mai 2013)
41. En réalité, de *propagande*. L'un des fondateurs du marketing Edward Bernays écrit dans *Propaganda* : « La propagande [...] revient à enrégimenter l'opinion publique, exactement comme une armée enrégimente les corps de ses soldats. Les gens susceptibles d'être ainsi mobilisés sont légion, et une fois enrégimentés ils font preuve d'une telle opiniâtreté qu'ils exercent collectivement une pression irrésistible sur le législateur, les responsables de journaux et le corps enseignant. »
42. Un rapport de l'ocde paru dans le *Cahier de politique économique* numéro 13 en 1996 est assez limpide sur la direction prise : « Si l'on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la *quantité* de service, quitte à ce que la *qualité* baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d'élèves ou d'étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d'inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l'enseignement et l'école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l'établissement voisin, de telle sorte que l'on évite un mécontentement général de la population. [...] Du point de vue de l'efficacité, le maintien de la qualité de l'enseignement supérieur peut être préférable à la croissance rapide des effectifs d'étudiants mal formés. Mais le classement des mesures de stabilisation en fonction du risque politique ne relève, ni de l'efficacité, ni de la justice ; il résulte de rapports de force entre les groupes d'intérêt touchés par l'ajustement et un gouvernement en position de faiblesse.»
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