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Heureuse insouciante ! Puisses-tu ne jamais connaître les tourments de l'âme te poussant à produire, toujours produire, encore produire, pour rejeter, dégoûté, au petit matin les fruits de ta plume ! Tes enfants seront de chair, les miens ont l'encre pour sang. Mais alors que les tiens hériteront de l'harmonie, les miens auront les traits de mon âme, ils ne seront jamais plus que des avortons malhabiles. Si c'est cela le sens de mon existence, la mort est bien cruelle de ne m'étreindre que si tardivement, contemplant, amusée, les soubresauts de ma noyade intellectuelle.
Ne comprends-tu pas ? Suis-je véritablement le seul à tenter de m'écrire ? Passe le temps, passe l'envie. Je m'avoue vaincu à présent : si je n'écris, je n'ai de sens ; qu'importe d'en avoir. Je suis d'une espèce en voie d'extinction du fait même qu'elle ne cesse de croître en nombre. Je suis écrivain. Le monde n'a plus besoin d'écrivains ; il en a tant ! Comment devenir une légende dans l'océan des multiples ? Au fond, ma vocation ne trouve sa source qu'en un narcissisme exacerbé. Je me croyais frappé du syndrome d'Algernon, mais la vérité est une lumière bien plus crue.
Voilà pourquoi je m'enfuis. Lâche, le voyage vers l'Afrique de Rimbaud m'effraie pour son côté unilatéral, sans retour possible, à l'image du suicide. Alors que peut-il me rester pour m'enfuir, si ce n'est les paradis artificiels ? Le paradoxe se trouve donc être simple : sans paradis je meurs de doute et explose de travail ; avec j'explose de certitudes et meurs de ne pouvoir les réaliser. Métaphoriquement, l'écrivain meurt chaque fois qu'il doit taire ses mots, laissant un récit s'achevant sur le poignard du point final. Ou quand il y a mille romans en lui, mais qu'il réalise qu'aucun de ceux-là ne peut s'écrire sans qu'il meure lui-même à les écrire. Tout cela pour quoi ? Jamais il ne recevra de remerciements, jamais son sacrifice ne sera compensé.
On pourrait croire qu'il y gagnerait l'amour de femmes cultivées, mais il n'en est rien. Des femmes, l'écrivain n'en verra que le dos, tournées qu'elles sont vers l'insipide, vers le néant. Au reste, peut-on leur en vouloir ? Peut-on les accuser de rechigner à tourner leur cœur et leur esprit vers celui qui doute, dont les mots certes adéquats et emplis d'une certaine cohérence esthétique ne font que cacher une carcasse de corps, un esprit par trop tourmenté ?
Tu souris, il n'y a pourtant pas de quoi. Si seulement il existait un moyen pour devenir un poisson, pour ne penser pour ainsi dire qu'à manger, boire, dormir et mourir ! Un moyen pour réduire ce qui me sert de cervelle à l'état déplorable de mes congénères. Bref, un moyen d'être comme toi, d'être comme tant d'autres, insouciants et ignorants ! Perdre ce qui fait que je suis pour enfin être. Oh, mais il existe peut-être un moyen. Il existe peut-être quelque breuvage oublié des chamanes, qui m'endormira à jamais. Ce qui calme les ardeurs et les délires schizophrènes serait forcément d'un secours immense à un esprit tel que le mien.
Laisse tomber. Tout cela n'en vaux pas la peine. Oublie tout ce que je viens d'écrire, ce n'est, encore une fois, qu'élucubrations d'un fou.
Je voulais être hors du monde. Tu sais, comme lorsque l'on sort d'une nuit passée à fumer et à regarder des films, ou bien même à lire. La fatigue s'ajoute alors à cette impression d'avoir vaincu la nuit en voyant poindre les premiers rayons de soleil. C'est là que j'écris le mieux, dans ces moments d'irréel où le monde peut très bien ne plus exister, marqué que je suis de la nuit.
J'ai connu bien des personnes durant ma (jusque-là) courte existence, et nombreuses étaient celles qui pouvaient me tirer hors du réel. J'ai connu Gatsby. J'ai connu Dean Moriarty. J'ai connu McMurphy, et Dionysos lui-même. Sans doute ai-je été l'un de ces visages-là par moments, pour certains. Mais cela ne suffit pas. Je voulais m'élever bien plus haut, bien plus loin, et c'est, je crois, ce qui aurait pu faire ma perte un jour.
Marquer l'histoire humaine, ne serait-ce que comme un nom en bas de page. Je ne veux pas entrer dans l'Histoire, surtout pas ! Ce serait l'occasion de devenir synonyme d'un parking ou d'une maison de retraite, et je n'ai pas cette prétention. Non. Simplement pouvoir tirer un peu de satisfaction à me dire que, quelque part, j'ai joué un rôle dans l'humanité ; que, peut-être, j'en ai été une incarnation. Un avatar. Aussi absurde que cela puisse paraître de prime abord, je pensais sincèrement que c'était en m'éloignant au mieux de la réalité que je pouvais devenir cela. Il ne s'agit pas de fuir, mais bien au contraire d'embrasser la transcendance de l'être humain.
La vie n'offre pas de telles opportunités. Le réel ne recule que par petits moments bien spécifiques, avant que le temps ne réclame ses droits. J'ai aimé, j'ai pleuré, j'ai perdu et j'ai raté. Me voilà vieux et esseulé, cloîtré dans une maisonnette de campagne à taper frénétiquement au clavier ce que je pense être les derniers mots que j'adresserai au monde. Oh, on pourra rire de moi, se dire que je n'ai pas vécu, qu'un quart de siècle ne suffit pas, et que la vie se déroule toujours sous mes pieds. Mais je connais le chemin.
Bientôt, on viendra saisir mes biens. Comme toute caricature d'écrivain, j'ai des dettes, et elles arrivent à échéance. Ce livre sur lequel je planche, ce n'est pas tant un moyen de me racheter qu'un testament. Je vais disparaître, tu en es peut-être consciente, et je veux léguer à notre génération au moins un petit peu de ce qu'elle m'a offert.
Notre génération verra la fin du travail, la fin du pétrole, la fin de notre écosystème. Si l'on est optimiste, elle verra peut-être le début d'une nouvelle étape dans l'évolution humaine, elle trouvera le moyen de rendre l'air respirable de nouveau et l'eau potable, et enfantera pour la première fois hors de notre monde natal. Mais tout cela, notre génération n'en bénéficiera pas. Elle n'entrera pas dans l'Histoire, elle n'est qu'un relais pour un passage de bâton plus important. Au mieux, elle sauvera la Terre. Au pire, elle en verra la destruction. Voilà le sacrifice de notre génération : nous n'entrerons pas dans l'Histoire, car l'Histoire pourrait très bien se terminer avec nous.
Oh, je sais bien que peu d'entre nous ont pleinement conscience de ces enjeux. Ils font d'excellents psychonautes, ceux qui voient le tableau d'ensemble, qui comprennent les lois qui régissent notre monde et qui prévoient sa course. Mais la compréhension des moindres rouages ne va pas sans une certaine désensibilisation. Le monde perd de son éclat : les montagnes ne sont plus que des collines, les océans des lacs. Il faut nous relier au monde, nous y insérer de nouveau, et cela passe par l'émotion. *« We think too much and feel too little »*, disait un Chaplin il y a plus de soixante-dix ans. La compréhension nous éloigne du monde, l'émotion le rend merveilleux. Il nous faut des gens merveilleux.
Où en trouve-t-on à profusion ? Parmi ceux qui célèbrent la vie. Parmi les fêtards, recherchant à s'extirper de ce monde glauque par camaraderie joyeuse. Même Dionysos avait son culte à mystères... La dépendance n'est pas une question, ici, puisque ces êtres ne sont dépendants qu'à la vie et au monde. C'est une notion difficile à appréhender : pour celui qui analyse en permanence les moindres symphonies, avoir la possibilité de perdre momentanément cette compréhension pour ressentir la musique en profane n'a réellement pas de prix.
Voilà pourquoi je m'intéresse aux fêtards, au point d'y consacrer un livre. Tu le sais, je suis plus observateur que réalisateur, j'écris sur les demi-dieux en me tenant sur leurs épaules. Je t'enverrai bientôt quelques extraits de ce que j'ai réussi à produire.
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