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Ah, la plage ! Distraction du prolétariat où se mêlent en toute indifférence deux activités fort opposées.
L'une, noble en apparence, consiste à passer un peu de son temps libre à lire l'ouvrage d'un auteur qui ne nous est connu que sous le titre ronflant de « grand gagnant du prix Goncourt » ; ledit ouvrage traitant toujours d'une histoire d'amour et d'argent, thèmes chers aux gens du peuple qui ne peuvent atteindre ni l'un ni l'autre. Lorsque ce n'est pas une couverture dépouillée que nous lisons, il s'agit le plus souvent du journal du jour, acheté aux autochtones, et que nous parcourons afin de ne pas oublier le travail que nous fuyons en vacances sur ce lieu ensoleillé. En désespoir de cause, celles et ceux qui ne savent pas lire écoutent de la musique dans un petit baladeur numérique.
La seconde activité est bien moins saine, si tant est qu'une mauvaise lecture ne puisse être la pire des occupations. Il s'agit d'une débauche de corps, vague masse rosée et mouvante comme une gelée sur un plateau d'argent. Les hommes arborent une fourrure digne du singe --peut-être est-ce là que Darwin eut l'idée de l'évolution-- et se plaisent à promener un ventre sur la plage. Mais les pires sont les femmes. Grosses, leurs graisses remuent au rythme des vagues ; vieilles, leurs glandes mammaires aux rides multiples leur servent de bouclier aux malotrus. Et, bien entendu, sous ce patchwork de parasols se cachent celles qui prétendent vouloir bronzer, exhibant fièrement leurs seins siliconés aux allures de pyramides.
Alors ne me demandez plus pourquoi je ne supporte la vue de la mer qu'au vent montant des falaises grises, là où aucun touriste ne vient attenter à la pudeur.
Car ce sont eux les propriétaires.
Eux. À ma droite se trouve ce que l'on nomme vulgairement une « femme forte ». Forte, elle ne doit pas l'être, pourtant. Affalée sur deux sièges --heureusement que la banquette arrière est spacieuse--, elle dort la bouche ouverte, un filet de bave entre les dents, tout en ronflant bruyamment. Devant moi, le conducteur âgé, sévère, tue le temps en tapotant sur le volant. Enfin, à sa droite, sa fille aux formes généreuses qui seule me rend l'envie de vivre.
Comment me suis-je retrouvé dans cette galère, moi qui serais plus volontiers le maître du navire ? Simple question de covoiturage. En effet, la famille est écolo, et ils partent en vacances dans le même coin paumé que moi. Douze heures de route. Avec un arrêt toutes les quatre heures. Nous sommes partis à trois heures du matin, pour éviter les bouchons, ces demi-dieux de l'autoroute de vacances.
Au départ, je n'osais rien dire ni faire, de peur de paraître impoli. Puis, voyant que seul le conducteur n'avait pas les yeux clos, et alerté par les ronflements couvrant les bruits calmes du moteur qui provenait de la créature assise à mes côtés, je crus convenable de sortir un petit lecteur de musique. Mais, à peine les mousses somptueuses des écouteurs se lovèrent-elles dans les lobes de mes oreilles que le patriarche fit flamboyer le tableau de bord d'une superbe couleur bleue néon en allumant le lecteur de disque incorporé. Genesis ! Pink Floyd, à la limite, ou même Queen, j'aurais accepté sans rechigner. Alors j'allume mon propre lecteur. Megadeth semble une minute me sauver, lorsque, mélomane averti, m'attendant à écouter un de mes chorus favoris, Genesis revient à l'assaut. Megadeth tente bien de résister, s'incline bientôt, vaincu par les cinquante watts des enceintes de la voiture. Laissant les piles de mon lecteur se décharger dans cette carcasse inutile, je ferme les yeux de dépit. Bien sûr, je ne peux m'abandonner qu'au dépit, et non aux bras de Morphée.
À l'arrêt suivant, nous sommes près de la frontière, et je suis bien heureux de pouvoir me dégourdir les jambes sur l'aire de repos. Je vois le béton froid et sans vie de toilettes toutes proches, où bourdonnent les mouches et les vacanciers s'y soulageant. Ayant l'intention de m'y traîner, je fais quelques pas dans leur direction, mais j'entends presque aussitôt le père, derrière moi, adresser à sa fille, qui semblait elle aussi avoir un besoin pressant :
« Garde la voiture. »
Je me retourne. Je croise le regard de la jeune fille, un regard plein de souffrance, où la haine était la braise de l'espoir. Je me sens coupable d'un crime de lèse-Cendrillon, décide de rebrousser chemin et, croise les parents marchant comme seuls le font les hypocrites bourgeois.
Lorsque j'arrive à la voiture, le fille s'est assise sur la banquette arrière. Je m'approche doucement. Elle est petite, maigre, et ses cheveux courts sont blonds et bouclés. Ses vêtements amples ne moulent pas ses seins de jeune femme. Un pull à col roulé cache même son cou, que je devine aussi pâle que le reste de sa peau. Je lui tends une boîte aux multiples couleurs.
« Un bonbon ? »
Ses yeux sont humides lorsque, après un silence, elle les incline vers les miens. Ils sont verts, d'un vert de verdure, ce qui me fait penser au printemps. En fait, tout en elle me fait penser au printemps, que ce soit son pull aux motifs floraux, la fraîcheur de ses gestes, ou bien ses formes qui feraient se battre les hommes durant la période des ruts, moi le premier.
« Je n'ai pas le droit, merci, me répondit-elle.
--- Quel âge as-tu ?
--- Je viens d'avoir dix-sept ans. »
Nous parlons presque d'égal à égal, puisque je n'ai que cinq ans de plus. Mon regard se perd un moment dans les buissons qui bordent l'aire de repos, mais très vite revient sur cette charmante fille.
« Pourquoi portes-tu des vêtements aussi larges ? »
La question paraît la surprendre et il lui faut un certain temps pour répondre qu'elle aime bien ça. Sa voix, malheureusement, n'est pas en accord avec ses propos.
« Ta mère ne souhaite pas que tu puisses m'aguicher, n'est-ce pas ? »
Elle semble perdue, cherche des yeux une éventuelle diversion, n'en trouve pas, acquiesce gravement. Je sens ma gorge se nouer. Quelle peine elle me fait, coincée dans des vêtements qu'elle n'a pas choisi faisant un voyage qu'elle n'a pas choisis avec des parents qu'elle n'a pas choisis... Les parents reviennent justement, toujours avec leurs pas lourds. Ils s'assoient dans le véhicule. La fille se lève, espérant enfin pouvoir se satisfaire dans le bâtiment austère, mais le père lui demande :
« Où vas-tu comme ça ? On repart.
--- Mais je dois aller aux toilettes !
--- Tu pouvais pas y aller avant ? »
Je tourne la tête et m'écarte pour que personne ne remarque mon air outré. Ma vessie aussi est pleine mais je sais, je sens plutôt, que je ne peux pas me permettre d'y aller maintenant. Cette jeune fille en avait bien plus besoin, et je m'en serais voulu de lui créer des histoires.
Il fut un temps où je pouvais écrire des heures. Peut-être devrais-je me rééduquer. Je suis à Lisbonne. C'est une longue histoire. Je dois finir mon livre. Tout le monde pense que je l'ai abandonné, et une part de moi-même a choisi de les croire.
Cela fait trois jours que je suis installé dans un petit appartement miteux près du port. Quatrième étage, ce fichu escalier n'a pas deux marches semblables. Près du balcon, sur une petite table, mon ordinateur portable affiche fièrement une page blanche.
Enfin, une page blanche... Disons plutôt, pour être honnête, qu'elle fut soulevée par les marées des caractères de typographie, avant que, dans une rage désespérée, je n'y remette le calme.
Je pense à l'amour des écrivains pour leur machine. Hunter S. Thompson et sa Selectric. Kerouac y jouant une longue mélodie des jours durant, pour finir avec une longue bandelette ininterrompue. Burroughs qui lui parlait, gros insecte monstrueux qu'elle était. Maintenant que tout le monde écrit, l'instrument n'importe plus.
Parfois (souvent, devrais-je dire), ma mélodie à moi s'arrête, comme si ce n'avait été qu'un rayon de soleil perçant fugacement entre les nuages lourds. Je me roule une cigarette, et l'allume sur le balcon. Mon attention plonge sur la place animée en contrebas, où les touristes attablés forment des haies que seul le ballet expert des serveurs parvient à traverser. Ici, un groupe folklorique réussit à grappiller quelques sous, là les *dealers* font passer de la cannelle pour des barrettes. Regarder tout cela me détend.
Puis je me remets au travail. Mon livre, comme tu le sais peut-être, porte sur notre génération sacrifiée, en quoi elle est un terreau fertile pour les *psychonautes*. J'aime bien ce mot. Il signifie « navigateurs de l'âme ». Je suis certain qu'il doit y avoir un excellent article dans l'encyclopédie. En bref, c'est un terme en vogue pour désigner les « usagers de substances psychoactives » selon nos forces de l'ordre.
Quand je n'écris pas, je me documente sur le sujet. En ce moment, ma préférence va au livre *Les trafiquants de la drogue* de Harry J. Anslinger. Directeur du Bureau fédéral des narcotiques des États-Unis pendant plus de trente ans, c'est à lui que l'on doit notamment la prohibition internationale du cannabis. Ce type serait mon héros, si je n'étais de ce côté de la barrière qu'il dressa à la force de ses petits bras de lobby administratif. Fervent partisan de la prohibition, il ne semblait pas comprendre que c'est précisément son combat contre les gangs qui les rendait si puissants...
À force de désinformation, il parvint à la fin des années 1930 à faire interdire la marijuana sur le sol des États-Unis. Mais ça ne lui suffisait pas. Non ! Il fallait que le monde entier détruise cette herbe diabolique. En 1961, il fit pression sur les Nations unies pour que soit ajouté le cannabis à la liste de la *Convention unique sur les stupéfiants*. Voilà la marijuana hors-la-loi dans tous les États membres de l'onu. C'est une des raisons pour lesquelles la France, encore de nos jours, ne peut que difficilement légaliser le cannabis.
Mais peut-être te demandes-tu ce que je fais à Lisbonne. Hum. C'est une histoire de femmes. Tout comme celle chez qui je loge présentement, la plupart ne semblent voir en moi qu'un être taillé pour le plaisir. Plaisir charnel, bien sûr, mais aussi plaisir de se confier entièrement à une personne attentive. Lassé de cet état de fait, j'ai emprunté quelques billets à ma dernière maîtresse, et j'ai rejoint des amis qui descendaient sur Porto, puis Lisbonne. Je me mets au vert le temps qu'elle m'oublie.
Sur place, j'ai fait la rencontre d'une petite Française qui m'a à la bonne. Elle me permet de loger ici, maintenant que mes amis sont remontés sur Paris. Je la croise peu, ses études raccourcissent amplement ses soirées, ce qui me laisse tout le temps du monde pour vaquer à mes occupations.
Bien entendu, je bloque sur une page blanche. Je poste cette lettre, et je m'y remets. Peut-être trouverai-je quelque inspiration en chemin...
Le métro de Lisbonne est une petite merveille d'ergonomie dont Paris devrait s'inspirer. Trois lignes, trois couleurs, la ligne rouge croise la bleu et la verte, celles-ci se rencontrant plus loin. Impossible de se perdre. Perdre quelque chose, par contre...
À un arrêt, un sans-logis d'une trentaine d'années, une de ces infâmes Super Bock à la main et deux chiens lui collant la patte. Il sort du wagon, les portes se referment, le train repart. Il s'aperçoit qu'un de ses chiens a préféré continuer de dormir au gré des cahots. Il court donc, frappe les vitres jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Il ne retrouvera pas son chien, il le sait. Abattu, son pied laisse sa marque dans la poubelle la plus proche dans un hurlement déchirant :
« Fils de pute ! »
Tout le monde s'est arrêté pour le regarder. Devant le pathétique de la scène, nous voudrions l'aider, mais c'est impossible. Encore une âme perdue dans la nuit de Lisbonne.
Caen est une ville magnifique et magnificiente. Descendant l'escalier derrière le Suaps, accompagné de part et d'autre par une pelouse d'un vert éclatant, les bâtiments du campus de Droit se découvrent à moi. Dans une majesté de pierre, se dressent deux blocs massifs à l'architecture carrée rappelant par certains égards les plus belles créations romaines associées à la rectitude anglaise. Ils entrouvrent une cour qui descend vers une fontaine traversable à pied. Le château ducal de Guillaume le Conquérant, ensuite, dont les murailles renferment en leur sein le musée des Beaux-Arts dont on peut apercevoir les sculptures. Je passe par une barbacane pour arriver dans le centre-ville. Celui-ci possède un style mixte, allant de l'église baroque au monolithe de l'hôpital, en passant par des pâtés de maisons rappelant les boulevards Haussmann. Certaines façades de boutiques ont gardé leurs aspects de trente ans.
Je m'arrête à un café près des galeries Lafayette pour écrire et me gorger de l'atmosphère que procure le ciel bleu. Deux hommes ne tardent pas à s'asseoir entre ma table et celle d'une colonie de retraitées anglaises venues passer du bon temps en France. Chaque passante est alors interpellée.
« Eh ! comment ça va Cindy ?
--- Martine, toujours en vacances ? »
Nous sommes en plein centre-ville et tout le monde se connaît comme dans une petite ville de province...
Rouge sang. C'est la couleur du comptoir de bois sur lequel mes yeux s'ouvrent. Dans ma main, la bière transparaît à l'intérieur d'un verre bulbeux. Je cligne des yeux.
Mon audition revient et me crache le blues-rock qu'un trio de musiciens lâche avec passion à côté de moi. Je suis chez Ben. La cacophonie de la musique et des discussions mêlées m'assourdit tandis que je cligne des yeux plusieurs fois. Je relève la tête, lentement. Lumière feutrée. Le tabouret de bois me donne des bleus tellement mon arrière-train pèse dessus. Je sais que le taux d'alcool dans mon sang est un peu trop élevé. Ma vision est floue.
Quelque chose me presse le dos, alors je me retourne pour tomber nez à nez avec une masse informe et sombre. Derrière, trois jeunes femmes rient devant une table couverte de paquets de cigarettes de marque américaine et de verres d'une boisson d'un vert foncé. Noir. Je force mes yeux à s'ouvrir de nouveau.
L'endroit est vraiment exigu, et la promiscuité humaine obligée. Je me lève et avale ma bière devenue chaude et amère. Titubant, je me dirige vers les toilettes, une porte de bois recouverte de post-it à l'écriture du patron et de plaques jaunes avertissant d'une potentielle zone contaminée. Je ferme à grand-peine la porte. Les toilettes ont l'air d'un placard tapissé de bandes dessinées. La cuvette ouverte devant moi s'orne d'un autocollant titrant *Ben's Blues Bar* en lettres noires et rouges sur fond de trente-cinq tours. La pensée me vient que je relâche exactement ce que je viens de boire.
Après un moment qui me paraît être une éternité, je peux me rhabiller et sortir. La musique m'assaille de nouveau. Je m'approche du bar en titubant, jouant des coudes. Noir. Mes yeux s'ouvrent encore une fois sur le visage de Ben, le patron. Un grand gaillard musclé, tee-shirt noir, lunettes Ray Ban et cheveux blancs en brosse, façon loubard. Il me sourit. Je lui souris, et lui fait comprendre par gestes que je veux payer ma note. Il hoche la tête et sa voix étouffée atterrit dans mon oreille.
Je plonge ma main dans une poche de veste. Elle y trouve des camarades : trombones, pièces et chewing-gum. Ma main malaxe le tout et finit par en ressortir avec un billet de vingt que je place dans la grosse *papatte* du patron. Avant même que je m'en aperçoive, il était allé chercher la monnaie et la faisait tinter dans ma main. Je présente ces quelques pièces aux trésors de mes poches.
La gare. Ultime forum de la vie publique dans de nombreuses villes, simple point traversé dans d'autres. On n'a pas assez écrit sur la gare et ses habitants. Il y a ceux qui prennent le train et ceux qui ne le prennent pas. Il y a ceux qui y travaillent et ceux dont c'est le gagne-pain. Ceux qui se font chier sur les bancs (quand il y en a !) et ceux dont l'attente part en fumée.
Et justement, c'est bien la périphérie extérieure de la gare qui est la plus riche en étranges relations humaines. Comme si la frontière entre la ville et le monde attirait toutes les franges de la société.
Prenez cet homme. Propre sur lui, il ne pue pas, même si l'on perçoit à sa barbe vierge d'une semaine que ces derniers temps ne l'ont pas gâté de repos. Il s'avance. Ses yeux viennent trouver les miens aussi sûrement qu'un mégot vient trouver une commissure entrouverte. Il en veut à mon tabac, qu'il aimerait acquérir pour quelques pièces. Une telle proposition ne se refuse pas. L'Amicale des fumeurs solidaires a certes reçu des coups par le passé, du fait de l'augmentation tarifaire du tabac en kiosque notamment, mais enfin ! elle tient toujours debout. Mais sa clause quarante-deux traitant du savoir-vivre du dépendant en manque précise bien qu'il est capital de discuter avec son pourvoyeur le temps de la transaction. Cet homme-là est au fait de ces coutumes, et m'informe de sa pauvreté matérielle parfaitement temporaire. Le voilà parti.
Mais celui-ci qui s'en vient ? Rasé de près, manteau noir d'un style on ne peut plus classique, ses chaussures de cuir à la semelle propre, tout trahit l'homme de bureau. Il me demande une cigarette, et c'est en lui tendant le paquet que je remarque ses mains. La droite est creusée de quelques croûtes de sang séché, et les deux sont en proie à des spasmes erratiques à demi contrôlés. Alcoolique.
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