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Post-philosophie

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Tout d'abord, comme je l'ai déjà écrit, je pose que l'Être est, de même que le Néant. À l'opposé de la tradition parménidienne, et sans placer le Néant comme simple intelligible, je pense l'Être comme composé en partie de Néant. Le Néant est alors assimilable au Non-Être atomiste, puisqu'il est le pendant de l'Être, mais diffère de ce courant en ce qu'il compose la grammaire de l'Être[2]. Si l'Être était un signal numérique, l'Être serait le un et le Néant le zéro : il est bien absence d'Être mais sans lui l'Être serait informe. Vous pouvez penser cela en terme spatial : dans un espace vide, l'univers ne peut s'épandre que s'il laisse le vide entre ses différents objets ; un Big Bang n'est pas tant une explosion de l'être aux dépens du néant qu'une expansion de l'être à travers le néant.

C'est pourquoi je m'oppose à la conception de Sartre : l'Être n'est pas antérieur au Néant, et en aucun cas il ne le fonde, ce serait même plutôt l'inverse. L'antériorité du Néant ne me semble pas questionnable, puisqu'il compose en partie l'Être qui, sans lui, ne saurait exister.

Comment, dès lors, expliquer la multiplicité apparente des êtres ? De la métaphysique nous passons à l'ontologie. Fidèle à l'enseignement de mon homonyme d'Ockham, je n'ai pas besoin de multiplier les substances : l'Être est unique, il n'est qu'une seule et même substance. *Deus sive Natura*, comme l'écrivait Spinoza, la substance moniste englobe l'Être composé de Néant, elle est le cosmos, le monde, l'univers, voire la pluralité d'univers[3]. Cette division de l'Être en substance n'a donc pas lieu d'être, hormis si l'on considère comme je le fais que cette substance possède une infinité d'attributs (aspects, caractères de la substance). J'entends ici l'infini comme une potentialité : le nombre d'attributs est en perpétuelle expansion et peut revêtir une infinité de formes, mais est à l'instant précis parfaitement fini. Telle l'onde circulaire troublant la surface d'une mare sans bords, la somme des attributs augmente jusqu'à devenir potentiellement infinie.

Pour Spinoza, nous n'avons accès qu'à deux attributs : la Pensée et l'Étendue, attributs qui sont eux-mêmes divisés en modes finis. L'âme et de manière générale toute idée particulière n'est alors qu'un mode de la Pensée. Je ne suis pas aussi catégorique, même si j'admets l'élégance du système spinoziste. Une autre division s'opère à l'intérieur des attributs, certes, mais elle n'est pas unique. Les attributs peuvent être subdivisés à l'infini, par *plis et déplis*, chaque subdivision agissant comme instance de la précédente. Un être particulier, auparavant mode fini, devient ici dernier maillon d'une chaîne d'instances. D'une certaine manière, j'inscris une version bâtarde du monadisme leibnizien dans le spinozisme : l'Être-Monade, d'où découle le reste des monades reflets des précédentes mais tout de même unique. Il est à noter que chaque instance, si elle reprend les spécificités de la précédente dans la chaîne, rajoute les siennes propres : il y a complexification à chaque étape, et ainsi unicité. Nous pouvons reprendre l'analogie du signal numérique : si l'Être est un et le Néant zéro, chaque étape reprend le signal original et y ajoute son information propre. Ainsi, cette table particulière est-elle instance de table, elle-même instance de matière, mais reste unique en ce qu'elle ajoute telle encoche et telle composition.

L'Espèce, telle que définie auparavant, est alors une instance particulière d'un attribut de l'Être, d'où découle l'instance de l'homme particulier. Ainsi, tout se passe *comme si* il y avait multiplicité des substances, alors que ce que nous percevons n'est que le produit final[4] d'une chaîne partant d'une même et unique substance.

Cette conception diffère donc de Spinoza en ce que je ne vois pas la Pensée comme attribut, mais comme particularité ajoutée dans la chaîne d'instances. Les idées seraient donc ainsi que les décrivent les nominalistes : des étants réels singuliers. L'idée que je me fais de la Lune possède certes une base commune avec une grande partie des êtres, mais m'est bien singulière, elle est unique.

Il s'ensuit de cette conception que chaque être est potentiellement infini, en tant qu'il est mouvement perpétuel, ajoutant et supprimant des singularités en permanence. Nous retomberions presque sur un existentialisme : l'existence précède bien l'essence, mais d'un simple point de vue temporel en tant que l'essence serait alors la somme des accidents d'un être, somme qui évolue sans cesse. Nous voyons que le Temps est ici un concept important, et c'est pourquoi je le place en tant qu'attribut de la substance, de même que l'Étendue.

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Je n'ai besoin que d'une substance pour expliquer le monde, il est inutile pour moi de les multiplier comme Jésus les petits pains. Est-ce que cela signifie que ma vision est meilleure ou même bonne ? Non, bien entendu, le rasoir d'Ockham n'est pas garant d'une explication correcte, mais celle que je présente a le mérite de résister à l'expérience. Je l'ai placée en conjecture, et elle n'est pour le moment pas contredite par la réalité empirique.

En matière de dieux, je suis donc agnostique : si la preuve m'est donnée qu'un dieu est, alors il me suffira de rajouter une substance et de dire que la précédente découle de celle-ci. Même dans ce cas, l'existence d'un dieu pose problème. En effet, nous devons nous demander s'il peut agir sur le monde.

Soit il ne le peut pas, et dans ce cas il ne s'agirait que d'une entité spectatrice dont nous n'aurions pas à nous soucier. Soit il le peut, et alors on doit nécessairement se poser la question de comment il agit. Encore une fois, nous faisons face à un embranchement logique : ou bien ce dieu agit de sorte que l'on peut s'en rendre compte, il *signe* ses actions, et dans ce cas il est prouvable par les effets qu'il engendre, comme l'existence du vent par les feuilles qu'il bouge ; ou alors ce dieu agit de manière tellement subtile que nous ne pouvons nous en rendre compte, aucune preuve n'est possible et dans ce cas il faut suspendre notre jugement le temps de considérer s'il est ou non.

Dans la plupart des cas, l'agnosticisme semble être la solution philosophique la plus appropriée à mes yeux.

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Je ne dis pas qu'il n'y a pas de hasard, mais qu'à notre échelle il n'a pas sa place. Si un événement isolé est bien soumis au hasard, l'expérience montre qu'il existe une sorte d'improbabilité des accidents lorsque l'on prend un ensemble important de ces événements. À tel point que le mouvement aléatoire de particules peut être modélisé, il obéit à des lois mathématiques : on parle de mouvement brownien. Pour illustrer cette idée, quelques petites expériences mathématiques me viennent en tête. Elles appartiennent à ce que l'on nomme la loi des grands nombres.

La plus simple consiste à lancer plusieurs milliers de pièces de monnaie. Si à l'échelle individuelle chaque pièce est soumise au hasard de tomber sur face ou sur pile, la loi des grands nombres indique que nous avons une très forte probabilité de nous retrouver devant ce résultat attendu : environ 50 % des pièces tomberont sur face, et 50 % sur pile.

Quelque chose de similaire se produit si l'on prend cette fois-ci un arbre de choix[5]. Sur une feuille de papier, placez un point. De ce point, tracez deux traits obliques dans des directions opposées. Tirez à pile ou face le trait à surligner en couleur, et recommencez l'opération. Sur un ensemble d'une dizaine de tirages il ne se passera pas grand-chose, le « chemin » coloré serpente. Mais sur plusieurs milliers voire millions de tirages vous constaterez sans doute ceci : le chemin coloré trace une ligne allant du point de départ jusqu'au centre des embranchements finaux. La probabilité que le chemin atteigne un des bords de l'arbre existe, mais cette éventualité est si faible qu'elle est négligeable.

La puissance organisatrice du hasard est ainsi telle que la liberté, si elle est affaire de choix, est déterminée à notre échelle par les probabilités. Même si l'on suppose une liberté absolue, le chemin de l'Homme a tellement peu de chances de dévier qu'il en devient absurdement linéaire. Cela ne signifie pas qu'il est prévisible à notre niveau, la théorie du chaos montre bien toute la difficulté des prédictions à long terme. Je ne fais qu'énoncer cette évidence : même dans le cas d'hommes libres de toute cause les déterminant, si l'on vous demande de choisir entre chocolat et vanille, à la fin de votre vie vous aurez dégusté autant de crèmes glacées au chocolat qu'à la vanille.

Le fait que cette loi s'applique au niveau des causes montre alors toute l'absurdité de se croire libre et non déterminé. Et si le chemin le plus probable est la ligne, cela ne signifie pourtant pas qu'il s'agit d'un destin ou d'une finalité, puisque le hasard entre bien en compte. Ce n'est qu'un déterminisme hasardeux sensible aux conditions initiales.

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C'est cet argument que j'oppose au scepticisme mesuré de Descartes, qui l'entraîne à trouver comme seul fondement indubitable la relation *cogito ergo sum*[7]. Je ne suis qu'une chose pensante, *res cogitans*, en tout premier lieu. Cela pose bien entendu problème, puisque cette substance pensante ne tient pas sans l'existence d'une tierce substance : Dieu. La conception de Descartes montre trois substances : Dieu qui existe par soi, et deux autres substances (pensante et matérielle) qui ne peuvent exister par elles-mêmes, donc qui ne peuvent exister sans Dieu. Le *moi* ne tient ainsi son existence qu'à Dieu. Autrement dit, il est nécessaire pour Descartes d'établir l'existence de Dieu (ce qu'il s'attache à faire promptement d'ailleurs), sans quoi son *moi* s'écroule.

Il semble donc y avoir chez Descartes une double présupposition du *moi*. D'une part, celui-ci apparaît avant que ne soit même établi Dieu. D'autre part, il est supposé qu'il existe un *moi* qui pense. Si le premier point peut être surmonté, le second ne peut l'être, et c'est ce que j'ai inlassablement répété par ailleurs. Rien ne m'indique que le *je* qui doute existe, et tout ce qu'a démontré Descartes en réalité, c'est que le doute existe. Mon cher René, tu as admirablement exposé que « je doute », mais pas que « je ». Ou bien, comme l'écrit Nietzsche dans le paragraphe 17 de *Par-delà le bien et le mal* : « Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre "je", ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, une allégation. »

C'est l'argument de la simulation qui montre le mieux l'étendue du problème. Dans le doute cartésien, il y a le présupposé du *moi*, alors que ce n'est pas le cas avec l'argument de la simulation. Mes pensées pourraient ne pas m'appartenir, je n'ai aucun moyen d'écarter ce doute, puisque même ce doute n'est peut-être qu'un paramètre de la simulation. Du fait même des limites arbitraires de la simulation, il est impossible pour moi d'écarter cet argument.

Or, le *moi* me paraît nécessaire au quotidien, il faut sortir de la spirale du doute. Comment faire ? Je repense au problème d'induction que Hume soulève dans son *Enquête sur l'entendement humain* : on ne peut présupposer qu'un événement se produira dans l'avenir sur la seule base que cet événement s'est jusqu'à présent répété (en d'autres termes, nous ne pouvons être certain que le Soleil se lèvera demain, il ne s'agit pas là d'une connaissance). La célèbre réponse de Karl Popper, si elle est rafraîchissante épistémologiquement, reste une déception aux yeux du chercheur de certitudes : ce n'est pas un problème, nous n'avons pas besoin de l'induction. Si le Soleil ne se lève pas demain, et que les raisons de cette soudaine grasse matinée de l'astre solaire ne sont pas exposées par la théorie, c'est que la théorie contenait manifestement des erreurs, mais qu'elle était suffisante jusque-là[8].

Nous passons notre vie entière à reposer sur de l'incertain. Nous ne pouvons jamais être certains que le Soleil se lèvera demain, nous ne pouvons, au mieux, que nous perdre en conjectures. De là à interpréter la phrase attribuée à Kant[9] --« on mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter »-- en tant qu'analyse acide de nos contemporains, il n'y aurait qu'un pas.

Pourtant, l'être humain a besoin de certitudes pour fonctionner concrètement. À la manière d'un Descartes ne demandant « rien qu'un point qui fût fixe et assuré » pour bâtir sa science, je demande de même un point inaltérable sur lequel baser mon identité, et de là mes actes. Ne trouver sous mes pieds que sables mouvants n'est en définitive que me laisser engloutir par le doute.

Alors posons que je sois. Il ne s'agit pas d'admettre que c'est bien moi qui pense, mais plutôt de considérer que j'existe et qu'il m'arrive de penser, quelles que soient les origines de ces pensées et leur mouvement. À partir de là, une fois le doute cartésien corrigé, je peux commencer à rebâtir, en gardant à l'esprit qu'il me faudra à l'avenir revenir déposer des pierres dans les fondations.

1. Leibniz, *Principes de la nature et de la grâce fondés en raison*, article 7.

2. À mon corps défendant, et alors que je déteste Heidegger, je m'aperçois à l'écriture de ce passage que ma métaphysique se rapproche de la sienne : « Le Néant ne reste pas l'*opposé* indéterminé à l'égard de l'*étant*, mais il se dévoile comme *composant* l'être de cet étant. » (Heidegger, *Qu'est-ce que la métaphysique ?*) Je peux au moins me consoler en me disant que j'ai bien forgé de moi-même cette métaphysique et qu'elle diffère sur plusieurs points de celle du philosophe allemand.

3. Si l'on suit les théories physiques appuyées par certaines avancées mathématiques, notre univers ne serait pas unique. Le tout qu'est la substance contient également ces univers, elle est ce super-univers contenant l'ensemble des branes dans la cosmologie branaire.

4. Final à l'instant où nous le percevons.

5. C'est ici une bête marche aléatoire.

6. Ça, je l'avais compris dès mes années de collège, après un visionnage du film *Matrix*. C'est une des bases de ma conception du Système, et plus loin du Monde. Je n'avais pas, à l'époque, les termes pour esquisser concrètement cette conception et la coucher sur papier. Attention toutefois : si *Matrix* m'a permis d'élaborer tout cela, ce n'est pas pour ses qualités intrinsèques, mais bien parce que ce film a entrouvert une porte pour aller au-delà. Après tout, il n'a pratiquement rien de commun avec l'argument de la simulation, puisque la Matrice n'est pas tant une simulation de l'univers sans base de soi qu'une prison de réalité virtuelle pour véritables humains : lorsque Neo sort de la Matrice, il se reconnaît lui-même comme être humain conscient, et non comme suite d'information, de zéros et de uns.

7. Pour les plus amateurs, cette relation est ambivalente, Descartes insiste sur ce point : *je pense, j'existe*, c'est-à-dire que si j'existe, je pense, et si je pense, j'existe.

8. D'où l'importance des conjectures en sciences, ces assertions tenues pour vraies tant que l'on n'a pas démontré qu'elles étaient fausses, et par conséquent, qui n'ont pas été démontrées elles-mêmes.

9. À ma connaissance, Kant n'a jamais écrit cette ligne. Néanmoins, son texte *Qu'est-ce que les Lumières ?* peut être interprété ainsi. La phrase semble plus être une construction autour d'une sentence de Nietzsche : « Chacun sait maintenant que c'est un signe de haute culture que de savoir supporter la contradiction. » (*Le Gai Savoir*, § 297)

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