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Je suis un insomniaque. L'insomniaque est un homme solitaire qui, après avoir rendu les grâces à son amante, se retrouve à fixer le plafond en angoissant, à se poser les pires questions qu'une tête humaine puisse imaginer.
Alors, de fil en aiguille, il apprend à se relever la nuit, à se fumer un *bédo* en écrivant dans le meilleur des cas, s'abâtardir en regardant un navet cinématographique quelconque dans le pire. Ajoutez à cela le fait qu'une quarantaine d'heures de veille entraîne de manière générale chez les êtres humains la création d'un état étrange : hallucinations auditives, vision périphérique restreinte (normal, vu les yeux injectés de sang...), mais surtout, difficultés cognitives menant chaque pensée, par simple enchaînement logique, vers l'idée de la mort.
C'est ce qui fait de l'homme insomniaque le prototype même du solitaire.
Le problème étant que cela va à l'encontre du principe philosophique sur lequel j'ai posé mon existence depuis ces quatre dernières années et qui m'ont valu d'être socialement intégré pour la première fois de ma vie : « l'ennui en ce monde est que les imbéciles sont sûrs d'eux, alors que les gens intelligents sont emplis de doute »[1].
Auparavant j'étais perçu comme un petit prétentieux, non seulement par mes camarades de classe, mais aussi par ma famille même. Combien de fois ai-je entendu sortir de la bouche de mon père cette phrase : « arrête de te croire supérieur aux autres » ? Le fait est que je le suis, sur un certain domaine bien limité, tout comme lui m'est supérieur en musique, charpenterie, mécanique, et tout un tas d'autres expériences.
Soucieux de vérifier les calculs, je me heurte à une difficulté majeure : mes résultats ne concordent pas avec ceux énoncés par le magazine. Que faire alors, lorsque l'on n'est qu'un élève de sixième à peine aguerri à l'utilisation d'une calculatrice ? La déception d'abord laisse place à la tristesse : je me souviens avoir pleuré sur ces équations. Même une recherche sur Internet ne résout pas mon problème.
D'année en année, ce souci devint une bête noire : je le soumettais à mes nouvelles acquisitions scientifiques et mathématiques dans le but de le terrasser. Mais rien n'y fait, jusqu'à ma seconde année de lycée où, armé d'un savoir en mécanique suffisant, je décèle la coquille qui m'échappait jusqu'alors[2]. Soulagé, j'ai rangé ce magazine dans un coin de ma chambre où il dort encore.
J'ai le syndrome d'Algernon. C'est une expression que j'ai tirée d'un bouquin de Keyes *Des fleurs pour Algernon*. Elle représente la destruction, l'annihilation de mes facultés intellectuelles actuelles, ainsi que de mes convictions. Je sais que si j'entre dans le monde du travail, c'est ce qui m'arrivera. Une dégénérescence. Je ne veux pas arriver à quarante-cinq ans et me dire que je n'ai rien fait de ma vie. C'est exactement ce qui est arrivé à la génération de mes parents. Palahniuk l'écrit bien dans *Fight Club*. « Les enfants oubliés de l'histoire. » Ma vie, comme toute vie, n'a aucun sens, mais je veux au moins qu'elle soit plus plaisante et plus libre que sous l'égide d'un quelconque homme qui ne baise plus sa femme depuis quinze ans.
Alors je me saborde. Je sais que je ne peux gagner contre le Léviathan, je préfère m'en tenir à l'écart.
Dans les années 1950--1960, aux États-Unis, toute la période hippie a été une aventure. Elle a commencée avec l'aventure de Kerouac dans *On the Road*, menée par Neal Cassady. Elle a continué avec Ken Kesey et les Merry Pranksters, avec les *acid test*. Cassady y était, Kerouac y était. Wolfe y était, il en a été le reporter attitré pendant que Thompson était avec les Hell's Angels. Puis il y a eu Woodstock. Une aventure à lui seul. Il y avait aussi le génie Morrison. Ce n'était pas un drogué alcoolique comme les autres, il était vraiment un génie. Si l'on regarde bien, il a étudié la psychologie des foules *avant* de fonder les Doors *pour* manipuler les foules dans le but de créer une autre société, une autre spiritualité. Et, la fin de l'aventure nous est comptée par Thompson avec *Las Vegas parano*. Une multitude d'auteurs qui ont raconté une facette chacun d'un même événement.
Dans *Fight Club*, Palahniuk écrit qu'ils sont les enfants oubliés de l'histoire. C'est écrit en 1995, la génération juste après les *sixties*, celle de nos parents. Ils n'ont pas eu d'aventure. Nous, il nous en manque une. Je n'ai pas la trempe pour la créer. Je ne peux être que Thompson ou Wolfe, un reporter. Il faut trouver ce *leader* qui n'en serait pas un. Où le trouver ? Comment le trouver ? Qui aura les épaules assez fortes pour cela ?
Nous ne pourrons, de toute manière, qu'être les précurseurs. Pas les Kesey, mais les Kerouac, les Ginsberg, les Burroughs, les Cassady. Les nouveaux *beatniks*. Parce que la société n'est pas encore prête. Si elle a explosé dans les années 1960, c'est parce que dans la décennie précédente elle s'était alourdie. Tout s'est fermé, pour mieux exploser. Nous ne sommes pas encore assez fermés.
Ça arrive, bientôt, très bientôt. Regarde : tout converge vers cette fermeture, cette oppression. La censure d'Internet, les gens acceptent la vidéosurveillance omniprésente, on nous dit comment manger, quoi manger. Manger bouger. Tout est en train de se fermer. Ça va péter, mais quand ce sera à son paroxysme.
J'ai simplement peur d'être trop vieux quand ça arrivera. Kesey avait trente ans, mais les autres ? Hendrix est mort à vingt-sept ans, idem pour Morrison. Tous les autres étaient des jeunes de moins de vingt-cinq ans. Nous allons avoir vingt ans, il faut que ça pète avant que nous ne soyons trop vieux.
Le fait est que je suis distinct de ma mère, de mon père, de tous les autres êtres humains présents, passés et futurs, et ce, bien que je partage avec eux une importante partie de mon patrimoine génétique. On pourrait me rétorquer que je suis unique du fait de ce patrimoine, ce code source. Pourtant, l'existence d'êtres au code génétique strictement identique (jumeaux monozygotes) montre que ce n'est pas un critère suffisant pour définir mon unicité.
Alors quoi ? Mon corps en tant qu'objet physique impénétrable[3], ne pouvant occuper le même lieu qu'un autre en même temps[4] ? Mon corps en tant qu'organisme complexe, donc unique de par l'organisation de sa multiplicité ? Ou bien encore mon esprit qui, comme nous l'avons vu, n'est qu'une projection de données biologiques, donc projection du corps ?
Non. Ma distinction n'est pas corporelle. Elle tient son siège dans l'immatériel.
Je n'ai pas l'audace de penser que j'en suis la cause, peut-être est-ce une classe de littéraires que vous n'aviez jamais eue jusqu'à présent, de vrais littéraires chair à canon des Beaux-Arts, ces artistes qui ne se soucient ni du temps autre que présent ni d'expliquer au commun des mortels leurs pensées piégées dans un monde différent, un arrière-monde que Autrui ne peut voir que sous l'effet du filtre d'une histoire où chaque détail compte. Une flemme légendaire qui s'explique par la difficulté qu'ils ont à redescendre dans la caverne apporter la lumière à ces dépossédés de la curiosité et de la réflexion --bref de la conscience--, croupissant dans un cloaque répugnant de préjugés, d'opinion, de mythes, d'hypocrisie et d'un manque total de tout esprit critique, de ce besoin propédeutique cher à Freud qui fait passer nos contemporains pour des gorets couinant dans la fange[5]. Alors, confrontée à ces littéraires, vous auriez compris que la discipline n'a pas prise sur eux. Et vous vous seriez relâchée. C'est comme ça que je vois la chose.
Et parfois, j'ose penser, lorsque mon ego est à son paroxysme --et cela ne m'arrive qu'épisodiquement--, que je fus l'un de ces littéraires, derniers représentants de la lignée des philosophes des Lumières, à la fois savant et artiste comme Diderot, dans cette case qui n'est pas la sienne, une case éducative où science et art, où écriture et sciences humaines ne peuvent se mêler. Cette case m'a toujours déplu, et cela dévoile beaucoup sur mon attitude. Renfrogné parce que sachant que, quoi que l'on dise, si l'on cite le moindre auteur à la sonorité étrangère comme ce Showpenhour, ce Tshomsky ou ce Soro, on passera instantanément pour un autiste, et c'est l'externalisation, on devient irrémédiablement étranger à l'infra-société que constitue une classe de lycée français. Et terriblement en colère, une haine profonde contre cette éducation (dont je soustrais les professeurs qui n'en sont que les pions les plus proches) qui n'accepte aucun autodidacte qui s'ennuie parce qu'il a passé autant de temps à lire que les gosses de sa génération devant les jeux ou la télévision, qui de surcroît essaie de lui briser les ailes comme on brise les mains des tricheurs de casino pour avoir su réfléchir par eux-mêmes malgré tous les efforts de la société. Mes mots peuvent me faire paraître hautain, ce serait ne pas les entendre : je ne me crois pas supérieur, je me *sais* inférieur à mes congénères.
Alors qu'ajouter ? Votre comportement, vos règles du jeu où l'on devait se déplacer sur les cases d'un échiquier en noir et blanc, votre horreur des notes mal prises alors même que le principe de notes est justement de n'inscrire dans la durée que l'essentiel de ce que nous ne retiendrons pas, votre amour d'une classe bien ordonnée... Tout cela me faisait me tortiller dans ma case, à l'étroit d'un cocon d'acier où le débordement n'était pas permis. J'ai débordé. À chaque attaque de votre position dominante exacerbée, je répondais d'un coup de bec, et nous avons joué l'un et l'autre, l'un avec l'autre et non plus en opposition. Au début, j'ai vu dans vos yeux, dès le premier cours, cette flamme noire qui s'allume parfois plus fortement lorsque vous virez un élève déplacé, et progressivement j'ai appris à y discerner la petite lueur, le pétillement lumineux et malicieux qu'il y a dans le regard des joueurs d'échecs concentrés sur une partie longue et difficile. Et je me pose la question à présent, comme l'adulte contemple le dessin d'enfant et se demande à quel moment le trait est devenu un personnage : je me pose la question de savoir si j'avais placé cette lueur ou si elle était présente dès le départ.
Quoi qu'il en soit, vous fûtes une adversaire de jeu intellectuel qui m'enchanta, à tel point que ma petite amie de l'époque en était venue à être jalouse, à tel point qu'il m'est devenu difficile de trouver goût à jouer tellement je suis déçu de ne pas retrouver un jeu de la même valeur.
J'ai conscience que les mots que j'écris font penser à ceux que pouvaient tracer de Musset pour Sand, et je vous prie de m'en excuser car il n'y a pour moi qu'un sentiment d'avoir lutté avec une personne de valeur, le même que j'ai avec certains de mes amis. Quelqu'un qui vous fasse regretter de n'avoir pas lu *L'art d'avoir toujours raison* de ce penseur pessimiste plus tôt. Je tenais simplement à ce que vous le sachiez.
Vient alors le verbe, le mot placé pour vous casser le dos. Dans ce domaine, j'ai eu droit à un panel large, du gros gourdin comme « arrête de m'regarder comme ça, t'as l'air prétentieux ! » à l'estoc raffinée du style « certains d'entre vous pensent que le capitalisme équitable n'est pas l'unique solution aux problèmes financiers que le néolibéralisme moderne soulève. Pour éviter que leur état d'esprit n'entraîne les autres dans l'impasse, il faut bien comprendre que votre diplôme vous permet d'accéder au monde du travail, et qu'un cours de gestion d'entreprise doit vous préparer à comprendre le fonctionnement de cette structure en vue de monter une agence. Certes, il y a des alternatives, mais elles sont minimes. » J'aime me battre avec ce genre de personne. On y décèle un trait d'intelligence, suffisamment pour mériter mon attention.
Mais 80 % des cas, au vu du niveau général, c'est suffisant pour que je passe pour un intellectuel.
En clair, cette approche des relations m'enfonce dans ma position de celui qui n'en a pas. Mais ce n'est qu'un souci de ma personne pour ma personne. C'est à moi de travailler dessus, et en aucun cas je ne peux en vouloir aux autres pour cela. Il reste néanmoins un fond de ressentiment, qui n'est au final qu'une blessure de plus à l'ego.
Vivement que je sois vieux et incontinent pour passer ma vie à lire sans retenue.
Il faut travailler sur des concepts, des images mentales, pas des mots. Si je dis *pétillant*, *bourru*, *émacié*, *graveleux*, *buriné*, vous vous faites tout de suite une image mentale. C'est à cette image mentale que doit se référer le logo.
J'aime beaucoup les coquelicots, symboles de la renaissance et de l'espoir. Nous mourrons tous à nous-mêmes à chaque instant, parfois de manière plus intense.
J'ai toujours été saisonnier. Les phases du Soleil rythment mon humeur : expansive en été, déprimée en hiver.
1. Phrase attribuée à Bertrand Russell, et ça ne m'étonnerait pas du bonhomme.
2. La dernière équation de la page 58 doit se lire ainsi :
*v*^2 − *v**0*^2 = 2*γ**1*(*x* − *x**0*)
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3. « Propriété en vertu de laquelle deux corps ne peuvent occuper en même temps le même lieu dans l'espace. » (Pascal, *Pensées*) Oui, j'ai cité Pascal, que m'arrive-t-il ?
4. Donc, par définition, en tant qu'objet physique défini comme opposé aux autres objets, donc au monde. Nous ne sommes pas loin de la conception du corps de Masachi Osawa, ne serait-ce que parce que là encore le corps n'est pas défini comme associé à une quelconque substance immatérielle...
5. Non, je ne suis plus de ces humanistes, personnages de *La Nausée*. C'est fini pour moi. J'ai perdu mes illusions de jeunesse, tiraillé entre Schopenhauer et Sartre, j'ai choisi Nietzsche.
6. Que je rapproche d'une certaine manière de la notion de Surhomme, d'*Übermensch* nietzschéen.
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