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Kant, *Fondements de la métaphysique des Mœurs*, Première section
Le problème est que je me sens seul, pas en adéquation avec le monde. Or, la plupart de mes contemporains, si l'on omet quelques exceptions, semblent plutôt bien vivre avec le monde, ou du moins sont-ils indifférents à celui-ci. Le sentiment ne provient donc que de moi, sa cause est à trouver en moi-même. Quand bien même ce serait le monde qui est défaillant, me laissant seul homme sain dans l'apocalypse, il ne va pas s'acclimater à mes désirs, et je ne peux l'y forcer.
Cela pose donc la question : pourquoi suis-je l'exception, qu'est-ce qui me distingue du reste des êtres pensants ? Et, même si je ne suis pas l'erreur dans le programme, que cette solitude et ce déphasage sont communs à un grand nombre d'êtres humains, comment atténuer la douleur qui en résulte ?
Ce qui fait que je suis moi et pas un autre, mon *identité*, est-ce défini par mes actes ou par mes souvenirs ?
J'apprécie la conception lockéenne de l'identité[1], notamment en ce qu'elle ne fait pas du « moi » une substance immatérielle, et qu'elle se base sur l'introspection. Le sujet est seul juge de lui-même, il se sait identique à ce qu'il a été. L'identité est alors fondée sur les souvenirs : si j'ai le souvenir d'avoir commis un acte, alors je suis la personne qui l'a fait, la réciproque étant vrai. L'idée est séduisante, et même si elle a besoin d'être raffinée[2], je la reprends ici. L'ensemble des expériences contribue à construire l'identité. L'identité est alors une somme de souvenirs que l'on s'attribue, donc une somme d'informations.
J'ai alors un problème pour définir mon identité et, tant qu'il n'est pas résolu, je ne peux que douter de ce que je suis, de moi, et donc du monde. Ce problème porte sur l'authentification du souvenir, en tant que je ne peux être certain qu'il s'agisse bien d'un de mes souvenirs. En effet, outre le fait que la mémoire ne fonctionne que par recréation et non par stockage en dur, l'existence (certes contestée) de faux souvenirs[3] est suffisante pour me laisser dans un état d'*épochè*[4], de suspension du jugement, quant à qui je suis. Si je n'ai pas de fondations solides à mon identité, dois-je réellement y construire dessus mes actes ? Comment alors être certain que c'est moi qui agis, et non un autre[5] ?
Cela me laisse encore plus seul, puisque je ne peux que douter de qui je suis. Dois-je alors tenter de me définir par mes actes ? Après tout, n'est-ce pas ainsi que les autres me définissent ?
Nous l'avons vu, je n'arrive pas à épingler une identité subjective, peut-être celle qui est perçue par les autres est-elle suffisante pour trouver un point d'accroche ? L'identité sociale, nous expliquent les sociologues, est prescriptive. Elle s'applique à l'individu, plus qu'elle n'émane de lui. En tant que jeune homme, je suis perçu, et je me perçois comme jeune homme[6]. J'ai un rôle à endosser, suivant une norme définie pour une catégorie.
Sans entrer, pour le moment, dans les mécanismes d'intériorisation de cette identité, je constate déjà que cette identité sociale m'isole. Certes, elle permet la communication sur des points communs, mais cette communauté des étiquettes gomme et la complexité de mon être, et l'unicité de celui-ci. C'est paradoxal, j'en ai conscience, mais un individu ne se sent-il pas plus seul dans un océan de clones, puisque justement il sent qu'il n'est pas eux[7] ? D'autant que cela accentue encore plus cette solitude : pourquoi les autres ne souffrent-ils pas de leur situation comme moi je semble en souffrir ?
Et si l'on entre dans les mécanismes d'intériorisation, alors l'isolement est total. De multiples expériences en psychologie sociale (parmi lesquelles les plus célèbres comme celles de Asch, de Milgram ou de Stanford[8]) démontrent le succès de la pression collective sur l'identité. Dès lors, comment ne pas se considérer non plus comme un être existant en-soi, mais comme un attribut de cet être global qu'est l'Espèce Humaine[9] ?
« Mais, pourrez-vous me rétorquer, c'est oublier que l'on *peut* agir, qu'au moins une partie de l'identité sociale *peut* émaner de nous. Après tout, quand bien même on nous assignerait un rôle, libre à nous de faire en sorte que nos actes changent la manière dont nous sommes perçus, et donc progressivement, ce rôle. » C'est juste, et c'est pourquoi nous devons nous aventurer sur le chemin épineux de la liberté. Car, en admettant que l'espèce ne fasse pas de nous des mèmes[10], encore faut-il que l'individu agissant soit libre. Dans le cas contraire, son identité ne provient pas de lui-même, mais est bien prescrite.
Ma vision du libre arbitre est difficile à résumer en quelques paragraphes. Elle emprunte à Spinoza[11], Schopenhauer, Leibniz, mais également au structuralisme français, saupoudré d'un bon *habitus* de Bourdieu[12]. En bref, disons que cette conception penche fortement vers le déterminisme, laissant le libre arbitre comme dernier recours.
Si je ne suis pas libre, alors l'acte me sortant du gouffre ne peut provenir de mon moi conscient, à moins de connaître avec précision l'ensemble des déterminants qui guident mes actions. Le corollaire, c'est qu'il ne peut pas non plus venir d'un autre conscient. Est-ce à dire que cet acte ne peut arriver ? Non, bien sûr, mais l'espoir est mince, et le travail titanesque.
Nous voilà bien avancés : je ne sais ni qui je suis subjectivement, ni comment je peux le découvrir. Comment, dans ces conditions, agir en accord avec « moi-même », pour l'intérêt d'une personne qui me semblerait étrangère[13] ? Et si je ne sais pas qui je suis, comment l'autre peut-il le savoir, me comprendre, me « toucher », ou bien encore m'aimer ? N'est-ce pas là faire preuve d'égoïsme que d'accepter de l'autre qu'il se jette dans cet abîme que je suis ?
Alors plutôt que de chercher l'identité du côté d'une mémoire faillible ou d'un rapport au monde, et si je reprenais le chemin de Descartes ? *Res cogitans*, « je ne suis donc qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, ou une intelligence, ou un entendement, ou une raison »[14]. Est-ce suffisant ? Ce qui fait qui je suis, distinctement des autres, n'est-ce pas la façon dont la raison me pousse à toujours remettre à l'essai le monde, les autres, et avant tout moi-même ? La source de ma souffrance serait ainsi ce qui me sert d'identité ?
On peut me reprocher de me prendre la tête pour rien, qu'il suffit de ne pas y penser[15]. D'accord. Alors pensons, ensemble, à autre chose. Prenons de la hauteur, voulez-vous ?
Je pourrais traiter tous ces sujets, vous avez déjà un avant-goût du maigre travail que je peux produire sous les yeux. Le tableau ne risque pourtant pas de s'éclairer, bien au contraire. Alors quoi ? L'unique solution que je vois, c'est de détourner les yeux, à défaut de pouvoir changer les choses. Or, je n'y arrive pas, précisément parce que ces « yeux », c'est ma raison. Il me faudrait faire taire cette raison, donc ce qui fait que je suis *moi* (si tant est que l'on puisse utiliser ce terme, comme nous l'avons vu).
Autrement dit, il me faut mourir, métaphoriquement ou réellement. J'ai trop longtemps tenté d'affaiblir le corps pour atténuer l'esprit, et cela ne m'a mené nulle part. Il est nécessaire de trouver plus radical.
1. Je ne parle ici que d'une identité synchronique, comme unicité par rapport aux autres (on peut la rapprocher de l'identité personnelle en sciences sociales, en opposition avec l'identité sociale). L'identité comme identicité à travers le temps est bien plus complexe, notamment si l'on admet l'hypothèse cartésienne d'un temps « divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres » (Descartes, *Méditations métaphysiques*, Troisième méditation). L'identité temporelle implique un temps continu, certes divisible à l'infini, mais dont les parties dépendent les unes des autres. Si le Dieu cartésien recrée le monde à chaque instant, alors on ne peut être certain de notre identité qu'à l'instant présent, et non à travers le temps.
2. Voir les travaux de John Perry, par exemple.
3. « Des personnes croient qu'elles ont vu des choses qui n'ont jamais réellement existé, ou qu'elles ont vu les choses d'une manière différente de celle qu'elles étaient. [...] Une fois adoptés, les souvenirs nouvellement créés peuvent être aussi puissants que les souvenirs authentiques. » (Elizabeth Loftus, bien que la théorie remonte à Freud) Sans parler des cas où le souvenir est réécrit par la volonté même de celui qui s'en remémore, ou même purement construit à partir des témoignages de témoins de l'événement. Par exemple, j'ai un vague souvenir de mon premier mot prononcé, alors même qu'il est impossible d'avoir gardé cela en mémoire.
4. ἐποχή.
5. Ça paraît évident, puisque empirique, mais voyez les choses ainsi : rien ne me dit que je ne suis pas la marionnette de quelque entité supérieure, ou que mon corps agit seul en ne me laissant que l'illusion d'être le maître à bord --les neurobiologistes ne nous expliquent-ils pas que la conscience n'apparaît qu'en dernier recours lorsqu'une décision doit être prise ?
6. Catégories sociales, « étiquettes » qui ne proviennent pas de moi. Je sais que je suis jeune parce que la société me montre que je le suis, par rapport aux autres individus.
7. Notion difficile à appréhender, mais que l'on peut comparer à celle de la « vallée de l'étrange » : un robot ressemblant trait pour trait à un humain dérange le spectateur, parce que la moindre imperfection paraît monstrueuse. Ainsi, l'existence même de subtiles différences isole d'autant plus l'individu.
8. Ces deux dernières sont à rapprocher de la pensée d'Annah Arendt sur la question de la responsabilité dans un système totalitaire pour voir à quel point l'individu se conditionne de lui-même à un rôle assigné, du moment qu'on lui retire la responsabilité, et donc la faculté de juger la situation. Le fait d'appartenir à la même espèce, et d'en partager ces faiblesses, me remplit d'une grande tristesse.
9. En tant que « l'homme est un animal social » comme l'écrivait Aristote. Les travaux de linguistique, notamment de Noam Chomsky, montrent d'ailleurs que sans langage comme acquis social, pas de formation de la pensée intelligente. Et alors le fait de se dire que c'est la société (soit l'espèce, c'est la même chose) qui désire, activement ou passivement, que je souffre est pour le moins... blessant.
10. Élément culturel répliqué par imitation d'un individu par d'autres. La mémétique nous enseigne que les mèmes évoluent à travers nous, on ne peut que créer les conditions favorables à leur apparition et à leur réplication.
11. « L'expérience n'enseigne pas avec moins de clarté que la Raison, ce fait que les hommes se croient libres par cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent. » (Spinoza, *Éthique*)
12. « L'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e.g. de la langue, de l'économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l'on peut, si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existences. » (Bourdieu, *Esquisse d'une théorie de la pratique*)
13. Autrement qu'en invoquant une doctrine morale de façon arbitraire ?
14. Descartes, *Méditations métaphysiques*, Seconde méditation.
15. Voire que ma souffrance n'est pas légitime par rapport à celle d'autres qui ont traversé des épreuves, des expériences, bien pires.
16. Surnom de Margaret Thatcher de part sa phrase fétiche « *There is no alternative* ».
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