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Le corps

Salinger, *L'Attrape-cœurs*, chapitre 25

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Je ne suis pas dualiste au sens cartésien. Je pense néanmoins qu'il existe bien une dichotomie entre le matériel et l'immatériel[1], en cela que l'immatériel dérive du matériel[2]. Je définis l'immatériel (l'âme platoniste ou l'esprit cartésien en somme) comme non seulement une particularité physique mais aussi un phénomène qui émerge dans un système à un certain niveau de complexité.

L'analogie qui me paraît la plus pertinente est celle d'un écran d'ordinateur, ou même une télévision. Les images ne sont pas physiquement stockées sur l'ordinateur, elles ne l'étaient déjà pas du temps de la télé analogique. C'est l'ordinateur lui-même qui les recrée, tout comme la télévision cathodique les rendait en bombardant d'électrons un écran réactif. Le fonctionnement du cerveau en matière de mémoire est analogue : il ne fait que recréer le souvenir à partir d'éléments disparates, y compris des éléments inventés de toutes pièces (de telle sorte que l'on puisse, à sa guise, se revoir en train d'agir, à partir d'une vue « externe », comme si l'on avait mémorisé une scène filmée par une caméra). L'immatériel n'est alors qu'une interprétation, une traduction, d'un objet sensible par un objet sensible.

De même que des millions d'années d'évolution ont complexifié l'œil pour en faire l'argument phare[3] de la perfection divine pour les créationnistes, le système nerveux s'est incroyablement complexifié pour faire apparaître ce sur quoi les philosophes se sont cassé les dents durant des millénaires : l'âme, l'esprit, la raison... En un mot, le « fantôme dans la machine »[4].

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Mon corps est un véhicule. Il ne m'apporte du plaisir qu'en de rares occasions, notamment quand je suis en couple, ou bien que je transfigure mes sens pour altérer mon esprit[5]. Or, il m'est plus souvent douloureux, ou simplement apathique, que plaisant. Les comptes ne penchent pas en sa faveur.

Le fait de sentir mes os me renvoie instantanément à ma matérialité, donc à ma propre mortalité. Chaque fois que je me palpe, je sais que je ne suis qu'un être fragile voué à disparaître, entraînant mon esprit dans sa chute.

Cette peur de la mort[6], elle me suit depuis ma petite enfance. L'épisode traumatique n'est pas aussi spectaculaire qu'un accident ou le spectacle d'un proche décédé, non. Il s'agit simplement de la vision d'un arbre décharné par l'hiver, dont la silhouette tranchait le ciel nocturne sur lequel la fenêtre de ma chambre d'enfant donnait. C'est mon premier souvenir de cette panique existentielle qui m'assaille encore de temps à autre.

Alors avoir un rappel constant de cela n'aide pas à accepter ce corps comme autre chose qu'hostile.

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On pourra toujours tenter de me raisonner, mais qu'y a-t-il à aimer dans mon corps ? Pourquoi devrais-je le considérer comme autre chose que le vaisseau transportant maladroitement un esprit captif ? Surtout si l'on considère le nombre de tares qu'il se coltine. Faisons l'inventaire, voulez-vous ?

Précisons que tout ceci m'a été rapporté, il ne s'agit pas tant de mon propre regard que de celui des autres à mon égard. Le mien ne peut se construire qu'en agrégeant ceux-ci.

À cela, on pourrait arguer l'éternel « mais pour plaire aux autres, il faut d'abord se plaire ». Je déteste cet aphorisme, car il montre la pensée limitée de la personne qui le balance sans réfléchir. Il n'y a pas de causalité ici, mais une réciprocité. Mon corps est ce qui est présenté aux autres, ce qui est public. D'une certaine manière, il appartient plus aux autres qu'à moi-même[7], puisqu'il n'est pas représentatif de ce que je suis. Il est même obstacle à ce que les autres communient avec moi. Certes, je conçois bien « se plaire » et « plaire aux autres » comme deux objets distincts, mais sans séparation causale entre les deux ; ce sont des vases communicants.

Alors, n'y aurait-il pas quelque chose que les gens apprécient de mon corps ? À ce que je sache, les yeux, les mains, et le sourire semblent plaire. Mais guère plus.

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Quel est l'atome de l'Homme, sa plus petite unité insécable mais suffisante en elle-même à le définir ? Je veux dire : prenez, comme expérience de pensée, votre voisin de palier. Coupez-lui les bras. Est-ce encore un homme ? Nous avons toutes les raisons de croire que oui, en effet, c'est toujours un être humain. Découpez, et découpez encore. À quel stade peut-on dire --si tant est qu'on puisse le dire-- que ce voisin a cessé d'appartenir à l'espèce humaine, qu'il n'est, tout au plus, qu'un corps pensant ?

Alors puis-je être un homme avec seulement des mains, des yeux et un sourire ?

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Que dire de mon teint clair, trop clair d'après les remarques que l'on me fait, et d'après l'image que voudrait m'imposer la société ? Il y a un siècle, il était mieux vu d'être d'un blanc laiteux, puisque cela distinguait les bourgeois des travailleurs agricoles. Le canon de beauté était tout autre. À présent, on associe au teint hâlé un attribut mythologique presque médical : le bronzé sort de chez lui, il respire un air pur, il se met en mouvement, bref, il est sain. Par opposition, le pâle est donc malade, sédentaire, moins apte. Il est suspicieux d'être blanc comme un linge : qui est cette personne qui ne semble pas sortir de chez elle, est-elle chômeuse, fainéante ? Pourquoi ne suit-elle pas les préceptes pourtant répétés, donc avérés, de notre sacro-sainte Hygiène de Vie ?

De même pour le poids. Pour avoir été le compagnon et l'ami de plusieurs personnes en surpoids, je comprends la pression des regards et des mots que peut faire peser sur des individus la société. Sans aller jusqu'à comparer ma situation à la leur en termes qualitatifs, le fait d'être « maigre comme un clou » me rend cible de nombreuses remarques. Petites phrases qui, si elles n'ont l'air de rien, font force de diktat une fois suffisamment répétées. « Mange, t'es pas gros », « il faudrait te muscler un peu, faire de l'exercice » et autres « vu comment t'es maigre... » Cela ne constituerait qu'une nuisance que je pourrais balayer de la main, si elle ne me parvenait pas le plus souvent de ces mêmes proches avec quelques kilos « en trop ». Je comprends bien que j'agis comme un miroir pour ces personnes, que je les renvoie à leurs propres insécurités. Mais est-ce une raison pour que mes proches transfèrent sur moi les sévices que leur inflige l'idéologie dominante ?

Mais si l'on me traite de maigre, pourquoi ne pas manger ? Eh bien, cela tient en plusieurs points. Premièrement, je souhaite mourir, ou au moins m'affaiblir suffisamment. Ne pas nourrir ce corps pouvait aider à atteindre ce but. Ensuite, ma famille a toujours souffert d'une grande pauvreté et en tant qu'aîné j'ai intériorisé involontairement la mesure dans l'alimentation[8]. Et puis, j'ai très certainement été influencé par la façon dont sont traités la quasi-totalité des personnages fictionnels « bons vivants » en matière de nourriture : ce sont généralement des comiques, tournés en ridicule ou gentiment moqués[9]. En bref, il est rare que la nourriture soit pour moi une source de plaisir.

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J'ai des problèmes à l'oral. Mes pensées se taisent lorsque j'expulse un son, ou bien devancent mes paroles et il m'est nécessaire de « rembobiner ». À côté de ça, je pèse certains mots, évaluant chaque scenario pouvant découler de leur usage. Certes, nous avons mes interlocuteurs et moi un langage commun. Mais la connotation, la couleur de chaque terme est différente chez chacun, de telle sorte qu'il m'est difficile de trouver un consensus. Lorsque, lassé de ce travail je l'abandonne, il se produit généralement au mieux un quiproquo, au pire une guerre.

Une denture pourrie par l'héritage paternel, que je tente de dissimuler depuis ma plus tendre enfance suite à de nombreux commentaires (intériorisés corporellement au point de ne jamais sourire « à pleines dents »), impaire mon élocution par cet effort. Le ton de la voix doit être contrôlé également, ainsi que l'expression faciale, puisque le moindre relâchement de ma part est perçu comme agressif par mes spectateurs.

Sans compter le fait que je doive fournir ces efforts *en fixant des yeux l'interlocuteur* (comme le prescrit la convention sociale) remarquant ainsi tout un ensemble de micro-expressions comme autant de *feedbacks* me distrayant de mon propos.

Décortiqué ainsi, ce qui paraît être une évidence quotidienne devient vite un travail, dans le sens étymologique de torture. J'en ressors plus épuisé à chaque fois.

1. Ne serait-ce qu'en termes scientifiques, avec les avancées du siècle dernier en physique. Les ramifications des travaux contemporains à Einstein sur la mécanique quantique, puis la théorie de Kaluza-Klein pour en arriver à la théorie M, supposent une autre approche du problème matériel/immatériel. Quand la matière ne représente plus que trois des onze dimensions supposées, soit on restreint l'immatériel en termes physiques en tant qu'ensemble de dimensions non matérielles, ou bien on considère que toutes les dimensions sont matérielles, ou bien encore on pense l'immatériel comme projection du matériel, dérivé en quelque sorte. Cette troisième option a ma préférence : elle a le mérite d'expliquer simplement en quoi les couleurs n'existent pas (autrement que comme interprétation du cerveau), et pourquoi ces mêmes couleurs ne sont pas interprétées de la même manière selon les individus (daltonisme, etc.).

2. Je me pose en contradiction directe de Platon et de ces néoplatoniciens déguisés en aristotéliciens que sont les chrétiens catholiques. Il n'existe pas « d'arrière-monde », de « monde des Idées », où l'intelligible règne en maître, en dehors de tout être sensible. Au contraire, l'intelligible provient du sensible, il n'est pas sans lui. En termes philosophiques, il n'existe pour moi que des étants réels singuliers, aucun universel réel.

3. Mais totalement bidon, soyons honnêtes.

4. cf. Gilbert Ryle, Arthur Koestler et, dans une moindre mesure, Masamune Shirow.

5. Une manière polie de dire « quand je me drogue ». Parce que c'est essentiellement cela, soit par un agent externe comme l'alcool, soit en faisant fabriquer au corps son propre agent chimique comme la dopamine, l'adrénaline, la sérotonine, le cortisol, etc.

6. Dont l'effet est palpable, similaire à la Nausée de Sartre : angoisse, répulsion et nausée face non plus à l'existence, mais à sa fin.

7. Oui, j'ai conscience que c'est un terrain glissant, mais c'est pourtant bien ce que nous dicte la société ; le port d'un uniforme ridicule sans poches dans la restauration rapide, d'un badge mentionnant les mensurations des hôtesses de magasins de lingerie, ou même le contrôle strict des « pauses-pipi » dans certaines universités ne sont que les épiphénomènes d'une perte du corps.

8. Soyons bien clairs : nous n'avons manqué de rien. C'est simplement qu'ayant conscience des ressources, je me suis inconsciemment sacrifié, rien de plus.

9. Vous rappelez-vous de Homer Simpson ? Des Hobbits grillant leurs saucisses en toute insouciance ? De Karadoc au lit bordé de saucissons ?

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