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Lansquenets & Fariboles

Les Aventures de Morgoth 1

Par Asp Explorer

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1. Les plus grands voyages commencent par un petit pas

C’est à l’âge de quinze ans que Morgoth L’Empaleur claqua la porte de l’école de magie du Cygne Anémique pour découvrir le vaste monde et ses merveilles. À l’époque, ses possessions et domaines se résumaient à sa robe de mage en authentiques haillons d’époque lointaine, ses babouches plus adaptées pour arpenter les bibliothèques que pour les randonnées sur les grands chemins, une dague sacrificielle si émoussée qu’elle ne pouvait pas même servir comme coupe-papier, une amulette magique en or représentant deux poissons enlacés, dont l’unique propriété magique semblait être de faire du vert-de-gris (chose rare venant d’un objet réputé être en or), trois sandwiches au pâté, deux rouleaux de parchemin contenant les sortilèges « chute de plume » et « langage des animaux » (qu’il avait mis des semaines à confectionner lui-même, la nuit, dans les scriptorium de la bibliothèque), ainsi qu’un livre de magie que lui avait légué, sur son lit de mort, son vieux maître Hégésippe Ciremolle, qui avait été si bon avec lui. Enfin, bon, c’est beaucoup dire, disons qu’il l’avait battu avec économie et qu’il n’avait sur sa personne aucune visée qui dépassât le cadre de la relation normale entre un maître et son élève. On ne pouvait en dire autant de son successeur Théfouin Machebert, homme d’une grande raideur morale entre sept heures du matin et neuf heures du soir et d’une grande raideur physique le reste du temps, et dont Morgoth bientôt à repousser les pressantes avances, ce qui l’avait, entre autres choses, décidé à prendre ses distances avec les études universitaires.

Il n’avait pas fait trente pas que, comme de juste, il se mit à pleuvoir bien dru. Il s’arrêta donc, ne sachant que faire, considéra avec désolation la morne lande qui s’étendait alentour, et vint à la conclusion que le seul abri qui se présentait était l’école de magie. Il fit donc demi-tour au petit trot et, tâchant de se donner quelque contenance, souleva le heurtoir en forme de chauve-souris avant de l’abattre avec un bruit qu’il aurait voulu plus affirmé.

— Qui va là ?

La voix avait des inflexions déplaisantes, celles de la moquerie.

— C’est moi, Morgoth, ouvre vite, je suis trempé.

— Qui ?

— Morgoth, enfin, je viens juste de sortir.

— En quoi ça te donne le droit de rentrer ?

Des rires étouffés parvinrent jusqu’aux oreilles du jeune sorcier, dont le cœur se serra alors d’appréhension. La voix, il la reconnaissait maintenant, nasillarde et assurée. Celle de Samo Taton, le triste sire dont il était le souffre-douleur depuis si longtemps.

— Eh, déconnez pas les mecs, laissez-moi rentrer !

Les rires redoublèrent. Un projectile magique mineur vint frapper le sol devant Morgoth, qui fit un bond disgracieux autant que tardif pour l’éviter.

— À la niche, Morgoth, sorcier mouillu, sorcier foutu, ah ah ah !

— Mais… mais…

— Mémémé dégage, minable, ça nous fera des vacances.

C’était Azemias Pinulle, dit « le pin’s », souffre-douleur en second de la petite bande, qui venait de parler. Il ne se doutait pas encore, l’imbécile, de la peu enviable promotion qui l’attendait. Tout autre que Morgoth, en telle situation, aurait persévéré, crié, pleurniché et fait le siège du bâtiment jusqu’à ce qu’une autorité de l’école le remarque et fasse cesser les brimades de ses indignes compagnons. Mais notre malheureux héros, qui avait plus d’orgueil que de raison, ne put s’y résoudre. Il tourna alors simplement les talons, partit d’un pas qui se voulait digne, ignorant les quolibets et les insultes, et lorsqu’il estima être suffisamment loin, se retourna, pris d’une haine incommensurable, leva le poing et hurla de la voix tonitruante qu’il savait parfois prendre lorsque la situation s’y prêtait.

— Je reviendrai, et ma vengeance sera terrible !

Ce qu’il fit. Mais beaucoup plus tard. Et c’est une autre histoire.

2. Esbaudissons le manant

On dit que ce qui sépare la civilisation de la barbarie, c’est trois bons repas. Morgoth eut vite fini ses tartines et de drôles d’idées commençaient à lui trotter dans la tête, comme des envies de pagne en fourrure de yack des steppes et de pillages de contrées lointaines, lorsqu’il parvint devant les remparts de Galleda, la plus riche et la plus puissante cité de la contrée. Enfin, remparts, c’est un bien grand mot. Car la contrée était petite, et pauvre, et en outre, présentait un intérêt stratégique que l’on peut qualifier de nul sans grande crainte d’être démenti par l’histoire, ce qui fait qu’en guise de fortification, on avait reliés entre eux les bâtiments bordant la ville par des ouvrages de maçonnerie, et aménagé un vague chemin de ronde courant sur les toits, et puis basta, ça ira bien. Ce genre de citadelle n’aurait pas retardé cinq minute une armée en marche, mais pour tenir en respect les bandes de rôdeurs des alentours, c’était bien suffisant.

Trois jours plus tôt, Sterbin Colophyle, exploitant agricole dans la région, avait été surpris un soir de beuverie en train d’uriner dans la fontaine municipale de la grande place, ce qui constituait un délit, et la justice expéditive mais bonnasse du baron de Galleda l’avait condamné à deux semaines de travaux d’intérêt général. On l’avait donc revêtu d’une livrée pourpre et bouffante (bouffante aux mites auraient dit certains), de chaussures ridicules, d’un bouclier qui ne couvrait même pas son avant-bras et d’une pertuisane de cinq coudées de long impossible à manier (il avait essayé). Et il était stipendié (très symboliquement) pour garder la porte ouest, ce qui le réjouissait assez modérément.

— Holà maraud, que viens-tu faire en notre bonne ville de Galleda ?

— Je suis sorcier et je viens tenter de trouver un engagement quelconque.

— N’as-tu pas une lettre de recommandation ?

— Non, je suis désolé.

— C’est que nous sommes très pointilleux ici, à Galleda. Nous ne laissons pas entrer parmi nous n’importe quel gringalet qui se présente. Tu pourrais être un bandit déguisé en sorcier, ou bien un ennemi du baron déguisé en sorcier. Ou bien un ennemi du baron déguisé en bandit grimé en sorcier pour tromper notre vigilance. Ou bien un sorcier ennemi du baron maladroitement déguisé en bandit.

— Je vous assure monsieur que je suis un vrai sorcier, et que je ne suis ni ennemi, ni malandrin.

— Parce que des fois, il y en a qui abusent, tu vois. Comment puis-je reconnaître un vrai sorcier d’un vrai voleur ?

— Le sorcier sera habillé en sorcier, alors que le voleur sera habillé en voleur, quelle que puisse être la tenue de cette congrégation.

— Bien sûr que non, mon ami, tu imagines bien que non. Un voleur, par définition, se déguise, sinon on l’attrape.

— Et bien, je suppose qu’un voleur… serait moins bien habillé qu’un sorcier… car s’il a besoin de voler, c’est qu’il est pauvre.

— Hmmm… ce que tu dis est doublement idiot. Tout d’abord, tu es encore plus mal habillé que moi, ce qui fait que selon tes propres critères, tu es extrêmement suspect. Mais d’un autre côté, seul un sorcier qui n’est jamais sorti de sa tour peut croire que les voleurs sont pauvres. Les voleurs ne volent pas parce qu’ils sont pauvres, les voleurs sont riches parce qu’ils volent.

— J’avoue en avoir peu fréquenté.

— On le dirait bien. À moins que tu ne sois un voleur particulièrement rusé.

— Ce qui nous ramène au point de départ.

— C’est ça. Note bien que ça me navre de devoir t’interdire l’accès à la ville, car tu as l’air sympathique. Ne pourrais-tu pas me donner une preuve de ta condition ?

— Je pourrais vous réciter le serment de fidélité à l’Ordre de Phsax, que tous les sorciers connaissent par cœur.

— Mais tu pourrais l’inventer, car moi, je ne le connais pas. Allez, un peu d’imagination, que diable…

Morgoth nota alors que le garde faisait avec les mais un geste semblable à celui de tirer rapidement une nappe de la table, mais à l’envers. Il le regarda avec incompréhension, avant qu’un éclair d’inspiration ne lui vienne :

— Vous voulez que je lance un sort ?

— Ah, ben voilà, par exemple. Allez, zou, un petit truc sympa. Que j’ai pas perdu ma journée.

— Bon.

Les mécanismes mentaux de Morgoth se mirent en marche, sa pensée empruntant les chemins tant de fois parcourus, et sans peine aucune, il réjouit Sterbin d’un Phosphène Élémentaire. C’était le sortilège le plus basique qui soit, un sortilège méprisable pour tout dire, que nul magicien n’ignorait, mais Morgoth se fit un devoir d’en produire un de fort belle facture, faisant apparaître dans l’air une douzaine de délicieuses lueurs pulsantes dérivant mollement au gré des courants de flux mystique.

— Oooooh !

Sterbin et Morgoth étaient ébahis l’un comme l’autre, le premier par le sortilège en lui-même, le second par l’effet qu’il semblait produire sur le garde. C’est que Morgoth, qui avait été élevé à l’école et n’en était pour ainsi dire jamais sorti, avait toujours considéré la magie comme un allant de soi, un élément du décor quotidien. Certes pas un sujet d’ébahissement, en tout cas pas à un aussi misérable niveau d’expertise.

Il était perdu dans ses réflexions lorsque Sterbin l’empoigna par la manche et le tira à l’intérieur de la ville, franchissant les douves par le pont-levis¹, le traînant par les rues à la géométrie fort rurale de la bourgade. Bien vite – mais il était difficile de faire un long trajet dans Galleda – ils arrivèrent à un bâtiment qui, à la surprise de Morgoth, n’était pas une prison, ou alors il s’était fait une vision fallacieuse du monde carcéral. Par exemple, il était à peu près certain que dans une prison bien tenue, on ne joue pas de la musique, on ne danse pas la giboulette avec des jeunes filles girondes, on ne boit pas des chopes monumentales de breuvage moussu et très probablement alcoolisé par tablées de quatre en échangeant des propos paillards et des claques dans le dos, et les gardiens de prison typiques ne sont pas des petits gars chauves d’un certain âge, ventripotents, joviaux et occupés à essuyer des verres. Ce dernier détail incita notre héros à penser qu’il se trouvait dans un de ces lieux dont ses condisciples, pendant les soirées du dortoir, entre deux douches à l’eau froide à minuit, lui avaient tant fait l’éloge : une auberge.

— Eh, voilà Sterbin-la-fontaine !

— Sterbin, pisseur d’élite du Baron, hourra pour Sterbin !

— Arrêtez de vous foutre de moi, bande d’ivrognes, et regardez plutôt ce que je vous ai trouvé : un sorcier ! Un vrai ! C’est pas banal ça, hein ?

— Il a pas l’air bien vieux, ton sorcier.

— Tout miteux oui.

— Sterbin au sorcier piteux, voilà comment on va t’appeler.

— Montre leur, sorcier, montre tes pouvoirs comme tu as fait tout à l’heure !

Et devant cette assistance populaire et attentive, Morgoth dévoila son art. Et jusqu’à tard dans la soirée, il passa en revue une bonne partie des sorts qu’il avait appris, constatant avec étonnement que les plus difficiles n’étaient pas forcément les plus applaudis. Ces gens simples, évidemment, n’avaient que faire des Cinq Conjurations Métastatiques, ni de la Rune Contournée du Levant, ni de toutes les complexes variations du Mot de Thenos, car la beauté de tout ceci n’aurait pu apparaître qu’aux yeux d’autres sorciers. En revanche, utiliser sans grande finesse un simple Bruitage pour faire parler un tonneau, illuminer la salle, faire fleurir une table, hypnotiser une serveuse, changer la couleur du chat, et tous ces maigres miracles avaient le don de provoquer l’hilarité ou l’émerveillement, et surtout, de susciter le jet de maint piécettes de cuivre qui tintaient joliment en tombant à ses pieds. La nuit était bien avancée lorsque la fatigue rattrapa Morgoth. La journée avait été longue, et les sortilèges, lancés en grand nombre, épuisaient leur homme. En outre, l’aubergiste lui avait offert – ce qui l’avait bien étonné car pour autant qu’il sache, ces établissements n’avaient aucune vocation philanthropique – un copieux repas ainsi que de nombreuses pintes d’un breuvage noir, amer et mousseux, que notre jeune ami supposa être de la bière, et qui bientôt émoussa la précision de ses psalmodies. Il se trouva alors une main secourable pour le mener à la salle commune et le recouvrir d’une couverture épaisse.

3. L’associée

La ville était déjà au travail lorsque Morgoth s’éveilla, pâteux. Il se livra à quelques ablutions matinales dans la salle commune qu’une servante s’occupait à débarrasser, se sécha le visage avec l’ample manche de sa robe de mage et commença à ranger ses affaires afin d’aller musarder en ville lorsqu’il s’aperçut qu’on l’observait. Dans la pénombre, il était difficile de déceler mieux qu’une silhouette, mais il était à peu près sûr qu’il s’agissait d’une femme, d’autant qu’il se flattait de bien connaître l’anatomie féminine². Un peu irrité de cette attention, il ignora l’importune et se concentra sur le rapide inventaire de sa fortune.

— Paix, mon panon, pendant que tu ventilais la paillasse, je louchais que les béjaunes te dévissaient pas le jonc.

Interdit, Morgoth considéra la demoiselle, ne sachant quel parti prendre. Elle s’approchait d’un pas qui se voulait nonchalant, gardant néanmoins ses distances, comme si elle cherchait à apprivoiser un chat inconnu tout en se gardant de ses griffes. Elle reprit.

— Je suis panette, pas comme tous ces crotteux. On est peu d’la rape ici, c’est un bouse.

— Euh… sûrement. Et vous parlez notre langue ?

— Quoi, t’entraves pas l’arguche des… Ah non, visiblement. Dis moi, tu es bien le magicien dont on parle en ville ?

— Je suis le sorcier Morgoth (il plaça dans ces mots son peu de fierté professionnelle). Que dit-on…

— Je pensais que tous les sorciers comprenaient le Patois d’Aventure, c’est étrange.

Son attitude s’était subtilement modifiée, devenant plus formelle, impersonnelle.

— Le Patois d’Aventure, dis-tu ? C’est la première fois que j’en entends parler.

— C’est encore plus étrange. Sache que tous les aventuriers, je parle des vrais, pas de ces ivrognes que l’on trouve dans les tavernes et passent leur temps à se vanter d’exploits imaginaires dans des contrées improbables en exhibant leurs cicatrices de disputes ménagères comme s’ils les avaient eues à la guerre, tous les aventuriers donc connaissent le Patois.

— Tout s’explique alors, je ne suis pas un aventurier. Pour être franc, j’ignore ce qu’est exactement un aventurier.

Durant ce dialogue, elle avait poursuivi son approche prudente, de telle sorte que ses traits étaient maintenant discernables. Sa chevelure noire et lisse ne tombait pas plus loin que sa nuque, formant comme un casque épais entourant une face large et claire, aux petits yeux noirs, aux lèvres serrées et au petit nez curieusement arrondi, et à laquelle on pouvait si l’on ne voulait pas se tromper, donner un âge compris entre quinze et quarante ans. Un observateur plus réceptif (Morgoth lui-même n’étant guère au fait de ces choses) aurait noté comme sa simple robe marron de paysanne était mal assortie à ses mouvements souples et précis ainsi qu’à son anatomie élancée. La rudesse des travaux manuels n’avaient en effet nullement posé sa marque sur son corps ni sur son visage, en outre, elle était plus grande que la plupart des hommes de Galleda, et si le sommet de son crâne arrivait au menton du sorcier, c’est uniquement parce que celui-ci atteignait une taille exceptionnelle dans ces contrées.

— Pas un aventurier hein ? Pourtant, tu es un sorcier, je t’ai vu hier soir. Mais peu importe. Ainsi, tu gagnes ta vie en donnant des spectacles de sorcellerie ? Est-ce un métier lucratif ?

— Métier, c’est un bien grand mot, c’est la première fois que je fais ça. Pour ce qui est de gagner de l’argent, je crois que je ne suis pas trop à plaindre. J’ai compté trente-deux sous, deux oignons bien gras, et une sorte de lacet en cuir… je pense que c’est bien plus que le salaire ordinaire d’un ouvrier agricole.

— Hummm… oui, sûrement. Enfin, ça dépend de quel point de vue… ce que je veux dire, c’est que tu as raison de voir le côté positif des choses.

Elle avait pris un air un peu désolé qui n’échappa pas à la sagacité de notre héros.

— Je ne pense pas faire ça toute ma vie, tu sais. Jusqu’à ce que je trouve un engagement plus digne de moi, ça peut me permettre d’éviter la famine. Mais d’un autre côté, je te le concède, ce n’est pas encore la fortune.

— Et bien, puisque tu abordes toi-même la question… c’est vrai que tu ne vas pas être écrasé sous le poids du butin. Et puis il faut être honnête, ton spectacle était distrayant pour ces… comment dire… pour les gens d’ici, mais ils n’ont pas grand chose à te donner. En plus, dès qu’ils auront vu tes sorts deux ou trois fois, ils se lasseront et tu ne recevras plus rien. Galleda est une petite ville, une toute petite ville. Il faudrait que tu t’ouvres à un public plus… euh…

— Réceptif ?

— Fortuné, surtout.

— J’ai entendu parler d’un certain Baron…

— Oui, c’est un bon début. Il donne parfois des réceptions, et lorsqu’il est satisfait, il sait remercier ceux qui l’ont distrait. Il appelle « l’action de promotion culturelle ». Mais il te faudrait améliorer un peu le contenu de ta prestation si tu veux leur plaire.

— Tu veux dire, lancer des sortilèges plus complexes ?

— Pas nécessairement, mais modifier l’habillage… comment te dire… Tu sais, les quelques chevaliers et bons bourgeois qui partagent habituellement la table du Baron ne voient pas de la magie tous les jours, loin de là, mais ils savent au moins ce que c’est et ne seront guère impressionnés par le seul spectacle d’un sortilège. Il faudrait construire autour toute une histoire, un conte merveilleux, avec des décors, des costumes, bref, toute une mise en scène qui mettrait ton art en valeur.

— Ah, comme du théâtre, quoi !

— Voilà, du théâtre.

— Oui mais voilà, je n’y connais rien.

— Je m’en doute, on apprend rarement l’art ancien de la comédie et de la tragédie dans les écoles de magie, me suis-je laissé dire. C’est pourquoi j’avais pensé que l’on pourrait s’associer, sur la base d’une égalité dans le partage des gains. Il se trouve qu’un paysan des environs me doit un service, il nous laissera sans doute sa grange pour coucher et pour répéter. Comme j’ai un peu d’argent, nous pourrons acheter de quoi confectionner des décors et des costumes, engager un musicien passable… puis nous tournerons dans les tavernes de la ville pour roder notre affaire. Dans onze jours, c’est la fête du solstice, le Baron se fera une joie de nous inviter, et nous serons prêts à l’amuser, lui et ses convives. Qu’en dis-tu, sorcier ?

— Tu as déjà fait ça ?

— Oh ouiiii… oulalah, souvent.

— Tu m’as l’air honnête et sûre de ton fait. En outre, je connais peu les usages du monde, et seul, je crains de rencontrer des gens peu scrupuleux qui profiteraient de mon ignorance pour me dépouiller. J’accepte donc ta proposition avec d’autant plus de plaisir que je n’ai pas d’autre projet. Quel est ton nom, partenaire ?

— Vertu Lancyent, et ne t’avise pas de moquer mon nom. Et toi ?

— Et bien, Morgoth, comme je te l’ai dit.

— Morgoth… ?

— Oui, Morgoth. C’est un prénom du pays Vantonnois, assez commun.

— Morgoth tout court ?

— … bon, puisque nous sommes associés, je peux bien te le dire, je suis Morgoth L’Empaleur.

Elle recula d’un bon, surprise.

— Mon dieu, mais c’est terrible ! Qu’as-tu donc fait pour mériter un surnom si peu flatteur ?

— Ah, c’est le drame de ma vie. Ce n’est pas un surnom, c’est un nom de famille. Il y a des L’Empaleur dans le Vantonnois depuis le Troisième Age, très vieille famille.

— Oh. Un nom difficile à porter, je suppose.

— Un peu.

Il appuya soigneusement sur la litote, soupira, avisa un moment ses babouches, puis lâcha mécaniquement, ne sachant que dire d’autre.

— Certains disent que nous sommes apparentés à l’archi-liche Wlach l’Empaleur, qui ravagea la Postonie à la tête de ses légions de morts-vivants, voici huit siècles. D’autres pensent plus prosaïquement que nous descendons d’un certain « L’Emballeur » qui était docker dans le port de Shmacksa, et dont le nom a changé au fil des générations.

— Ta vie n’a pas été facile tous les jours, pas vrai ?

4. Interlude

Il a été dit bien plus tard dans les livres interdits, il a été chanté dans les sagas et narré dans les légendes que nul homme de son temps n’égalait en force et en adresse aux armes le sinistre Chevalier Noir. Il a été dit que nul n’avait plus effroyable réputation de brutalité, que nul n’avait plus donné la mort et répandu la souffrance, et que nul n’en avait conçu si peu de remords. Bien des explications avaient été données sur l’origine de cette âme tourmentée, morte avant le trépas, bien des histoires avaient couru au sujet de ce sombre serviteur des dieux du mal. Il a été dit, mais bien après que son souvenir terrifiant eut commencé de s’affadir dans la mémoire des hommes, que sur le passage de sa noire monture à l’œil fou et au naseau frémissant, la terre meurtrie, elle-même, se tordait de douleur tandis que les femmes, les enfants et même les hommes les plus courageux fuyaient à perdre haleine, maudissant le sort qui les avaient fait croiser le chemin du paladin de la mort. Nombreux furent les chroniqueurs qui décrivirent les cicatrices qui défiguraient son corps et sa face et inspiraient la plus profonde répugnance, bien des ménestrels rendirent compte de sa voix qui bien que posée et sans émotion, résonnait à cent pas à la ronde, et nul n’oubliait de citer ses yeux couleur de sang, si ardents de haine que quiconque croisait son regard était hanté jusqu’à son dernier jour par d’horribles cauchemars.

Ben, c’était exagéré.

5. Les préparatifs

L’ami de Vertu s’appelait Koïlindon. De face, il avait une bonne figure d’ahuri des campagnes, encore jeune et, comme on dit pudiquement, bien brave. De profil toutefois, son faciès proéminent, son menton en galoche et son front fuyant incitaient à la méfiance, d’autant plus que ses manières, peut-être un peu trop précieuses pour un simple exploitant agricole, avaient un je-ne-sais-quoi d’irritant. Il vivait seul en compagnie de son neveu, ou prétendu tel, un grand dadais blond d’une quinzaine d’années nommé Thérand, maigre comme un clou, dont certaines habitudes laissaient à penser qu’il n’avait appris que très récemment les rudiments de l’hygiène et dont le regard bas hésitait sans cesse entre lueur de défi et hésitation apeurée. Tous deux partageaient une grande ferme à une demi-heure de Galleda, dont ils n’occupaient en fait qu’une petite partie, et dont, comme Vertu l’avait prévu, ils concédèrent bien volontiers l’usufruit de la grange.

Si grand fut d’ailleurs leur enthousiasme pour la jeune troupe que les deux hommes se proposèrent de les aider pour les costumes et les décors, de telle sorte que ces ouvrages furent vite terminés. Il faut dire que les travaux des champs ne demandait pas trop d’effort à Thérand et Koïlindon, jamais plus de deux heures par jour, et encore ne se tuaient-ils pas à la tâche. Morgoth nota d’ailleurs distraitement que d’autres paysans se chargeaient de cultiver les terres alentours, sans doute Koïlindon avait-il donné l’essentiel de son domaine en fermage. Le soir, après avoir partagé une bonne soupe en leur compagnie, qui n’était pas si désagréable finalement, ils allaient coucher dans la grange, chacun soigneusement dans son coin, bien sûr.

On avait vu des sorciers plus mauvais comédiens que Morgoth, qui avait gardé un plutôt bon souvenir de sa première prestation et envisageait sans trop d’appréhension de remonter sur les planches. Deux jours durant, il s’entraîna à enchaîner ses sortilèges, s’appliquant à des petits détails auxquels les mages sérieux n’accordent habituellement aucune importance, comme la qualité artistique, la visibilité de loin dans une salle enfumée ou l’éventuelle portée philosophique. De son coté, Vertu, avec un acharnement louable et force déploiements de jurons et ratures, écrivait une saynète intitulée « Lansquenets & Fariboles : pastourelle burlesque en un acte».

Il se trouvait par quelque bonne fortune que Koïlindon maniait pas trop mal la vielle à roue, et que de son côté, Thérand n’était pas foncièrement opposé à la perspective de faire ses débuts sur les planches moyennant une modeste stipendiation, de telle sorte que la compagnie théâtrale fut vite au complet.

Le patron du « Crüchon Nouer », l’établissement qui avait vu les débuts de Morgoth, connaissait son intérêt et offrit le couvert gratis à la troupe pour payer leur spectacle. Il fit même savoir en ville et dans les alentours qu’une représentation de théâtre magique aurait bientôt dans ses murs car il encourageait les arts et la culture, et que chez lui il faisait chaud et que la bière était bonne, contrairement à ce qui se passait dans d’autres établissements de moindre qualité qu’il ne s’abaisserait pas à nommer. Donc ce soir là, l’assistance était nombreuse, une centaine de personnes au bas mot, et il fallut pousser les tables pour que chacun puisse apercevoir la petite scène composée de planches posées sur quatre tonneaux. fallait avoir l’œil habitué à l’abstraction formelle, ou bien un peu embrumé par la boisson, pour reconnaître dans le drap peinturluré qui séparait la scène des coulisses les formes d’une forêt et d’un chemin menant à un château, le décor où se situait l’intrigue. Grimé en page, Thérand monta sur la scène, l’air auguste, et de son bâton, frappa trois coups vigoureux sur les planches, dans le but de chasser un rat qui mâchouillait le décor. L’assistance se tut. La représentation commença.

6. Texte intégral de la pièce

                           Lansquenets&Fariboles
                     pastourelle burlesque en un acte
                                de Mlle
                            Vertu Lancyent
                              Musique de M
                          KoĂŻlindon Tranchepagne

Distribution
============

-------------------------------------------------------------------------------
| Le mage noir : Morgoth l’enchanteur |     La princesse : Vertu Lancyent     |
|-------------------------------------|---------------------------------------|
|   Le page : Thérand de Malappry     | Le ménestrel : Koïlindon Tranchepagne |
-------------------------------------------------------------------------------


             *La scène est dans le pays magique, à la nuit tombée.* 

                                  LE MÉNESTREL
 
                      *(jouant un air de vielle Ă  roue)* 

    Oyez, mes bons seigneurs l’épopée héroïque 
    Du gentil ménestrel amant d’une princesse
    Objet des tours pendables du sorcier maléfique
    Il triompha sans succomber à la détresse


Scène un
========

                                    LE PAGE

Holà, mon maître, sommes-nous bientôt rendus ?

                                  LE MÉNESTREL

Si fait,  mon jeune ami,  car  voici  que j’aperçois  au loin  les lumières  du
château.   Pressons le pas,  j’ai hâte  de revoir le doux et blanc visage de la
princesse, qui remplit mon cœur d’une amère allégresse.

                                    LE PAGE

Vous m’en fîtes tant d’éloge  que j’ai l’impression  de la connaître  mieux que
moi-mĂŞme.  Combien bonne et charmante doit ĂŞtre sa compagnie pour inspirer tant
de passion.   Que disiez-vous  tantĂ´t  de ses tendres mamelles  et  de son doux
giron ?

                                  LE MÉNESTREL

Plus bas, mon gentil page, car voici sa fenĂŞtre.  Prenons garde que nos paroles
ne  parviennent  point  à  ses chastes oreilles.  Préparons-nous  plutôt  à lui
chanter la sérénade. Éloigne-toi quelque peu, ces moments ne peuvent se
partager qu’à deux.

                                    LE PAGE

Sage politique, mon maître, je vous attends à la clairière, là-bas.

                                    LE MAGE

                *(apparaissant côté forêt, une fiole à la main)*

Enfin nous y voici, le fruit de mes efforts est enfin dans ma main, un puissant
philtre d’amour  qui ravira  le cœur  de la princesse,  afin que  le mien  soit
apaisé. Ce soir, j’en fais le serment, elle sera mienne. Ah, mais qu’est-ce là,
à sa fenêtre ?   Quel est donc  ce bélître  à la mine avenante d’un séducteur ?
Parbleu,  un galant !  Et voici ce malotru  qui s’apprête à donner la sérénade.
Voici un maléfice  qui devrait lui ôter  tout attrait,  n’en doutons pas.   Par
Moltar et par Demogorgon,  par les mânes du Tartare et les dieux sans noms,  je
te maudis, importun personnage, et te condamne céans à arborer à jamais la face
contrefaite d’un crapaud répugnant.

                      *(il jette un sortilège d’illusion)*

                                  LE MÉNESTREL

                        *(s’accompagnant de la vielle)* 

    Tends l’oreille au gai rossignol, le messager de nos secrets
    Tends la main au doux campagnol apaisant nos âmes troublées
    Dans la cage de ton amour un matin mon cœur est entré
    Tendre cage tendue de velours, jamais n’en ressortirai

                         *(verdissant à vue d’œil)*

Holà,  mais que m’arrive-t-il ?   Voici que la disgrâce me frappe,  voici qu’un
sort contraire m’inflige  laideur et difformité.   Malheur à moi,  ma cause est
perdue !   Mais voici  que ma belle paraît à la fenêtre,  quelle honte,  quelle
infamie,  je ne puis me montrer de la sorte,  surtout Ă  elle.  Vite,  fuyons au
bois parmi les bêtes sauvages, telle est ma place à présent.

                 *(il s’en va côté forêt, en sautillant)*

                                LA PRINCESSE

                           *(ouvrant la fenĂŞtre)*

Gentil ménestrel ?   Mon bel amant  à la voix de miel ?   N’est-ce pas  toi que
j’entendis ? Montre toi, doux ami.

                                 *(soupir)*

Hélas,  encore une fois,  l’amour m’a inspiré  un songe doux  et cruel.   Quand
reverrais-je ton minois joli et ta fesse dodue ?

                         *(elle referme la fenĂŞtre)*


Scène deux
==========

                                  LE MÉNESTREL

Tantôt galant et envié, ma verve et mon instrument m’assuraient fortune,
réputation et bonne compagnie. Et voici que ce soir, mon seul public sont
tritons et araignées, dans les tréfonds de cet humide sous-bois à l’obscurité
complice. Voyez ma détresse, entendez mes lamentations, moi qui fut le plus
joyeux des humains, me voici le plus piteux des batraciens qui rampent sous les
vases de cette terre. Mais qu’ouis-je ? Le pas décidé d’un de mes anciens
congénères se dirigeant par ici, il ne faut pas qu’il me voit, il pourrait
s’effrayer de mon apparence et me donner la chasse comme à quelque chimère.

                                LE PAGE

Maître, maître ? Où êtes-vous ?

                                LE MÉNESTREL

                             *(en aparté)*

Mon page, il ne m’a donc pas oublié, le brave garçon.

                                 LE PAGE

Maître, montrez-vous. Dissimulé à l’orée du bois, j’ai été témoin du sort cruel
qui fut le vôtre, et j’ai trouvé moyen de vous aider !

                                  LE MÉNESTREL

                             *(sortant de l’ombre)*

Est-ce vrai ? Je n’ose y croire. Dis moi vite, quel espoir ai-je de retrouver
peau de pêche et teint d’albâtre ?

                                 LE PAGE

Ah, je vous retrouve enfin. Oui, voyant le sombre complot dont vous fûtes
victime, j’ai couru aussitôt dans un lieu parmi les bois, chez une femme que je
connais, et à qui j’ai décrit le sortilège. Elle m’a donné pour vous cette
potion, qui vous redonnera forme humaine. 

                                  LE MÉNESTREL

Quelle est donc cette diablerie ? Tu fréquentes donc les sorcières ?

                                 LE PAGE

Point de sorcière, mon maître, juste une femme très ancienne et très sage,
bonne avec les hommes comme avec la nature. Buvez sans crainte pour votre âme.

                                  LE MÉNESTREL

De tout autre que toi, mon ami, je refuserai, mais nous avons tant voyagé
ensemble que je te fais confiance. Je bois donc ton breuvage.

            *(il boit, lancement d’une dissipation des illusions)*

                                 LE PAGE

Enfin, vous voici redevenu vous-même !

                                  LE MÉNESTREL

Mes mains, mes bras… Que les dieux soient loués, c’est pourtant vrai ! Merci à
ta bonne matrone, ainsi qu’à toi, mon fidèle page ! Ma vie sera trop courte
pour te remercier assez. J’ai recouvré mon allant et ma fière apparence. Vite,
retournons au château retrouver la belle et lui conter fleurette. L’aventure
m’a mis en appétit de bien des façons.

                                 LE PAGE

Prenez garde, maître, car l’aventure est périlleuse. J’ai vu le perfide
nécromant qui vous a traité de façon si indigne, sa magie maléfique est
redoutable, et nul doute que vous en serez de nouveau victime si vous retournez
au château.

                                  LE MÉNESTREL

Ma raison abonde de ton côté, mon ami, mais mon cœur me dit de retourner auprès
de ma bien-aimée. Quel genre d’homme serai-je si je laissais ma mie esseulée
tandis que devant son logis rôde le suppôt du mal ?

                                  LE PAGE

Je reconnais bien là votre valeureux caractère. Voici, pour vous protéger, une
amulette sacrée. Son pouvoir, peut-être, vous protégera-t-il. Portez la, je
vous en conjure.

                                  LE MÉNESTREL

Soit, ami, ta sollicitude me touche. Ainsi protégé, je ne crains plus les
manœuvres de ce fourbe. Hardi, sus au sorcier.


Scène trois
===========

                                  LE MÉNESTREL

Mon aimée, soleil de mes nuits, êtes-vous là ?

                                 LA PRINCESSE

                        *(apparaissant Ă  la fenĂŞtre)*

Mon beau ménestrel, je n’ose y croire ! C’était donc vous que j’entendis
tantôt ! Mais pourquoi m’avoir abandonnée, pourquoi jouer avec mon cœur ?

                                  LE MÉNESTREL

Hélas, je fus le jouet d’un être pervers et malfaisant, qui j’en ai peur en a
après votre vertu, et je viens vous en protéger.

                                  LA PRINCESSE

Oh, mon hardi paladin, quel âme noble et grande est la vôtre. Quoique, vous en
souvienne, ma vertu…

                                    LE MAGE

                           *(apparaissant soudain)*

Ah ah, te revoilà, maroufle ! Tu oses reparaître ici, sur ce lieu même où voici
peu tu bondissais, désemparé et verdâtre ! Tu ne manques ni de courage, ni de
sottise. Prépare-toi à subir la colère de mes sortilèges. Que le pouvoir de
l’éclair te foudroie !

                       *(sortilège d’illusion, et bruitage)*

                                  LE MÉNESTREL

Tu ne peux rien contre moi, suppĂ´t du mal, car mon amulette magique me
protège !

                                    LE MAGE

J’enrage, tu dis vrai. J’ignore d’où te vient cette protection, mais peu
importe, la princesse sera mienne. Si je ne peux te faire passer de vie Ă 
trépas, du moins puis-je m’enfuir avec l’objet de ma convoitise. Par Nenioch et
Ochebed, disparais !

                           *(sortilège d’invisibilité)*

                                 LA PRINCESSE

                                *(disparaissant)*

î !
                                  LE MÉNESTREL

Quoi, tu oses ! Mais ta vilenie est donc sans limite, émanation des enfers.
Viens donc que je t’escogne et te fasse rendre gorge.

                                      LE MAGE

Sans façon, il faut que j’aille changer la caisse du chat. Adieu donc, bélître
de basse extraction.

                          *(sortilège d’invisibilité)*

                                  LE MÉNESTREL

L’ignoble individu, me voici refait. Je le jure sur ma foi, j’irai jusqu’en
enfer pour délivrer ma douce des mains grasses et velues de ce répugnant personnage.

                                    LE PAGE

Mon maître, mon bon maître, quelle terrible épreuve vous frappe. Le nécromant
est vraiment sans pitié. Lançons nous à sa recherche.

                                  LE MÉNESTREL

Mais hélas, où aller ? le sinistre individu a disparu sans nous dire où il
allait.

                                    LE PAGE

Peut-être le triste sire a-t-il laissé quelque indice derrière lui.

                                  LE MÉNESTREL

Tu as raison, voyons voir où se tenait cette crapule. La terre souillée par ses
pas porte peut-ĂŞtre les stigmates de sa souillure. Oh, vois, le sort nous est
propice. Vois ce dépôt blanchâtre là ou sa botte s’est enfoncée dans la tourbe.

                                     LE PAGE

On dirait quelque craie, à n’en pas douter.

                                  LE MÉNESTREL

C’en est, mon ami, le fourbe s’est trahi. Il n’y a en effet dans la région
qu’un seul lieu où l’on trouve de la craie, une ancienne carrière ou j’allais
souvent jouer, étant enfant, et qui, je m’en aperçois maintenant, ferait une
cache parfaite pour un scélérat de son espèce. Vite, courons à la carrière !

                                    LE PAGE

Tout doux, maître, il sait que vous êtes protégé contre sa magie, nulle doute
qu’il va affûter ses armes et vous frapper des plus terribles malédictions,
contre lesquelles le pouvoir de l’amulette sera sans effet. Voici en revanche
un bâton magique, fait de l’âme d’un chêne très ancien planté le jour du
solstice d’hiver et abattu par la tempête lors du solstice d’été, dont le bois
a été trempé dans les eaux du Léthé, fleuve d’oubli, qui a été taillé par le
divin Celebrinbrin Kivashie, le plus habile forgeron elfe (qui faisait aussi un
peu d’ébénisterie à ses heures), qui a été gravé de runes ancienne par la
magicienne Shybrenstok, qui porte incrusté dans son pommeau l’un des célestes
joyaux de la couronne de Viredbor et qui est +4 contre les araignées géantes.

Nul doute que cette sainte relique elfique vous aidera dans votre sainte quĂŞte,
n’hésitez pas à l’utiliser pour contrer les maléfices du nécromant, frappez le
sol avec force pour dissiper la magie noire.

                                  LE MÉNESTREL

Euh… merci. Mais ne crains-tu pas que les elfes ne viennent me réclamer un si
puissant bâton à coup de flèches barbelées ?

                                    LE PAGE
Non point, car j’ai eu, pour vous le confier, l’aval du grand conseil des
elfes. Car je suis moi même un elfe, et d’ailleurs je dois vous quitter pour
rejoindre mon peuple. Adieu mon maître.

                           *(sort d’invisibilité)*

                                  LE MÉNESTREL
Euh… ben… Bon, au boulot.


Scène quatre
============

                       *(dans l’antre putride du mage)*

                                     LE MAGE

Par la malpeste, ce coquin m’a surpris avec ses sortilèges de bas étage, mais
je ne m’y laisserai plus prendre. Je vais méditer longuement, et préparer mes
malédictions les plus virulentes à son encontre.


                                  LE MÉNESTREL

                        *(faisant son entrée, superbe)*

Ton règne de terreur touche à son terme, vil félon ! Rends-moi la princesse, et
je jure de t’épargner.

                                    LE MAGE

Quoi ? Toi ici ! Ton impudence n’a donc aucune limite ! Je ne te laisserai pas
la princesse, faquin, mais je puis t’organiser un rendez-vous avec une autre
maîtresse moins docile. Prépare-toi à rencontrer cette mort qu’apparemment tu
désires tant.

                                  LE MÉNESTREL

Je t’attends, droit comme la justice qui bientôt te frappera.

                                    LE MAGE

Scolopendres et mols orvets, que pestilence et bubons frappent la chair infecte
de ce piteux justicier !

                              *(sortilège de brume)*

                                  LE MÉNESTREL

                  *(tousse, puis se reprend et frappe du bâton sur le sol)*

Hors de ma vue, brumes infectieuses, rien ne m’empêchera de corriger ce
sorcier.

                               *(rafale de vent)*
 
                                    LE MAGE
 
Tu résistes ? Tiens, voici un sort bien pire encore. Que ta chair consume ta
chair, que tes os consument tes os, que la famine ravage tes entrailles et
t’infligent mille morts.

   *(sortilège de bruitage, on entend des ossements cliqueter)* 

                                  LE MÉNESTREL

  *(met un genou en terre, puis se relève, et frappe du bâton sur le sol)*

Je ne permettrai pas que tu profanes de tes sortilèges impies cette chair tant
aimée de ma mie. Éloigne-toi de moi, sortilège de mort, et disparais dans le
néant.

                              *(fin du sortilège)*
 
                                    LE MAGE

Tu te joues encore de moi ? Ma face ricanante sera la dernière chose que tu
verras en ce monde, chien. Par Otus Diabolus et par Solem Invictus, que tes
yeux soient dorénavant scellés et morts.

           *(sortilège de lumière sur les yeux du ménestrel)*

                                  LE MÉNESTREL

                       *(crie, s’égare, puis se reprend)*

Où te caches-tu, mauvais homme, lâche que tu es ! Je ne te vois point, mais ton
odeur méphitique te trahit. Que la puissance de ce bâton me libère du maléfice.

          *(il frappe du bâton sur le sol, dissipation de la magie)*
 
                                    LE MAGE

Ta ténacité est grande, ménestrel, et je t’ai mésestimé. Mais ce sortilège que
je te réserve te condamnera à un éternel repos. La lassitude t’envahit, le
découragement te gagne, tu te détournes de ta tâche, et ton corps fatigué
réclame le repos. Je te le dis, manant, te voilà exténué.

 *(sortilège d’illusion, il semble que son âme quitte le corps du ménestrel)*

                                  LE MÉNESTREL

  *(s’écroulant au sol, puis se relevant au prix d’efforts surhumains, et
                    frappant enfin du bâton sur le sol)*

Ta folie t’égare, mon ennemi. Vois comme je dissipe sans peine ton maléfice.

                          *(l’âme regagne le corps)*
 
                                    LE MAGE

Voilà qui dépasse tout, ce sont les dieux qui te protègent. Mon ultime
malédiction te terrassera, j’en suis certain. Par les monts, les collines et
les lits des ruisseaux, par les Ă©cueils de la mer, par les parois de cette
grotte ancienne, forces de la roc, je vous conjure, que la peau de ce mécréant
se change en pierre sur le champ.

                      *(sortilège de peau de pierre)*

                                  LE MÉNESTREL


                                     bâton)*

Voici pour ta pauvre magie, fou que tu es.

                       *(sortilège de fracassement)*
 
                                    LE MAGE

Par Azathoth et par Belial, mais quel est ce prodige ? Tu devrais être à ma
merci, mais te voici libre ! D’où vient donc la puissance de ce bâton ?

                                  LE MÉNESTREL

Oui, je suis libre, et la puissance de ce bâton, tu vas la sentir tout de suite
sur tes côtes ! Tiens, tiens et tiens, voici pour m’avoir changé en crapaud !

                      *(lui donnant une rude bastonnade)*

                                    LE MAGE

Ah ! Non ! Par les dieux, épargnez moi !

                                  LE MÉNESTREL

Et voici pour les malédictions que tu m’as lancées, un coup par sortilège,
tiens, tiens, tiens, tiens et tiens !

                                    LE MAGE

Je n’en puis plus, grâce gentil troubadour, grâce !

                                  LE MÉNESTREL

                                  *(menaçant)*

Et maintenant, vas-tu me dire ce que tu as fait de la princesse ?

                                    LE MAGE

La voici, je te la rends.

  *(il jette un sortilège et dissipe l’invisibilité, la princesse apparaît au
                              milieu de la scène)*

                                  LA PRINCESSE

Ah, mon aimé, enfin…
                                  LE MÉNESTREL

Oh, ma tendre mie, épousons nous vite, je n’en puis plus.

                                    LE MAGE

Ah, quel fou j’ai été de me mettre en travers d’un amour comme le vôtre.

                                  LE MÉNESTREL

Te voici enfin revenu Ă  la raison, maraud.

                                    LE MAGE

Hélas, la beauté sans égale de la princesse m’avait égaré, et j’avais conçu des
projets sans espoir, voilà mon crime. Bien amère est ma peine, bien sot j’ai
été.

                                  LE MÉNESTREL

Puisque te voilà repentant, je te pardonne, mage. Va t’en de par les routes et
mets donc ta science au service du bien et du droit.

                                    LE MAGE

Merci, mon maître, vous me montrez maintenant ma voie avec clarté, et c’est la
sagesse même qui parle par votre bouche. Je me mets en chemin sur l’heure, bien
des bénédictions vous accompagnent.

                                  LE MÉNESTREL

Et voici comment, en fin de compte, la vérité et la justice triomphent.

                                   *(rideau)*

6. La gloire

La représentation se passa fort bien, car Vertu avait tenu à ce qu’on fasse de nombreuses répétitions et que les délicats enchaînements de sorts de la quatrième scène, notamment, soient parfaitement synchronisés avec les allers et venues des comédiens. Tous y avaient mis beaucoup du leur, et le résultat fut, donc, parfait. Trois jours plus tard, la compagnie se produisit à l’auberge de la « Truye Farçeuse », à l’autre bout de la ville, dont le patron avait fait clamer haut et fort à qui voulait l’entendre que chez lui la vue était excellente sur la scène, l’ambiance bon enfant, et qu’on n’y avait jamais vu de rats dans la salle commune, contrairement à ce qui pouvait se trouver dans d’autres établissements qu’il ne citerait pas (il n’y avait toutefois que deux auberges à Galleda).

Il se pressa presque autant de monde à la seconde représentation, et Morgoth observa que l’assistance était globalement mieux habillée que la première fois, sans doute la clientèle de la Truye était-elle un peu plus huppée, ou bien la modeste bourgeoisie locale avait-elle entendu parler en bien du spectacle. En tout cas on voyait moins de petites-gens et plus de gras laboureurs, ce qui toutefois n’augmenta pas significativement le volume de la quête. Vertu lui en expliqua la raison, tout en lui enseignant une utile leçon de vie.

— Il existe essentiellement trois catégories d’individus, qui sont les pauvres, les riches et les parvenus. Les pauvres partagent volontiers le peu qu’ils possèdent car ils savent ce que c’est que de n’avoir rien, et le bien que procure à celui qui le reçoit un quignon de pain ou une modeste obole. Les riches sont eux aussi partageurs, non qu’ils soient foncièrement bons, mais comme ils ignorent la valeur de l’argent et la peine qu’il y a à le gagner, il est aisé de faire en sorte qu’ils s’en dessaisissent en votre faveur. En revanche, le parvenu est toujours un mauvais client. Il compte chaque sou, en mesure longuement l’utilité et ne s’en défait qu’à contrecœur, avec une grimace sur le visage. Tous ceux qui ce soir ont mis au pot, n’en doute pas, ont mûrement pesé le pour et le contre, et n’ont versé leur écot à notre entreprise qu’après avoir constaté que les gens modestes le faisaient, et que la honte rejaillirait sur leur maison s’ils n’en montraient pas autant. Les flatter dans les statuts, préséances et subtiles hiérarchies qu’ils se croient avoir les uns par rapport aux autres, voilà bien le seul moyen de leur soutirer un peu.

— Étrange philosophie.

— Constatation, simple constatation, répondit Vertu en faisant tristement tinter le contenu du chapeau.

— Hum hum!

Un petit personnage moustachu et dégarni avait fait très discrètement irruption dans les coulisses, dérangeant le démaquillage des comédiens. Il était vêtu d’une surprenante tunique pourpre et or aux manches bouffantes, ornée de brandebourgs, d’une fourragère, d’une aiguillette, d’un petit écusson d’argent sur le bras gauche et d’une crête rouge pendant dans le dos. Sa culotte de soie bleue bordée de dentelle rose, pas du tout assortie au reste de la tenue, lui descendait jusqu’au dessous du genou, où commençaient des bas de velours vert du plus bel effet. Des poulaines surélevées en daim à grosses boucles de cuivre lui permettaient d’adopter une certaine stature, complétées en cela par un tricorne dont, lorsqu’il le portait, les plumes de paon et de coq de bruyère le rehaussaient de quelques centimètres. Après un instant de flottement, Vertu intervint :

— Vous n’êtes pas marchand de costumes, au moins ?

— Le très respecté Sire Andalfo Alphabetius, Échanson de Galleda et Maître des Festes&Banquets du Baron, vous prie de vous entretenir avec lui pour une affaire d’importance.

— Ah, voici une bonne nouvelle. Va dire à ton maître que nous passerons demain à la première heure lui présenter nos civilités. Où peut-on le trouver ?

— C’est à dire que c’est de moi qu’il s’agit.

— … ah. Bien. Mes respect du soir, donc, messire. Puis-je m’enquérir de la raison de votre visite ?

— Sans doute avez-vous entendu le plus grand bien d’une prestigieuse manifestation culturelle intitulée « Corygées du Solstice », qui se donne au château chaque année. On y célèbre le noble art dramatique lors de représentations durant lesquelles s’illustrent les meilleurs troupes théâtrales de la baronnie, le vainqueur recevant alors en récompense un superbe objet d’art.

— Voilà une intéressante perspective !

— Il se trouve que votre spectacle a retenu l’attention du jury de présélection composé de moi-même, et que de ce fait, vous avez l’honneur insigne d’être conviés à y participer après-demain soir.

— Quel honneur, en effet, je n’osais en rêver. Entendez-vous mes compagnons, nous allons jouer devant le Baron en personne ! Ah, mille merci, puissant édile, de donner à notre modeste troupe une chance de briller parmi l’élite intellectuelle de Galleda.

— En effet. Je vous laisse vous préparer, tâchez d’être ponctuels.

Lorsqu’il fut parti, Vertu échangea des signes de victoire avec Koïlindon, sous le regard placide de Thérand. Toutefois Morgoth, plus circonspect, s’interrogea tout haut.

— J’ignorais que nous serions mis en concurrence, voilà qui change tout. Comment une troupe aussi nouvellement formée que la notre pourrait-elle rivaliser avec les meilleures compagnies de Galleda ?

— Ah, soupira Koïlindon d’un air léger, je vois que tu t’es laissé prendre par les grands airs de Sire Andolfo, comme il aime à se faire appeler. Ne te tourmente donc pas pour l’adversité qu’il t’a promise, et sache que nous faisons forcément partie des meilleures compagnies de Galleda, vu que nous sommes la seule de toute la région. L’an passé, Andolfo a du payer de sa bourse les garçons d’écurie du château pour qu’ils daignent produire un spectacle de danse folklorique assez navrant au demeurant, mais qui fut sans concurrence à la fête. Avec notre saynète, nul doute que nous ferons sensation !

7. Des gens de qualité

Deux jours plus tard.

Ce soir là, sous les gonfanons bouffants et les candélabres ancestraux, la Grand-Salle des Audiences du Palais de Galleda était pleine de monde, ce qui ne menait pas très loin vu sa superficie. Morgoth et ses amis passaient après « Les Fols Trouvères de Galleda », qui étaient effectivement des garçons d’écurie que sire Andolfo avait cette année encore trouvé à motiver. Il avait d’ailleurs changé de tactique, voyant que l’or ne suffisait plus, et avait promis que ceux qui participeraient à la manifestation recevraient comme récompense le privilège de ne point être pendus aux murs du château.

Est-ce que ça suffirait pour l’année prochaine, ça, par contre…

En tout cas, Vertu avait mis à profit le numéro des trouvères pour observer l’élite économique et culturelle de la région. Ça volait pas haut.

Un individu d’un certain âge boursouflé et rougeaud, négociant en vins et spiritueux comme en témoignait son fumet bachique, tâchait à force de ronds de jambes de convaincre son voisin, un austère prêtre de Hegan, d’un certain âge aussi mais pas le même, que son industrie n’était nullement attentatoire aux Saints-Préceptes & Écriture, mais qu’au contraire, les fidèles pris par l’amour de la boisson seraient moins enclins à mettre en cause la doctrine de la Foi, non plus que la destination de la dîme sacerdotale. Ces viles considérations eurent le don de raidir encore l’attitude du prélat, laquelle s’adoucit toutefois lorsque le vinassier aborda la question du don spontané qu’il comptait faire aux œuvres de la paroisse. Dans un recoin discret, un noble désargenté à la pauvreté encore élégante discutait ferme, sans apparemment en tirer grande fierté, avec un paysan enrichi gras, vieillissant et à l’œil pervers. L’objet de la tractation semblait être une fille aux cheveux clairs, maigre mais point laide, à peine sortie de l’enfance, que sa mère ou plus probablement sa nourrice tenait soigneusement éloignée de l’affaire. La pauvrette ne semblait pas se douter de la mésalliance répugnante qui l’attendait. Debout devant le buffet, quatre chevaliers fraîchement adoubés dévoraient voracement menues volailles et mignardises, tout en comparant à grands renforts d’éclats de voix la solidité, la taille et le tranchant de leurs épées respectives, se réjouissant de comparaisons grivoises dont la subtilité n’était pas le trait le plus éminent. Pendant ce temps, Sire Andalfo, qui était aussi intendant du Palais, passait son irritation sur les valets chargés du service, lesquels acceptaient ces remontrances avec la résignation que confère l’habitude. Le Baron, qui était bien sénile et qu’il fallait parfois conduire à côté quelques instant pour éviter qu’il ne se soulage dans ses belles chausses de soie jaunes et vertes, était entouré d’une dizaine de courtisans serviles, de tous âges et de tous sexes, qui voletaient autour de lui comme des mouches et dont on eut dit qu’ils se seraient jetés dans la boue aux pieds de leur suzerain caduc pour lui éviter de mouiller ses bottines, et qu’ils auraient dit merci en plus. Aucun de ces flatteurs ne semblait pouvoir être utilement employé à autre chose qu’à cirer des bottes, de préférence au sens figuré car nul doute qu’au propre, ça aurait fait du joli. La famille régnante de Galleda, une collection de louchons prognathes, semblait se diviser en deux branches, celle des idiots et celle des vicieux, les deux races semblant se mêler chez plusieurs de ces aristocrates. C’était notamment le cas du fils héritier, un ahuri d’un mètre cinquante pour plus de cent kilos qui avait dépassé la cinquantaine et avait quelques difficultés à dissimuler son énervement et son impatience.

— Eh oh ?

— Um ?

— C’est à nous.

Toute à ses pensées, Vertu en avait oublié son affaire. Les piteux trouvères avaient terminé leur numéro, à la satisfaction générale, Andolfo avait présenté la compagnie en prenant grand soin de bien faire comprendre à tout le monde que c’était lui l’organisateur, car il était intelligent et compétent et diligent et dévoué, que rien ne se ferait au château s’il n’était pas là (ce qui n’était pas faux) et tout ce qui s’ensuit, et déjà, Koïlindon et Thérand faisaient leur entrée sur scène. Vertu chaussa donc rapidement son blanc hennin, ajusta sa robe de princesse à deux sous et se prépara à faire son petit numéro.

8. Masques, bergamasques & maint billevesées

La pièce était maintenant rodée, et dans l’atmosphère propice de la salle du trône, les petis tours de Morgoth prenaient un relief particulier. La première scène fut très applaudie, et la métamorphose fit sincèrement frémir l’auditoire féminin tandis que, sans trop vouloir laisser paraître, ces messieurs étaient impressionnés par le spectacle. Lors de la seconde scène, le retour de Koïlindon à son état naturel arracha sans peine des soupirs de soulagement ainsi que quelques vivats, puis des encouragements à aller retrouver la belle. La scène trois frappa l’assistance de son intensité dramatique, et la disparition de Vertu plongea les Gallediens dans une profonde affliction, et quelques menus projectiles alimentaires volèrent même en direction du nécromant haï.

En fait, le seul incident technique eut lieu à la scène quatre. Il se trouvait que, lorsque Koïlindon entra sur scène, il se prit les pieds dans une marche et se rattrapa avec le bâton prétendu magique qui lui servait d’accessoire. Les spectateurs n’en virent rien, tout absorbés qu’ils étaient à conspuer Morgoth, mais le large clou de fer qui terminait le bâton, destiné à rendre les coups plus sonores, se détacha et se perdit. Nul n’en vit rien, pas même Koïlindon.

On m’objectera que la chose était de peu d’importance, et qu’un tel détail ne nuisait en rien à la compréhension de la pièce. Et de fait, bien au contraire, l’absence de cette extrémité métallique permit de révéler toute la signification de la saynète de Vertu.

Donc, lorsqu’il frappa du sol la première fois, Koïlindon était très occupé à jouer avec ferveur, bien décidé à capter l’attention des spectateurs. De même au second coup, sa concentration était tournée toute entière sur son jeu. Ce n’est qu’au troisième coup de bâton qu’il perçut un problème, sans toutefois pouvoir en préciser la nature exacte. Au quatrième coup, il eut un doute. Ce n’est qu’après le cinquième et dernier coup qu’il comprit que son vacarme n’avait pas été aussi puissant qu’à l’accoutumé, sans toutefois en tirer toutes les conséquences pratiques.

Donc, à grands cris, ils entamèrent le dialogue final ponctué de coups de bâtons bien sentis (il avait fallu presque autant de temps pour mettre au point une bastonnade réaliste que pour les sortilèges), puis Morgoth lança le dernier sortilège, de dissipation de l’invisibilité.

Le silence se fit dans la salle. Point de princesse sur la scène.

Interloqués, les deux comédiens d’occasion se regardèrent un long moment, tandis que les spectateurs, devinant que quelque chose n’allait pas, étaient plongés dans la plus grande confusion.

— Là ! Regardez !

Un spectateur plus alerte que les autres avait repéré, sur le balcon qui surplombait la grande salle et qui donnait sur les appartements du Baron, Thérand et Vertu. Le premier portait sur son dos un lourd sac de jute contenant un lourd bric-a-brac, l’autre glissait sous son blanc hennin un collier de perles ainsi que quelques bijoux d’or et d’argent. Tous deux s’étaient déchaussés et marchaient sur la pointe des pieds, courbés en avant, arborant une mine du dernier suspect. Une indicible terreur, mêlée toutefois d’une certaine lassitude, se peignit sur leurs visages lorsqu’ils se rendirent compte qu’ils n’étaient plus du tout invisibles.

— Des voleurs ! Aux voleurs !

Aussitôt, une nuée de gens d’armes firent leur apparition dans la pièce, les nobles présents tirant leurs épées, les marchands portant fièrement la main à la bourse, les duègnes protégeant les jeunes filles, et une certaine confusion s’empara de l’assistance. Deux groupes d’hommes grimpèrent aux escaliers, encerclant Vertu et Thérand, qui tentèrent une sortie en se balançant au grand lustre de fer pour ensuite sauter sur le rideau en ralentissant leur chute avec leurs dagues, puis à passer à travers le vitrail pour sauter dans les douves. Malheureusement, le luminaire était prévu pour qu’une seule personne s’y balance, et nos malandrins allèrent s’écraser parmi les barriques de vin. Koïlindon tenta de s’esquiver par derrière tandis que tout le monde avait les yeux levés, mais alors qu’il allait emprunter la poterne menant au sellier, il heurta un considérable malabar qui venait de se matérialiser, jambes écartées, bras croisés et regard ombrageux, et qui l’attrapa par le col, sourd à ses dénégations et à ses protestations d’innocence.

Malgré son affolement et sa totale incompréhension de la situation, Morgoth put constater que pas grand monde ne faisait mine de vouloir se saisir de sa personne. C’est à dire que dans la sagesse populaire, contrarier un sorcier ne passait pas pour une petite affaire, et la race galledienne ne s’était jamais caractérisée pour son penchant pour l’héroïsme guerrier, de telle sorte que, lorsque le jeune homme incanta finalement un nouveau sortilège d’invisibilité et prit ses jambes à son cou, il suscita plus de soulagement que de frustration, et il se trouva même qu’un providentiel passage se dégagea entre la scène et la grande porte, que notre héros s’empressa d’emprunter.

9. La méchanceté du monde

Ce soir-là donc, Morgoth, en proie à la plus grande confusion, quitta le château de Galleda, sortit en courant de la ville par la même porte qu’il avait empruntée pour y entrer, et s’en fut à travers les champs et les bosquets, à la lumière des étoiles. Il se trouva un abri dans une cabane de jardinier qui sentait bon la sauge et le lilas, et entre une fourche et quelques pots de terre, il s’accroupit et succomba à de sombres pensées.

Plus il songeait à l’enchaînement des événements, plus il découvrait à quel point il avait été la dupe d’un parti de tristes sires, des compères sans foi ni loi qui avaient profité de ses talents et de sa naïveté pour se livrer à de vils larcins que seul un heureux hasard avait pu contrarier. Il se sentait le plus misérable des hommes, la plus stupide des créatures. Toutes ces tromperies, tous ces mensonges, tous ces jours durant… ah, qu’ils avaient donc dû rire de sa bêtise. Mais ce qui le plongeait dans la plus grande affliction c’est que jamais, pendant tout ce temps, il n’avait réellement été l’un des leurs.

Ces pensées le tourmentèrent des heures durant, et lorsque le sommeil vint l’en délivrer, il commençait à faire jour. Nul ne le dérangea dans son humble retraite, et comme il était exténué par l’exercice et l’émotion, sa journée fut presque entièrement consacrée à un sommeil apaisant. Lorsqu’il s’éveilla, le soleil était déjà bas sur l’horizon, et il médita quelques temps sur la méchanceté des hommes, l’imperfection du monde et la vacuité de son système digestif, qui criait famine. Il était encore plus dénué que lors de son départ de l’école, son maigre bagage était resté à la ferme de Koïlindon, qu’il jugea peu sage d’approcher car elle risquait d’être gardée par la soldatesque du Baron. Puis il se souvint qu’il était sorcier, et c’est donc sous le couvert de l’invisibilité qu’il retrouva la ferme familière. Contrairement à ce qu’il avait pu craindre, elle était vide, mais malheureusement, tout avait été emporté. Sans doute la police seigneuriale avait-elle recherché les reliefs de précédentes rapines dans la tanière des marauds, ou bien les voisins de Koïlindon, instruits de sa disgrâce, avaient-ils profité de l’aubaine pour faire main basse sur tout ce qui dans la ferme avait de la valeur. Toujours est-il que son maigre baluchon avait disparu, et il ne se fit pas d’illusions sur ses perspectives de le recouvrer.

Il sortit. L’heure des chouettes et des renards était venue. Il était au monde, seul, sans but ni espoir particulier, et assez curieusement, il se surprit à trouver de l’agrément à sa situation, en tout cas il se sentait empli d’une énergie inhabituelle.

C’est alors qu’il lui vint l’impérieux désir d’obtenir quelques explications de la part de ses indignes camarades.

10. Conversation Ă  travers les barreaux

Fidèle à sa conduite furtive, Morgoth se faufila derechef parmi les ruelles de Galleda, sans un regard pour les chaumines alentour, et monta jusqu’à la butte où était juchée le castel. Le baron, ou plus probablement son intendant, avait sagement fait doubler la garde (ils étaient maintenant quatre à se relayer) et barrer les issues. Toutefois, il fallait bien que la garde fut relevée de temps en temps, et c’est à la faveur d’un de ces exercices que notre sorcier se glissa à la suite des bruyants soudards sensés protéger la demeure seigneuriale. Il erra quelques temps dans le château avant de trouver la porte qui conduisait aux cachots, au sous-sol.

En fait de cachots, il s’agissait plutôt de caves, six fortes et vieilles portes de chêne de chaque côté d’un couloir étroit. On avait déménagé les bouteilles de deux caves mitoyennes et séparées par des barreaux de fer, pour leur donner un aspect plus carcéral, et dans un souci de bienséance morale, on avait enfermé Vertu dans une cellule, Thérand et Koïlindon dans l’autre. Assis sur une chaise, son casque tombant sur son nez et sa lance s’inclinant vers l’avant, un garde avait été posté. Bien qu’il n’eut visiblement pas besoin de tant de soins, Morgoth lui lança quand même un sortilège de sommeil, puis s’approcha de la porte de Vertu.

— Hélà !

— Quoi ? Morgoth ? Eh, panons, c’est l’magot ! Eh, Morgoth, prends-lui les clés !

— Oui, voilà. Pourquoi faire ?

— Et bien, euh… pour nous, euh… faire sortir, pas vrai ? Hein ?

— Non, pas vraiment, voleurs. Je suis juste venu entendre vos explications sur votre conduite. Votre comportement a été des plus vils. Vous m’avez menti, trahi, bafoué, vous avez abusé de mon sincère désir de bien faire. Et pire que tout, vous m’avez entraîné dans vos brigandages, malhonnêtes gens que vous êtes. Savez-vous seulement combien il est pénible de se faire dérober ce que l’on possède ?

La froide détermination de Morgoth, son profond courroux, s’entendaient sans peine, et brisèrent net les espoirs des malandrins.

— Bien sûr que nous le savons, lui répondit Vertu, acerbe. Est-ce qu’on ne vient pas de nous dérober notre liberté ?

— Ce n’est que justice. Et je gage que ce n’était pas votre premier larcin, avouez !

— Oui, tu as raison.

— Mais n’avez-vous donc pas une seule once de remords ! Vous n’êtes que des coquins, des fripons. Vous méritez bien de croupir en prison quelques temps, j’espère que ça vous remettra sur le bon chemin.

— Hum… la prison, tu sais, je pense qu’on n’y restera pas assez longtemps pour en tirer grande philosophie, pour autant que quiconque ai jamais trouvé dans ces lieux matière à inciter à l’honnêteté.

— Quoi, vous allez déjà être relâchés ?

— Tu es mignon tu sais. Oui, avec de la chance, nous allons être relâchés avec une main en moins. Mais si j’en crois les coups de marteau que j’ai entendus aujourd’hui en provenance de la grand-place, nous ne devons pas compter sur une telle mansuétude.

— De quoi parles-tu ?

— Nous serons pendus demain matin. N’as-tu pas vu monter le gibet ?

— Quoi ? Tu déraisonnes, on ne pend pas les gens pour un vol.

— Tu veux parier ? Quoiqu’à la réflexion, j’aurais du mal à encaisser mes gains à ce pari idiot.

— J’ai peine à le croire. Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à risquer la mort pour quelques pièces d’or ?

— C’est le destin des voleurs.

La digne résignation de Vertu toucha le cœur de Morgoth, mais moins que sa voix blanche, qui un instant avait défailli.

— Mais… mais pourquoi as-tu fait cela, Vertu ? Pourquoi ce vol, pourquoi ces tromperies ?

— Et bien Morgoth, parce que…

Vertu allait se lancer dans une amère diatribe philosophico-sociale à propos des spoliations légales opérés par les nantis à l’encontre des manants, de son enfance malheureuse, de la difficulté d’être une femme dans un monde d’homme et de l’utilité de l’action militante, mais elle s’arrêta net en considérant que la voix de Morgoth avait subtilement changé. Le magicien ne cherchait plus une justification quelconque à la duperie dont il avait été l’objet, non point. Il cherchait maintenant une raison de la libérer.

— Parce qu’ils m’ont forcée ! Ces deux ignobles individus (elle désigna Thérand et Koïlindon, stupéfaits) m’ont réduite à leur merci et, par la contrainte, m’ont obligée à partager leur vie de débauche et de corruption. Ah, que n’ai-je dû endurer comme souillures sur mon âme durant ces années passées à leurs côtés, que n’ai-je accompli comme indignes besognes sous leur férule implacable.

— Quoi ? Est-ce vrai ? Répondez, maudits !

À travers les grilles, une muette prière, un échange de regards. À quoi servirait-il d’être trois à monter à la potence ? Koïlindon parla.

— Oui, c’est vrai, nous l’avons enlevée toute jeune à l’affection de ses parents, et nous l’avons initiée au mal et aux sombres voies de l’illégalité.

— Je m’en doutais ! Le vice ne peut corrompre durablement un noble cœur. Venez, Vertu, retrouvons l’air pur, et laissons ce sinistre cachot aux rats qui le peuplent, et laissons derrière nous cette médiocre cité à la bassesse confondante.

Et les trois voleurs se séparèrent à jamais sur un échange de regards profondément consternés.

Ainsi donc, Morgoth et Vertu quittèrent Galleda et sa région, profitant des dernières heures d’obscurité pour s’éloigner des remparts de cette ville qui leur serait, désormais, interdite. Ils empruntèrent les chemins de traverse, les petits vals, crapahutèrent aux flancs des collines pelées et dans les sous-bois, vivant de fruits et de champignons, et bientôt, ils purent considérer qu’ils étaient hors de la juridiction du Baron. Ils mirent alors le cap sur le royaume de Misène, où Vertu avait, à ce qu’elle disait, des amis. Le sorcier n’insista pas trop pour savoir ce qu’elle appelait des « amis » ni ce qu’ils faisaient pour gagner leur pitance.

De cette première aventure, Morgoth tira maint enseignements qui lui furent utiles tout au long de son existence, et en premier lieu qu’il faut se méfier de qui vous offre ses service avec un grand sourire. Il commença aussi à soupçonner que le monde était plus complexe que ce qu’il avait pu en lire dans les livres, et pas mal dangereux aussi, et qu’il aurait donc tout intérêt à rester (quelques temps du moins) dans les pas de Vertu, personnage certes trouble mais apparemment instruite en bien des domaines où son ignorance était grande.

Vertu, pour sa part, savait quel intérêt il y avait à s’attacher la compagnie d’un sorcier, tant pour soulager les croquants de leurs deniers que pour tenir à distance les jaloux et les malhonnêtes gens. Tant que ce grand dadais ne se rendait pas compte du prix de ses pouvoirs, se disait-elle, la fortune lui sourirait assurément et le succès couronnerait ses entreprises, quelles qu’elles puissent être. Elle avait déjà des idées plein la tête.

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Notes

1. Pour être exact, les douves en question consistaient en une ornière boueuse qui s’était formée devant la porte au fil du temps et au gré du piétinement des passants, et sur laquelle la municipalité avait obligeamment fait jeter une large et forte planche de bois pour éviter les accidents.

2. Car il avait beaucoup lu sur le sujet, et avait même eu 16/20 à l’examen, c’est dire s’il s’y connaissait.

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Morgoth 2 : « Sur la route de Misène »

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