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Sur la route de MisĂšne

Morgoth 2

Par Asp Explorer

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1. Au Basilic-de-Guingois

Entre les royaumes Gunt et de MisĂšne s’étendait une contrĂ©e vallonnĂ©e, venteuse et peu fertile nommĂ©e Thalassie, et qui Ă©tait livrĂ©e au chaos. Un Ă©pais tapis de forĂȘt infestĂ© de brigands et de diverses crĂ©atures pas plus amicales recouvrait le pays, trouĂ© ça et lĂ  par des villages fortifiĂ©s peuplĂ©s de paysans apeurĂ©s et souvent dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s. Jadis, un puissant royaume y avait Ă©tendu son administration, son commerce, sa glorieuse civilisation. Ces hommes Ă©taient d’une race fiĂšre, des bĂątisseurs, des entrepreneurs, des ingĂ©nieurs opiniĂątres et dĂ©cidĂ©s Ă  tirer de leur terre le meilleur de ce qu’elle pouvait donner, mais hĂ©las le temps avait fait son Ɠuvre, les forces du mal Ă©taient venues Ă  bout des anciens souverains dont les noms s’étaient perdus dans les brumes de l’histoire. Bien peu de choses subsistaient de cette Ă©poque, quelques ruines perdues au loin parmi les chĂȘnes centenaires, quelques malĂ©dictions ancestrales et maintenant sans objet, des monuments incomprĂ©hensibles Ă©levĂ©s Ă  des dieux oubliĂ©s, lieux de sabbats naĂŻfs pour de vieilles radoteuses, quelques proverbes, des lĂ©gendes, des chansons.

Et la route.

La route avait rĂ©sistĂ© Ă  tout. Le temps n’avait pas de prise sur elle. Ni les rigueurs du climat, ni les roues cerclĂ©es de fer n’avaient jamais entamĂ© le parement de calcaire blanc, plat et poli qui la recouvraient. Si les coulĂ©es de boues, le limon des inondations ou les immondices dĂ©versĂ©es par les voyageurs indĂ©licats la recouvraient parfois par endroit, quelques jours suffisaient pour que toute trace de souillure disparaisse de sa chaussĂ©e. Elle Ă©tait bien assez large pour que deux quadriges se croisent sans ralentir, sa chaussĂ©e surplombait la lande environnante de prĂšs d’un demi-mĂštre, et son tracĂ© courait dans la campagne droit comme un I, sans se soucier le moins du monde du relief. On ignorait, bien sĂ»r, quelle Ă©trange magie prĂ©sidait Ă  la prĂ©servation d’une telle perfection de gĂ©nie civil que les indigĂšnes n’avaient ni l’envie ni les moyens d’entretenir, mais les voyageurs de toutes les contrĂ©es ne pouvaient que se rĂ©jouir de ce merveilleux legs des anciens, seule voie de communication de la rĂ©gion. Le long de la route, quelques baronnies s’étaient constituĂ©es, tĂąchant de survivre Ă  la misĂšre et aux multiples pĂ©rils qui les assiĂ©geaient, imposant un semblant d’ordre sur un territoire plus ou moins Ă©tendu autour du castel seigneurial. En dehors de ces zones de relative sĂ©curitĂ©, Ă  intervalle rĂ©gulier correspondant Ă  une demi-journĂ©e de marche, des Ă©tapes Ă©taient amĂ©nagĂ©es sous forme d’auberges sans grĂące et lourdement fortifiĂ©es.

Or le jour dĂ©clinait, et nos hĂ©ros n’étaient pas tĂ©mĂ©raires, voici pourquoi, bien qu’ils eussent pu poursuivre leur pĂ©riple quelques heures, ils avaient prĂ©fĂ©rĂ© goĂ»ter Ă  la chaleur d’un de ces providentiels Ă©tablissements, « le Basilic-de-guingois ». Nos hĂ©ros consistaient en :

1) Morgoth l’Empaleur, nĂ©cromancien de sexe masculin ĂągĂ© de 15 ans, 1m93, 78kg, sans domicile connu.

2) Vertu Lancyent, « personne qui sait se dĂ©brouiller, enfin on s’comprend  » de sexe fĂ©minin, 1m74, 61kg , plus ĂągĂ©e mais guĂšre plus domiciliĂ©e que le prĂ©cĂ©dent.

Et c’est tout.

Donc ils avaient passĂ© le grand portail sous le regard soupçonneux d’un homme d’armes, traversĂ© la cour oĂč hennissaient quelques montures au regard soupçonneux, fait un salut amical quoiqu’un peu forcĂ© au forgeron qui les dĂ©visageait d’un Ɠil soupçonneux, passĂ© la porte du bĂątiment principal et affrontĂ© les mines soupçonneuses des clients, ainsi que du patron.

Celui-ci Ă©tait un homme osseux aux pommettes saillantes d’une quarantaine d’annĂ©es, nommĂ© Olipar. Il arborait une impressionnante moustache noire comme le jais, ainsi qu’une longue cicatrice qui courait sur la moitiĂ© droite de son visage et se perdait dans son cuir chevelu en un sillon glabre. Il avait gagnĂ© cette virile distinction, ainsi que quelques autres, lors de ses jeunes annĂ©es oĂč, embrassant un temps la prestigieuse carriĂšre d’aventurier, il avait couru la rĂ©gion accompagnĂ© de quelques compagnons afin d’occire monstres et fourbes sorciers. L’affaire s’était du reste mal terminĂ©e face Ă  un grand basilic qui, avant de rendre l’ñme, avait eu le temps de pĂ©trifier et de briser en petits graviers deux des compagnons d’Olipar. Le choc causĂ© par cette tragique mĂ©saventure lui fit perdre ses illusions et gagner en sagesse, et comme il avait eu le temps d’amasser quelques richesses, il se retira de la carriĂšre et racheta le relais, dont il dĂ©cora l’entrĂ©e avec la tĂȘte du basilic sus-citĂ©.

— Et donc ce sera pour ces messieurs-dames ?

— Bonsoir Ă  vous, industrieux aubergistes, et que ma bĂ©nĂ©diction accompagne vos entreprises. Mais je vois que mes bĂ©nĂ©dictions vous sont inutiles, car Ă  dire vrai, vous avez lĂ  un Ă©tablissement de tout premier ordre, situĂ© par ailleurs sur un excellent emplacement, et l’abondance de votre clientĂšle suffit Ă  m’indiquer quelle bonne fortune est la vĂŽtre.

— Muf, ‘peut pas s’plaindre. Ce sera ?

— Et bien, le couvert et le gĂźte pour la nuit, tout bonnement. Et en outre, il m’a semblĂ© voir dans votre cour quelques chevaux, je suppose que nous pourrions arriver Ă  un arrangement


Oui ?

— Je suis Vertu Lancevent et voici Morgoth l’Enchanteur. Mon jeune collĂšgue et moi-mĂȘme sommes des baladins actuellement sans emploi, et suite Ă  quelques revers de fortune, nous voilĂ  quelque peu dĂ©sargentĂ©s. Rassurez-vous, nous avons de quoi payer notre passage dans ces murs, mais pas assez toutefois pour vous acheter une paire de montures, et comme le pays est peu sĂ»r pour des piĂ©tons, la situation n’est pas Ă  notre avantage. Ce que nous vous proposons est un marchĂ© dont vous comprendrez tout de suite le grand intĂ©rĂȘt. Nous envisageons de produire devant vos clients notre spectacle, qui est rare et de qualitĂ©, car il s’agit d’un spectacle de sorcellerie d’une grande tenue morale. AttirĂ©s par le surcroĂźt de renommĂ©e de votre Ă©tablissement, un plus grand nombre de clients viendra s’y abriter, et passeront en notre compagnie une soirĂ©e agrĂ©able durant laquelle ils ripailleront et boiront Ă  merci, oublieux de toute Ă©conomie. Votre commerce s’en trouverait ainsi considĂ©rablement renforcĂ©, votre bourse bien remplie et, vos concurrents Ă  la fois envieux et penauds.

— Ah ? Et vous allez sĂ»rement me demander le gĂźte et le couvert gratuits, c’est ça ?

— MĂȘme pas ! Nous nous faisons forts de nous acquitter honnĂȘtement de ce que nous vous devrons durant la semaine que durera notre entreprise. Pour tout paiement, nous vous demandons, vous allez rire, deux de ces pauvres rosses qui encombrent votre Ă©curie, afin de poursuivre notre chemin. Voyez comme tout ce marchĂ© est raisonnable et honnĂȘte, et contentera les deux parties


— Vous voulez que je vous offre deux chevaux contre une semaine de singeries ? Effectivement, c’est risible. Je ne sais pas si votre spectacle est comique, mais vous vous l’ĂȘtes assurĂ©ment.

— J’ai dit une semaine ? Je plaisantais bien sĂ»r, je voulais dire deux semaines, deux semaines complĂštes d’enchantement et de joie quotidienne qui
- La durĂ©e de votre escroquerie, madame, m’importe peu, vous n’aurez pas mes chevaux avant de les avoir payĂ©s en bel et bon argent.

— Quoi ? Quelle goujaterie, moi qui pensais avoir affaire Ă  un ami des arts
 Peut-ĂȘtre ferions-nous mieux d’aller proposer nos service Ă  un autre aubergiste mieux disposĂ© Ă  notre endroit et sachant discerner son intĂ©rĂȘt.

— Et bien bonne chance. Mon collĂšgue le plus proche est le vieux Nuriel, de l’Antre des Sept Rocs Rouges, que vous trouverez douze lieues plus loin. Tel que je le connais, il vous dira comme moi, et en plus, comme il n’est pas homme de cƓur comme moi-mĂȘme, il vous mettra dehors Ă  coups de bĂątons. Mais je ne suis pas un tel sauvage, alors voici mon offre : vous pourrez faire vos tours chez moi aussi longtemps que vous pourrez payer votre chambre et votre pitance, je vous offre en effet, et gratuitement, l’usufruit de ma salle. Si votre spectacle est aussi bon que vous le dites et si les clients sont gĂ©nĂ©reux avec vous, vous rĂ©unirez bientĂŽt assez d’argent pour m’acheter les chevaux qui vous font envie, aux honnĂȘtes conditions que je vous offrirai. Attention, si les clients sont mĂ©contents et s’il y a de la casse, ce sera pour vous.

— Ah, monsieur, je suis bien déçue de tant de dĂ©fiance, mais comme nous n’avons guĂšre le choix, je suis contrainte d’accepter votre proposition. Viens Morgoth, allons nous installer.

L’installation fut rapide, car ni l’un ni l’autre ne transportaient des tonnes de bagages. En effet, leur dĂ©part de Galleda avait Ă©tĂ© un peu prĂ©cipitĂ© suite Ă  une mĂ©chante affaire, qui leur avait valu une condamnation Ă  la peine capitale dans cette province, qu’ils avaient fuie dans le plus grand dĂ©nuement. Depuis, ils avaient errĂ© Ă  travers monts et vaux, la ruse de Vertu et les sortilĂšges de Morgoth leur ayant permis d’échapper Ă  divers pĂ©rils dont l’énumĂ©ration ne prĂ©senterait aucun intĂ©rĂȘt pour la bonne intelligence du rĂ©cit, avant d’arriver enfin Ă  la fameuse route menant Ă  MisĂšne, leur destination, oĂč mademoiselle Lancyent se vantait de connaĂźtre du monde. Toujours est-il qu’en route, ils n’avaient guĂšre eu l’occasion d’amasser des fortunes. Et peu aprĂšs, assis au coin du feu dans un coin de la salle, Morgoth fit part de son dĂ©sappointement Ă  Vertu, qui s’occupait Ă  dĂ©visager discrĂštement chacun des convives.

— Et bien, nous voilĂ  coincĂ©s ici pour un bout de temps dirait-on. Quel vilain grippe-sou que cet aubergiste.

— Ne mĂ©dis donc pas de lui, c’est au contraire un homme avisĂ©. Regarde la clientĂšle, crois-tu que ces gens soient venus ici par agrĂ©ment, pour la cuisine ou pour la bonne mine du serveur? Bien sĂ»r que non, ils sont ici parce que c’est la seule auberge Ă  des lieues Ă  la ronde, sur la seule route de la rĂ©gion. On ne passe dans les parages que contraint et forcĂ©, et on ne fait qu’y passer. Dans ces conditions, qu’on y donne ou non un spectacle n’aurait rien changĂ© Ă  la frĂ©quentation de l’auberge, et ce croquant le sait trĂšs bien, il a donc eu raison de refuser mon offre.

— Ah ? Oui, ça semble logique, mais dans ce cas pourquoi faire cette proposition ?

— Qui demande beaucoup reçoit peu, qui demande peu reçoit quedalle. Comme tu l’as entendu, il nous donne sa salle pour rien, alors qu’il aurait Ă©tĂ© lĂ©gitimement fondĂ© Ă  se faire payer, c’était tout ce que j’espĂ©rais. Et puis on ne sait jamais, des fois on tombe sur des imbĂ©ciles qui boivent vos belles paroles.

— Mais c’est malhonnĂȘte de profiter ainsi de l’infĂ©rioritĂ© des gens crĂ©dules !

— Au contraire, je dirais que c’est pĂ©dagogique. Explique cent fois une mauvais tour Ă  un bourgeois, il n’en retiendra rien. Gruge le une fois, mĂȘme de peu, et jamais plus on ne l’y reprendra. L’expĂ©rience est toujours la meilleure des Ă©coles, dont le filou est le professeur. N’est-il pas lĂ©gitime, dans ces conditions, de faire payer son enseignement ?

— Euh
 si tu le dis. Tu as vraiment une curieuse vision des choses.

— Pour en revenir Ă  notre situation qui semble t’inquiĂ©ter, elle est moins mauvaise qu’il n’y paraĂźt. Nous sommes ici au chaud, en relative sĂ©curitĂ© et avec un moyen de subsistance. En outre, il y a beaucoup de passage par ici, beaucoup de gens qui circulent, et donc beaucoup d’occasions de s’enrichir. Il suffit d’attendre notre heure.

2. L’affaire se conclut

C’était maintenant le quatriĂšme soir que les comĂ©diens de fortune passaient Ă  l’auberge, qui s’était rĂ©vĂ©lĂ©e une halte agrĂ©able. Ils avaient pris l’habitude de donner deux reprĂ©sentations par soir, une pour les lĂšve-tĂŽt, une pour les couche-tard, et ils avaient notĂ© que certains voyageurs donnaient aux deux reprĂ©sentations. Cependant, la modicitĂ© de la quĂȘte ne leur permettrait pas de quitter les lieux avant longtemps, d’autant que Vertu s’était mise en tĂȘte d’acheter tout un bric-Ă -brac de sacs, selles, vĂȘtements de rechange, cordes, armes et armures qu’elle estimait indispensables Ă  leur voyage, mais qui se rajoutait au prix des canassons. Le spectacle qu’ils prĂ©sentaient Ă©tait une version allĂ©gĂ©e de Lansquenets&Fariboles, la piĂšce qui leur avait valu leurs ennuis Ă  Galleda. La sorcellerie Ă©tant Ă©prouvante pour celui qui la pratique, Morgoth terminait la deuxiĂšme sĂ©ance bien fatiguĂ©, il allait se coucher tout de suite aprĂšs, laissant seule Vertu, qui Ă©tait plus nocturne. Nous en Ă©tions prĂ©cisĂ©ment Ă  ce stade de la soirĂ©e quand, alors qu’elle discutait ses affaires avec un nĂ©gociant en poteries Balnais, Olipar vint la trouver.

— TrĂšs intĂ©ressante reprĂ©sentation, comme d’habitude, Vertu. On ne s’en lasse pas.

— Mais tout le mĂ©rite en revient Ă  Morgoth.

— On dirait que c’est un sorcier fort capable, malgrĂ© son jeune Ăąge.

— Oh oui, certainement.

— J’ai moi-mĂȘme fait un peu la route, dans mon jeune temps, l’épĂ©e Ă  la main, et en ces temps-lĂ  j’ai pu apprĂ©cier tous les bienfaits que l’on peut tirer de la prĂ©sence d’un mage Ă  ses cĂŽtĂ©s. Nous Ă©tions jeunes alors
 Et vous-mĂȘme, je n’ai pas l’impression que vous soyez guerriĂšre, et encore moins prĂȘtresse, mais il est possible que je me trompe


Vertu se raidit. Olipar venait implicitement de la traiter de voleuse, ce qui dans l’absolu n’était pas faux, bien sĂ»r, mais quand mĂȘme.

— Je ne suis qu’une femme cĂ©libataire qui essaie de survivre dans ce monde Ăąpre et barbare.

— Oui, on va dire ça. Bon, puisqu’on est entre aventuriers je vais ĂȘtre franc, il y a cet aprĂšs-midi un homme qui est venu Ă  l’auberge, et qui cherchait des personnes capables de remplir une mission dĂ©licate contre « une certaine somme ». Alors j’ai pensĂ© Ă  vous, comme vous ĂȘtes apparemment en manque de fonds.

— Mais, c’est trĂšs intĂ©ressant ce que vous me dites lĂ . Et que s’agissait-il de faire au juste ?

— Il m’a parlĂ© de convoyer un certain objet Ă  un certain endroit, mais sans plus de prĂ©cisions.

— Et
 la somme ?

— J’ignore le montant, je ne suis qu’un intermĂ©diaire. Il n’avait pas l’air dans le besoin, c’est tout ce que je peux vous dire, il m’a rĂ©glĂ© ma commission en bel or tirĂ© d’une bourse bien pleine.

— Et cet homme, de quoi avait-il l’air ?

— Oh, le donneur d’ordre typique, taille moyenne, cheveux gris et barbe du mĂȘme poil, ĂągĂ© mais encore vigoureux, sĂ©vĂšre, plutĂŽt sec, pas bien aimable. Et bien sĂ»r, revĂȘtu d’un grand manteau noir, comme le veut la coutume.

— Comme le veut la coutume. Tout ça m’a l’air conforme aux usages et aux Normes, je vais en parler à mon camarade.

Morgoth n’avait pas d’objection majeure Ă  quitter le Basilic, pressĂ© qu’il Ă©tait de regagner des contrĂ©es plus civilisĂ©es, et par consĂ©quent il accueillit avec un certain plaisir la perspective d’un prochain engagement lorsqu’au rĂ©veil, Vertu lui en fit part. Le commanditaire se montra Ă  l’heure oĂč le coq commençait Ă  fatiguer, et vint s’attabler avec Olipar et nos deux compagnons, Ă  l’abri d’oreilles indiscrĂštes qui n’étaient pas lĂ , vu que la salle Ă©tait vide en cette heure matinale.

L’homme prĂ©sentait, en effet, toutes les apparences d’un commanditaire d’aventuriers des plus ordinaires, en tout point semblable Ă  la description qu’en avait donnĂ© l’aubergiste. On aurait pu ajouter au tableau une lĂ©gĂšre claudication, une voix cassĂ©e et, si l’on prĂȘtait attention Ă  ce qui se cachait sous le noir manteau, des effets luxueux sous lesquels jouait une musculature qui n’avait rien de sĂ©nile.

— Je suis Arcelor Niucco, Second Nautonier des Gougiers de Banvars, et j’ai besoin de l’aide de gens dĂ©cidĂ©s et habiles pour transporter rapidement un certain objet jusqu’à un certain lieu.

— Mon nom est Vertu Lancette, aventuriĂšre en quĂȘte de reconnaissance, et mon jeune compagnon Morgoth, qui est mage, est dans le mĂȘme cas. Je connais un peu, de rĂ©putation, votre guilde marchande et ce serait pour nous un honneur que de vous venir en aide.

— Si vous connaissez les Gougiers, vous savez quels bienfaits on peut tirer de notre alliance. Vous savez aussi, je pense, que nous Ă©margeons Ă  l’Honorable SociĂ©tĂ© de Banvars.

— Une sage prĂ©caution par les temps qui courent.

— En effet. Maintenant que les choses sont claires, passons à la mission.

— Avant de poursuivre plus avant dans les pourparlers, je souhaiterai tout d’abord connaĂźtre les aspects lĂ©gaux de l’affaire. Nous sommes Ă©trangers dans la rĂ©gion, et nous ne souhaiterions pas contrevenir Ă  quelque loi, fut-ce Ă  notre insu. Nous sommes des aventuriers honnĂȘtes.

— Vous avez raison de soulever ce point, et vous pouvez apaiser vos lĂ©gitimes inquiĂ©tudes, je ne vous demande rien qui ne soit contraire ni Ă  la loi, ni Ă  l’usage, ni Ă  la moralitĂ©. En revanche, pour des raisons que vous comprendrez bien vite, je devrai vous demander, avant de vous exposer l’affaire, une totale discrĂ©tion, et ce mĂȘme si vous n’acceptez pas mon offre.

— Excellente chose, vous pouvez compter sur notre silence.

— Alors voici l’affaire. Nous avons un comptoir dans les collines de Tibasri, une sorte de fortin perdu au milieu de la forĂȘt, dans un lieu-dit « Valcambray ». Cette place sert de base Ă  l’exploitation forestiĂšre, car la rĂ©gion regorge de bois prĂ©cieux. Je devais me rendre Ă  Valcambray pour donner des instructions au chef de l’exploitation, mais des Ă©vĂ©nements imprĂ©vus m’appellent ailleurs, voici pourquoi j’ai besoin de messagers de confiance pour porter lĂ -bas un parchemin contenant des informations importantes. Je ne vous cacherai pas que ces informations sont recherchĂ©es par plusieurs de nos concurrents, c’est pourquoi vous devrez faire preuve de rapiditĂ© et de discrĂ©tion dans votre voyage. En outre, la contrĂ©e n’est pas des plus calmes, vous le savez bien, voici pourquoi j’ai besoin de gens de votre sorte, Ă  la fois peu voyants et capables de se sortir de situations imprĂ©vues.

— Jusque là, c’est dans nos cordes. Est-il loin, ce Valcambray ?

— Trois jours de cheval, peut-ĂȘtre plus en cas d’intempĂ©rie. Vous suivrez la Route vers l’est pendant cinq heures jusqu’à croiser une riviĂšre large de dix pas nommĂ©e Cipangre, longĂ©e par un chemin de peu d’importance. Vous remonterez Ă  travers les collines et la forĂȘt de Pringeois jusqu’à une vallĂ©e qui ira en se rĂ©trĂ©cissant. Lorsque vous verrez, au nord, une falaise blanche en demi-lune percĂ©e de quelques grottes, quittez la route, le fortin est juste aux pieds des Ă©boulis. Ce n’est pas bien loin Ă  vol d’oiseau, mais la route est mauvaise. En ce qui concerne votre rĂ©munĂ©ration, vous serez payĂ©s cent vingt ducats d’or par le chevalier d’Olanza, qui est le chef du camp et qui sera au courant de l’arrangement


— Cent-vingt ducats, c’est une somme honnĂȘte. Toutefois, nous sommes actuellement sans Ă©quipement adĂ©quat. Nous avons amassĂ© de quoi acheter des armes, des provisions et des vĂȘtements adaptĂ©s Ă  ces randonnĂ©es, toutefois il nous manque encore de quoi faire l’acquisition de deux montures, soient une vingtaine de ducats, si je ne m’abuse. Voici pourquoi nous avons besoin, en sus, d’une petite avance pour remplir cette mission, avance sans laquelle, hĂ©las, nous ne pourrons quitter cette auberge.

— Cet arrangement me semble appropriĂ©. Soit, je vous compterai vos vingt ducats. L’affaire est faite ?

— Pour moi l’affaire est faite, si Morgoth n’y trouve rien à redire.

— Hein ? Pardon ? Ah, euh, oui, comme bon vous semble.

— Splendide (l’homme tira de sa bourse, qui faisait un joli bruit, vingt piĂšces d’or toutes neuves). Voici donc pour vos chevaux. Je vous confie aussi ma chevaliĂšre, que vous montrerez Ă  Olanza pour prouver l’identitĂ© de celui qui vous envoie. J’aurais aimĂ© trinquer avec vous Ă  la rĂ©ussite de notre affaire, mais je dois vous quitter sans plus attendre. Que Hegan vous guide et couronne votre voyage de succĂšs.

Et il partit aussitÎt. Olipar, satisfait, retourna à son comptoir, mais Vertu le suivit, imitée par Morgoth.

— Dites-moi, Olipar, vous m’avez bien dit avoir Ă©tĂ© aventurier, avant que ne vous vienne la vocation de bistrotier. Peut-ĂȘtre vous reste-t-il deux ou trois choses utiles dont vous dĂ©sireriez vous dessaisir


— Ah ah ah ! Vous savez, ça fait treize ans que je tiens cette auberge, et il y a longtemps que ma vieille Ă©pĂ©e, mon Ă©cu de guerre et ma cotte de maille se sont couverts de rouille et de sang sur le dos d’un autre Ă  qui je les avais vendus. Voyez-vous, cet Ă©tablissement est ainsi placĂ© qu’il est une halte quasiment obligĂ©e pour quiconque dĂ©sir partir Ă  l’aventure vers le sud, qui est riche d’or et de pĂ©rils de toutes sortes. C’est d’ailleurs pour cette raison que je tiens aussi, en plus de mon activitĂ© d’aubergiste, un modeste dĂ©pĂŽt d’armes et de matĂ©riels divers, pour dĂ©panner, le cas Ă©chĂ©ant, voyez-vous.

— Tiens donc. Et peut-on voir ce que vous avez dans votre modeste dĂ©pĂŽt ?

— Mais bien sĂ»r, aidez-moi Ă  soulever la trappe là
 oui, ne descendez pas dans le noir, c’est un coup Ă  se tuer, attendez que j’allume ma torche. VoilĂ , attention Ă  la tĂȘte, et prenez garde aux marches, aussi, il faudra que je les brique un jour, voire que je les fasse retailler. Nous y sommes, bienvenue dans mon humble Ă©choppe.

— Bitechaton ! S’exclama Vertu.

— Ton ton ton
 fit l’écho.

3. Les prĂ©paratifs de l’aventure

— VoilĂ , je vous laisse regarder ce qui est Ă  votre goĂ»t et dans vos moyens. Notez comme tous les articles sont Ă©tiquetĂ©s et soigneusement dĂ©crits. Les prix indiquĂ©s sont fermes et d’ailleurs si modiques que ce serait dĂ©shonorant de vouloir les marchander. Tous ces articles ont Ă©tĂ© acquis lĂ©galement, la maison vous fournira du reste des certificats qui en attesteront auprĂšs des autoritĂ©s, si d’aventure on vous en faisait reproche. Si vous avez des questions, je suis lĂ  pour y rĂ©pondre.

— Oh, une chaüne de combat Vantonienne !

— Notez le travail de la boule, qui dĂ©note d’une fabrication soignĂ©e. Elle a servi quelques semaines seulement Ă  l’entraĂźnement d’une compagnie de gladiateurs qui plus tard a fait faillite, j’ai eu la chance d’en faire l’acquisition lors de la vente aux enchĂšres. Sept ducats, le prix d’une arme d’occasion pour un matĂ©riel quasi-neuf.

— Et celle-là


— Vous avez l’Ɠil, c’est un espadon fort ancien qui a appartenu Ă  une noble famille de la rĂ©gion, qui a malheureusement subi quelques revers de fortune et s’en est dessaisie Ă  condition que je ne rĂ©vĂšle pas son origine. Ce sont des choses qui arrivent. Une arme alliant puissance, efficacitĂ© et beautĂ©, comme vous le voyez Ă  l’éclat particulier de l’acier. Je la vends Ă  quarante-cinq ducats en raison de sa valeur historique, toutefois je ne vous la conseillerai pas pour votre affaire, c’est plus, si je puis me permettre, l’arme d’un robuste chevalier que celle d’une femme Ă©lĂ©gante.

— Tout à fait, tout à fait, je me contentais d’admirer. Et ce petit bouclier, c’est quoi ?

— Une targe lĂ©gĂšre en bois recouvert d’acier fort, de forme dĂ©modĂ©e mais en excellent Ă©tat. Elle a appartenu Ă  un aventurier qui a trouvĂ© la mort non loin d’ici, le paysan qui l’a trouvĂ© lui a payĂ© des funĂ©railles dignes et religieuses, il s’est donc senti en droit de rĂ©clamer le produit de la vente de l’équipement Ă  titre de compensation. Notez comme sa forme bombĂ©e et sa faible surface permettent Ă  un dĂ©fenseur habile de parer un coup de taille ou d’estoc, voire une flĂšche, tout en permettant le maniement d’une pique, d’un bĂąton, d’un arc ou de tout autre arme nĂ©cessitant d’avoir ses deux mains. Deux ducats pour ce petit article bien pratique.

— Ce truc m’intĂ©resse bien. À propos d’arc


— C’est dans cette allĂ©e, lĂ . On m’a racontĂ© l’histoire d’une troupe de jeunes aventuriers qui Ă©taient partis occire je ne sais quel troupe de brigands, et qui se sont fait massacrer sans avoir seulement blessĂ© un seul de leurs ennemis. Ils avaient fait l’erreur de n’emporter aucune arme de jet, les sots, et ils Ă©taient tombĂ©s dans une embuscade tendue par des gens qui, eux, avaient des arcs. Un seul guerrier avait survĂ©cu Ă  la mĂ©saventure, tellement criblĂ© de flĂšches que par la suite on l’a appelĂ© « le poreux chevalier ». Mais je vois que vous n’ĂȘtes pas de cette trempe. Cet arc vous tente ? Trois cent vingt ducats.

— Combien ?

— Trois cent vingt, et ce n’est pas cher en vĂ©ritĂ©, car il s’agit d’un arc elfique taillĂ© dans la branche d’un chĂȘne sacrĂ©. Ces armes Ă©taient – et sont peut-ĂȘtre toujours – utilisĂ©es par les sentinelles gardant les citĂ©s sylvestres des elfes. Leur conception particuliĂšre permet Ă  quiconque en a l’habitude de tirer avec une prĂ©cision accrue et avec une vitesse stupĂ©fiante.

— Umm
 si c’est vrai, le prix est justifiĂ©, mais c’est pour l’instant hors de notre portĂ©e.

— Celui-ci peut-ĂȘtre
 Il ne coĂ»te que huit ducats et c’est une arme neuve. Comme manifestement vous connaissez les armes, vous aurez notĂ© la facture trĂšs particuliĂšre de cet arc, composĂ© de multiples couches de plusieurs bois diffĂ©rents assemblĂ©es avec art de maniĂšre Ă  accroĂźtre la puissance du tir, et donc la portĂ©e, sans sacrifier la prĂ©cision. Ce type d’armes est trĂšs en vogue dans le sud, mais malgrĂ© sa supĂ©rioritĂ© sur l’arc classique, il a du mal Ă  s’imposer dans nos contrĂ©es car beaucoup de gens d’armes ont une vision traditionaliste, voire rĂ©trograde de leur mĂ©tier. D’oĂč la promotion.

— Ah oui, c’est plus dans mes cordes, si j’ose dire. Je crois que je vais le prendre.

— Et un carquois, je suppose, d’une douzaine de flĂšches
 deux douzaines, sage prĂ©caution. On arrive Ă  onze ducats pour l’archerie.

— J’aimerais assez qu’on revienne aux Ă©pĂ©es, c’est par lĂ  je crois


— Exactement. Je vois que vous vous intĂ©ressez aux rapiĂšres, qui sont Ă  mon sens des armes plus adaptĂ©es au sport, aux duels courtois et aux escarmouches citadines qu’au combat en plein air, mais chacun a sa religion sur ces choses. Celle que vous regardez est toutefois une arme efficace, mise en gage chez moi par un aventurier qui venait de la trouver dieu seul sait oĂč. Elle est Ă©quipĂ©e d’un enchantement qui la fait luire dans l’obscuritĂ©, comme vous voyez, et qui lui confĂšre sans doute diverses propriĂ©tĂ©s dont, pour tout vous dire, j’ignore le dĂ©tail. Je la mets en vente pour deux cent ducats, elle vaut peut-ĂȘtre plus, peut-ĂȘtre moins, allez savoir


— De toute façon, ce n’est pas dans nos moyens. Peut-ĂȘtre, dans l’avenir
 Non, ce qu’il me faut, c’est une bonne Ă©pĂ©e classique. Tiens, mais quel drĂŽle de bĂąton courbe ! Je l’avais pris pour un arc, mais il a une sorte de garde


— HoulĂ , oui, je l’avais oubliĂ© celui-lĂ . Et bien, ça ne nous rajeunit pas ! Oui, si mes souvenirs sont bons, c’est une arme qu’un client portait lorsqu’il est venu dans mon auberge, un vieil ivrogne qui radotait des histoires bizarres. Il avait, Ă  ce qu’il disait, voyagĂ© vers l’est, par delĂ  les monts du Shegann, dans les lointaines contrĂ©es situĂ©es par-delĂ  le mythique Shedung, et y avait vĂ©cu des aventures totalement loufoques. En tout cas, il est mort une nuit dans son sommeil, et je me suis dit que la vente de ce bĂąton me rembourserait de son ardoise. Et puis je l’ai oubliĂ© dans ce coin.

— Il me plaĂźt bien. Un demi-ducat ? Le prix est encore valable ? Je pense que je vais le prendre, il me servira de sabre de bois, pour m’entraĂźner. Et puis je prendrai aussi cette Ă©pĂ©e lĂ , qui convient Ă  l’usage que je veux en faire.

— Excellent choix, c’est une Ă©pĂ©e Pygienne, de l’armĂ©e de la condottiere Malvina. Une arme de soldat ayant un peu servi, que je vous propose donc Ă  cinq ducats.

— Cochon qui s’en dĂ©dit. Et
 ah, oĂč avais-je la tĂȘte, il me faut aussi une armure.

— Nous avons un lot de cottes de mailles


— Trop lourd, trop bruyant, et sĂ»rement trop cher. Non, je pensais plutĂŽt Ă  ce pourpoint matelassĂ©. Ce n’est pas donnĂ© dites-moi, vingt-cinq ducats.

— Ah, mais ce n’est pas un pourpoint matelassĂ© ordinaire. L’intĂ©rieur est doublĂ© en cuir d’auroch rouge, matiĂšre trĂšs rĂ©sistante au percement qui protĂšge donc des coups d’estoc. L’extĂ©rieur est quant Ă  lui recouvert d’un velours noir et mat, et vous voyez que ce vĂȘtement dispose d’une ample cagoule et d’une sorte de longue jupe faite de la mĂȘme matiĂšre, et qui se dĂ©ploient en un tournemain. Je n’ai nul besoin de vous expliquer plus avant l’intĂ©rĂȘt de cette particularitĂ©, ni celle des multiples et discrĂštes poches intĂ©rieures que vous voyez ici, ici, ici
 En outre, et je suis sĂ»r que cet argument emportera votre adhĂ©sion, cette armure a Ă©tĂ© conçue pour une anatomie fĂ©minine.

— Ah ! Effectivement, c’est bon marchĂ© dans ces conditions. Je le prends. Il nous faudra aussi une dague pour le jeune homme, ainsi que du petit matĂ©riel, des sacs Ă  dos, torches, cordes


— Je vous arrĂȘte tout de suite pour attirer votre attention sur le pack « premier donjon » que voici. Pour cinq ducats piĂšce, vous aurez un attirail complet et de qualitĂ©, un matĂ©riel sans fioriture, mais fiable.

— Comme c’est astucieux. DĂ©cidĂ©ment votre Ă©tablissement est plein d’attraits. Donc vous nous en mettrez deux, ce qui nous met l’affaire à


— Alors, deux packs nous font donc dix ducats, plus le pourpoint nous font trente-cinq, plus l’épĂ©e ce qui nous fait quarante, et le bĂąton, quarante et demie.

— Et la targe.

— Et la targe, en effet, quarante deux ducats et demie. Eh bien, ça fait quand mĂȘme une somme, n’est-ce pas


— Bah, sachons vivre.

Et tandis que Morgoth peinait Ă  ramener tout l’attirail Ă  la surface, Vertu paya son compte Ă  l’aubergiste mĂ©dusĂ©, tirant plĂ©thores de monnaies d’une bourse bien lourde.

— Suis-je bĂȘte, j’allais oublier les trois chevaux.

— Trois ?

— Si nous sommes suivis, nous pourrons toujours Ă©pargner une bĂȘte sur les trois, ce qui nous permettra de distancer un cavalier n’ayant pas pris ce genre de prĂ©caution.

— C’est bien vu. Je vous propose les trois montures que vous voyez sous la tonnelle pour trente ducats, avec selles et fontes.

— Quoi, ces canassons agonisants ? Vous plaisantez je suppose.

— Certes, certes, ce ne sont pas des Ă©talons de l’annĂ©e, je suis prĂȘt Ă  descendre jusqu’à huit par tĂȘte


— Je ne vois pas ce que j’en ferai, j’ai besoin de montures robustes et fiables, peu m’importe le prix que je paye ces rosse grisĂątres, elles ne me seront d’aucune utilitĂ©. Et pourquoi ne me proposez-vous pas ces autres chevaux que vous cachez dans l’écurie, là ?

— Je ne les cache pas, je les prĂ©serve des intempĂ©ries, car ils sont plus chers. Pas moins de quinze ducats chacun.

— Vendu.

Et derechef, Vertu tira sa bourse et aligna quarante-cinq ducats sur le comptoir.

— Mais c’est un plaisir de faire des affaires avec vous, ajouta Olipar en s’empressant d’encaisser.

— Pensez-vous, c’est si rare de pouvoir commercer avec d’honnĂȘtes gens de nos jours. Allons Ă  l’écurie choisir nos bĂȘtes, le temps nous presse quelque peu.

— Quoi ? S’étonna Morgoth. Tu veux partir tout de suite ?

— SĂ©ance tenante, en effet. Plus vite nous partirons, plus vite nous arriverons, et plus vite nous toucherons notre argent.

— Si tu le dis


— Allez, hardi, l’aventure nous appelle !

Et joignant le geste Ă  la parole, Vertu revĂȘtit son pourpoint noir.

4. La sagesse particuliĂšre de Vertu

La voleuse se retourna Ă  plusieurs reprises pour voir l’auberge diminuer de taille, au loin. Morgoth ne s’en aperçut pas, tout occupĂ© qu’il Ă©tait Ă  rester en selleÂč. Une fois que l’édifice eut dĂ©finitivement disparu derriĂšre une colline, Vertu vint deviser gaiement avec son compagnon, et chanta quelques chansons hĂ©roĂŻques. Ils dĂ©jeunĂšrent sans dĂ©monter, un peu avant le pont enjambant la riviĂšre Cipangre, et suivirent l’itinĂ©raire prescrit, cheminant au creux d’une sente bucolique. Parfois, ils croisaient quelque groupe de paysans vaquant Ă  leurs occupations, toujours armĂ©s et peu amĂšnes, mais qui leur indiquĂšrent nĂ©anmoins le chemin, confirmant les dires du mystĂ©rieux Arcelor Niucco. À plusieurs reprises, comme Vertu l’avait expliquĂ©, ils avaient changĂ© de chevaux pour les mĂ©nager, sans prendre la moindre halte pour ce faire, tant et si bien qu’ils progressaient Ă  vive allure. Lentement, les ombres s’allongĂšrent, et le ciel s’assombrit, en mĂȘme temps que l’humeur de Morgoth, qui souffrait l’embarrassant martyre du cavalier novice. Lorsque le crĂ©puscule eut commencĂ© Ă  s’installer, Vertu vint donc le voir pour lui changer les idĂ©es.

— Puisque tu m’as demandĂ© de t’apprendre un peu la vie et de t’instruire du mĂ©tier d’aventurier, as-tu retenu quelque chose d’utile de nos petites affaires matinales Ă  l’auberge ?

— Oui, tout Ă  fait. J’ai remarquĂ© que tu avais dĂ©pensĂ© prĂšs de quatre-vingt dix ducats pour accomplir un travail qui doit nous en rapporter, si tout se passe bien, cent quarante. Outre le fait que le bĂ©nĂ©fice de l’opĂ©ration est assez mĂ©diocre, j’ignorais que la quĂȘte avait rapportĂ© de telles sommes.

— Ce n’est pas Ă  ça que je pensais mais tu as nĂ©anmoins raison de soulever ce point. Il est vrai que les dĂ©penses que j’ai effectuĂ©es sont dĂ©mesurĂ©es par rapport Ă  la solde qui nous a Ă©tĂ© proposĂ©e, mais il s’agit d’un investissement qui nous servira, je l’espĂšre, longtemps et en de multiples occasions. En outre, ces sommes sont importantes en soi, mais ridicules comparĂ©es aux gains que j’espĂšre tirer de toute cette histoire.

— Je ne te suis pas.

— La somme offerte par un commanditaire pour partir Ă  l’aventure est rarement une justification suffisante pour les risques pris. À telle enseigne que bien souvent, il n’y a pas besoin du tout de commanditaire pour partir arpenter les contrĂ©es sauvages, car d’habitude, l’essentiel du bĂ©nĂ©fice se fait au cours mĂȘme de l’aventure, en rĂ©cupĂ©rant l’équipement, les armes et les richesses des ennemis tuĂ©s, ou bien en s’emparant des trĂ©sors qui traĂźnent. Qu’importe dans ces conditions de dĂ©penser cent piĂšces d’or pour une histoire qui peut nous en rapporter mille ?

— Tu as parlĂ© d’ennemis ? Mais de quels ennemis parles-tu ? Tu sais quelque chose que j’ignore ?

— Le terme « ennemis » recouvre tout ce qui est susceptible de se mettre sur notre chemin pour nous empĂȘcher de rĂ©ussir notre coup. Il peut s’agir de bandits de grands chemins, de bestioles malfaisantes qui vivent dans la forĂȘt, de quelqu’un qui aurait une vieille rancune contre l’un de nous, d’hommes de mains d’un quelconque ennemi de notre commanditaire, voire de notre commanditaire lui-mĂȘme, ce qui en l’occurrence ne m’étonnerait pas plus que ça.

— Il m’a pourtant eu l’air sincùre.

— C’est Ă  ça qu’on reconnaĂźt les bons menteurs. Je vais te raconter une histoire : voici plus de trois siĂšcles, dans le lointain pays de KhĂŽrn, vivait Noobir le Chanceux, un aventurier qui louait sa lame Ă  qui pouvait la payer. Un beau jour, un homme mystĂ©rieux et pressĂ© vint Ă  lui, et lui promit de l’or s’il accomplissait une mission qui consistait Ă  dĂ©livrer une jeune fille enlevĂ©e par des marchands d’esclaves. Noobir accepta, il courut par monts et par vaux Ă  la poursuite des esclavagistes, leur expliqua sa façon de voir les choses, dĂ©livra la jeune fille, et la ramena Ă  son commanditaire, qui le paya.

— Et alors ?

— Et alors ce fut Ă  ma connaissance la derniĂšre fois qu’un commanditaire a donnĂ© Ă  un aventurier une mission sans malhonnĂȘtetĂ©, sans arriĂšre-pensĂ©es, sans mensonges ni tromperie sur la personne. Un commanditaire a toujours quelque chose Ă  cacher, toujours.

— Oh, je suis sĂ»r que tu exagĂšres. Peut-ĂȘtre pas celui-lĂ , son histoire se tenait


— Oui, son histoire se tenait, sauf que manque de bol, je connais un peu les Gougiers de Banvars, et je sais pertinemment qu’il n’y a pas de Second Nautonier nommĂ© Arcelor Niucco, et quand bien mĂȘme, un Second Nautonier, c’est un personnage important, un notable, pas un croquant qui se risquerait sans escorte dans un pays hostile. Et puis, pour un haut dirigeant de guilde marchande, je ne l’ai pas trouvĂ© trĂšs dur en affaires. Son physique, sa maniĂšre de se dĂ©placer et de se comporter, tout trahit au contraire une Ă©ducation militaire. Bref ce type est aussi marchand que je suis moniale de Miaris.

— Alors là tu m’impressionnes.

— Tout ça pour dire que notre mission ne sera pas de tout repos, qu’elle risque de nous apporter beaucoup d’or, mais aussi beaucoup de combats. Ce qui me fait penser que sommes bien faibles et que si on nous attaque par surprise, ta magie sera aussi inefficace que mon baratin. L’idĂ©al pour ĂȘtre protĂ©gĂ©s, ce serait de recruter un guerrier.

— Un guerrier ?

— Une espùce de malabar sans cervelle et qui aime la bagarre.

— Oui, je vois bien le concept de guerrier, mais oĂč est-ce qu’on va bien pouvoir trouver ça ?

— La rĂ©gion grouille de mercenaires si avides d’aventure qu’ils chargeraient le dragon sabre au clair contre la promesse d’une part de butin. La providence y pourvoira, sois sans crainte. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas de ça que je voulais te parler, mais de nos achats d’armes et de matĂ©riels divers. Tu n’as rien remarqué ?

— Et bien, hormis le fait que la modeste Ă©choppe d’Olipar aurait pu Ă©quiper une armĂ©e, tout m’a semblĂ© Ă  peu prĂšs normal, mais je t’avoue que je n’ai pas ton expĂ©rience des armes.

— Tu me flattes, je n’y connais pas grand chose en fait, j’ai juste vu certains de mes compagnons se battre, jadis, et j’ai un peu essayĂ© de les imiter, en fait si j’ai pris toutes ces armes, c’est surtout pour impressionner d’éventuels brigands, comme ces paysans que nous avons croisĂ©s et qui nous auraient dĂ©troussĂ©s sans coup fĂ©rir si nous avions eu moins d’allure. Crois-moi, le gueux a beau crever de faim, il reculera toujours devant un cavalier fer-vĂȘtu portant flamberge et gonfanon, c’est sĂ»rement un instinct hĂ©ritĂ© de la sĂ©lection naturelle.

— Ah, donc c’est pour ça que tu as pris l’épĂ©e et l’arc.

— Non, l’arc je sais m’en servir, un peu. Et l’armure est rĂ©ellement une trĂšs belle piĂšce. Mais tout ça ne vaut pas l’excellente affaire que j’ai faite avec ceci !

Et elle brandit fiĂšrement le bĂąton encore poussiĂ©reux, qu’elle essuya avec minutie et respect.

— Ah, le pauvre Olipar, le brave, le gentil, l’innocent Olipar.

— Quel tour lui as-tu donc jouĂ© pour ĂȘtre de si riante humeur ?

— Si cet honnĂȘte benĂȘt avait eu deux sous de culture, ou ne serait-ce que deux sous de curiositĂ©, il aurait dĂ©fait le nƓud de cette cordelette, ici, prĂšs de la garde, vois-tu ?

— Je vois.

— Et en tirant lĂ  comme je le fais, il aurait pu ainsi dĂ©couvrir que cette lame en bois dur n’est en rĂ©alitĂ© qu’un fourreau de bois pour une lame en bel acier.

Swish, fit la lame en tranchant l’air vespĂ©ral. MĂȘme le rougeoiement du couchant ne parvenait Ă  altĂ©rer sa profonde teinte bleue Ă©tincelante. MĂȘme Vertu resta, un instant, muette devant le spectacle irrĂ©el de cet exemple parfait de travail du mĂ©tal, cet engin de mort si simple, et beau.

— Et voici comment on achĂšte pour un demi-ducat un authentique katana oriental dont aucun marchand sensĂ© ne se dĂ©barrasserait Ă  moins de deux-cent. DĂ©cidĂ©ment, il faudra que je retourne dans cette boutique, ah ah ah !

— Quoi ? Tu as escroquĂ© ce pauvre Olipar ? Mais tu n’as donc aucune honte de ce que tu as fait ? Tu savais la valeur d’un bien que tu achetais et pourtant tu l’as eu Ă  vil prix, c’est proprement scandaleux, c’est


Vertu sortit de sa fonte un rouleau de papier.

— Tu sais ce qu’il y a marquĂ© là ? Il y a marquĂ© que le dĂ©nommĂ© Olipar m’a cĂ©dĂ©, librement, de son plein grĂ©, et moyennant un paiement qui lui a Ă©tĂ© intĂ©gralement crĂ©ditĂ©, un objet que voici. Et le dĂ©nommĂ© Olipar a apposĂ© son sceau ici en bas, lĂ .

— Mais c’est immoral !

— En tant que commerçant, il est tenu de connaĂźtre la qualitĂ© des marchandises qu’il vend. S’il l’ignore, il fait mal son travail, c’est tout. Suppose que la situation soit inversĂ©e et qu’au lieu de me vendre un article supĂ©rieur Ă  vil prix, il m’ait vendu trĂšs cher une camelote, il serait Ă©videmment coupable de nĂ©gligence criminelle, car une telle erreur pourrait m’ĂȘtre fatale au moment du combat. Et bien dans le cas qui nous intĂ©resse, il est tout aussi coupable.

— On ne m’îtera pas de l’idĂ©e que tu aurais pu le dĂ©tromper, puisqu’apparemment, tu as vu du premier coup d’Ɠil Ă  quoi tu avais affaire. Moi, c’est ce que j’aurais fait.

— Et tu aurais eu grand tort ! Ce n’est pas Ă  toi, client, de dĂ©terminer la qualitĂ© d’un bien, c’est au marchand. S’il n’a pas les compĂ©tences requises, il doit mander les service d’un expert qui se fera payer pour cela. Or expert, c’est un mĂ©tier ! En donnant gratuitement ta science Ă  un marchand, non seulement tu vas Ă  l’encontre de tes intĂ©rĂȘts – ce qui est ton affaire – mais en plus tu ĂŽtes le pain de la bouche d’un honnĂȘte professionnel ! Et c’est ainsi qu’en croyant te comporter comme un homme de bien, tu rĂ©duis Ă  la famine et Ă  la mendicitĂ© une famille de braves gens. C’est ça ta conception du bien ?

— Aeuhhh
 ben non Ă©videmment. Je n’avais pas envisagĂ© les choses sous cet angle.

— Bien sĂ»r, et c’est normal, tu es encore jeune et ignorant. Le monde est complexe, les individus sont multiples, leurs intĂ©rĂȘts et leurs aspirations sont aussi divers qu’entremĂȘlĂ©s au sein de la sociĂ©tĂ©. Voici pourquoi, avant d’agir, il convient toujours de peser le pour et le contre, savoir Ă  qui on va bĂ©nĂ©ficier et Ă  qui on va faire du tort, et surtout, il faut se mĂ©fier de ses Ă©lans naturels. Les bonnes volontĂ©s des gens malavisĂ©s sont sympathiques, mais font plus de mal que de bien. Bien sĂ»r, Ă  ton Ăąge, on rĂȘve de soulager l’humanitĂ© souffrante, de guĂ©rir les plaies du monde, d’apaiser les conflits des nations et toutes ces belles utopies, mais aprĂšs quelques annĂ©es passĂ©es Ă  se frotter aux rudesses de l’existence, on en vient Ă  rĂ©duire ses ambitions altruistes Ă  ses amis et Ă  sa famille, dans le meilleur des cas. Sachant que celui qui rĂ©duit encore ses ambitions altruistes Ă  faire prospĂ©rer sa seule personne n’est pas forcĂ©ment un mauvais bougre.

— DĂ©cidĂ©ment, tu as des conceptions Ă©tranges.

— Ah, nous arrivons.

— OĂč ? Ce village ?

— Si j’en crois les indications qu’on m’a donnĂ©es, c’est le bourg de Brantemort, oĂč nous pourrons faire Ă©tape.

— Aaaaah ! Et c’est pour arriver ici avant la nuit que tu nous a fait presser l’allure.

— Exactement. Je n’avais aucune envie de dormir Ă  la belle Ă©toile. Mais c’est curieux, on dirait qu’il y a une certaine agitation, je n’aime pas ça. TĂąchons de nous approcher discrĂštement pour voir ce qui se passe.

— Sans doute une fĂȘte folklorique.

— EspĂ©rons-le.

5. Le spectre et le pendu

À moins que les traditions locales ne nĂ©cessitent l’utilisation d’un gibet et d’une corde, il ne s’agissait pas d’une fĂȘte folklorique. Toute la population de Brantemort Ă©tait assemblĂ©e, et aussi probablement celle des hameaux environnants, pour assister Ă  une pendaison. Le suppliciĂ© Ă©tait un gaillard fort bien bĂąti d’une trentaine d’annĂ©es, blond comme les blĂ©s, dont le visage aux traits fins Ă©taient actuellement chargĂ©s d’une irritation bien comprĂ©hensible. Comme de juste, on lui avait passĂ© la corde au cou et entravĂ© les mains dans le dos. Il y avait aussi, comme toujours dans ce genre de scĂšne, un grand bourreau bien gras avec une jolie cagoule de velours rouge, ainsi qu’un noble vieillard en robe noire, qui devait ĂȘtre une quelconque autoritĂ©, et qui lisait un parchemin Ă  la foule.

Dissimulés derriÚre une meule de foin, Vertu et Morgoth ne perdaient rien du spectacle.

— Mais, par le gonfanon sanglant de Nyshra, je ne me trompe pas, c’est bien Mark que ces gueux s’apprĂȘtent Ă  pendre !

— Tu connais ce malfaiteur ?

— Mais oui, c’est un mien compagnon, Marken-Willnar Von Drakenströhm. Oh le pauvre, il faut le secourir avant qu’il ne se fasse clocher par ces crotteux. Tu as quoi comme sorts ?

— Ben
 ce que j’avais prĂ©parĂ© pour la reprĂ©sentation de ce soir. Nous sommes partis si vite que je n’ai pas eu le temps de prĂ©parer des sorts de combat.

— Illusions, invisibilitĂ©, bruitages divers, c’est bien ça ?

— Oui, mais


— Parfait, ça suffira. Donne moi cet instrument, là


— Attends, une minute, dans quoi m’entraĂźnes-tu encore  ? Tu voudrais que nous soustrayions un criminel Ă  la justice du pays ? Je suppose que si on s’apprĂȘte Ă  le pendre, c’est qu’il y a de bonnes raisons.

— Allons allons, je te croyais au-dessus de ces jugements hĂątifs. Tu sais comme moi que la justice en ces contrĂ©es est des plus expĂ©ditives, gĂ©nĂ©ralement rendue au seul bĂ©nĂ©fice de l’oligarchie locale, je ne doute pas que le Chevalier soit innocent et de bonne foi, et que seules ses origines ethniques ou religieuses l’ont fait condamner par ces paysans grossiers, sur la foi de lois idiotes et de tĂ©moignages inspirĂ©s par l’alcool. Crois-moi, c’est un bon camarade, un solide combattant respectant l’honneur des soldats et, mĂȘme s’il lui arrive d’ĂȘtre un peu impulsif, c’est un joyeux compagnon sur lequel on peut compter. Sans doute aura-t-il contrevenu Ă  quelque coutume grotesque et obscure qui aura cours ici, voilĂ  tout. Est-il juste, dans ces conditions, de le laisser pĂ©rir pour quelque peccadille ?

— Chevalier noir, vous avez Ă©tĂ© reconnu coupable de brigandage, vol Ă  main armĂ©e, enlĂšvement et sĂ©questration, homicide au premier et au deuxiĂšme degrĂ©, viol avec actes de barbarie, usurpation d’identitĂ©, de dĂ©coration, de qualitĂ© et de grade militaire, parjure, blasphĂšme, vol et destruction de matĂ©riel religieux, saccage d’édifice religieux, pratiques obscĂšnes et scatologiques dans une enceinte consacrĂ©e, injure publique, subornation de tĂ©moin, corruption active et passive, tapage nocturne, coups et blessures volontaires ayant entraĂźnĂ© la mort sans intention de la donner, braconnage, exhibition publique d’organes gĂ©nitaux, exercice illĂ©gal des professions de mĂ©decin, avocat et banquier, contrefaçon de monnaie royale, contrebande d’or, de sel, d’alcool, d’armes, de matĂ©riel agricole et de substances stupĂ©fiantes, pratique de la nĂ©cromancie, commerce avec le dĂ©mon, pratique de culte illicite, dĂ©tournement de mineurs, pĂ©dĂ©rastie, cruautĂ©s envers les animaux, dĂ©lit de grivĂšlerie, commercialisation d’aliments avariĂ©s, stationnement illicite de vĂ©hicule devant un bĂątiment officiel, association de malfaiteurs, complot visant Ă  l’évasion de prisonniers, possession et recel d’esclaves, complot contre la sĂ»retĂ© de l’état, tentative de rĂ©gicide, apologie du suicide, incitation Ă  la haine raciale, port d’armes prohibĂ©es, insultes Ă  agents de la force publique dans l’exercice de leurs fonctions, outrage Ă  la cour, atteintes aux bonnes mƓurs, fraude fiscale, forfaiture, haute trahison et dĂ©gradation de mobilier urbain. C’est donc avec une satisfaction et un soulagement comme j’en ai peu connus au cours de mes vingt-deux ans de magistrature que je prononce cĂ©ans votre ordre d’exĂ©cution. Avez-vous quelque chose Ă  ajouter ?

— TA GROSSE PUTE DE MERE A PRIS SON PIED À ME TETER LE NƒUD SALE BATARD DÉGÉmoumpf mouphouf mouhoumouf mouf


— Bien. Bourreau, fais ton office. »

Mais alors que l’auxiliaire de justice s’avançait, sinistre, pour gagner son pain quotidien, la porte des enfers sembla s’ouvrir dans un fracas de fin du monde, et d’une brume insidieuse et mĂ©phitique qui avait envahi le chemin, la Mort surgit au triple galop, montĂ©e sur un destrier aux yeux flamboyants et aux naseaux fumants. Les manants de Brantemort s’écartĂšrent vivement en hurlant des imprĂ©cations et en implorant leurs dieux, les femmes sombrant dans l’inconscience ou protĂ©geant leurs enfants, laissant place au spectre noir et Ă  sa sinistre faux. Chevauchant droit vers le gibet, sans prĂȘter attention au destin des petites gens, le quatriĂšme cavalier de l’apocalypse venait en personne prendre l’ñme de son serviteur. La faux siffla dans l’air, tranchant la corde et libĂ©rant le Chevalier Noir qui, frappĂ© de stupeur, resta coi et immobile face Ă  la forme drapĂ©e de noir qui le dominait. Mais le bourreau, homme courageux de par les nĂ©cessitĂ©s de sa profession, ne comptait pas laisser ainsi sa proie s’échapper avant qu’il ne l’ait lui-mĂȘme expĂ©diĂ©e. Il s’avança, empoigna le tissu qui drapait la faucheuse, et le tira vers lui, dĂ©couvrant ce qui Ă©tait dessous.

Or il n’y avait rien.

Sous le noir capuchon, il ne vit ni le visage d’un imposteur, ni le crĂąne grimaçant du passeur des Ăąmes. Il n’y avait rien. Et la mort partit d’un rire glacial qui eut raison de la santĂ© mentale du bourreau, qui s’effondra, puis s’enfuit Ă  quatre pattes, bavant et hurlant des propos sans suites.

Alors, de sa main invisible, la mort empoigna le Chevalier Noir par la corde qui lui serrait le col, et l’emporta au trot vers les noirs abĂźmes de l’enfer, sous les yeux horrifiĂ©s des quelques spectateurs qui avaient eu la force d’ñme d’assister jusqu’au bout Ă  ce spectacle de cauchemar.

6. Présentations et identifications

AprĂšs quelques centaines de mĂštres de course chaotique, le Chevalier Noir sentit l’étreinte glaciale de la Mort se desserrer, ce qui lui permit de choir Ă  l’envi dans l’herbe haute. Il tenta de reprendre son souffle tout en se tortillant dans un effort futile pour Ă©chapper Ă  la grande forme noire. Il nota aussi, non loin, la prĂ©sence d’un autre individu, et d’un nombre indĂ©terminĂ© de chevaux, mais ce point n’éveilla qu’un intĂ©rĂȘt limitĂ© dans son esprit. D’un pied vigoureux, la Mort le retourna sur le ventre, puis coupa ses liens de sa lame courbe. Il put alors se remettre sur le dos, mais sa situation n’était guĂšre plus enviable, face au serviteur du nĂ©ant qui, d’une voix sĂ©pulcrale, s’adressa Ă  la forme humaine derriĂšre elle.

— Ah oui, j’oubliais. Morgoth, fais la dissipation avant que notre ami ne meure de saisissement.

Et Morgoth lança son sort de dissipation des illusions. Le cheval retrouva son regard chevalin et son haleine de ruminant imbécile, Vertu redevint visible à qui voulait la voir, et elle retrouva sa voix habituelle.

- 
 sssssshhhhhh fsssssss
 Fit Marken, gĂȘnĂ© qu’il Ă©tait par le rĂ©trĂ©cissement de ses voies respiratoires.

— Monte, tu reprendras ton souffle à cheval. Il faut faire vite, des fois que les bouseux ne se doutent de quelque chose.

— 
 rrrrrrthh 
 eeeeerthu


— Eh oui, c’est moi. Heureusement qu’on est arrivĂ©s pas vrai ?

Le chevalier noir se débarrassa de sa corde avec dégoût, puis se massa le cou et fit quelques exercices respiratoires et phonatoires avant de pouvoir mener une conversation intelligible.

— Vertu ! Ma vieille salope, qu’est-ce que je suis content de te voir


— J’imagine. Tout vas bien, tu as l’air tout rouge ?

— J’aimerais bien t’y voir, avec la corde au cou. J’ai bien cru que cette fois, j’allais y passer. Et comment va la Guùpe Écarlate ?

— Gentiment, gentiment.

— Quelle Guùpe Écarlate ? S’enquit Morgoth.

— Ben, elle


— C’est un surnom qu’on m’avait donnĂ© quand j’étais plus jeune, je ne sais plus trop pourquoi. Sans doute Ă  cause de ma taille fine.

— C’était pas plutĂŽt Ă  cause de tes dagues empoiAÏEUH putain !

— Mais suis-je distraite, je ne vous ai pas prĂ©sentĂ©s. Morgoth, voici donc Marken-Willnar Von Drakenströhm, dit « Le Chevalier Noir ». Mark, voici Morgoth l’Empaleur, nĂ©cromancien, dont les illusions m’ont bien aidĂ© Ă  te sauver la vie.

— Bouducon !

Le Chevalier Noir, bien que de nature tĂ©mĂ©raire et peu impressionnable, ne put s’empĂȘcher de s’essuyer la main avant de serrer celle d’un quidam aussi considĂ©rablement intitulĂ©.

— Bien, ajouta Vertu, Ă  l’avenir, nous songerons Ă  Ă©viter cette localitĂ© si peu accueillante. Pour l’instant, tĂąchons de trouver un endroit tranquille et isolĂ© pour y dormir.

Coupant donc par les champs afin d’éviter le village, nos cavaliers trouvĂšrent vite, Ă  la lueur d’une lune complice, les ruines de quelque chaumine en bordure d’un petit bois. DĂ©sertĂ©e depuis au moins une gĂ©nĂ©ration, le toit n’était plus qu’un souvenir, mais les murs de grosses pierres faisaient encore barrage au vent et dissimuleraient bien encore un feu de camp aux yeux des villageois.

— Mais dis moi, je ne vois pas ta belle armure noire qui t’avait rendu si cĂ©lĂšbre et t’avait valu ton surnom. Tu te l’es faite voler, ou les villageois l’ont-ils confisquĂ©e ? Demanda Vertu Ă  son vieux camarade.

— Ni l’un ni l’autre, sois sans crainte, je l’ai simplement cachĂ©e dans un endroit de confiance. Il se trouve que, comme tu l’as remarquĂ©, cette armure m’avait rendu trĂšs cĂ©lĂšbre, mais pas forcĂ©ment trĂšs populaire. Pour plus de discrĂ©tion, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© voyager lĂ©ger.

— La mĂ©thode ne m’a pas eu l’air trĂšs efficace.

— Oui, ils m’ont reconnu quand mĂȘme. C’est ballot tout de mĂȘme. Et me voilĂ  donc misĂ©rable et dĂ©muni de tous mes biens, Ă  l’exception notable de ma vie, ce qui suffit toutefois Ă  me contenter.

— Au fait, demanda Morgoth, pour quels motifs vous avaient-ils passĂ© la corde au cou ?

— Allons Morgoth, s’offusqua Vertu, c’est une question inconvenante


— Mais non, mais non, sa curiositĂ© est bien lĂ©gitime. Je vais rĂ©pondre, sorcier. Cette rĂ©gion, comme tu le sais peut-ĂȘtre, est le lieu d’une lutte Ăąpre autant que discrĂšte entre plusieurs religions. Le culte de Hegan, l’austĂšre dieu de la Loi, est par ici fort dĂ©veloppĂ©, et risque fort dans les annĂ©es Ă  venir de supplanter les autres religions et de les faire interdire, comme le fait toujours le clergĂ© de Hegan lorsqu’il obtient la suprĂ©matie sur un territoire. Toujours est-il que certains temples de Hegan commencent Ă  exercer un pouvoir considĂ©rable sur ces territoires sauvages dont ils sont, bien souvent, la seule autoritĂ© crĂ©dible. Ils ne se privent pas, dans ces conditions, de rançonner les manants sous forme de taille, dĂźme, corvĂ©e et autres contributions volontaires mais fortement encouragĂ©es, pour la plus grande gloire du dieu, ça va de soi. Pour cette raison, il y a dans les parages nombre de temples ayant accumulĂ© beaucoup de richesses trĂšs mal dĂ©fendues. Et donc, j’ai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© lorsque je pillais un de ces temples. VoilĂ , tu sais tout.

— Tu
 tu as pillĂ© un temple ?

— Je suppose que c’était dans le but de redistribuer l’or aux gueux injustement spoliĂ©s du fruit de leur labeur par un clergĂ© repu et


Mais Marken poursuivit, insensible aux clins d’Ɠil et coups de coude de Vertu.

— Ben non, quelle drĂŽle d’idĂ©e, l’or Ă©tait pour moi. Qu’est-ce qui t’arrive, Vertu ?

— Ah, ça y est, j’ai compris ! Tu as attaquĂ© le temple de Hegan afin de rĂ©tablir l’équilibre et de prĂ©server la libertĂ© de pratiquer la religion de son choix ! Quelle noble cause, quelle courageuse


— Mais ma parole, tu as bu ! C’est pas vrai, qu’est-ce qui t’est arrivĂ©, tu as fumĂ© un truc pas clair ou
 aaaaah, oui oui oui, la libertĂ© de culte, j’ai compris, d’accord. Oui, en effet, j’ai dĂ©cidĂ© de combattre pour un monde meilleur, toutes ces choses. Ah ah ah, elle est bien bonne celle-lĂ . Donc, voici ce qui m’a conduit Ă  la potence. Et sinon, quel heureux hasard vous a donc mis sur ma route ?

— Une noble quĂȘte en vĂ©rité ! Enfin, une quĂȘte. Mais j’y songe, si tu es sans engagement, tu pourrais te joindre Ă  nous ! C’est mĂ©diocrement payĂ©, car une fois dĂ©duits les frais engagĂ©s, il reste dix-sept ducats et demie pour chacun, mais ce sera sans doute vite fait, et il y aura peut-ĂȘtre des Ă -cĂŽtĂ©s sympathiques, sans compter qu’il y aura assurĂ©ment de la bagarre. Je ne te cacherai pas que nous avons grand besoin d’une Ă©pĂ©e supplĂ©mentaire Ă  nos cĂŽtĂ©s pour nous seconder.

— Mon Ă©pĂ©e vous serait acquise si j’en avais une, malheureusement...

— Nous en avons justement une en sus !

Et Vertu sortit la lame Pygienne pour la donner Ă  Marken. Toutefois, ce faisant, elle pĂąlit, poussa un soupir aigu et tomba Ă  la renverse, laissant choir l’épĂ©e dans poussiĂšre.

— Oh, mais, que t’arrive-t-il ?

— Je
 oh, j’ai eu un vertige


— Tu n’es pas malade ? Demanda Morgoth inquiet.

— Non, non, c’est passĂ© aussi vite que c’était venu. C’est Ă©trange, c’était comme si
 je ne sais pas, comme si j’étais soudain aussi faible et maladroite qu’une enfant. Regardez, j’en tremble encore.

— Hum
 fit Marken d’un air sombre, c’est arrivĂ© lorsque tu as touchĂ© cette Ă©pĂ©e, peut-ĂȘtre est-elle maudite ! Dis-moi, nĂ©cromant, connais-tu ce charme si utile qui permet de faire dire aux objets enchantĂ©s ce qui se cache dans leurs trĂ©fonds ?

— C’est sans doute du sort d’identification qu’il est question. Oui, je peux en lancer un, et un seul ce soir, car je suis fatiguĂ©. Si vous le souhaitez, je peux le lancer sur l’épĂ©e, quoique j’avais plutĂŽt pensĂ© Ă  identifier le parchemin remis par notre commanditaire.

— Le parchemin, nous aurons tout le temps de l’identifier, mais l’épĂ©e, nous en aurons peut-ĂȘtre besoin demain, ou mĂȘme cette nuit si on nous surprend. Non, lance-le sur l’arme.

— C’est sage en effet.

Morgoth portait autour du cou un collier d’argent fin se terminant par un prisme de pur cristal de roche. C’était un legs de son maĂźtre HĂ©gĂ©sippe Ciremolle, un bijou sans grande valeur pĂ©cuniaire, mais le cristal Ă©tait de taille et de qualitĂ© tout Ă  fait adĂ©quates au lancement du sortilĂšge d’identification. Le mage tint donc le prisme entre ses index et avec la plus grande application, prononça la formule trĂšs ancienne, et promena le minĂ©ral Ă  moins d’un pouce de la lame suspecte. Il n’y eut pas de grand effet visible, si ce n’est que la birĂ©fringence du prisme se brouilla, s’ajusta, et les yeux de Morgoth eurent alors accĂšs aux dimensions secrĂštes, aux subtils canaux et aux forces mystĂ©rieuses qui rĂ©gissent la magie. Et ainsi, pendant des instants interminables, le sorcier scruta l’arme dans les moindres replis de sa matiĂšre, de sa substance, tandis que ses compagnons se tenaient cois et attentifs Ă  tout ce qui pourrait survenir.

— C’est une arme tout à fait ordinaire, trancha soudain Morgoth, faisant sursauter ses camarades.

— Tu es sĂ»r, sorcier ?

— Certain.

— Est-il possible qu’un charme secret soit Ă  l’Ɠuvre, dissimulant le malĂ©fice de l’arme l’expertise des sorciers ? J’ai dĂ©jĂ  Ă©tĂ© tĂ©moin de fourberies de ce genre.

— De tels charmes existent en effet, ils auraient pu m’empĂȘcher de connaĂźtre prĂ©cisĂ©ment les pouvoirs de l’épĂ©e, mais ces charmes, en eux-mĂȘmes, j’aurais dĂ©tectĂ© leur prĂ©sence. Or lĂ , rien.

— Tu m’as l’air bien sĂ»r de toi pour un si jeune sorcier.

Pour toute rĂ©ponse, Morgoth empoigna l’épĂ©e pour la brandir au-dessus du feu.

— Vois par toi-mĂȘme, je ne sens rien. Je ne connais rien Ă  l’escrime, mais il me semble bien qu’aucune autre force que le poids du fer ne fait plier mon bras.

Et, d’un geste volontaire, il planta l’épĂ©e en terre devant le Chevalier Noir.

— Elle est tienne, si tu oses la prendre.

— Ah ah, tonna le guerrier en saisissant l’arme, il y a de la force en toi, gamin. La bonne fortune t’a dotĂ© d’une nature hardie, suis-la sans hĂ©siter. Tu as en toi les qualitĂ©s pour devenir autre chose qu’un de ces mages asthmatiques et timorĂ©s qui fuient le champ de bataille dĂšs que les glaives sont sortis du fourreau. Eh, Vertu, c’est un bon Ă©lĂ©ment que tu nous as ramenĂ© là
 Vertu ?

Mais lasse de ces dĂ©monstrations de fiertĂ© virile, Vertu s’était couchĂ©e dans un coin et y avait trouvĂ© le sommeil, ce en quoi Morgoth et Marken l’imitĂšrent bien vite.

7. Les mourbellings

Glissons sur une nuit sans histoires et retrouvons nos aventuriers le lendemain matin. Afin de ne pas se faire trop remarquer des indigĂšnes, ils avaient coupĂ© Ă  travers champs et longeaient la route sur les crĂȘtes, ayant observĂ© que les paysans du cru Ă©vitaient de trop s’éloigner du fond de la vallĂ©e. Or si les locaux Ă©vitaient de frĂ©quenter les collines, ce n’était pas parce que la paresse leur interdisait de faire l’ascension, mais par crainte des mourbellings.

Ces humanoĂŻdes contrefaits et boiteux Ă  la peau jaune et grasse s’organisaient en tribus pouvant compter une centaine d’individus, leur intelligence limitĂ©e leur interdisant de constituer des colonies plus Ă©tendues. Parler de culture Ă  leur propos serait un peu exagĂ©rĂ©, mais ils avaient un langage, le gnörtchling, qu’ils partageaient du reste avec plusieurs autres races d’humanoĂŻdes sauvages, ils vĂ©nĂ©raient une dĂ©esse mĂšre cruelle du nom de Bymeyay ou Byneyay, et certains Ă©taient assez instruits pour que l’or ait de la valeur Ă  leurs yeux. Aucune tribu de mourbellings n’avait jamais maĂźtrisĂ© la moindre technique mĂ©tallurgique, aussi les artisans de ce peuple se contentaient-ils de confectionner des Ă©pieux, des lances et des coutelas Ă  pointes de pierre taillĂ©e, avec dans certains cas une habiletĂ© indĂ©niable. Toutefois, les mourbellings eux-mĂȘmes reconnaissaient la supĂ©rioritĂ© du fer sur le silex, raison pour laquelle ils faisaient grand cas de toutes les armes et outils en mĂ©tal, qu’ils convoitaient plus que toute autre chose. Cette passion les amenait parfois Ă  cĂŽtoyer l’humanitĂ©, soit Ă  l’occasion de razzias, soit pour louer leurs services en tant que mercenaires, seule profession que leur tempĂ©rament et leurs aptitudes leur permettait d’exercer. Quelques tribus avaient abandonnĂ© la pĂ©nombre propice des forĂȘts pour vivre dans les Ă©gouts et dĂ©charges des villes humaines, oĂč ils Ă©taient rarement bienvenus et oĂč misĂšre et maladies les plongeaient vite dans une dĂ©chĂ©ance encore pire que leur condition d’origine. Bref, les mourbellings Ă©taient des crĂ©atures veules et mĂ©prisables, honnies de tous.

— Rititititi !

— Dagobaï ! Znithra dagobaï !

— Et merde, y’a des mourbs’, lĂącha Marken en tirant son Ă©pĂ©e, contrariĂ©.

— Vite, s’écria Vertu, Ă  couvert derriĂšre ce muret !

Et tandis qu’une douzaine de crĂ©atures grimaçantes et tatouĂ©es surgissaient des taillis, brandissant gourdins et javelots et vocifĂ©rant des dagobaĂŻeries sans suite, les aventuriers se jetĂšrent Ă  l’abri derriĂšre un empilement vaguement rectiligne de blocs moussus, dĂ©couvrant au dernier moment le buisson de ronce qu’il dissimulait.

Il faut savoir que les mourbellings, pour sots qu’ils puissent ĂȘtre, n’en sont pas moins dotĂ©s d’assez de bon sens pour fomenter des embuscades retorses, car Ă©tant craintifs et pas particuliĂšrement costauds, ils ne pouvaient compter que sur la ruse pour triompher de leurs ennemis. Donc, Ă  peine nos hĂ©ros s’étaient-ils mis Ă  couvert que des cris stridents retentirent depuis les frondaisons des frĂȘnes alentours, tandis que des mourbellings dissimulĂ©s dans les basses branches arbres sautaient sur leurs malheureuses victimes, tenant entre leurs mains et leurs pieds des Ă©pieux dont ils espĂ©raient bien transpercer Morgoth, Vertu et Marken.

Or ce dernier n’était pas homme Ă  rester pĂ©trifiĂ© de stupeur devant ce genre d’attaque, et avant mĂȘme que le premier mourbelling se fut plantĂ© en terre Ă  ses pieds, il avait repoussĂ© ses compagnons hors de la trajectoire mortelle des humanoĂŻdes, fait un bond pour Ă©viter celui qui lui Ă©tait destinĂ© et d’un geste sĂ»r et rapide l’avait dĂ©capitĂ©. Deux autres venaient de toucher terre et, un peu sonnĂ©s par le choc, tiraient l’un son gourdin, l’autre son glaive rouillĂ© pour en dĂ©coudre, mais Marken s’interposait et faisait mine de prendre Ă  lui seul ses deux adversaires, ce dont il se savait tout Ă  fait capable. Vertu ne se faisait pas non plus de soucis pour son guerrier, et dĂ©cida de se concentrer sur les autres mourbellings, qui arrivaient maintenant en sautillant au-dessus des buissons. Elle tira alors son arc tout neuf, encocha une flĂšche et visa l’une des crĂ©ature. Ce fut Ă  cet instant que ses forces la trahirent. Une lassitude soudaine envahit ses bras, ses mains se mirent Ă  trembler, ses doigts se relĂąchĂšrent et tandis que la flĂšche partait sans force dans une direction quelconque, elle s’écroula en poussant une plainte aiguĂ«. Morgoth eut le rĂ©flexe de lui porter secours, mais se retint, voyant que l’ennemi Ă©tait maintenant tout prĂšs. Remettant Ă  plus tard ses vellĂ©itĂ©s humanitaires, il se leva donc de toute sa taille et de sa voix la plus grave entonna une conjuration de protection qui, il l’espĂ©rait, lui offrirait quelque rĂ©pit.

À la surprise, et Ă  la grande satisfaction, de Morgoth, l’effet fut plus important qu’il ne l’avait espĂ©rĂ©. Pris de terreur, les mourbellings s’arrĂȘtĂšrent, et avant mĂȘme que le sortilĂšge n’ait fait son effet, ils reculĂšrent avec effroi avant de fuir Ă  toutes jambes, Ă  grands renforts de « dagobaĂŻs » stridents. Constatant que Marken en avait fini avec ses clients et qu’il essuyait maintenant le sang qui maculait son arme, le jeune sorcier se pencha sur Vertu qui, assise, les bras ballants, reprenait son souffle. Elle Ă©tait pĂąle et choquĂ©e, mais semblait indemne.

— Par chance, ces stupides crĂ©atures craignent la magie plus que tout. Nous n’aurons plus d’ennuis avec eux maintenant, tous les mourbellings de la rĂ©gion vont se passer le mot et nous fuiront comme la peste. Mais, que lui est-il arrivé ? Elle est blessĂ©e ? Je n’ai rien vu


— Non
 je
 Tout est devenu si
 Comme hier soir, un accĂšs de faiblesse, ça va dĂ©jĂ  mieux.

— Ah, encore une diablerie. Morgoth, fais donc quelque chose, c’est pas normal !

— Je pense que c’est une malĂ©diction quelconque qui s’attache Ă  ta personne. Hier tu as ressenti cela lorsque tu as touchĂ© le glaive, mais le glaive n’était pas ensorcelĂ©. Aujourd’hui, ça t’es arrivĂ© au moment de tirer avec ton arc. Cette malĂ©diction semble t’empĂȘcher de porter une arme


— Mais oui, j’ai dĂ©jĂ  vu un cas semblable, un malheureux qui avait trouvĂ© une lance maudite qui non seulement le rendait maladroit, mais en plus l’empĂȘchait de se battre avec quoique ce soit d’autre, il a fallu le faire exorciser par un prĂȘtre.

— Ah, quelle sotte j’ai donc Ă©tĂ©, ce coquin d’Olipar devait savoir ce qu’il me vendait.

— Tu as Ă©tĂ© punie par là


— Oui oui, je sais. Au lieu d’aligner des platitudes, tu ferais mieux de trouver un moyen de me dĂ©livrer de cette malĂ©diction, j’aimerais pouvoir me servir de mon arc. J’aurais dĂ» me mĂ©fier de cette arme si peu chĂšre chez un marchand rĂ©putĂ© Ă  des lieues Ă  la ronde


— Mais de quoi parlez-vous donc ? Demanda Marken.

— Et bien il s’agit de ce sabre que vous voyez ici dans son fourreau. Vertu pensait profiter de la naĂŻvetĂ© du marchand en achetant pour presque rien une arme dont il ignorait la qualitĂ©, mais c’est elle qui aura Ă©tĂ© roulĂ©e en achetant une arme maudite. Ainsi, la rouerie est punie par


— Dis, au lieu de tenir une confĂ©rence de morale, si tu me dĂ©senvoutais ?

— HĂ©las, ça ne peut pas se faire comme ça. Il faut tout d’abord que je connaisse exactement les propriĂ©tĂ©s de l’arme maudite, ce qui requiert un rituel plus Ă©laborĂ© que l’identification ordinaire, et qui nĂ©cessite d’avoir pas mal de matĂ©riel, ce que nous ne trouverons pas dans les parages. Une fois ceci fait, nous ne serions pas plus avancĂ©s, car seul un sortilĂšge de dĂ©livrance permettrait de te libĂ©rer dĂ©finitivement, et ce sortilĂšge, je rougis de le confesser, est un peu hors de ma portĂ©e, je crois... Mais Marken a Ă©voquĂ© Ă  juste titre l’action d’un prĂȘtre, ce serait une bonne solution, je crois savoir en effet que la magie clĂ©ricale est plus habile que la mienne dans ce domaine particulier. L’idĂ©al serait Ă  mon avis de trouver rapidement un saint homme qui te bĂ©nirait de la maniĂšre appropriĂ©e.

— Mais les prĂȘtres, ce n’est pas ce qui court les rues dans la rĂ©gion.

— Ah ça


— Notre choix est donc le suivant : soit nous faisons demi-tour et regagnons la civilisation afin de rechercher le secours d’un prĂȘtre, soit nous poursuivons notre route tant bien que mal vers ce fameux poste de Valcambray, quitte Ă  nous mettre en quĂȘte plus tard. Je vous avouerai que la premiĂšre solution aurait ma prĂ©fĂ©rence, car ma malĂ©diction est peut-ĂȘtre de celles qui s’aggravent avec le temps, et je ne tiens pas Ă  me dĂ©sagrĂ©ger en cours de route, alors le plus tĂŽt serait le mieux.

— Je comprends ton inquiĂ©tude, intervint Morgoth, mais la mission est urgente.

— Il y a moyen de transiger, proposa Marken. Il se trouve que je connais un monastĂšre non loin d’ici, derriĂšre les collines. Nous pourrions y faire une halte, cela nous dĂ©vierait un peu de notre route, mais ne rallongerait notre voyage que de quelques heures.

— Si cela ne nous empĂȘche pas de faire notre devoir, je serais ravi d’aller visiter ce cloĂźtre. Allons voir ce que ces bons moines ont Ă  nous proposer.

Et aprĂšs avoir fouillĂ© les pauvres dĂ©pouilles des mourbellings tombĂ©s, sans en tirer grand chose on s’en doute, ils obliquĂšrent donc, en quĂȘte du secours de la religion.

8. À l’abri d’un cloütre accueillant

Un petit val ombragĂ© abritait des cultures gĂ©rĂ©es avec ordre et mĂ©thode par des moines en bure grise, dont quelques uns s’affairaient encore dans les vergers en cette heure tardive, profitant des derniers rayons du soleil. Le chemin bien entretenu empruntait un petit mais solide pont de bois qui enjambait une riviĂšre calme large de trente pas, avant de dĂ©boucher sur une chaussĂ©e de pierre qui tout de suite obliquait pour gravir en pente praticable une forte colline surplombant le domaine. C’est en haut qu’était bĂąti le prieurĂ© de Noorag.

La prĂ©sence d’une construction si massive dans ces contrĂ©es maudites ne pouvait s’expliquer que par l’opiniĂątretĂ© du clergĂ© de Hegan – car c’était le dieu qu’on priait en ces lieux – Ă  s’implanter dans la rĂ©gion, pour quelque mystĂ©rieuse raison ayant sans doute trait Ă  la doctrine sacrĂ©e ou Ă  l’enrichissement de l’église (lesquels coĂŻncidaient souvent, il faut bien l’admettre). Comme ils Ă©taient arrivĂ©s par la crĂȘte qui surplombe la vallĂ©e, nos trois compĂšres avaient eu le loisir de la dĂ©tailler l’agencement du complexe. Il s’agissait d’une vĂ©ritable forteresse aux murailles hautes et Ă©paisses, flanquĂ©e de six tours de garde monumentales et d’une imposante barbacane. Bien que le chemin de ronde fut exempt de crĂ©nelure, Marken avait fait remarquer les trous carrĂ©s pratiquĂ©s Ă  intervalles rĂ©guliers permettant en quelques heures de monter des hourds qui, sans doute, dormaient bien Ă  l’abri dans quelque rĂ©serve. L’intĂ©rieur s’organisait autour d’une vaste cour dĂ©limitĂ©e par deux longs corps de bĂątiments Ă  deux Ă©tages aux toits en croupe recouverts d’ardoise sombre, et dĂ©bouchait sur un temple typique du culte de Hegan, un large et austĂšre rectangle dont le seul ornement Ă©tait la colonnade frontale surmontĂ©e d’un chapiteau d’albĂątre. Il lui Ă©tait accolĂ©, et la chose Ă©tait Ă©trange car contraire aux usages couramment admis, un grand beffroi faisant deux fois la hauteur du temple lui-mĂȘme, et qui devait aussi servir de tour de guet. La place centrale Ă©tait organisĂ©e autour d’un dĂ©ambulatoire matĂ©rialisĂ© par deux rangĂ©es de colonnes, qui Ă©tait prĂ©sentement parcouru par une petite troupe de moines en rangs par deux. AdossĂ©s aux murailles, bien Ă  l’écart du lieu sacrĂ©, des bĂątiments plus bas servaient sans doute aux tĂąches viles et matĂ©rielles telles que l’entretien du linge, l’accueil des animaux de bĂąt, le secours aux malades et aux blessĂ©s, le stockage des victuailles et du matĂ©riel indispensable Ă  la vie de la communautĂ©.

Bien qu’une poterne latĂ©rale fut encore ouverte, par oĂč les moines continuaient Ă  circuler, Vertu trouva plus correct de se prĂ©senter devant le lourd portail de fer. Elle descendit de cheval et frappa l’anneau large comme une tĂȘte de bƓuf contre le heurtoir. Il ne se fallut pas trois secondes pour qu’une petite trappe s’ouvre, par laquelle on pouvait distinguer l’Ɠil inquisiteur de quelque garde austĂšre.

— Qui vive ?

— Je suis VeritĂ© Lechenu, et voici mes compagnons Morath l’Enchanteur et Malik le Vaillant. Nous sommes trois aventuriers en quĂȘte, recrus de fatigue et rudement frappĂ©s par la perfidie de monstres impies et de noirs sortilĂšges. Nous dĂ©sespĂ©rions de quitter vivants ces terres dĂ©solĂ©es lorsque votre monastĂšre nous apparut tel un roc au milieu de la tempĂȘte, et c’est avec humilitĂ© et recueillement que nous venons quĂ©mander, pour nous et nos montures, l’hospitalitĂ© du temple de Hegan et les bons soins de son clergĂ©.

— Umpf, rĂ©pondit mĂ©caniquement le factotum avec mauvaise volontĂ©. Le devoir de Hegan est dĂ» Ă  tous les dĂ©fenseurs de la Loi.

Un bruit de ferraille se fit entendre, et un battant du grand portail s’ouvrit. Ils entrĂšrent sous un large porche Ă©clairĂ© par un simple lanterne suspendue au sommet d’une voĂ»te en plein cintre. Une deuxiĂšme porte monumentale, en bois Ă©pais, barrait l’autre issue. Aucune porte dans les murs latĂ©raux, juste un guichet fermĂ© par un quadrillage de barreaux de fers obliques, derriĂšre lequel s’agitait un petit moine rougeaud, et deux rangĂ©es de meurtriĂšres du plus sinistre effet.

— Entrez dans le vestibule, et dĂ©posez vos armes et vos sacs auprĂšs du frĂšre armurier.

— C’est que prĂ©cisĂ©ment, releva Vertu en se dĂ©barrassant de son arc, l’une de ces armes est la cause de nos maux.

— Ah, une malĂ©diction sans doute ?

— Exactement, nous pensons qu’il s’agit de ce sabre.

— Bien, confiez-le moi, je vais vous introduire auprĂšs du pĂšre exorciste dĂšs que vous aurez posĂ© vos autres armes et mis vos chevaux Ă  l’écurie.

Le moine gardien, dont le visage long et sĂ©vĂšre cadrait fort bien avec sa fonction, dĂ©tailla nos trois amis avec la plus extrĂȘme attention, s’assurant d’un regard expert du dĂ©sarmement complet du parti, ce dont nul ne s’offusqua tant ces prĂ©cautions Ă©taient justifiĂ©es dans des contrĂ©es infestĂ©es de pillards. Lorsque ce fut fait et que l’armurier eut disparu dans sa taniĂšre, le gardien frappa Ă  la porte en bois, un deuxiĂšme gardien ouvrit un Ɠilleton pour s’assurer que tout allait bien, et ils purent enfin pĂ©nĂ©trer dans le monastĂšre.

Ils se dirigĂšrent, Ă  la suite du gardien, vers le bĂątiment situĂ© Ă  gauche lorsque le carillon du grand beffroi emplit la cour d’une mĂ©lodie aussi joyeuse que le permettaient les canons sacerdotaux. Leur guide s’arrĂȘta alors, se tourna vers le temple dont le blanc frontispice se teintait maintenant de violet au jour dĂ©clinant, et s’inclina durant tout l’appel, de mĂȘme que tous les moines prĂ©sents dans la cour Ă  ce moment. Lorsque les cloches se furent tues, il se retourna vers Vertu.

— Je suis confus, je ne pensais pas qu’il Ă©tait si tard, c’est dĂ©jĂ  l’heure du petit coucher. Vous assisterez Ă  l’office, bien sĂ»r ?

— Ben
 fit Vertu.

— Euh
 fit Marken.

Nos compagnons n’avaient pas prĂ©vu ça, car d’ordinaire, il Ă©tait strictement interdit que des infidĂšles, ou en tout cas des gens n’ayant pas Ă©tĂ© dĂ»ment oints et initiĂ©s dans les mystĂšres heganites, n’entrent dans l’enceinte consacrĂ©e d’un temple. Apparemment, sur ce point prĂ©cis, la discipline Ă©tait quelque point relĂąchĂ©e au prieurĂ© de Noorag. Mais Morgoth, intĂ©ressĂ© par la chose religieuse, rĂ©agit avec enthousiasme.

— Partager la quĂȘte spirituelle de votre sainte communautĂ© sera un honneur et un privilĂšge insigne, et je vous remercie de nous en considĂ©rer comme dignes, c’est avec joie que nous acceptons votre invitation. HĂ©las, j’ai passĂ© mon enfance cloĂźtrĂ© dans une Ă©cole oĂč ne se trouvait aucun adepte de Hegan, je ne connais donc votre dieu que par ouĂŻ-dire, et les rites me sont Ă©trangers, je dois bien l’avouer. Mais peut-ĂȘtre avons-nous le temps, avant le dĂ©but de l’office, d’en discuter un peu ? Il me fĂącherait de contrevenir, fut-ce par ignorance, Ă  un usage quelconque au cours de la cĂ©rĂ©monie.

— Tu peux calmer tes craintes, jeune homme, l’office du Petit Coucher ne requiert rien d’autre de la part du fidĂšle que l’écoute, la mĂ©ditation et l’attitude simple et franche du repentant. Mais je constate avec plaisir que la frĂ©quentation des mages athĂ©es ne t’a pas privĂ© de tout esprit religieux et que tu es animĂ© par une juste curiositĂ© spirituelle. Trop de sorciers sont des paĂŻens prompts Ă  dĂ©ranger le repos des trĂ©passĂ©s et Ă  Ă©voquer le dĂ©mon dans je ne sais quel rituel blasphĂ©matoire et contre-nature, ce qui dĂ©plaĂźt Ă  Hegan. Il est heureusement d’honorables thĂ©urgistes, trop rares hĂ©las, qui mettent leurs talents magiques au service de l’ordre et de la justice, qui dĂ©fendent la civilisation et soutiennent la mission Ă©vangĂ©lique que nous menons. Je prierai pour que tu suives toi-mĂȘme cette voie, puisque ton inspiration semble t’y conduire, et je vais t’instruire quelque peu de la Doctrine, en attendant que les frĂšres se rassemblent.

9. La Sainte Doctrine de Hegan

— Or donc, Hegan est le plus grand, le plus noble et le plus puissant des dieux. D’aucuns l’appellent le Dieu de la Loi, ce qui n’est pas faux, mais rĂ©ducteur. Hegan aime les hommes, et par dessus tout, il aime les merveilleuses rĂ©alisations du gĂ©nie humain. Il est comme un pĂšre veillant sur ses enfants, avec bontĂ© et sĂ©vĂ©ritĂ©, et s’il arrive qu’il punisse les mortels, c’est pour leur propre Ă©dification, pour leur bien, ou pour le bien de la communautĂ©. Car si la bontĂ©, l’équitĂ© et le souci de justice sont des aspirations naturelles du genre humain, il est dans l’univers nombre de forces malĂ©fiques qui complotent, par ambition ou par jalousie, pour abattre l’Ɠuvre conjointe des hommes et des dieux, et faire plonger notre race dans la barbarie. Ainsi Ă©garĂ© par l’esprit malin sur les chemins tortueux du pĂȘchĂ©, nombre de mortels finissent emportĂ©s dans les trĂ©fonds abyssaux des enfers pour y ĂȘtre tourmentĂ©s d’atroce façon. Le devoir du fidĂšle de Hegan est d’ĂȘtre toujours attentif aux manifestations du mal, qui peuvent prendre bien des formes, Ă  les dĂ©busquer, Ă  les pourchasser. Les prĂȘtres, ensuite, se feront un devoir d’abattre la menace au nom du Vrai Dieu, en employant les moyens appropriĂ©s et les pouvoirs mystiques confĂ©rĂ©s par le Dieu. Comme tu es aventurier, tu as sans doute dĂ©jĂ  Ă©tĂ© confrontĂ© Ă  certaines de ces manifestations du mal, les plus Ă©videntes, que sont les monstres et autres aberrations de la nature. Ils font peser sur l’humanitĂ© de graves pĂ©rils, mais ces pĂ©rils existent depuis l’aube des temps, et nous y avons toujours survĂ©cu, grĂące au courage, Ă  l’obstination, Ă  la vertu, qui sont des qualitĂ©s inspirĂ©es par les dieux protecteurs. En revanche, d’autres pĂ©rils existent, plus secrets et, par lĂ , plus dangereux. Au cƓur mĂȘme des sociĂ©tĂ©s humaines, dans le cƓur mĂȘme de certains hommes, de noires pulsions sont Ă  l’Ɠuvre, inspirĂ©es par le dĂ©mon. Partout l’hĂ©rĂ©sie, le complot, la dĂ©chĂ©ance des mƓurs menacent les royaumes en apparence les plus prospĂšres ! Ces atteintes sournoises doivent ĂȘtre contrĂ©es par tous les moyens. Pour combattre ces visĂ©es nĂ©fastes, les solutions existent, tu les connais sĂ»rement dĂ©jĂ  d’ailleurs, mais c’est le devoir sacrĂ© des fidĂšles de Hegan que de rĂ©pĂ©ter encore et toujours ces vĂ©ritĂ©s simples et pourtant si mĂ©connues. Respecte le roi, les lois, l’Église, et ta parole donnĂ©e, car ce n’est qu’ainsi que peut survivre une citĂ© harmonieuse. Honore tes parents et tes professeurs, car tu leur dois ce que tu as de plus prĂ©cieux au monde, ce que tu es. ObĂ©is Ă  tes supĂ©rieurs car nul ne peut prĂ©tendre Ă  ĂȘtre obĂ©i s’il a lui mĂȘme bafouĂ© ses ordres. Voici ce qui plaĂźt Ă  Hegan.

Le gardien s’arrĂȘta un instant et reprit son souffle, il semblait tout d’un coup fatiguĂ© tant Ă©tait grande son exaltation. Il sembla Ă  Morgoth que jamais il n’avait vu un homme aussi sincĂšre dans ses convictions, et il en fut trĂšs frappĂ©.

— Telle est, en vĂ©ritĂ©, la Sainte Doctrine de Hegan. À toi maintenant de me dire, quel est ton sentiment lĂ -dessus, jeune homme ?

— Et bien, mais tout ceci me convient ! Que n’ai-je entendu plus tĂŽt ces bonnes paroles. Votre philosophie est empreinte de sagesse et de bon sens, et j’y souscris sans rĂ©serve. J’ai peu d’expĂ©rience de la vie, le monde jusqu’ici m’avait semblĂ© confus, et j’avais peinĂ© Ă  y trouver un sens quelconque, mais en vous Ă©coutant, voici que tout s’est Ă©clairci ! Toutes les vilenies dont j’ai Ă©tĂ© tĂ©moin ou victime, toutes ces rencontres fĂącheuses, toute cette imperfection vĂ©rolant la face de la Terre, vous venez de m’en indiquer tout Ă  la fois la cause et le remĂšde. Ah, quel heureux hasard a conduit mes pas jusqu’à votre monastĂšre, quelle bonne fortune, dire que j’aurais pu vieillir sans que jamais ces choses ne me viennent Ă  l’idĂ©e
 Vite, hĂątons-nous vers le temple, il me tarde d’assister Ă  cet office !

Tandis que Vertu et Marken Ă©changeaient un regard bien compris, le gardien fit part de sa satisfaction.

— Bravo, quelle fougue, quel entrain ! À mon Ăąge, il est doux de constater que la jeune gĂ©nĂ©ration est prĂȘte Ă  reprendre le flambeau et Ă  poursuivre la lutte ancestrale. Mais hĂątons-nous vers le temple, voilĂ  que nous sommes en retard.

10. Pieux recueillement et paix de l’ñme

Nos aventuriers n’étaient pas les seuls laĂŻcs de l’assistance, nombre de frĂšres convers, fermiers et autres factotums partageaient l’office du soir avec la congrĂ©gation. Le culte de Hegan n’encourageait pas la fantaisie en matiĂšre de dĂ©coration, et l’intĂ©rieur du temple suivait ces consignes de sobriĂ©tĂ©. À l’entrĂ©e, une vasque permettait de se laver les mains et la face, comme le voulait l’usage. L’intĂ©rieur du temple, Ă©clairĂ© par des ouvertures sous la base du toit et deux rangĂ©es de torchĂšres dĂ©limitant une allĂ©e centrale, ne prĂ©sentait aucun siĂšge, car il Ă©tait de coutume chez les heganites de prier debout. À mi-hauteur de chacune des colonnes qui soutenaient l’édifice Ă©taient placĂ©es, dans des niches idoines, les statues de saints et de hĂ©ros que leurs attributs et postures hiĂ©ratiques permettaient de reconnaĂźtre Ă  coup sĂ»r, pour peu que l’on soit instruit du culte. Il n’y avait pas d’autel dans ce genre de temple, cet attribut rappelant par trop les pratiques sacrificielles de certaines autres religions avec lesquelles les fidĂšles de la Vraie Foi ne voulaient en aucun cas ĂȘtre confondus. L’allĂ©e dĂ©bouchait sur un lutrin massif et sans luxe superflu, oĂč Ă©tait posĂ© le Codex, le livre saint, que le pĂšre abbĂ© avait dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  psalmodier. L’ornement le plus remarquable du temple Ă©tait, au-dessus de l’entrĂ©e, la statue colossale d’un noble vieillard debout, ayant sur son Ă©paule un aigle et Ă  ses pieds un loup, tenant dans sa main gauche un bĂąton et dressant son index vers les cieux en guise d’avertissement. Telle Ă©tait la reprĂ©sentation traditionnelle de Hegan, dieu de la Loi. Avec le cliquetis des encensoirs agitĂ©s par deux novices, la voix monocorde du PĂšre AbbĂ© rĂ©citant les Ă©crits saints Ă©tait le seul son que l’on pouvait entendre.

— Et ainsi qu’il Ă©tait Ă©crit parmi les tables de Pod, le troisiĂšme fils prit le chemin de la montagne


Les rangs prĂšs de la porte Ă©tant occupĂ©s par des fidĂšles trĂšs serrĂ©s, nos amis s’avancĂšrent aussi discrĂštement que possible dans l’allĂ©e, Ă  la suite du gardien. Certains frĂšres leur lancĂšrent des regards irritĂ©s avant de reprendre la mĂ©ditation.

— Or donc il adressa ses malĂ©dictions Ă  la face des idoles assemblĂ©es et admonesta les mĂ©crĂ©ants


Tandis qu’un souffle de vent frais du soir pĂ©nĂ©trait dans le temple par la grand-porte encore ouverte, le gardien dĂ©signa Ă  ses invitĂ©s un espace situĂ© quelques rangs plus loin, oĂč ils pourraient tenir en se serrant un peu. À ce moment, un inquiĂ©tant craquement se fit entendre.

— Et sa plainte monta aux cieux : « Hegan, juste Seigneur, Ă©claire mon chemin, dĂ©signe l’esprit malĂ©fique, que justice s’accomplisse par mon bras » 

Le craquement s’amplifia, interrompant le sermon du prĂȘtre, des gravats tombĂšrent devant la porte du temple en pluie ininterrompue, et les fidĂšles horrifiĂ©s virent que la base de la statue de Hegan s’était fissurĂ©e. Et voici maintenant qu’elle basculait vers l’avant, dans l’axe exact de l’allĂ©e, provoquant des cris de terreur et, chez ceux qui Ă©taient le plus dotĂ© d’instinct de survie, une fuite Ă©perdue vers le fond. Dans un fracas de cauchemar, le colosse s’écroula de tout son long et se brisa, soulevant un nuage de poussiĂšre d’albĂątre.

Le silence retomba, Ă  peine troublĂ© par les gĂ©nuflexions tremblotantes et les priĂšres marmonnĂ©es. Lorsque la poussiĂšre se fut un peu dissipĂ©e, tous purent constater que les tronçons de la statue s’étalaient maintenant sur la moitiĂ© de la longueur de l’allĂ©e, heureusement sans blesser quiconque, mais le plus Ă©trange est que le morceau le plus avancĂ© de la statue, qui avait glissĂ© sur les dalles, Ă©tait l’avant-bras du dieu Hegan, jadis dirigĂ© vers le ciel, pointant maintenant un index accusateur vers Marken, le Chevalier Noir, Ă  quelques centimĂštres seulement de ses pieds. Une voix juvĂ©nile se fit alors entendre dans l’assistance.

— Ma parole, mais c’est bien lui, je le reconnais maintenant, c’est bien le sinistre guerrier qui a pillĂ© sans vergogne l’oratoire de Saint-Moras Ă  Benoles ! C’est lui qui a Ă©gorgĂ© le prĂȘtre et le bedeau avant de prendre la fuite, j’étais parmi ceux qui l’ont dĂ©rangĂ© dans son sacrilĂšge.

Un homme de haute stature sortit des rangs du fond et tira une grande Ă©pĂ©e de sa robe. Il ressemblait Ă  Marken par son aspect, sa blondeur et la mĂąchoire volontaire, mais son regard Ă©tait empli d’honneur, de rigueur et de compassion lĂ  oĂč celui du Chevalier Noir n’exprimait que calcul et brutalitĂ©. Sa prestance et sa carrure le dĂ©signaient comme un homme d’arme plus que de priĂšre, et le saint flamboiement de sa lame polie comme un miroir tĂ©moignaient de sa qualitĂ© de hĂ©ros Hegan.

— Pitainpitainpitain, fit Marken entre ses dents serrĂ©es.

Mais tandis que Morgoth restait bouche bĂ©e, jetant des regards affolĂ©s autour de lui, Vertu s’était signalĂ©e par la promptitude de ses rĂ©actions. Profitant de la stupeur qui avait frappĂ© le gardien, elle lui avait arrachĂ© le sabre maudit des mains, puis avait sautĂ© d’un bond souple autant que silencieux vers le lutrin et, tirant le PĂšre AbbĂ© par la chasuble, elle lui avait glissĂ© la redoutable lame sous la gorge.

— Tout doux les petits-gris, la prochaine tonsure que je vois bouger, ‘faudra vous trouver un autre patron.

AussitĂŽt, le hĂ©ros de Hegan s’arrĂȘta dans son Ɠuvre de justice, paralysĂ© qu’il Ă©tait par le cruel dilemme qui Ă©tait le sien. Marken ne fit ni une ni deux et recula jusqu’à Vertu, tirant par la manche un Morgoth toujours bĂ©ant. Tandis que la voleuse tenait en respect l’assemblĂ©e scandalisĂ©e, il se dirigea d’instinct vers une porte latĂ©rale autant que providentielle qu’il ouvrit avant d’y expĂ©dier son compĂšre sorcier. Vertu, reculant prudemment avec son prĂȘtre Ă  la main, fut la derniĂšre Ă  se mettre Ă  l’abri, et relĂącha son encombrant otage avant de refermer la porte. Elle rĂ©ussit Ă  la barrer juste avant que ne s’abattent les premiers coups de poing et de bĂąton. Ils Ă©taient maintenant revenus dans la cour, Marken, traĂźnant toujours Morgoth, Ă©tait dĂ©jĂ  en train de courir vers l’écurie, et elle le suivit dans cette voie. Ils croisĂšrent quelques moines retardataires Ă©tonnĂ©s de tant d’agitation, mais qui ne firent pas mine de s’interposer, et Ă©taient presque arrivĂ©s Ă  l’écurie lorsque les premiers fidĂšles du temple, s’extrayant des dĂ©combres de la porte que la statue avait Ă©crasĂ©e, donnĂšrent l’alerte et se mirent Ă  leur courir sus.

Nos pauvres compĂšres dĂ©bouchĂšrent dans l’écurie, prĂ©sentement occupĂ©e par un marĂ©chal-ferrand qui fut promptement Ă©jectĂ© avant que Marken ne barricade les portes Ă  l’aide d’un grand tonneau d’eau et d’une enclume. Bien qu’en bois, la bĂątisse paraissait suffisamment forte pour rĂ©sister quelques minutes Ă  la furie des hommes en bure, il faut dire qu’elle avait Ă©tĂ© assez solidement charpentĂ©e pour rĂ©sister quelques temps Ă  la chute de boulets de catapulte. Vertu secoua Morgoth, encore choquĂ© par la violence des Ă©vĂ©nements.

— Eh, sorcier, sors-nous d’ici !

— Mais


— Allez quoi, ne reste pas les bras ballants, tu as bien quelque chose à nous proposer.

— Saperlipopette, mais, c’est impossible voyons. Comment comptez-vous aller contre la volontĂ© divine ? J’y vois clair maintenant, Marken a pĂȘchĂ© gravement, et il doit ĂȘtre chĂątiĂ© pour ses mĂ©faits.

— Ne me dis pas que tu as gobĂ© toutes les sornettes du moine, pas toi, tout de mĂȘme, allons
 Entends les cris de haine de ces hommes qui s’assemblent dehors, appellent-ils Ă  la justice, appellent-ils Ă  la tempĂ©rance ? Non, ils appellent Ă  monter un bĂ»cher pour nous rĂŽtir tout vifs.

— Je
 mais la justice


— Te sens-tu coupable de quelque chose ? Non, tu es innocent. Mais le simple fait d’ĂȘtre en compagnie de quelqu’un qu’on accuse de ressembler Ă  un assassin suffit Ă  les convaincre que tu mĂ©rites la mort, ce seul fait devrait te faire douter de la qualitĂ© de leur jugement. Ne te fais pas d’illusion, s’ils nous prennent, il n’y aura ni avocat ni procĂšs, nous pĂ©rirons tous trois dans les flammes, sur l’heure.

— Mais la statue
 nous sommes maudits par le plus grand des dieux, ne comprenez-vous pas ?

— Si nous sortons d’ici, nous t’expliquerons deux ou trois choses Ă  propos des dieux, de ceux qui s’en rĂ©clament, et du cas particulier de Hegan. En attendant, trouve un moyen de nous extraire de ce bourbier infĂąme.

On frappa alors trois coups vigoureux Ă  la porte.

— Ouvrez, maudits paĂŻens, fit une forte voix Ă  l’entrĂ©e (probablement celle du chevalier Ă  la belle Ă©pĂ©e).

— Je ne pense pas que ce serait Ă  notre avantage, rĂ©torqua Marken. Il est dehors des gens qui prĂ©tendent m’occire, peut-ĂȘtre les avez-vous croisĂ©s en chemin.

— Je suis Jehan de Garofalo, chevalier au service de la Vraie Foi, et si vous sortez de votre propre chef, je vous donne ma parole d’honneur que vous serez charitablement Ă©tranglĂ©s avant d’ĂȘtre brĂ»lĂ©s.

— Ah, mais c’est que ça m’intĂ©resse tout Ă  fait d’ĂȘtre Ă©tranglĂ©, j’y pensais dĂ©jĂ  ce matin
 Et avant d’accepter votre offre si gĂ©nĂ©reuse, j’aimerais savoir, par pure curiositĂ©, quel est le sort que vous me rĂ©servez si nous ne sortons pas ?

— Vous pĂ©rirez de male mort dans les flammes de l’écurie, que nous comptons bien incendier. Il nous serait pĂ©nible de perdre nos bons chevaux pour chĂątier de vils fripons de votre espĂšce, mais nous n’hĂ©siterons pas si telle est la volontĂ© de Hegan.

— Et si je vous proposais un duel qui dĂ©ciderait de mon sort et de celui de mes compagnons ? Si je vous terrasse, vous nous laisserez


— Souiller mon honneur et ma flamberge à combattre un lñche assassin ? Je ne vois pas ce qui m’y force. Aucun de vous ne sortira vivant de ce saint lieu que vous avez sali de vos empreintes diaboliques, et d’une maniùre ou d’une autre, c’est le feu qui purifiera le monastùre.

— Finement observĂ©, messire, vous parlez non seulement en preux, mais aussi en sage. En vĂ©ritĂ©, j’ai sous-estimĂ© votre esprit et votre force de caractĂšre, et je suis confus de vous avoir insultĂ© en vous proposant un marchĂ© si sot. Si vous le permettez, je vais me concerter quelques instants avec mes camarades afin que nous choisissions la mort la plus appropriĂ©e.

Puisque maintenant nous connaissons le caractĂšre de Marken, nous aurons compris que son verbiage et sa flatterie n’avaient d’autre usage que gagner quelques minutes afin que Vertu et Morgoth puissent mettre sur pied un plan d’évasion.

— Mais je ne puis lancer ce sort sans prĂ©paration !

— Tu n’as pas les ingrĂ©dients ?

— C’est pas la question, c’est surtout que c’est une magie trop puissante pour que je la lance comme ça, au dĂ©bottĂ©...

— Essaie quand mĂȘme, je suis sĂ»re que la gravitĂ© de la situation dĂ©cuplera tes talents.

— Soit, de toute façon, nous n’avons rien à perdre.

Morgoth s’accroupit alors en tailleur face Ă  la muraille du monastĂšre, contre laquelle Ă©tait adossĂ©e l’écurie, et marmonna une incantation. La derniĂšre fois qu’il avait lancĂ© ce sort, il lui avait fallu deux jours de rituel et une sĂ©rieuse prĂ©paration mentale, lĂ , le temps lui manquait. Bien sĂ»r, il savait que des sorciers particuliĂšrement douĂ©s parvenaient Ă  lancer Ă  l’improviste des sorts aussi Ă©laborĂ©s, il savait aussi qu’une bonne partie de la prĂ©paration de tels sorts Ă©tait constituĂ©e de prĂ©cautions parfois excessives, et qui n’étaient pas de mise dans l’immĂ©diat. Mais quand mĂȘme, il ne se sentait pas de taille. Pourtant, le fluide magique commença Ă  irriguer son corps, Ă  parcourir ses nerfs jusqu’à ses doigts qui s’agitaient selon les complexes enchaĂźnements qu’il avait appris longuement quelques annĂ©es plus tĂŽt. Il n’avait pas la puissance d’un sorcier expĂ©rimentĂ©, mais il savait d’instinct trouver les points de moindre rĂ©sistance, les chemins privilĂ©giĂ©s des Ă©nergies mystiques, et faisant fi de toutes les habitudes qu’on lui avait enseignĂ©es, omit tous les garde-fous qui lui Ă©taient pourtant une seconde nature, et pour la premiĂšre fois, donna libre cours Ă  sa magie.

Et la pierre fut prise d’un spasme. Une onde molle la parcourut sur quelques dizaines de centimĂštres, et lentement, un petit cratĂšre se creusa, tandis que par terre suintait une boue grise et liquide. Et le flot se fit plus abondant tandis que se creusait un hĂ©misphĂšre, la pierre se changeait en boue, rĂ©pondant Ă  quelque ancien pacte Ă©lĂ©mentaire. Ainsi, Morgoth perça en quelques secondes dans l’épaisse muraille du prieurĂ© de Noorag un tunnel cylindrique large d’une main et qui la transperçait de part en part. Il concentra ses efforts pour Ă©largir le boyau, qui bientĂŽt atteignit deux mains, trois, quatre
 il fut alors pris d’un hoquet violent et prit sa tĂȘte dans ses mains, ses forces Ă©taient Ă  bout. Il contempla alors son Ɠuvre entre deux gĂ©missements, et vit que le tunnel Ă©tait maintenant large de cinq paumes.

— Je suis un misĂ©rable, j’ai Ă©chouĂ©, mon sort


— Que dis-tu ? Il a trĂšs bien fonctionnĂ© ton sort, partons vite d’ici.

— Mais les chevaux ? Comment les sortir ?

— C’est bien le moment de se prĂ©occuper du bĂ©tail. Profitons de la nuit pour courir la colline, demain matin nous serons loin. Oh mais attends
 as-tu encore tout prĂȘt ce sortilĂšge de bruitage que tu avais prĂ©parĂ© pour le spectacle de l’auberge ?

— Oui, il m’en reste un


— Parfait, prĂ©pare-toi Ă  le lancer.

Vertu se dirigea vers la porte, et de sa voix la plus décidée, lança aux moines assemblés dehors :

— HolĂ , les fidĂšles de Hegan, nous avons rĂ©flĂ©chi, pesĂ© le pour et le contre, et nous avons dĂ©cidĂ© de pĂ©rir en martyrs pour notre foi. Peu nous chaut que vous nous enfumiez dans cette Ă©curie, vous ne nous empĂȘcherez pas de chanter les louanges de Nyshra notre dĂ©esse. Allez mes compagnons, tous ensemble :

Nyshra on t’aime

Nyshra tu es joli-ieu

DĂ©esse de la vengea-an-ce

Tu guides nos pas

Par monts z’et par vaaaaaaaux

Nyshra déesse du Chaoooooos

— Allez, encore une fois !

Et tandis que les moines dĂ©faillaient devant l’énormitĂ© du blasphĂšme (Nyshra n’était guĂšre populaire en terres Heganiennes, c’est le moins qu’on puisse dire) et couraient partout quĂ©rir fagots et bottes de paille pour incinĂ©rer convenablement ces horribles paĂŻens, Morgoth lançait son sortilĂšge en boucle pour que la chanson dure le plus longtemps possible.

Ainsi donc, aprĂšs avoir empruntĂ© le boyau, ils coururent Ă  perdre haleine dans la campagne, bien heureux d’ĂȘtre en vie, et c’est avec un plaisir non dissimulĂ© qu’ils virent, depuis le haut des collines, l’écurie qui flambait de la plus belle façon. Vertu se plut Ă  penser que le sortilĂšge Ă©tait encore actif et que depuis le brasier s’élevait encore et toujours l’ode blasphĂ©matoire, frappant de saisissement ces moinillons stupides et bigots.

11. Les secrets du sabre maudit

GuidĂ©s par Vertu, ils s’éloignĂšrent de quelques lieues dans la campagne, utilisant les cours d’eau et diverses matiĂšres odorantes pour que d’éventuelles meutes de chiens perdent leur trace. Elle avait apparemment une certaine habitude de ces situations, et zigzaguant de bosquet en vallon, elle emmena sa troupe bien vite et bien loin du monastĂšre. Une lune complice Ă©claira leur pĂ©riple nocturne durant quelques heures avant de disparaĂźtre derriĂšre l’horizon, les laissant sans autre choix que de s’abriter derriĂšre un buisson pour reprendre des forces qui leur faisaient dĂ©faut, particuliĂšrement Ă  Morgoth, qui Ă©tait Ă©puisĂ©. Sans prendre le risque d’allumer un feu ni prendre la prĂ©caution d’organiser un tour de garde, ils s’endormirent les uns contre les autres au pied d’un grand arbre.

Le soleil occupait une position assez quelconque au-dessus de l’horizon lorsqu’ils s’éveillĂšrent, tout courbatus et couverts de fourmis. Aucun petit dĂ©jeuner ne s’annonçait, aucune ablution matinale n’était envisageable dans l’immĂ©diat, et aucun linge de corps fraĂźchement lavĂ© et repassĂ© ne vivait dans le voisinage. Le baroud reprenait, impitoyable, lĂ  oĂč les baroudeurs l’avaient laissĂ©. Vertu entama la journĂ©e par un petit point de la situation.

— OK les gars, je ne vais pas vous mentir, l’affaire est mal engagĂ©e. On n’a plus de chevaux, on n’a quasiment plus d’or, et on a perdu notre Ă©quipement et toutes nos armes, sauf celle-ci qui est maudite.

— Sans compter qu’on a les crocs, complĂ©ta Marken.

— Exact. À l’heure qu’il est, notre Ă©vasion a Ă©tĂ© dĂ©couverte, et il y a gros Ă  parier que les moines sont dĂ©jĂ  sur nos traces. Ils connaissent le pays, nous pas. Heureusement, ils ne savent pas dans quelle direction nous allons. Le fait que nous soyons pourchassĂ©s implique que nous nous mĂ©fions des paysans du coin, qui vendraient pĂšre et mĂšre pour deux piĂšces de cuivre. Impensable de leur acheter une poule ou un cochon par exemple. Je pense que notre meilleure chance de sortir de ce merdier est la suivante : on progresse tout doucement jusqu’à trouver un abri sĂ»r, comme une grotte. LĂ  on se repose, Morgoth prĂ©pare quelques sortilĂšges de bataille et d’illusion en attendant la nuit. Et la nuit, on court comme des possĂ©dĂ©s en direction de Valcambray. On dĂ©pose le colis, on prend l’or, on l’échange sur place contre des armes, des vivres et des chevaux, et de lĂ  on quitte Ă  tout jamais ce pays de sauvages.

Marken acquiesça silencieusement devant la prudence de son amie. Morgoth intervint.

— Si Marken est meilleur bretteur que Vertu, je pense qu’il aurait avantage Ă  prendre l’épĂ©e, qui serait plus efficace entre ses mains.

— Meilleur bretteur que la Lame du DĂ©sespoir ? Tu me flattes, sorcier. De toute façon, il y a bien assez d’un maudit dans l’équipe sans que j’aie besoin de m’y mettre. Songe que lorsque nous aurons trouvĂ© une autre arme, moi seul serais en mesure de m’en servir, puisque Vertu a perdu cette facultĂ©. Si Ă  ce moment nous sommes deux Ă  devoir nous battre exclusivement avec un seul sabre oriental, oĂč est l’efficacité ?

— C’est vrai, j’ai parlĂ© sans rĂ©flĂ©chir assez. Mais qui est la Lame du DĂ©sespoir ?

— Et bien c’est elle. Elle ne t’a jamais parlĂ© du pillage de
 ÊĂȘ-euh tu me marches dessus!

— Excuse-moi, je suis toujours un peu maladroite au rĂ©veil. Oui, on m’avait surnommĂ©e « Lame du DĂ©sespoir  » dans mon jeune temps, sĂ»rement parce que je faisais le dĂ©sespoir de mes maĂźtres d’armes. Hein Marken ?

— Ah bon ? Aaaaaaah ah oui, ah ouiouioui, c’est ça, les maĂźtres d’armes, parfaitement. Bon, c’est pas tout ça, mais je vais me confectionner un Ă©pieu. Un homme de ressources trouve toujours de quoi se dĂ©fendre. ‘maĂźtres d’armes


— Un de ces jours, il faudra que vous me racontiez l’histoire de vos vies, ce doit ĂȘtre passionnant et enrichissant. Eh, mais j’y songe


— Oui ?

— Ummmmm
 ce serait trop beau si ça marchait
 Je pensais Ă  l’épĂ©e, lĂ , il y a peut-ĂȘtre un moyen dĂ©tournĂ© pour en apprendre plus sur la malĂ©diction.

— Oh ?

— Oui, il se trouve que je connais un sortilĂšge assez simple qui permet de faire parler les objets inanimĂ©s. C’est un sortilĂšge inutile en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, car la facultĂ© de parler n’est rien si elle n’est pas en relation avec la facultĂ© de penser, et les objets inanimĂ©s n’ont pas d’ñme, ça se saurait. Or il se trouve que nombre d’épĂ©es magiques sont douĂ©es d’une forme de pensĂ©e, d’un fragment de l’ñme de leur crĂ©ateur. Si ton Ă©pĂ©e est du nombre, et si elle est bien disposĂ©e Ă  notre Ă©gard, peut-ĂȘtre nous rĂ©vĂ©lera-t-elle le fin mot de l’histoire, la nature exacte de la malĂ©diction, et peut-ĂȘtre mĂȘme un moyen de la lever !

— Oui, ça vaut le coup d’essayer. Si seulement tu pouvais avoir raison.

Marken fit alors irruption, tout sourire.

— HolĂ , les filles, vous allez rire, je cherchais un bĂąton derriĂšre le petit bosquet quand je suis tombĂ© sur une sorte de cabane de berger en pierre, perdue dans un taillis, et qui semble abandonnĂ©e depuis belle lurette bien qu’elle soit en bon Ă©tat. Il faudra sans doute dĂ©loger quelques vipĂšres, mais comme la bicoque est quasiment invisible Ă  moins d’avoir le nez dessus, je pense que ça nous tiendra lieu d’abri sĂ»r.

— Bien jouĂ©, nous pourrons, l’esprit en paix, y faire chanter cette Ă©pĂ©e du diable.

Morgoth, assis en tailleur, avait demandĂ© Ă  Vertu de planter la lame verticalement dans la terre meuble de l’abri. Ses compagnons l’observĂšrent tandis qu’il prĂ©parait le rituel, sans se presser. Il confectionna trois semblants de bougies Ă  l’aide de feuilles sĂšches roulĂ©es, et y mit le feu en prononçant la formule dans la langue gutturale de quelque peuplade sauvage oubliĂ©e depuis longtemps, et rĂ©pĂ©ta les gestes qu’il savait.

AprĂšs quelques minutes, l’atmosphĂšre s’emplit indubitablement de magie, et l’épĂ©e s’éleva toute seule dans les airs, lentement, la pointe de la lame Ă  quelques doigts de la terre. L’index de Morgoth traça alors rapidement deux signes Ă  quelques centimĂštres de l’acier, et chose surprenante, deux lĂšvres d’une petite bouche se matĂ©rialisĂšrent, surmontĂ©es par le pavillon d’une oreille parfaitement formĂ©e. Et les lĂšvres s’agitĂšrent, commençant par un murmure qui se mua rapidement en cacophonie.

On entendit de prime abord un bruit de fond d’acier rĂ©sonnant, fort dĂ©sagrĂ©able, puis des voix, des dizaines de voix qui s’apostrophaient, se rĂ©pondaient, se faisaient Ă©cho dans quelque pugilat verbal particuliĂšrement vĂ©hĂ©ment, dont le sujet Ă©tait malheureusement incomprĂ©hensible. Or en tendant l’oreille, on pouvait discerner que seules deux voix distinctes se faisaient entendre, mais par quelque prodige, chaque voix prononçait simultanĂ©ment plusieurs phrases, tant et si bien qu’on avait l’impression d’une foule agitĂ©e.

Puis, Morgoth crut entendre l’une des voix prononcer un « Silence, on nous Ă©coute », et progressivement, les discussions cessĂšrent, ne laissant que les bruits d’acier.

— Qui donc ose espionner les Ă©ternels tourments de Ryunotamago, la lame dĂ©chue ?

La voix qui parlait Ă©tait neutre, sexuellement et Ă©motionnellement, il en Ă©manait comme une force hautaine.

— Je suis Morgoth, sorcier en quĂȘte de rĂ©ponses.

— Nous attendons tes questions, sorcier Morgoth, sois bref et prĂ©...

Tout d’un coup, un rugissement interrompit le dialogue, une deuxiĂšme voix, basse et cassĂ©e, se fit entendre.

— Raaaaaah ! Qu’il aille donc se faire pendre, cet Ă©tranger. Il ne nous est rien, qu’il se taise donc Ă  jamais.

— Paix, Maripans, conserve ton calme quelques instants, voici que se prĂ©sente une rare occasion d’oublier quelques temps nos contentieux et de nous distraire.

— C’est indigne de nous, pourquoi nous adresser à des paysans incultes ? Mais puisque tu y tiens, vas-y.

— Merci, pose tes questions, sorcier.

— Qui est l’autre voix ?

— Le noble Maripans est un dĂ©mon enfermĂ© par sa faute dans cette lame.

— PAR MA FAUTE ? Par traütrise oui, par une honteuse traütrise


— Mais noble Maripans, n’était-ce pas cette mĂȘme traĂźtrise que tu voulais rĂ©pandre de par le monde en me flĂ©trissant de la sorte ? Pourquoi t’étonnes-tu d’ĂȘtre victime de tes propres actes ?

— Sois maudit, Ryunotamago.

— Oui. Sorcier, tu veux savoir autre chose ?

— Tout ceci est un peu confus à mes yeux, racontez-moi donc votre histoire, s’il vous plaüt.

— C’est une histoire longue et douloureuse, je vais toutefois vous la narrer. Dans les lointaines terres de l’Orient se trouve le pays de Danka, dirigĂ© de toute Ă©ternitĂ© par de puissantes familles de nobles guerriers. Il est d’usage que les valeurs de probitĂ©, de courage et de sacrifice de ces familles soient matĂ©rialisĂ©es par un sabre, la lame d’honneur, une arme parfaite Ă  tous points de vue


— On aura tout entendu, fit la voix du dĂ©mon.

— 
 forgĂ©e par le meilleur artisan du moment. L’une des familles les plus nobles et des plus anciennes Ă©tait la maison de Kado, dont j’ai Ă©tĂ© durant quatre-cent trente-sept ans la lame d’honneur. GrĂące aux pouvoirs magiques que m’avaient confĂ©rĂ© les prĂȘtres qui m’avaient forgĂ©, celui qui me brandissait voyait sa force et son agilitĂ© dĂ©cuplĂ©s, et sur le champ de bataille, il faisait la fiertĂ© de ses hommes par ses actions d’éclat. Or, les Kado avaient dans la montagne des ennemis hĂ©rĂ©ditaires, les Swaki, une famille fourbe et dĂ©shonorĂ©e, qu’ils avaient chassĂ©s des siĂšcles auparavant.

— ChassĂ©s par traĂźtrise, lĂ  encore, rugit l’autre voix.

— Peu importe pour notre histoire de savoir qui a brisĂ© les chaĂźnes de l’honneur le premier. Toujours est-il que les Swaki, rĂ©duits Ă  la misĂšre dans leurs terres ingrates, avaient conçu envers les Kado une haine inextinguible, qui leur fit perdre tout sens de la mesure, et qu’ils s’alliĂšrent avec les Onis de la montagne, une race de cruels dĂ©mons. À mesure que se nouaient les unions contre-nature entre humains et Onis, les Swaki acquirent les attributs des dĂ©mons, ainsi que leur malĂ©fique force magique.

— Et pas qu’un peu, larbin, pas qu’un peu
 commenta la voix cassĂ©e, toujours attentive.

— Donc, reprit la voix calme, les Swaki, ayant gagnĂ© en puissance et en ruse, ourdirent un complot pour perdre les Kado. Un filou Ă  leur solde du nom de Watanabe, mais peu importe, parvint un jour Ă  se glisser dans l’entourage du seigneur Kado et, Ă  la faveur de la nuit, me subtilisa pour m’emporter. AussitĂŽt que le vol fut dĂ©couvert, les meilleurs guerriers des Kado furent mis sur la trace de Watanabe, mais il semblait s’ĂȘtre volatilisĂ©. Les enquĂȘteurs fouillĂšrent les moindres recoins du fief, les Kado demandĂšrent Ă  leurs voisins de rechercher eux aussi la prĂ©cieuse Ă©pĂ©e, mais rien n’y fit, Watanabe restait introuvable. Les Kado avaient presque perdu tout espoir lorsqu’un paysan leur dit avoir vu Watanabe s’enivrer dans une taverne, non loin des montagnes des Swaki. AussitĂŽt, Buntaro, fils cadet de Kado, prit la tĂȘte de deux-cent chevaliers, ils sautĂšrent sur leurs montures et arrivĂšrent juste Ă  temps pour voir le voleur s’enfuir avec le sabre. Ils le traquĂšrent quelques temps, puis un archer l’abattit d’une flĂšche dans le dos, juste punition pour un traĂźtre. Ainsi revins-je Ă  la place d’honneur dans le donjon de la famille Kado.

— Mais ce qu’il ne savait pas, le vieux Kado, eh eh eh


— Certes. Veux-tu raconter la suite, l’histoire m’est encore douloureuse.

— Et surtout ça Ă©vitera Ă  ce sorcier d’entendre trop de sornettes mielleuses. VoilĂ  comment ça s’est passé : en fait, une fois son larcin accompli, Watanabe Ă©tait venu directement Ă  la forteresse des Swaki, et nous avait apportĂ© Ryunotamago. Et c’est moi, Maripans, le meilleur sorcier parmi les Swaki, qui ai perverti l’épĂ©e. J’ai insĂ©rĂ© entre les couches d’acier intimement mĂȘlĂ©es l’esprit d’un renard magique, une crĂ©ature malĂ©fique et sournoise. Puis je l’ai rendue Ă  Watanabe, qui Ă©tait bien surpris. Sous ma forme humaine, je l’ai ensuite accompagnĂ© Ă  la taverne et nous avons bu de conserve jusqu’à ce qu’il soit fin saoul. C’est moi qui avais prĂ©venu les Kado qu’ils le trouveraient lĂ , et c’est encore moi qui ai prĂ©venu ce chien de Watanabe quand les cavaliers sont arrivĂ©s, il n’a jamais compris ce qui lui arrivait, il est mort comme il avait vĂ©cu, en courant ventre Ă  terre et le pantalon sale, ah ah ah ! Donc, le sabre retourna en possession de la famille Kado, ils se rĂ©jouirent Ă  grands bruits de cette heureuse nouvelle, mais dĂ©jĂ  le mal progressait en Buntaro, le fils Kado qui avait rĂ©cupĂ©rĂ© la lame. L’esprit du renard avait flairĂ© sa proie, et le renard magique ne lĂąche jamais prise. Au cours des semaines qui suivirent, Buntaro le cadet obĂ©issant fut pris de jalousie et d’ambition, tant et si bien qu’il tua son aĂźnĂ© en le frappant dans le dos Ă  la chasse, puis complota contre son pĂšre pour prendre la tĂȘte du clan. Mais ses plans furent dĂ©couverts au moment oĂč il venait d’empoisonner le vieux seigneur Kado, qui avant de mourir, le maudit et le dĂ©shĂ©rita. La guerre de succession qui s’ensuivit dĂ©shonora de la maison de Kado, qui perdit tout crĂ©dit, et les maisons rivales eurent beau jeu de se disputer les terres et les chĂąteaux. Voici quelle fut la vengeance des Swaki.

— Et pourquoi ne lui racontes-tu pas la suite ?

— C’est sans intĂ©rĂȘt.

— Alors je vais m’en charger, le sorcier saura notamment comment tu en es venu lĂ . Or donc, durant la bataille qui vit la chute dĂ©finitive de la maison de Kado, Maripans s’introduisit dans leur forteresse, qui n’était pas gardĂ©e car tous les guerriers Ă©taient mobilisĂ©s. Il me ramena dans sa forteresse cachĂ©e et me conserva lĂ , au cas oĂč il aurait encore besoin de la malĂ©diction hideuse dont il m’avait affligĂ©. Il advint que treize ans plus tard, sept prĂȘtres de Songpa, de saints hommes instruits dans tous les arts de la guerre et ayant vocation d’éliminer les prĂ©sences dĂ©moniaques, s’introduisirent par ruse dans la forteresse des Swaki et tuĂšrent ceux-ci l’un aprĂšs l’autre. Voyant la puissance de ces adversaires, et sachant qu’il n’avait aucune Ă©chappatoire, Maripans utilisa un stratagĂšme dĂ©sespĂ©ré : il activa une derniĂšre fois sa magie et Ă©changea son esprit avec celui du renard magique qui Ă©tait dans l’épĂ©e. Ainsi, lorsque les moines pĂ©nĂ©trĂšrent dans le laboratoire, ils virent un Oni trĂšs dĂ©sorientĂ©, car l’esprit du renard n’avait pas encore pris la mesure de son nouveau corps, et l’abattirent sans peine. Leur mission terminĂ©e, ils emportĂšrent l’épĂ©e jusqu’à leur monastĂšre. Mais les moines de Songpa font vƓu de ne jamais porter d’arme, et de ne jamais en toucher, voici pourquoi aucun d’eux ne fut frappĂ© par la malĂ©diction. Ce n’est que trois gĂ©nĂ©rations plus tard que le monastĂšre de Songpa fut pillĂ© et que je fus emportĂ©, de fourberie en trahison, jusqu’en Occident. Voici toute l’histoire.

— HĂ©bĂ©, c’est pas gai tout ça.

— Qui parle ?

— Je suis Vertu, c’est moi qui suis prĂ©sentement maudite.

— J’en suis sincĂšrement dĂ©solĂ©.

— Et moi donc. Existe-t-il un moyen de me dĂ©senvoĂ»ter ?

— Je n’en connais aucun. Nul possesseur de la lame maudite ne fut jamais libĂ©rĂ© de son triste sort autrement que par la mort.

— On m’a dit qu’un prĂȘtre assez puissant pouvait


— Cela a Ă©tĂ© tentĂ© par d’autres avant toi, sans succĂšs. Les malĂ©dictions ordinaires sont animĂ©es par une fraction de la force de celui qui maudit, mais ici, c’est toute la puissance de Maripans qui donne son pouvoir Ă  l’envoĂ»tement.

— C’est exact, mortelle, confirma Maripans. Gaspille ton or auprĂšs de prĂȘtres cupides, ça ne changera rien au sort qui t’est rĂ©servĂ©.

— Ne puis-je accomplir une quĂȘte quelconque pour te complaire et me libĂ©rer de toi ?

— Rien de ce qui me fait envie ne peut m’atteindre maintenant que je suis emprisonnĂ©. De toute façon, le sort est jetĂ©, la malĂ©diction est sur toi, je ne peux plus l’annuler, Ă  peine pourrais-je en inflĂ©chir le cours quelque peu si l’envie m’en prenait. Et je n’en ai pas envie, alors oublie. Subis ton destin avec rĂ©signation.

— Quelle est-elle au juste, cette malĂ©diction, que je sache au moins Ă  quoi m’attendre.

— Oh, elle est terrible, terrible, reprit la voix de Ryunotamago. Sache que celui qui en est frappĂ©, quelle que puisse ĂȘtre sa probitĂ© ou sa force d’ñme, est condamnĂ© Ă  voir flĂ©trir son caractĂšre, Ă  sombrer dans la corruption. Il devient fourbe, frappe ses ennemis dans le dos, et tout le monde le considĂšre avec mĂ©pris. Son nom est traĂźnĂ© dans la boue et il perd ce qu’il a de plus prĂ©cieux, son honneur.

— Oh, je vois. Hum. Et sinon, il m’est arrivĂ© une chose curieuse tantĂŽt, lorsque j’ai voulu me servir de mon arc ce matin, j’ai Ă©tĂ© prise de faiblesse


— Oui, femelle sotte, reprit la voix malĂ©fique de Maripans, tu ne pourras jamais plus te servir d’aucune autre arme que celle-ci. Afin que la dĂ©chĂ©ance des Kado soit complĂšte, je me suis arrangĂ© pour que leur sabre d’honneur, le symbole mĂȘme de leur vertu, soit Ă  jamais associĂ© Ă  des actes vils et mĂ©prisables. Voici pourquoi ce sabre est maintenant appelĂ© « Ryunotamago, la lame du dĂ©shonneur ».

— D’accord, je comprends tout. Mais j’ai quand mĂȘme eu de la chance dans mon malheur. Ce matin, poussĂ©e par la nĂ©cessitĂ©, j’allais m’abaisser Ă  frapper mes ennemis Ă  distance et par surprise avec l’arme sournoise qu’est l’arc, mais c’est la malĂ©diction du sabre qui m’a rappelĂ©e Ă  l’ordre et m’a Ă©vitĂ© de flĂ©trir ma rĂ©putation de loyale combattante. Je t’en remercie donc, bien que tes intentions aient Ă©tĂ© autres.

— Quoi ? Tu aurais sauvegardĂ© ton honneur grĂące Ă  ma malĂ©diction ? Mais ça ne peut pas ĂȘtre, c’est impossible ! Non, il n’en sera pas ainsi, c’est la derniĂšre fois que cela se produit, je te le jure chienne. MĂȘme si je dois y consacrer toutes mes forces, la malĂ©diction est encore fraĂźche, il est encore temps de l’altĂ©rer. Ainsi, tu seras frappĂ©e de faiblesse et de maladresse lorsque tu voudras user d’une autre arme que celle-ci, sauf dans le cas des armes Ă  distance. Ta malĂ©diction est maintenant complĂšte, porteuse de Ryunotamago, et ne prendra fin qu’à ta mort.

— Soit, puisque je n’ai pas le choix, j’accepte mon destin.

— Ta rĂ©signation Ă  ton sort est le lot des faibles dans ton genre. Tu me dĂ©goĂ»tes, toi comme tous les mollusques de ton espĂšce. Adieu.

Vertu fit signe à Morgoth d’interrompre le sortilùge, et les voix se firent de plus en plus faibles, distantes, et le silence enfin retomba.

— Peuvent-ils encore entendre ?

— Non, leurs sens sont diffĂ©rents des nĂŽtres, sans le sortilĂšge ils ne peuvent plus nous comprendre.

— Bien, bien.

Alors Vertu prit l’épĂ©e, contempla une seconde la funeste lame de sa damnation, puis rejeta brusquement la tĂȘte en arriĂšre et laissa libre cours Ă  son fou-rire, bientĂŽt rejointe par Marken.

— Mais Vertu, tu es folle, pourquoi prendre Ă  la lĂ©gĂšre les paroles du dĂ©mon ? Ne l’as-tu pas entendu, tu es perdue !

— Ton dĂ©mon, Morgoth, est un brave couillon, voilĂ  tout ! Je m’en suis jouĂ© avec facilitĂ©, et il m’a donnĂ© ce que je voulais de lui. Je ne peux pas utiliser d’autre arme ? La belle affaire, celle-ci est la meilleure qu’il m’ait Ă©tĂ© donnĂ© de voir, je m’en contenterai bien. Comme l’a dit Ryunotamago lui-mĂȘme, elle augmente mes forces et tranche mieux que le meilleur des rasoirs. Tout ce qui m’ennuyait, c’était de ne pouvoir utiliser l’arc, mais ce minable sans cervelle a lui-mĂȘme levĂ© ce pan de la malĂ©diction, me voici donc libre ! Il faudra songer Ă  fĂȘter ça un de ces jours, on s’est vraiment bien dĂ©brouillĂ©s sur ce coup, oui vraiment, merci Morgoth pour l’excellence de ton sortilĂšge, qui Ă©tait si Ă  propos.

— Mais enfin tu n’as pas compris quelle Ă©tait le pouvoir de la lame maudite ? Elle va te dĂ©pouiller de ton honneur !

— J’avais dĂ©jĂ  entendu dire, et j’en ai la confirmation aujourd’hui, que les gens de Danka prisaient leur honneur plus que leur vie, et que toute leur sociĂ©tĂ© Ă©tait basĂ©e sur ce curieux concept. Qui perd son honneur perd non seulement sa vie, mais aussi celle de ses parents, alliĂ©s et descendants, c’est la pire chose qui puisse arriver Ă  quelqu’un. La malĂ©diction est donc trĂšs efficace au Danka, mais nous autres en Occident avons une toute autre conception des choses, sache-le. Toute cette histoire n’est donc pas trĂšs grave, en fin de compte.

— HEIN ?

— Bon, je vais Ă©trenner mon Ă©pĂ©e sur quelque lapin ou perdreau qui croisera ma route, car j’ai grand-faim. À tout Ă  l’heure les hommes.

— Beuh
 ? ? ?

Et donc, poussĂ©e par l’impĂ©rieux besoin de se dĂ©fouler, Vertu quitta la place Ă  grands moulinets de son Ă©pĂ©e maudite.

— Elle est folle, elle ne rĂ©alise pas


— Bah tu sais, les bonnes femmes.

— Mais comment peut-elle se rĂ©jouir du sort qui l’attend ? Elle va se muer en ĂȘtre malĂ©fique et rĂ©pandre le malheur autour d’elle, tu l’as entendu comme moi.

— Oui oui, j’ai entendu. Dis moi, ça fait longtemps que tu la connais, la Vertu ?

— Ben
 non, pas vraiment. Nous nous sommes rencontrĂ©s dans une ville de l’est, oĂč elle Ă©tait le jouet d’une bande de voleurs.

— Une bande de voleurs, hein ?

— Parfaitement, et je l’ai dĂ©livrĂ©e de cette sinistre coterie. Nous avons pu nous enfuir, et depuis nous tentons de regagner la civilisation.

— Tu ne te souviens pas du nom de cette ville, des fois ?

— Galleda, il me semble.

— Ummm
 Et donc ça fait combien de temps que vous ĂȘtes ensemble ?

— Un mois
 mettons une quarantaine de jours.

— Ah, alors ça explique tout.

— Quoi donc ?

— L’opinion que tu as de Vertu. Tu sais Morgoth, tu es bien brave.

— Merci, j’essaie de faire de mon mieux dans les


— Ouiouioui. Bon, je vais finir mon Ă©pieu, moi. Si tu as des sortilĂšges Ă  prĂ©parer fais-le, les moments de calme sont rares lorsqu’on part en aventure, il faut savoir en profiter utilement.

— Voilà qui me paraüt sage, je vais suivre ton conseil.

12. Rencontre au coin d’un bois

Quelles que fussent ses qualitĂ©s, le sabre oriental n’était pas l’arme idĂ©ale pour la chasse, c’est pourquoi Vertu s’en revint des bois sans gibier. Cependant, c’était une femme de ressources experte Ă  reconnaĂźtre ce qui pouvait se manger sans risque, et elle rapportait dans un pan de son vĂȘtement des champignons, des racines et des Ɠufs de cailles qui servirent Ă  confectionner une sorte d’omelette, qu’elle fit cuire sur une pierre plate chauffĂ©e sur un petit feu de bois trĂšs sec, pour Ă©viter que la fumĂ©e ne se voie. La faim aidant, il parut Ă  Morgoth et Marken que cette humble mixture Ă©tait digne d’un festin cĂ©leste et en firent grand compliment Ă  la voleuse, tandis qu’ils finissaient leur repas en consommant quelques graines et baies juteuses glanĂ©es dans les parages. Puis ils digĂ©rĂšrent avec contentement pendant l’aprĂšs-midi, en faisant la sieste.

Tandis que le soleil disparaissait entre deux montagnes lointaines aux flancs arrondis, ils reprirent leur activitĂ©, firent disparaĂźtre les reliefs de leurs agapes et se mirent en route avant la venue des Ă©toiles. Ils progressĂšrent en silence et Ă  marche soutenue durant quelques heures, profitant d’une clartĂ© lunaire persistante. Quelque sens mystĂ©rieux semblait indiquer Ă  Vertu l’itinĂ©raire le plus direct pour Ă©viter les obstacles du terrain. Ils croisĂšrent Ă  plusieurs reprises des chemins campagnards, sans jamais les emprunter plus de quelques mĂštres. Ils eurent aussi le loisir de passer non loin d’un village, dont quelques lumiĂšres jaunes indiquaient encore une activitĂ© domestique, mais fidĂšles Ă  leur rĂ©solution, ne s’arrĂȘtĂšrent pas pour profiter de l’hospitalitĂ© douteuse de leurs frĂšres humains. Puis, le pĂąle luminaire cĂ©leste disparut derriĂšre un nuage importun, qui de surcroĂźt entreprit de se dĂ©lester de son humiditĂ© sur les tĂȘtes de nos aventuriers dĂ©munis. Comme la nuit prĂ©cĂ©dente, ils se trouvĂšrent un pauvre abri, en bas d’une falaise d’une dizaine de mĂštres qui faisait, Ă  un endroit, comme un surplomb. Le vent parfois rabattait bien sur eux un pan de bruine, mais ils parvinrent nĂ©anmoins Ă  s’endormir, blottis les uns contre les autres. Peut-ĂȘtre auraient-ils dĂ» instaurer un tour de garde.

— HolĂ  les voyageurs, rĂ©veillez-vous, et pas de gestes brusques !

Marken fut le premier Ă  ouvrir les yeux, et Ă  constater d’une part qu’il faisait jour, d’autre part qu’une pique Ă©tait pointĂ©e sur sa gorge. Une bande de cinq jeunes pouilleux d’une quinzaine d’annĂ©es, sans doute des gens du coin, les tenait en respect. Bien que leurs faces soient sales et plutĂŽt contrefaites, ils Ă©taient relativement bien vĂȘtus, et surtout convenablement armĂ©s. L’un avait donc une pique, deux autres tenaient le groupe en joue avec des arcs, un quatriĂšme maniait une masse imposante et le dernier portait Ă©pĂ©e, bouclier et cotte de maille, son Ă©quipement et le fait qu’il parlait au nom des autres le dĂ©signaient naturellement comme le chef de la troupe.

— On ne voudrait pas qu’il vous arrive malheur, poursuivit le prĂ©sumĂ© chef, on prĂ©fĂ©rerait que vous nous donniez ce que vous possĂ©dez plutĂŽt que de devoir le prendre sur vos cadavres.

— Bñtard, tu vas


— Du calme Marken, intervint Vertu, nous ne sommes pas en position de discuter. Vous ĂȘtes des bandits alors ? Je vois Ă  vos armes que votre industrie prospĂšre, vous devez ĂȘtre bien habiles.

— Fais gaffe Panterne, souffla un des archers, elle va sĂ»rement essayer de t’entortiller.

— Ouais, Gros-Pol, j’avais compris, fit le chef. Donne donc ton Ă©pĂ©e, mignonne, lentement.

— Elle est maudite, prĂ©vint charitablement la voleuse en s’exĂ©cutant.

— C’est ce qu’on verra. Et toi le malabar, cesse de rouler des yeux de roquet enragĂ©. L’or maintenant.

- Mais nous n’avons rien, nous ne sommes que des pĂšlerins qui avons fait vƓu de pauvretĂ© et nous nous sommes mis en quĂȘte


— Des pĂšlerins vous dites ? À vous voir, j’aurais jurĂ© que vous Ă©tiez les pilleurs de temples recherchĂ©s par le prieurĂ© de Noorag. On promet une belle rĂ©compense Ă  quiconque vous ramĂšnera, un travail facile et de l’or vite gagnĂ©. Allez, envoyez la monnaie.

— HĂ©las monsieur, je disais vrai, nous n’avons rien, sinon nous pourquoi irions-nous Ă  pied et dormirions-nous Ă  la belle Ă©toile ? Vous pouvez nous fouiller, vous ne trouverez rien qui vaille d’ĂȘtre volĂ©.

— Ouais ouais, si j’ai pas entendu ça cent fois
 Allez, à poil tout le monde, et toi Legris, fouille ces messieurs-dames.

Le dĂ©nommĂ© Legris, le plus costaud de la bande, fit jouer sa masse devant Marken qui, furieux, se retint Ă  grand peine de commettre une imprudence. Ils s’exĂ©cutĂšrent Ă  contrecƓur. Morgoth, empreint de sa dignitĂ© de sorcier, rĂ©pugnait fort Ă  se dĂ©vĂȘtir ainsi, mais d’un autre cĂŽtĂ©, il se surprit Ă  trouver quelque agrĂ©ment Ă  cette mĂ©saventure qui lui permettait de dĂ©couvrir l’anatomie de Vertu, qui de son cĂŽtĂ© ne faisait pas trop de maniĂšres. Puis il se reprit et chassa cette pensĂ©e indigne de lui. Il s’aperçut alors qu’il n’était pas le seul Ă  se passionner pour le physique de sa collĂšgue, les malandrins se rĂ©jouissaient en effet les yeux de ce spectacle qui devait leur ĂȘtre rare dans ces contrĂ©es, car mĂȘme si le corps mince et discrĂštement musclĂ© de la jeune femme n’était pas forcĂ©ment au goĂ»t rustique des indigĂšnes, faute de grive, hein
 Alors il vint Ă  Morgoth l’idĂ©e que ces tristes sires, portĂ©s par leurs instincts bestiaux, allaient peut-ĂȘtre profiter de la situation pour attenter Ă  l’honneur de Vertu, pensĂ©e qui lui Ă©tait insupportable. Il ne pouvait certes pas laisser perpĂ©trer une telle infamie sans rien faire, c’était contraire Ă  l’idĂ©e qu’il se faisait du rĂŽle d’un homme. Il se devait d’agir avec dĂ©termination et caractĂšre, profitant que l’attention des bandits Ă©tait attirĂ©e ailleurs.

— Fermez les yeux, dit-il calmement à ses compagnons, et il porta la main ouverte devant lui.

Comme nombre de sorciers, Morgoth avait coutume de conserver en permanence un sortilĂšge d’illumination prĂȘt Ă  l’emploi, car c’est un des plus utiles qui soit. D’ordinaire, il sert Ă  Ă©clairer d’une douce lueur un lieu obscur pendant quelques dizaines de minutes, mais cette fois-ci, il en altĂ©ra le dĂ©clenchement par une technique que ses maĂźtres lui avaient dĂ©conseillĂ© d’utiliser, et le lança de telle sorte que toute la puissance s’échappe en une seule seconde, en un Ă©clair aveuglant. Et de fait, les marauds en furent aveuglĂ©s et surpris durant un bref instant, que Vertu et Marken, combattants aguerris, mirent Ă  profit. La premiĂšre se jeta Ă  une vitesse surnaturelle devant le chef Panterne, ramassa son sabre maudit qu’elle avait jetĂ© Ă  ses pieds et l’en pourfendit aussitĂŽt, puis s’empara de l’épĂ©e que le mourant venait de lĂącher et la lança Ă  Marken. Celui-ci avait mis Legris hors d’état de nuire d’un coup de genou dans le bas-ventre, et d’un mĂȘme mouvement avait empoignĂ© la lance qui le menaçait pour la dĂ©tourner de son cou. Il reçut l’épĂ©e avec gratitude avant d’en tuer le lancier d’un coup inĂ©lĂ©gant mais efficace Ă  la poitrine. Il s’enquit alors des deux archers, qui se tenaient en retrait et s’apprĂȘtaient Ă  tirer. L’épĂ©e du chef des malandrins vola une nouvelle fois dans l’air et se planta avec une prĂ©cision diabolique entre les deux hĂ©misphĂšres cĂ©rĂ©braux d’un des archers, dont la flĂšche partit dans quelque trajectoire lointaine. Le deuxiĂšme, jugeant la situation difficile, prit le parti de fuir Ă  toutes jambes. Sans doute aurait-il mieux fait de prendre avec lui son arc, Vertu, sans se presser cette fois, ramassa l’arme abandonnĂ©e ainsi qu’une flĂšche, se posta sur un monticule voisin, droite, jambes Ă©cartĂ©es, elle prit une ample respiration, tendit son arc d’un geste prĂ©cis. Le projectile se perdit entre les arbres. Morgoth crut impossible qu’on puisse atteindre sa cible dans de telles conditions, mais un cri Ă©touffĂ© Ă©manant du bosquet lui apprit que Vertu Ă©tait plus qu’habile Ă  ce sport. Le combat n’avait pas durĂ© dix secondes.

Pendant ce temps, Marken avait rĂ©cupĂ©rĂ© son Ă©pĂ©e dans le crĂąne de l’autre archer, puis Ă©tait retournĂ© auprĂšs du brigand agenouillĂ© qui se tenait les parties, le souffle coupĂ©.

— Patience, coquin, j’arrive pour te soulager.

Mais tandis que le Chevalier Noir s’apprĂȘtait, avec la force de l’habitude, Ă  dĂ©capiter le dernier des malandrins, il sentit de nouveau contre sa glotte la dĂ©sagrĂ©able pression d’un acier aiguisĂ© et couvert de sang.

— Laisse le, dit simplement Vertu. La voleuse ne semblait pas d’humeur Ă  nĂ©gocier, Marken prĂ©fĂ©ra lui laisser sa victime et recula hors de portĂ©e du sabre maudit.

— Merci Mark. Et toi aussi Morgoth, bel esprit d’initiative. Eh toi là, comment t’appelles-tu ?

— uuuuuuh


— Fais un effort, que diable, tu ne sais pas que la douleur n’est qu’illusion ? Ton nom ou je t’étĂȘte.

— PiĂ©tĂ©.

— Quoi PiĂ©té ?

— Mon nom
 uuuh


— J’ai entendu les autres t’appeler Legris


— PiĂ©té  prĂ©nom
 Legris c’est ma famille.

— Ah d’accord. Legris, c’est un nom courant dans la rĂ©gion ?

-.Y’a que moi
 que j’connais.

— Tu n’as pas des parents ?

— 
morts
 famine y’a quelques annĂ©es.

— J’en suis dĂ©solĂ©e.

— Y’a pas de quoi, ces bĂątards m’avaient abandonnĂ© dĂšs que le pain avait commencĂ© Ă  manquer.

— Tu as survĂ©cu, et eux pas, c’est ça ? C’était oĂč ?

— On vivait dans un bled miteux, BĂ»chefendre, il y avait une tripotĂ©e d’autres gosses Ă  la maison, et les vieux ne s’étaient jamais trop demandĂ© comment les nourrir, ils sont sĂ»rement tous morts Ă  l’heure qu’il est. D’ailleurs, je peux m’estimer heureux de n’avoir pas fini dans la marmite cette annĂ©e lĂ . AprĂšs m’ĂȘtre retrouvĂ© dehors, je suis tombĂ© sur d’autres gamins qui vivaient dans les bois. On Ă©tait nombreux Ă  l’époque, mais le froid, les maladies, et puis les bĂȘtes
 c’est pas facile dans les bois. Maintenant, je suis seul.

— Oh, le malheureux, minauda Marken, Ă©coutez la triste complainte du pauvre brigand poussĂ© par la faim et la misĂšre
 Tu n’as que ce que tu mĂ©rites, croquant, toi et la vermine de ta sor
 euh, Vertu, s’il te plaĂźt, tu pourrais baisser ça ?

— On dit, commenta Vertu sans bouger sa lame d’un millimĂštre, que la tĂȘte d’un dĂ©capitĂ© peut encore voir et entendre quelques instants aprĂšs l’exĂ©cution, juste assez pour se rendre compte de l’horreur de sa situation. Je me suis souvent demandĂ© si c’était vrai, pas toi ?

— OK, je ferme ma gueule.

— À la bonne heure. Donc, te voilĂ  seul au monde. Dis moi, si tu Ă©tais Ă  notre place, comment ferais-tu pour rejoindre la route ?

— La route ? La grand-route de MisĂšne ? Ben, vous passez au village
 Ah oui je vois, vous avez besoin de discrĂ©tion.

— Tout juste.

— Alors par la petite vallĂ©e qui part vers le nord-ouest derriĂšre cette colline, lĂ . En cette saison, il n’y passe jamais personne, Ă  cause des araignĂ©es rouges. Bien sĂ»r, il faut faire attention aux araignĂ©es rouges, mais pour vous, ça ne sera sĂ»rement pas un problĂšme.

— Et aprùs ?

— La forĂȘt de PouĂŻn, vers le nord, assez sĂ»re et peu frĂ©quentĂ©e. Normalement vous ne pouvez pas louper la route.

— Voici d’utiles renseignements, merci
 PiĂ©tĂ© c’est ça ?

— Vous allez me tuer, je crois.

— Ben, ça va te surprendre, mais non, on n’est pas des sauvages. File.

Le garçon se releva, jetant des regards incrédules. Puis sans un mot il détala.

— Eh, encore un dĂ©tail !

PiĂ©tĂ©, qui avait bien fait vingt mĂštres, s’immobilisa. Il avait vu ce que Vertu savait faire avec un arc, et espĂ©rait qu’elle le ferait vite. Mais elle poursuivit.

— Voleur, c’est un mĂ©tier comme un autre, et un mĂ©tier ça s’apprend. Comme tu n’as sĂ»rement rien de mieux Ă  faire, va donc Ă  Banvars, et trouve quelqu’un qui te l’enseignera proprement. Et attrape ça pour prix de ton silence. Si on te questionne, tu ne nous as jamais vus.

PiĂ©tĂ©, toujours pĂ©trifiĂ©, entendit un bruit de chute Ă  ses pieds. Parmi les feuilles mortes, il y avait une petite piĂšce d’or. Il s’en empara, et reprit sa course folle sans un regard en arriĂšre.

Marken, mĂ©dusĂ© par tant de mansuĂ©tude, et Morgoth, quelque peu confus, considĂ©raient Vertu avec des yeux ronds. Lorsqu’elle s’en aperçut, elle les rabroua vertement.

— Quoi ? Au lieu de me mater le cul, remettez donc vos zguĂšgues dans vos chausses, on n’est pas dans un muflet. Mark, prends la maille et le bouclier de ce type, et puis un arc, je garderai celui-lĂ . Bon, Morgoth, tu fais quoi lĂ ? Fouille donc les cadavres, ils ont sĂ»rement un peu d'or. Allez, on s'active, si ces bouseux nous ont trouvĂ©s, c'est que d'autres peuvent le faire.

13. La Sainte Doctrine de Hegan en pratique

Non loin du lieu de l’embuscade, les brigands avaient un feu de camp, oĂč des cĂŽtelettes menaçaient de brĂ»ler. Nos hĂ©ros les sauvĂšrent de ce triste sort et c’est donc la panse pleine qu’ils se remirent en route, Ă  la recherche d’un refuge mieux abritĂ©. Parmi les objets pris aux bandits figuraient une besace de cuir contenant, trĂ©sor inestimable, trois torches, un nĂ©cessaire Ă  faire du feu, un petit brasero de cuivre permettant de le conserver, une boussole, une bonne gourde d’eau et un couteau de chasse. Marken, le plus robuste de la bande, ne se fit pas prier pour transporter le prĂ©cieux chargement.

— Nous nous Ă©loignons de la petite vallĂ©e que nous a indiquĂ© ce brigand, nota Morgoth aprĂšs quelques centaines de pas.

— Et pour cause, notre but est toujours d’arriver Ă  Valcambray, ce qui nous Ă©loigne de la route.

— Mais
 Le brigand
 Ah, je vois, tu lui as fait croire que nous allions vers la route pour qu’éventuellement, il induise en erreur quelqu’un qui l’interrogerait. Mais alors pourquoi avoir payĂ© son silence ?

— Pourquoi pas ? Nous avons trouvĂ© dix-sept ducats d’or et pas mal de monnaie sur les cadavres de ses compagnons, ainsi que des armes et des provisions, ce n’est pas le moment de se montrer mesquins.

— En tout cas, ajouta Morgoth, son histoire de gamin abandonnĂ© par des parents indignes me semble un peu trop larmoyante pour ĂȘtre vraie. Je sais qu’il se passe parfois des choses pas trĂšs hĂ©ganites dans ces huttes, mais lĂ , c’était peut-ĂȘtre exagĂ©rĂ©.

— Finement observĂ©, sorcier, ajouta Marken, je vois que tu commences Ă  ne plus prendre pour argent comptant tout ce que peuvent te dire untel ou unetelle, la sagesse te vient rapidement. Sache que ces croquants sont prĂȘts Ă  te faire gober n’importe quel conte aux gens de qualitĂ© pour leur soutirer leur or durement gagnĂ© ou pour justifier toutes les malhonnĂȘtetĂ©s qu’ils commettent Ă  notre endroit. Une fois qu’on a pris conscience de cette rĂ©alitĂ©, on a une vision plus claire de la sociĂ©tĂ© et de la place qu’il est bon d’y occuper.

— Le Chevalier Noir se plaint de la malhonnĂȘtetĂ© des petites gens ? VoilĂ  qui est singulier. Et pour ce qui est des parents qui abandonnent les enfants, je comprends votre incrĂ©dulitĂ©, car toi et Morgoth n’ĂȘtes pas issus du mĂȘme milieu social que moi. Pour ma part, ça ne m’étonne pas plus que ça. La vie des gens du commun est dure, particuliĂšrement dans ces collines, et Ă  choisir entre mourir soi-mĂȘme et laisser mourir ses enfants, bien des gens sacrifieraient leur progĂ©niture, ne serait-ce que pour avoir l’occasion d’en produire une nouvelle plus tard. De telles atrocitĂ©s sont courantes, hĂ©las.

— Ce qui n’explique pas ta mansuĂ©tude envers ce maraud, qui avait cent fois mĂ©ritĂ© que je lui tranche la tĂȘte. Je ne pense pas que ta pauvre ruse Ă©culĂ©e convainque nos poursuivants, et il y avait de toute façon d’autres moyens de les divertir, tout en infligeant au pouilleux un juste chĂątiment. Et non contente de le laisser partir avec notre or, voici qu’en plus tu lui donnes des conseils utiles pour continuer Ă  vivre et prospĂ©rer. Je ne te connaissais pas cette vocation d’assistante sociale.

— Oui, ben ce qui est fait est fait. Pressons le pas, les moines de Hegan sont sĂ»rement sur nos traces. Nos tĂȘtes sont mises Ă  prix, Ă  ce que j’ai compris.

— À propos, j’aimerais bien savoir pourquoi ils nous pourchassent avec tellement de constance. Le moine avec lequel j’ai parlĂ© m’avait pourtant semblĂ© un homme raisonnable et trĂšs bon, qu’en est-il, n’était-il donc pas reprĂ©sentatif des membres de son ordre ? Si je me souviens bien, vous m’aviez promis de m’expliquer votre point de vue sur le culte de Hegan. Je serais heureux de savoir ce que vous en pensez.

— Hum
 c’est un point important que tu soulĂšves. Sache que la plupart des gens ont un but dans la vie, fonder une famille, amasser l’or, se venger de quelque ennemi particulier, que sais-je encore. Certains de ces buts sont triviaux, et visent Ă  la satisfaction de l’individu, comme par exemple la recherche de l’enrichissement personnel. Mais certaines autres personnes ne se contentent pas de cela, il leur faut plus, il leur faut donner un sens Ă  leur vie, ils estiment devoir s’inscrire dans l’histoire du monde. Ils se trouvent donc une doctrine Ă  dĂ©fendre, proposant une morale, des valeurs, des modĂšles de grands hommes Ă  suivre. Que ce soit dans un cadre religieux ou politique, l’enchaĂźnement est le mĂȘme, on appelle cela avoir de nobles idĂ©aux.

— Oui ? C’est curieux mais dans ta bouche, j’ai l’impression que ça sonne comme une insulte.

— Ne vois-tu pas dĂ©jĂ  le danger d’une telle attitude ? Tu dois savoir qu’à partir du moment oĂč tu te livres Ă  un tel parti, tu en viens naturellement Ă  considĂ©rer que ta vie vaut moins que la survie de ce parti, et tu en viens au point oĂč tu considĂšres comme normal et bon de mourir pour tes idĂ©es. C’est l’esprit de sacrifice.

— Je ne vois là rien que de trùs admirable.

— Alors mets-toi Ă  la place d’un de ces individus. Ayant Ă©pousĂ© la cause, quelle qu’elle soit, il s’en est pĂ©nĂ©trĂ©, a forcĂ© l’admiration de ses confrĂšres par sa piĂ©tĂ© et sa constance dans sa foi (puisque nous parlons ici de religion), et l’ñge venant, il se sera Ă©levĂ© en autoritĂ© et dignitĂ©. Sa foi est intacte, et s’est mĂȘme renforcĂ©e, en mĂȘme temps que son esprit de sacrifice. Maintenant, comment considĂšre-t-il les manants, le commun des hommes, les gens ordinaires qui n’ont pas son abnĂ©gation ?

— Je ne vois pas


— Il les considĂšre avec le plus grand mĂ©pris, comme des bĂȘtes. Pis que des bĂȘtes mĂȘme, car les bĂȘtes n’ont aucun choix moral, alors que les hommes sont sensĂ©s l’avoir. Et voici notre saint homme qui va se conduire avec morgue et dĂ©dain envers ses contemporains. Sache enfin que tout homme accorde plus de prix Ă  son existence qu’à celle d’autrui, c’est humain et bien naturel. Alors, lorsqu’on accorde peu de prix Ă  sa vie, combien en accorde-t-on Ă  celle d’autrui ? De tels fanatiques sont prĂȘts Ă  faire mourir des innocents par milliers s’ils estiment que la cause l’exige. Ne me regarde pas ainsi, le cas s’est dĂ©jĂ  produit plus de fois qu’il n’est possible de compter. L’esprit de sacrifice se traduit gĂ©nĂ©ralement par le sacrifice des autres. Et encore, je me place lĂ  dans l’hypothĂšse d’un personnage sincĂšrement convaincu de la justesse de sa foi, mais que dire des hypocrites, des manipulateurs, des fraudeurs, des fainĂ©ants, des lĂąches et des profiteurs que ces causes attirent aussi sĂ»rement que la charogne attire les mouches. Que reste-t-il alors des idĂ©aux rancis qui fondaient l’Ordre ? Bien peu de chose, en vĂ©ritĂ©. Mais tel un poulet qu’on dĂ©capite, un tel parti peut galoper encore un bon moment avant de s’effondrer.

— Bouh
 que tu as une vision noire du monde.

— Pas du tout, je t’explique comment les choses Ă©voluent naturellement. Mark te le confirmera.

— Vertu n’a pas tort, opina le guerrier. J’ai moi-mĂȘme Ă©tĂ© tĂ©moin direct de telles perversions de l’esprit du bien. Je parle moins bien qu’elle et je ne suis pas philosophe, mais pour abonder dans son sens, je me contenterais de te compter quelques vĂ©ritĂ©s issues de mon observation du culte de Hegan, que j’ai souvent cĂŽtoyĂ©. Tout d’abord, le monastĂšre que nous avons visitĂ© m’a semblĂ© particuliĂšrement bien tenu et en ordre. J’en ai personnellement frĂ©quentĂ© d’autres oĂč la rĂšgle monastique Ă©tait bien plus relĂąchĂ©e. Parfois, Ă  l’abri de ces murs, les bons moines se livrent entre eux Ă  ces mĂȘmes jeux qu’ils interdisent formellement aux laĂŻcs sous peine de subir les tourments de l’enfer. On dit que dans ces communautĂ©s, on recrute les novices pour l’innocence de leur visage, la finesse de leur peau et la juvĂ©nile rondeur de leur croupe, je te laisse imaginer Ă  quoi ces qualitĂ©s peuvent bien ĂȘtre utiles, ce n’est certes pas Ă  la priĂšre.

— Quoi ? Saperlotte, tu veux dire qu’ils se livrent Ă  la pĂ©dĂ©rastie ?

— C’est cela. Mais tous n’ont pas ces goĂ»ts, heureusement.

— Tu me rassures.

— D’autres font sciemment entrer des femmes vĂ©nales dans l’enceinte sacrĂ©e, la nuit, et Ă©changent des nuits d’amour contre les fruits de leurs vignes et vergers. D’ailleurs, dans les campagnes, tu en trouveras plus d’un pour se dire fils ou fille de moine, alors que bien sĂ»r, le cĂ©libat est une rĂšgle impĂ©rative dans ces ordres. Certains monastĂšres sont si corrompus qu’ils enlĂšvent de jeunes filles de basse extraction et, aprĂšs en avoir usĂ© de toutes les façons possibles, Ă©tranglent ces malheureuses et se dĂ©barrassent des cadavres en les jetant dans la riviĂšre. Je vois Ă  ton visage que tu ne me crois pas, mais une telle affaire a Ă©clatĂ© au grand jour voici quelques annĂ©es en Setrapie, et si le prieur et ses moines ont Ă©chappĂ© au lynchage, c’est uniquement parce que le clergĂ© de Hegan, soucieux du scandale plus que de la justice, avait fait le mĂ©nage avant, par le fer et par le feu. Peut-ĂȘtre faut-il aussi que j’évoque les congrĂ©gations fĂ©minines, oĂč bien souvent les familles bigotes se dĂ©barrassent des filles-mĂšres et autres hontes de familles afin d’étouffer les scandales. Ces couvents sont souvent de vĂ©ritables prisons, entiĂšrement fermĂ©es, voire pour certaines, closes, si tu vois ce que je veux dire.

— Pas vraiment.

— Et bien, comme apparemment vous allez Ă  Banvars, si tu souhaites en apprendre plus sur l’art et la maniĂšre dont un homme doit se comporter en toutes circonstances, je t’invite Ă  rendre visite au couvent des SƓurs FlagellĂ©es de la GĂ©nuflexion, dans l’Ile-Rousse, muni d’un peu d’argent. Tu pourras y faire la connaissance de jeunes novices qui, Ă  vrai dire, ne le sont pas, ah ah ah, pas du tout !

— Je ne vois pas ce que
 Mais
 tu veux dire qu’elles se prostituent ?

— Et elles le font avec une remarquable conscience et une organisation des plus efficaces. Une trĂšs bonne maison, rĂ©putĂ©e jusqu’à Baentcher, dit-on. À ce qu’on dit, le petit cimetiĂšre qui jouxte le couvent voit certains soirs de bien Ă©tranges manĂšges durant lesquels des ombres en bure, avec la furtivitĂ© coupable des assassins, enterrent les minuscules cadavres des nouveaux-nĂ©s Ă©tranglĂ©s dĂšs leur venue au monde, les fruits de ce commerce peu reluisant. On dit d’ailleurs la mĂȘme chose Ă  propos de bien des couvents.

— Je tombe des nues.

— Il faudrait aussi que je te parle des ordres guerriers qui se rĂ©clament de Hegan et qui en son nom pillent, massacrent, violent et torturent tout leur saoul et avec bonne conscience, puisque c’est pour la plus grande gloire de leur dieu. Et puis il y a la « CongrĂ©gation pour l’étude de la Doctrine de la Foi », qui Ă©tudie la Doctrine de la Foi en suppliciant et brĂ»lant les vieilles folles sous prĂ©texte de sorcellerie aux quatre coins de l’occident. Quand au clergĂ© sĂ©culier, il ne vaut mieux pas parler de sa corruption et de sa sotte obstination Ă  faire respecter des rĂšgles obscures et contradictoires, je t’ai empli la tĂȘte avec assez d’horreurs pour alimenter tes cauchemars de la semaine.

— Quelle iniquitĂ©, quelle duplicitĂ©, j’ai du mal Ă  croire qu’on les laisse faire !

— Mais ces coquins savent avancer masquĂ©s ! Lorsqu’ils arrivent dans un nouveau territoire Ă  Ă©vangĂ©liser, ils sont tout miel et chattemite, ils distribuent les indulgences ici, soignent les galeux lĂ , font rĂ©gner l’ordre et soutiennent le pouvoir lĂ©gal. Ainsi, d’annĂ©e en annĂ©e, leur influence et leur popularitĂ© grandissent dans la contrĂ©e, jusqu'au jour oĂč le HiĂ©rarque de Boon, le chef spirituel de ces fripons, estime que la comĂ©die a assez durĂ©. Alors le clergĂ© de Hegan se dĂ©voile dans toute sa brutalitĂ©, le roi du pays est contraint Ă  la conversion ou Ă  l’exil, les autres cultes sont bannis et leurs fidĂšles pourchassĂ©s s’ils ne se prosternent pas devant leurs nouveaux maĂźtres, le peuple est contraint de subir toutes sortes d’interdits et de brimades, sans compter les impĂŽts sacerdotaux Ă©crasants que le culte lĂšve pour construire ses temples innombrables et entretenir plĂ©thore de bureaucrates paresseux. Heureusement, ceci dure depuis des siĂšcles, et les autres cultes, ainsi que les seigneurs des nations qu’ils convoitent, sont maintenant au courant de ces procĂ©dĂ©s et combattent donc les prĂȘtres de Hegan dĂšs que ceux-ci deviennent trop puissants et leur font de l’ombre. C’est peut-ĂȘtre pour cette raison que notre prieurĂ© s’est installĂ© dans une rĂ©gion dĂ©solĂ©e et sans loi comme celle-ci, il n’y a rien par ici qui puisse s’opposer Ă  leurs tristes desseins.

— Quelle dĂ©ception
 Moi qui croyais avoir trouvĂ© une voie sĂ»re pavĂ©e de solide moralitĂ©, voici qu’elle se dĂ©robe sous mes pas. Mais ĂȘtes-vous sĂ»rs de ce que vous dites, puis-je le croire, ou bien est-ce encore une cruelle plaisanterie ?

Vertu reprit, un peu lasse :

— Tu n’es pas forcĂ© de me croire, Morgoth, ni moi ni Marken. Mais lorsque tu voyageras dans les contrĂ©es dominĂ©es par ces gens, tu pourras voir par toi-mĂȘme dans quelle servitude vivent les manants sous la coupe de Hegan, et dans quelle opulence vivent ses clercs. Si tu gardes l’esprit alerte et les yeux ouverts, tu comprendras Ă  quel point nous avons raison de nous dĂ©fier de ces gens, et combien nous te rendons service en te mettant en garde contre eux. Sur ce, je pense qu’il serait intelligent de remettre les leçons de thĂ©ologie Ă  plus tard et de presser le pas en Ă©conomisant notre souffle.

14. DĂ©couverte dans une grotte

Ils cavalĂšrent donc derechef toute la journĂ©e sans Ă©pargner leur peine, dĂźnĂšrent briĂšvement de quelque pauvre provende glanĂ©e en chemin, puis continuĂšrent sans ralentir une bonne partie de la nuitĂ©e avant que de se mettre en quĂȘte d’un abri. Les yeux acĂ©rĂ©s de Vertu repĂ©rĂšrent bien vite un orifice Ă©troit Ă  mi-hauteur d’un escarpement, qui Ă©tait l’entrĂ©e d'une caverne tiĂšde et assez large pour trois. AprĂšs s’ĂȘtre assurĂ© qu’aucune bĂȘte fĂ©roce n’en avait fait sa taniĂšre, Mark sortit, Ă©pĂ©e au poing, et s’enfonça dans les taillis. On entendit des bruits secs, puis il revint, traĂźnant un petit arbre qu’il venait d’abattre, et qu’il planta entre deux rocs devant l’entrĂ©e de l’abri, afin de dissimuler la bouche Ă  la vue d’un Ă©ventuel maraud. Ainsi protĂ©gĂ©s, ils purent enfin jeter un Ɠil au parchemin d’Arcelor, lui lancer le sortilĂšge d’identification, le lire aprĂšs que Vertu l’eut dĂ©cachetĂ© avec art, mais il n’y avait nulle magie, rien qu’une suite de chiffres et de lettres sans logique apparente. Puis, extĂ©nuĂ©s, ils ne se firent pas prier pour s’endormir, satisfait d’avoir mis quelques bonnes lieues entre eux et leurs poursuivants.

Le Chevalier Noir Ă©tait un homme d’expĂ©rience, que la fatigue ne privait jamais de ses sens ni de son aptitude Ă  la survie. Ainsi, Ă  la mi-journĂ©e, il fut Ă©veillĂ© par un courant d’air froid provenant du fond de la caverne et glissant sur sa nuque. Ce dĂ©tail Ă©veilla sa curiositĂ©, car plus tĂŽt, il s’était assurĂ© que la grotte Ă©tait en cul-de-sac. La circulation continue de ce flux Ă©tait suspecte, l’air devait bien venir de quelque part. Il alluma une des torches et examina plus attentivement les parois. Vers le fond, le plafond s’abaissait rapidement jusqu’à ce qu’il faille se courber fortement pour progresser. LĂ , un Ă©boulis attira son attention. Des blocs de petite taille s’entassaient en effet en un monticule irrĂ©gulier, leurs arĂȘtes aiguĂ«s attestaient que l’éboulement n’était pas trĂšs ancien. Or le plafond de la grotte, au-dessus de l’éboulis, Ă©tait couvert de concrĂ©tions lissĂ©es par le temps, probablement plus que centenaires, d’oĂč provenaient donc ces cailloux ? Sans doute un homme ou une bĂȘte les avaient amenĂ©s lĂ  dans un but quelconque. Il approcha la torche de l’éboulis, et constata ainsi que le courant d’air provenait bien de sous le tas de pierres. Pour une raison mystĂ©rieuse, quelqu’un avait cherchĂ© Ă  dissimuler un boyau.

Intéressant.

Il éveilla Vertu, qui dormait comme une bienheureuse, la joue gauche enfoncée dans la terre molle et rouge qui recouvrait le sol de la caverne.

— Vertu ?

— Mmmmmmmm


— Vertu, rĂ©veille-toi


— Mmmmm
 Ta cruautĂ© est donc sans bornes ?

— Chuis connu pour ça. Sinon je pense que j’ai trouvĂ© un passage secret.

— HEIN ? Eh, mais c’est gĂ©nial, il est oĂč, hein, oĂč ?

Il lui montra, et elle parut vivement intéressée. Tandis que Marken déblayait le tas avec les plus grandes précautions, elle réveilla à son tour Morgoth pour lui faire part de leur découverte. Celui-ci ne parut pas particuliÚrement enthousiaste.

— Et alors ? Il y a peut-ĂȘtre un passage, peut-ĂȘtre pas, quelle importance ?

— Comprends donc, jeune sorcier, que si quelqu’un s’est donnĂ© la peine de boucher cet orifice et de le dissimuler, c’est qu’il y a certainement quelque chose Ă  cacher dessous. Quelque chose qui mĂ©rite d’ĂȘtre cachĂ©, donc quelque chose qui mĂ©rite d’ĂȘtre dĂ©couvert.

— Oui, ou alors c’est un berger prĂ©cautionneux qui aura scellĂ© un prĂ©cipice pour Ă©viter qu’à l’avenir, un de ses moutons n’y tombe. Auquel cas nous ne gagnerons rien Ă  risquer de nous rompre le cou lĂ -dedans, Ă  part peut-ĂȘtre des vieux os de mouton.

— Et bien, on ne peut pas dire que la hardiesse t’étouffe. Techniquement, tu as raison, on ne trouvera peut-ĂȘtre rien lĂ  dessous, mais il est aussi possible que ces quelques pierres dissimulent l’entrĂ©e d’un donjon ! Mais oui, plein de joyaux, de secrets, de reliques magiques et d’or.

— Mais tout ceci, je pense, n’a qu’un trùs lointain rapport avec le but de notre mission. Vous vous souvenez, Valcambray, le parchemin


— Tsss
 Morgoth, que t’ai-je expliquĂ© au dĂ©but de notre chevauchĂ©e ? L’or qui doit nous ĂȘtre payĂ© en fin de mission n’est qu’une partie des revenus que j’attends de cette entreprise. Nous avons dĂ©jĂ  perdu beaucoup au monastĂšre, gagnĂ© un peu en dĂ©pouillant les mourbellings et les croquants de l’autre jour, cela devrait te convaincre qu’au cours d’une aventure, l’or va et vient dans notre bourse Ă  un rythme qui n’a rien Ă  voir avec celui de la vie ordinaire. Il y a toujours, dans ces affaires, des petits Ă -cĂŽtĂ©s qu’il faut savoir apprĂ©cier, et il faut saisir les opportunitĂ©s lorsqu’elles se prĂ©sentent. Et puis sois honnĂȘte, si nous ne descendons pas lĂ -dedans, tu vas te demander toute ta vie si tu es passĂ© Ă  deux doigts de la richesse et de la gloire, ou alors d’une pile de carcasses de moutons. Autant en avoir le cƓur net.

— Tu as peut-ĂȘtre raison, mais tu noteras que nous ne sommes que trois, peu armĂ©s, peu Ă©quipĂ©s. Il ne nous reste que deux torches et demie, nous n’avons pas de corde, et pire que tout, nous ignorons ce qui nous attend en bas. N’est-il pas d’usage, lorsqu’on part en campagne, de prĂ©parer un plan de bataille tenant compte des points forts et des points faibles de l’ennemi ?

Vertu béa un instant, cherchant ses mots, mais pour une fois, elle resta coite.

— Muf. Je dois avouer que tu n’as pas tout Ă  fait tort. La perspective d’une fortune rapide m’a peut-ĂȘtre fait perdre le sens des rĂ©alitĂ©s. Mais d’un autre cĂŽtĂ©, tu dois comprendre que nous sommes bien impĂ©cunieux, et qu’un apport d’argent frais serait le bienvenu, ne serait-ce que pour semer ceux qui nous poursuivent. On pourrait peut-ĂȘtre trouver un compromis. Je te propose que nous descendions lĂ -dedans, et que s’il y a un monstre, ou un groupe de monstre, nous le combattions pour nous approprier les richesses qu’il garde. Une fois la victoire obtenue, et quoiqu’il puisse y avoir d’autre dans le donjon, nous remonterons Ă  la surface pour reprendre notre route. Un seul combat, ça me semble raisonnable. Et si le parti adverse est trop fort, nous Ă©viterons le combat et tournerons les talons. Tu as raison de nous rappeler Ă  la prudence, nous ne sommes pas Ă©quipĂ©s pour une expĂ©dition au long cours, mais on peut toujours jeter un oeil. Hein Mark ?

— Au lieu de papoter, si vous m’aidiez Ă  dĂ©coincer cette dalle


Sous le tas de cailloux se trouvait en effet un boyau aux parois polies par quelque ancien courant d’eau, mais qui pour l’instant Ă©tait obturĂ© par une pierre large manifestement taillĂ©e aux dimensions de l’orifice, dans laquelle on l’avait enfoncĂ©e de force. Sur la partie la plus plate, on avait gravĂ© sans grand souci artistique un glyphe reprĂ©sentant un cercle et une sorte de coupe, l’un au-dessus de l’autre. Par les interstices laissĂ©s de part et d’autre s’écoulait un vigoureux flux d’air frais.

— On dirait le symbole sacrĂ© de Miaris. Sans doute tracĂ© par un prĂȘtre ou un paladin qui aura voulu sceller le passage. Je crois que ça se confirme, c’est sĂ»rement un donjon lĂ -dessous.

— Miaris ?

— DĂ©esse de la charitĂ©, et de tous ces trucs. Mais j’y songe, les prĂȘtres gravent souvent des piĂšges magiques pour interdire l’accĂšs Ă  certains lieux, pourrais-tu dĂ©tecter de tels piĂšges ?

— Je ne sais pas, rĂ©pondit Morgoth, je vais essayer.

Il utilisa son cristal et lança son sortilÚge, mais sans rien déceler.

— Bon, à l’attaque.

Le Chevalier Noir avait gardĂ© son Ă©pieu, et il s’en servit comme levier afin de dĂ©gager l’obstacle. Vertu avait reculĂ© et encochĂ© une flĂšche au cas oĂč quelque chose sortirait brutalement des entrailles de la terre, et Morgoth, dont la curiositĂ© avait eu raison de la crainte, se demandait dĂ©jĂ  quels sortilĂšges il pourrait employer.

Pourtant, rien ne sortit du trou ovale large de deux pieds, si l’on excepte des remugles dĂ©sagrĂ©ables de matiĂšre en dĂ©composition, de champignons et de poussiĂšre humide.

— Hum
 ça sent bon le donjon. Qui passe en premier ?

— Ben c’est toi la vol
 la
 euh
 enfin, qui dĂ©tecte les piĂšges quoi.

— Ouais, comme d’habitude, les sales boulots c’est pour les femmes. Allez poussez-vous, pleutres, que je m’y mette.

Et sans plus tergiverser, Vertu, laissant son sac derriĂšre elle mais sans se dĂ©partir de son Ă©pĂ©e, se glissa dans le boyau, la tĂȘte la premiĂšre. Morgoth s’émerveilla de son adresse Ă  se faufiler rapidement dans ce passage peu engageant, sans faire plus de bruit qu’un renard ou une taupe. BientĂŽt, la rusĂ©e voleuse fut hors de vue et d’ouĂŻe, et l’attente commença. De longues minutes, les deux compagnons attendirent, le cƓur battant, Morgoth se morigĂ©nant d’avoir laissĂ© partir son amie. Marken, voyant sa mine dĂ©confite, lui chuchota Ă  mi-voix des paroles rassurantes.

— Elle doit ĂȘtre tapie quelque part, attendant que sa vue s’adapte Ă  l’obscuritĂ©. Elle connaĂźt son mĂ©tier, tu peux lui faire confiance.

Morgoth acquiesça d’un hochement de tĂȘte grave. Quelques minutes passĂšrent encore, avant qu’un grattement ne se fasse entendre. Marken porta la main Ă  son sabre et fit signe Ă  Morgoth de reculer. Mais ce fut bien la main de Vertu, aux doigts fins et habiles, qui Ă©mergea du trou, suivie par le reste de sa personne qui Ă©tait fort boueuse. Elle leur fit part de sa dĂ©couverte.

— La boule creuse gentil jusqu’à un petit boldo, genre fumette. SĂ»rement une mĂ©lane. J’ai louchĂ© un tas-d’moure, deux ballantes et queue de strige. Y’a d’la sauge jusqu’à lĂ , ça fait gris qu’la place est morte.

— Eh ? BĂ©a Morgoth, interdit.

— Toi, faudra qu’on t’affranchisse un peu sur le patois d’aventure, sinon tu vas passer pour un bĂ©jaune toute ta vie. Je disais donc que ce tunnel descend en pente assez raide jusqu’à une petite piĂšce, une sorte de cuisine. C’était apparemment un conduit de cheminĂ©e. J’ai vu tout un bric-Ă -brac, deux portes, et rien qui vive. Vu la poussiĂšre accumulĂ©e, ça fait belle lurette que tout ça n’a pas Ă©tĂ© utilisĂ©.

— Oui, commenta Marken, ça se confirme, c’est bien un donjon. Des objets de valeur ?

— Difficile Ă  dire, il n’y avait pas de lumiĂšre. Je n’ai rien touchĂ©, de peur de me faire entendre par des fĂącheux.

— Bien bien. Alors je vous propose un plan de marche classique, Vertu d’abord, moi ensuite, Morgoth fermant la marche.

— Allons, s’emporta Morgoth, je ne suis pas un lĂąche, que ma jeunesse ne te trompe pas. Je suis tout disposĂ© Ă  passer devant si c’est mon tour.

— Ralalalala, mais on ne t’a donc jamais rien dit des donjons ?

— Euh
 non, pas grand chose mais


— Bon, Vertu, explique-lui au moins le dĂ©but du commencement du mĂ©tier.

— Ton courage ne fait pas de doute dans notre esprit, Morgoth, et si Mark t’a proposĂ© de fermer la marche, ce n’est pas par fiertĂ© virile, mais par souci d’efficacitĂ©. En effet, tu n’es pas un combattant, tu n’as pas d’armure, peu d’armes et tu ne saurais de toute façon pas t’en servir, et tu n’as pas la vigueur d’un guerrier qui s’est entraĂźnĂ© toute sa vie, c’est l’évidence mĂȘme. Si tu passais devant, en cas de danger, tu serais en premiĂšre ligne, et tu succomberais tout de suite. Or sache que malgrĂ© ses faiblesses, le sorcier est souvent le membre le plus redoutĂ© des compagnies d’aventuriers, il peut Ă  lui seul transformer une dĂ©faite certaine en victoire Ă©clatante ou trouver une Ă©chappatoire aux situations les plus dĂ©sespĂ©rĂ©es, comme tu nous en as d’ailleurs donnĂ© l’illustration au monastĂšre. C’est donc le sorcier, plus que tout autre membre du groupe, qu’il faut protĂ©ger, pour le bien de tous. Je pensais qu’on apprenait ces choses lĂ  dans ton Ă©cole.

— Dit ainsi, ça paraĂźt logique. On apprenait beaucoup de thĂ©orie, dans mon Ă©cole. Je vois maintenant qu’il y a un monde que je n’ai pas explorĂ©, celui de la pratique.

— Sois sans crainte, tu apprendras vite. En tout cas, ne te formalise pas si on te fait passer dans les derniers, c’est une mesure de prudence, non une brimade.

— Bien, tu me rassures. Tu as fait remarquer, à juste titre, que je ne savais pas me battre. Penses-tu que je pourrais apprendre cela aussi ?

— Tu es raisonnablement bien bĂąti, avec de l’entraĂźnement tu pourrais faire un combattant honorable, mais je ne peux pas te conseiller de t’y consacrer Ă  plein temps. Tu dois savoir que la science des armes est un mĂ©tier complexe, peut-ĂȘtre autant que celui de la magie. Devenir un guerrier, c’est long et difficile, tu aurais avantage Ă  privilĂ©gier le dĂ©veloppement de tes dons de sorcier. Mais nous reparlerons de tout ça. Au travail, la richesse nous attend.

15. La rape est dans le boulin

Le moins que l’on puisse dire est que Morgoth ne se trouvait pas Ă  son aise. Certes il Ă©tait plus mince que Marken, qui Ă©tait passĂ© en premier par l’orifice, mais il n’avait pas l’habitude de ces exercices de souplesse et progressait avec difficultĂ©. Qui plus est, le fait de se retrouver ainsi coincĂ© de toute part entre des parois Ă©troites, compressĂ© par la poigne implacable de la roche, sans visibilitĂ© aucune, sans moyen de fuir ni mĂȘme de faire demi-tour, lui nouait l’estomac de façon dĂ©plaisante. Cela faisait des semaines qu’il errait dans la campagne, en compagnie de Vertu puis du Chevalier Noir, et la crainte de rencontrer des crĂ©atures hostiles et des pĂ©rils soudains lui Ă©tait devenue familiĂšre, mais maintenant, il Ă©tait de plus tenaillĂ© par la terreur que la roche se referme sur lui, le condamnant Ă  une mort lente et anonyme dans les tĂ©nĂšbres. Il se demandait bien quelle mouche l’avait piquĂ© pour accepter de ramper comme un ver dans un tel boyau, et dire qu’il s’était proposĂ© pour passer en premier, le sot ! Maintenant, c’était trop tard, il fallait poursuivre son chemin. Vertu avait dit vrai, le tunnel descendait dans la roche calcaire avec une pente assez marquĂ©e, qui pour l’instant facilitait la progression, mais la rendrait d’autant plus difficile au retour. Les parois bosselĂ©es s’élargissaient par ci, s’étrĂ©cissaient par lĂ , et partout suintaient d’une humiditĂ© malsaine dont profitait quelque espĂšce de fungus pour se dĂ©velopper. Notre sorcier finit par prendre son parti de sa situation, et faisant preuve de volontĂ©, progressa pouce par pouce, prise par prise, concentrĂ© sur son but, sans songer plus qu’il n’était nĂ©cessaire au reste du monde. Puis soudain, la pente s’accentua jusqu’à atteindre la quasi-verticale, et sa prĂ©occupation ne fut plus de progresser, mais de s’abstenir de progresser trop vite.

Fort heureusement, Marken et Vertu avaient anticipĂ© la chute de leur compagnon inexpĂ©rimentĂ©, et l’avaient saisi avant qu’il ne se fende le crĂąne par terre.

— Merci


— Tshhhhh
 pas un bruit malheureux.

Il faisait noir comme dans une to
 comme dans un four, se dit Morgoth. Au moins n’était-il plus gĂȘnĂ© aux entournures, mais il n’osait bouger, ni tĂątonner, de peur que sa main ne rencontre la fourrure sale ou la griffe gluante de poison de quelque monstre tapi dans l’obscuritĂ©. Lorsque Vertu Ă©tait descendu en Ă©claireur, elle n’avait emportĂ© aucun moyen d’éclairage, et il se demandait comment elle avait fait pour voir que la place Ă©tait sĂ»re, sans doute y avait-il encore un mince filet de lumiĂšre qui filtrait par le boyau. En levant la tĂȘte, il lui sembla en effet entrevoir une lueur blafarde et fantomatique, mais peut-ĂȘtre s’illusionnait-il. Par souci de discrĂ©tion, Marken avait Ă©teint sa torche, mais Vertu avait conservĂ©, dans un petit brasero portatif en cuivre, quelques braises qui en Ă©taient tombĂ©es et les avait alimentĂ©es en combustible. Elle brandissait maintenant le modeste luminaire, qui Ă©tait suffisant pour leur dĂ©voiler les contours de la piĂšce et son mobilier, tout en restant assez discret pour qu’un observateur situĂ© dans une piĂšce voisine ne remarque pas le rai de lumiĂšre filtrant sous la porte. Tout en prenant connaissance de ce qui l’entourait, Morgoth se fĂ©licita d’avoir des compagnons aussi expĂ©rimentĂ©s.

Il se trouvait dans une grande cheminĂ©e, les pieds dans un tas de gravats qui Ă©taient logiquement le reste charbonneux d’un feu Ă©teinte depuis des lustres. Du manteau de la cheminĂ©e, en bois fort, il ne restait qu’un madrier achevant de pourrir sur le sol et quelques clous de bronze ouvragĂ©s, qui avaient eu une vertu dĂ©corative. La cheminĂ©e occupait un coin de cette piĂšce creusĂ©e Ă  mĂȘme la roche, et qui mesurait trois pas de large sur cinq de long environ. Les dĂ©bris d’une table gisaient contre le plus long mur, on aurait dit de prime abord qu’elle avait Ă©tĂ© brisĂ©e en son milieu par le coup de poing de quelque colosse, mais un examen plus attentif montrait que le bois Ă©tait tordu et mangĂ©, indiquant que le meuble n’avait cĂ©dĂ© qu’au passage du temps et Ă  la force de son propre poids. Entre les deux pans de la table qui maintenant formaient un V s’étaient amoncelĂ©s des restes de bouteilles et de fioles de contenances et de formes variĂ©es, pour la plupart brisĂ©es, que la poussiĂšre avait fĂ©dĂ©rĂ© en un amas indistinct. De tels restes de verre, encore plus fragmentĂ©s, jonchaient le sol sous le mur situĂ© en face de la table, trois marques horizontales Ă  hauteur d’homme Ă©taient tout ce qui restait des trois Ă©tagĂšres superposĂ©es qui, elles aussi, avaient succombĂ© Ă  l’humiditĂ© et aux larves xylophages. Le mur du fond Ă©tait occupĂ© par une porte de bois toujours en Ă©tat, barrĂ©e d’un Ă©pais madrier, et contre laquelle on avait glissĂ© un lourd coffre ferrĂ© qui semblait encore solide. Une deuxiĂšme porte, sans madrier ni coffre mais de conception semblable, trĂŽnait juste en face de Morgoth. Sur la portion de mur latĂ©ral laissĂ©e libre par la cheminĂ©e, divers instruments de fer rouillaient, sinistres, encore accrochĂ©s Ă  leurs clous, d’autres Ă©taient dĂ©jĂ  tombĂ©s dans la poussiĂšre. Morgoth reconnut les instruments en question, et en informa Vertu, qui dĂ©jĂ  s’intĂ©ressait aux dĂ©bris de verre par terre.

— Ce n’est pas une cuisine, murmura le sorcier, c’est le laboratoire d’un sorcier ou d’un alchimiste.

— Tu es sĂ»r ? C’est excellent, nous trouverons sans doute des potions et des parchemins Ă  foison.

— Dans ce coffre peut-ĂȘtre ?

— Je le garde pour la fin. Reste bien calmement ici, ne touche Ă  rien, et observe comme nous nous y prenons pour dĂ©celer les piĂšges cachĂ©s.

Et tel un apprenti, Morgoth observa, attentif aux gestes de ses maĂźtres. Mark et Vertu progressaient trĂšs lentement, l’arme au poing, piquant soigneusement le sol meuble du bout de leur lame lĂ  oĂč ils comptaient poser le pied. Ils se gardaient de toucher quoique ce soit, s’accroupissant pour examiner Ă  courte distance ce qui attirait leur attention. À un moment, Vertu tira un linge d’une de ses multiples poches et en entoura sa main gauche, qu’elle utilisa pour ĂŽter, un Ă  un, quelques uns des tessons tombĂ©s de la table et les dĂ©poser Ă  proximitĂ©, triĂ©s en deux petits tas bien propres. Elle y parvint sans jamais faire tinter le moindre morceau de verre, et bientĂŽt, les fragments non recouverts par la poussiĂšre grise furent mis Ă  jour, reflĂ©tant par intermittence les clins d’Ɠil des brandons Ă©carlates. Morgoth nota que l’un des tas regroupait les quelques fioles et cornues qui Ă©taient restĂ©es intactes aprĂšs leur glissade, l’autre les rebuts. De son cĂŽtĂ©, Marken avait fini de sonder le sol et examinait maintenant les murs avec minutie. Parfois, il pressait le bout de son Ă©pĂ©e contre quelque irrĂ©gularitĂ© de la roche qui avait attirĂ© son attention, parfois il tĂąchait de suivre sur le plafond le cheminement d’une veine minĂ©rale, Ă  la recherche d’une imperfection trahissant la prĂ©sence d’une Ă©ventuelle chausse-trappe.

Mais alors qu’il passait devant Morgoth, qui commençait Ă  s’ennuyer ferme, le Chevalier Noir s’arrĂȘta brusquement. Il examina une portion du mur latĂ©ral situĂ©e Ă  hauteur de hanches, prĂšs des instruments suspendus, puis un petit monticule de terre adossĂ© Ă  la paroi rocheuse, juste en dessous. Il tourna alors les talons pour faire signe Ă  Vertu de le suivre, et lui montra le mur. Morgoth s’étant approchĂ©, il put voir ce qui avait attirĂ© l’attention du guerrier, une sĂ©rie de marques discrĂštes, des rainures qu’un observateur peu attentif aurait pu prendre pour de simples coups de burin mal portĂ©s. Toutefois, Ă  la lumiĂšre du brasero, il voyait maintenant qu’on avait sciemment gravĂ© deux signes avec une pointe quelconque. Le premier figurait un polygone ou un cercle grossier, dont le cĂŽtĂ© gauche se prolongeait par un long segment de droite vers le haut. Le deuxiĂšme hiĂ©roglyphe avait la forme d’un angle droit, au fond duquel Ă©tait blotti un petit quart de cercle qui en marquait l’ouverture. Tandis que Vertu examinait plus attentivement le mur et le monticule, Marken expliqua sa trouvaille.

— Les aventuriers ont un langage par signes, une Ă©criture secrĂšte et trĂšs ancienne qu’ils utilisent gĂ©nĂ©ralement pour annoter les cartes et les plans. Le signe de droite signifie une recommandation, un conseil, probablement laissĂ© par un de ceux qui nous ont prĂ©cĂ©dĂ©. Peut-ĂȘtre mĂȘme celui qui avait fait le tas de pierre, bouchĂ© l’entrĂ©e et gravĂ© le signe de Miaris. Le signe de gauche nous parle d’un recoin, d’un angle, comme il n’y a pas d’autre prĂ©cision, nous pensons qu’il s’agit de l’angle le plus proche, celui que fait le mur avec le sol. Regarde le petit tas de terre juste dessous, c’est sĂ»rement ça.

Morgoth opina, jugeant que dĂ©cidĂ©ment, il avait bien des choses Ă  apprendre. Vertu estima, pour quelques raisons qui Ă©chappĂšrent au sorcier, que l’éminence ne recelait pas de piĂšge, et elle se mit en devoir de creuser, utilisant pour ce faire une sorte de spatule qu’elle avait dĂ©crochĂ© du mur. L’objet qu’elle dĂ©terra n’était pas profondĂ©ment enfoncĂ© dans la couche de terre meuble, tout juste quelques centimĂštres. De prime abord, c’était long comme un avant-bras, large comme une main les doigts joints, Ă©pais d’un pouce, et emmaillotĂ© dans un linge noir d’aspect rĂ©pugnant, et Morgoth craignit un instant qu’il ne recĂšle quelque macabre relique. Aussi fut-il soulagĂ© lorsqu’elle dĂ©voila une plaque de cuivre courbe. Celui qui avait cachĂ© la plaque Ă  leur attention avait pris le soin louable de l’oindre d’huile avant de l’envelopper un tissus naphteux, ce qui l’avait plutĂŽt bien protĂ©gĂ© de la corrosion, mĂȘme si ça et lĂ  pointaient quelques traces de vert-de-gris. Il devait s’agir d’une piĂšce ornementale d’armure, dont la face externe reprĂ©sentait un lion rampant, mais c’est l’avers qui intĂ©ressa nos hĂ©ros, une surface polie sur laquelle une bonne Ăąme avait inscrit, en caractĂšres anguleux et sans fioritures calligraphiques, l’avertissement suivant :

« Le Secret des Dieux est interdit aux mortels. Le DivisĂ© a payĂ© cher pour l’apprendre, mes compagnons, plus chanceux, sont morts avant de le comprendre. Toi qui le cherche, fais demi-tour. »

Suivaient deux initiales, C.S., et un nombre en vieux numéraire Stangien, 733.

— C.S. est sĂ»rement l’auteur de ces mots, commenta Vertu Ă  mi-voix, et 733 l’annĂ©e. Probablement 733 selon le calendrier Miariste, qui n’a plus cours dans ces rĂ©gions, ça fait donc cent quarante ans environ. À l’époque, la contrĂ©e Ă©tait un peu plus civilisĂ©e que maintenant, et le clergĂ© de Miaris Ă©tait florissant.

— Et ça veut dire quoi ?

— Apparemment, un truc appelĂ© « Secret des Dieux » est cachĂ© quelque part dans ce donjon, et c’est sensĂ© attirer les aventuriers. Je crois qu’on est sur un gros coup. C’est quoi Ă  votre avis, le Secret des Dieux ?

— Si je le savais, intervint Mark, je me prĂ©lasserai dans l’Olympe avec une nymphe Ă  gros nichons de chaque cĂŽtĂ© et une coupe d’hydromel Ă  la mainÂČ, je ne me ferai pas chier Ă  ramper dans ce trou merdeux. Moi ce qui m’inquiĂšte, c’est surtout cette histoire de « Divisé ».

— C’était peut-ĂȘtre un compagnon de celui qui a laissĂ© ce mot, ou bien le constructeur du donjon
 on trouvera sĂ»rement d’autres indices plus loin, rangeons ceci et poursuivons les fouilles. Viens voir ce que j’ai trouvĂ© et dis moi ce que tu en penses.

Tandis que Mark reprenait silencieusement son inspection, Morgoth suivit Vertu jusqu’au petit tas d’objets qu’elle avait constituĂ©. Elle prit un flacon de verre constituĂ© d’un bulbe surmontĂ© d’un long col, bouchĂ© par de la cire noire, et Ă  demi rempli d’une huile sombre. Avec peine, le sorcier descella la cire, prenant grand soin de n’en faire tomber aucun fragment Ă  l’intĂ©rieur du flacon. Puis il huma, sans trop en respirer cependant, l’odeur qui s’échappait, qu’il reconnut immĂ©diatement. Par prĂ©caution, il en fit tomber deux gouttes sur le plat de sa main gauche et dessina de son index droit une rune simple qui, miracle, s’évanouit aussitĂŽt qu’elle fut achevĂ©e.

— De la Nullencre, utile à confectionner certains parchemins.

— Combien ça vaut ?

— Cher, c’est importĂ© des Iles BorĂ©ales. Je dirais dix ducats, vu la quantitĂ©.

— Splendide, et ceci ?

Mark, qui avait achevĂ© son inspection, vint bientĂŽt en renfort, ce qui permit de travailler Ă  la chaĂźne. Il avait dĂ©chirĂ© des laniĂšres de sa chemise, et confectionnait des bouchons pour clore les rĂ©cipients que Vertu ouvrait et que Morgoth examinait. Au total, ils mirent Ă  jour sept fioles, la nullencre donc, du soufre un peu dĂ©liquescent « mais c’est pas grave », de la poudre d’argent trĂšs fine que Vertu Ă©valua Ă  cinq ducats, un goudron assez liquide dont le Chevalier Noir enduisit ses bouchons (peut-ĂȘtre le mĂȘme qui avait servi Ă  empaqueter la plaque de cuivre gravĂ©e), des petites graines de mellifĂšre, une plante magique Ă  laquelle Morgoth semblait accorder une certaine valeur, un liquide iridescent sur lequel il ne se prononça pas, prĂ©fĂ©rant attendre de le voir Ă  la lumiĂšre du jour, enfin qu’une sorte de liqueur translucide qui embauma toute la piĂšce de sa senteur entĂȘtante dĂšs que la fiole fut ouverte, et qui lui Ă©tait inconnue.

— Pas de potion de guĂ©rison ?

— Je ne pense pas, mais il y a plusieurs formules de potion de guĂ©rison , je ne les connais pas toutes. Ah, si j’avais su, j’aurais Ă©tĂ© plus attentif aux cours d’alchimie.

— Peu importe, c’est dĂ©jĂ  bien. Tu vois bien, je disais vrai, ces pauvres richesses nous remboursent dĂ©jĂ  prĂšs du tiers des dĂ©penses engagĂ©es pour l’aventure, et nous n’avons pas fini d’explorer une unique petite piĂšce sans monstre aucun.

— Tu as raison, l’affaire est d’un trĂšs bon rapport. Je commence Ă  saisir l’intĂ©rĂȘt des donjons.

— Examinons ce coffre maintenant. C’est ma responsabilitĂ©, car je suis entraĂźnĂ©e Ă  trouver les piĂšges et Ă  les dĂ©sactiver.

— Ben heureusement, commenta le Chevalier Noir, c’est pas mon boulot de trigonder les boudines...

— J’expliquais pour Morgoth. Restez en retrait, et couvrez moi.

Mark encocha son arc, comme si un ennemi pouvait jaillir de ce coffre oĂč un enfant aurait eu du mal Ă  se glisser. AprĂšs l’avoir inspectĂ© sous tous les angles, Vertu sortit de ses poches intĂ©rieures plusieurs petits instruments aux formes complexes dont Morgoth ignorait l’existence, et entreprit de crocheter la serrure. Mais lĂ  aussi, le temps avait fait son Ɠuvre, et les dĂ©licats mĂ©canismes de cette serrure, chef-d’Ɠuvre d’un artisan du temps passĂ©, s’étaient grippĂ©s. La voleuse fut donc contrainte de forcer sur ses outils, tant et si bien qu’elle finit par dĂ©raper et par donner un violent coup de coude dans le bois. C’en Ă©tait trop pour la structure fatiguĂ©e du meuble, qui cĂ©da dans un craquement mou. Vertu se redressa d’un bond, l’arme Ă  la main, mais rien ne vint, et au bout de quelques minutes, elle se rĂ©solut Ă  fouiller dans le tas de ferrures oxydĂ©es et d’échardes pourries, Ă  la recherche du contenu du coffre. HĂ©las, la bibliothĂšque de parchemins de l’ancien occupant des lieux prĂ©sentait le triste spectacle d’un tas de fragments de rouleaux jaunis et de tomes savants trouĂ©s par les vers, auxquels l’irruption de Vertu avait donnĂ© le coup de grĂące.

Elle se retourna alors vers ses compagnons, et haussa les Ă©paules.

— Bah, tant pis. Je crois qu’on a fait le tour de cette piĂšce, elle est franche, ça nous fera une bonne base d’opĂ©ration pour la suite de l’exploration. Je suggĂšre qu’on commence par la porte non barrĂ©e.

— Une raison particuliùre ? S’enquit Marken.

— Simple affaire de logique : celui qui a laissĂ© le mot Ă  notre intention nous a mis en garde contre un danger. Tu noteras qu’une seule des deux portes est barrĂ©e, et qu’en outre, la position du coffre indique qu’il l’a probablement tirĂ© lĂ  pour bloquer la porte. C’est donc de lĂ  que le danger en question Ă©tait sensĂ© venir. Comme il a dĂ» passer un certain temps dans cette piĂšce pour Ă©crire son avertissement, il ne s’est pas enfui en hĂąte, s’il avait eu le moindre doute sur ce qu’il y a derriĂšre l’autre porte, il aurait pris la prĂ©caution de la condamner d’une maniĂšre ou d’une autre. On peut logiquement supposer que le danger est moindre derriĂšre la deuxiĂšme porte, c’est donc par lĂ  qu’il faut commencer. Nous y trouverons peut-ĂȘtre des indices sur la nature de la menace, ou un moyen de nous en protĂ©ger, que sais-je.

— À moins, ajouta Morgoth, qu’il soit tout simplement sorti par cette porte, il ne pouvait donc pas la barrer de l’extĂ©rieur.

— Mais alors qui a mis la pierre gravĂ©e en haut du boyau ?

— Effectivement, trùs juste, tout ça se tient.

— Mettez-vous contre le mur, Mark devant, puis Morgoth. Je reculerai dans la cheminĂ©e dĂšs que j’aurai ouvert la porte, si un monstre bondit pour m’attaquer, il se retrouvera pris entre deux feux, et sous la menace des sortilĂšges.

— Mauvaise idĂ©e, critiqua Mark. S’il te lance un projectile depuis le fond, tu fais quoi ?

— Bien vu, alors j’ouvre, et je me place aux cĂŽtĂ©s de toi. Allons-y.

Vertu s’approcha de la porte et l’examina avec le soin habituel, cherchant une irrĂ©gularitĂ© du bois qui pourrait trahir un piĂšge magique, ou une spĂ©cificitĂ© du verrou. Mais elle ne trouva rien de tel. Elle sortit de sa manche un petit appareil mĂ©tallique biscornu qu’elle insĂ©ra dans la serrure, apparemment pour la fermer, puis emmaillota sa main gauche dans d’épaisses couches de tissus. Elle la posa sur le bouton de la porte, un bouton de cuivre bien rond, ses nerfs tendus, attentifs au moindre signe de danger, et tenta de tourner. Le mĂ©canisme Ă©tait bien sĂ»r grippĂ©, et elle dut forcer progressivement, de telle sorte que la rĂ©sistance cĂ©da d’un coup, produisant un bruit sec. La discrĂ©tion n’était plus de mise, car s’il y avait quelqu’un ou quelque chose Ă  l’affĂ»t derriĂšre la porte, il Ă©tait maintenant au courant qu’on allait pĂ©nĂ©trer dans son domaine. La voleuse tira donc la porte vers elle d’un coup, tira son sabre, la planta dans l’ouverture noire d’un mouvement foudroyant, espĂ©rant surprendre un fĂącheux qui se serait tenu derriĂšre, puis bondit vers l’arriĂšre jusqu’à la place qu’elle avait prĂ©vu d’occuper.

Silence.

Elle jeta un Ɠil, puis deux, puis s’avança. Elle posa le brasero sur le seuil de la piĂšce sans le franchir, puis se contorsionna pour en voir le maximum sans entrer. La nouvelle piĂšce Ă©tait plus petite encore, et constituait un cul-de-sac. Divers dĂ©bris jonchaient le sol, des traces sombres et indistinctes Ă©taient visibles sur les murs. D’un bond, Vertu progressa jusqu’à ce que son pied soit presque Ă  l’intĂ©rieur, elle planta son Ă©pĂ©e verticalement, espĂ©rant embrocher un ennemi qui se serait dissimulĂ© au-dessus de la porte, puis elle opĂ©ra un ample moulinet, faisant dĂ©crire Ă  son arme un cercle complet qui aurait blessĂ© quiconque se serait cachĂ© derriĂšre l’embrasure. Mais une fois encore, le fer ne trouva Ă  trancher que l’air humide du donjon. Elle risqua une tĂȘte, puis du bout de son arme piqua le sol devant elle, avant de sauter prestement Ă  l’endroit qu’elle avait examinĂ©.

La piĂšce Ă©tait plus ou moins carrĂ©e, les murs taillĂ©s dans la pierre avaient Ă©tĂ© chaulĂ©s, mais des traces d’humiditĂ© suintante aient souillĂ© le revĂȘtement de coulures bariolĂ©es, formant des motifs Ă©tranges mais entiĂšrement naturels. Le principal ornement de la piĂšce Ă©tait un lit de bois prĂ©cieux, mais hĂ©las vermoulu, dont le baldaquin s’était Ă©croulĂ© depuis longtemps. Le matelas avait disparu, et les planches de bois faisant sommier avaient Ă©tĂ© fracturĂ©es, apparemment Ă  coups de hache, indiquant que l’endroit avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© visitĂ©. Un tabouret prĂšs du lit avait dĂ» tenir lieu de table de nuit, et dans l’angle opposĂ© au lit, un grand secrĂ©taire Ă  multiples tiroirs avait subi les outrages du temps et des pillards. Voyant l’état de l’endroit, Vertu se dĂ©tendit, gageant que si piĂšge il y avait eu, leurs prĂ©dĂ©cesseurs les avaient dĂ©clenchĂ©s ou dĂ©samorcĂ©s voici des lustres. Elle fit venir ses compagnons.

— L’endroit a Ă©tĂ© fouillĂ©.

— Ils ont peut-ĂȘtre laissĂ© quelque chose, murmura Morgoth, qui commençait Ă  se prendre au jeu.

— Ce serait Ă©tonnant, mais on ne sait jamais. Refermons la porte, nous pourrons enfin allumer une torche et y voir plus clair.

Ainsi fut fait, et une clartĂ© plus vive baigna vite toute la zone, Ă©loignant quelque peu les terreurs nĂ©es de l’obscuritĂ©. Toujours avec prudence, ils se mirent en quĂȘte de quelque objet de valeur parmi les dĂ©bris, avec toutefois plus d’assurance. Morgoth dĂ©couvrit alors un dĂ©tail curieux, et demanda l’avis de ses collĂšgues.

— Voyez, derriĂšre la tĂȘte du lit, une zone de mur large d’un pied et haute de la moitiĂ©, elle prĂ©sente un aspect diffĂ©rent du reste. Sa forme m’a semblĂ© trop rĂ©guliĂšre pour ĂȘtre naturelle.

— Tu as raison, opina Mark, on dirait que l’humiditĂ© a rongĂ© la chaux diffĂ©remment Ă  cet endroit.

— Belle trouvaille, renchĂ©rit Vertu. Je suppose que si les pillards qui nous ont prĂ©cĂ©dĂ© ne l’ont pas trouvĂ©e, c’est parce qu’à l’époque, le mur Ă©tait neuf et prĂ©sentait un aspect uni. Tirons vite le lit pour voir quelles surprises nous attendent.

Ils s’attelĂšrent donc Ă  tirer le lit loin de la paroi, Ă  leur surprise celui-ci ne s’effondra pas sous l’effort et glissa sagement sur la terre meuble. Une fois dĂ©gagĂ©e, la portion de mur n’en paraissait que plus suspecte. Vertu s’agenouilla devant, porta longuement son oreille contre le mur, palpa l’endroit, toqua alternativement dans le rectangle et au-dehors et parvint Ă  se convaincre que les deux zones rendaient des bruits diffĂ©rents. Du bout de sa lame, elle piqua le centre du rectangle, qui Ă©tait dur, puis le pourtour, qui Ă©tait friable. Elle en dĂ©duisit qu’une pierre rapportĂ©e avait Ă©tĂ© scellĂ©e dans le mur avec du mortier. Mark et Vertu la descellĂšrent laborieusement, utilisant leurs Ă©pĂ©es en guise d’outils de carrier, et bientĂŽt elle tomba toute seule, se rĂ©vĂ©lant ĂȘtre une simple plaque de pierre Ă©paisse d’un pouce. Elle cachait une cavitĂ© profonde, protĂ©gĂ©e de l’humiditĂ©, dans laquelle un paquet de cuir attendait depuis des gĂ©nĂ©rations qu’on vienne le chercher.

— MĂ©fiance, prĂ©vint Vertu, qui Ă©tait au fait de ces choses. C’est sĂ»rement un objet de valeur sinon on ne se serait pas donnĂ© la peine de le dissimuler, mais on a du le protĂ©ger d’une maniĂšre ou d’une autre. Pas question que je mette la main lĂ -dedans.

Sur ces constatations, elle se releva, regarda autour d’elle, puis avisa une mince planche issue du secrĂ©taire dont elle Ă©prouva la soliditĂ©. Elle ramassa ensuite un clou de fer qui traĂźnait, et l’enfonça perpendiculairement Ă  une extrĂ©mitĂ© de la planche en se servant d’un mur. Elle s’assura que son ouvrage Ă©tait solide, puis fit signe Ă  ses compagnons de reculer. D’une main assurĂ©e, elle glissa la mince planche Ă  l’intĂ©rieur de la fente, puis positionna le clou Ă  faible distance d’une des laniĂšres de cuir qui entourait le paquet, sans jamais toucher les parois du rĂ©duit de pierre. Retenant son souffle, elle passa le clou sous la laniĂšre, puis s’écarta de devant le trou, et d’un coup sec, tira vers elle l’objet de sa convoitise. AussitĂŽt, le roulement d’une lourde mĂ©canique bien huilĂ©e se fit entendre, en mĂȘme temps qu’un sifflement bref suivi d’un petit choc sourd dans la porte, derriĂšre eux.

Le silence revint, le parti aux aguets se dĂ©tendit. Par terre gisait le petit paquet de cuir. Vertu risqua un Ɠil de professionnelle curieuse dans l’orifice, et commenta :

— Incroyable, ce systĂšme a fonctionnĂ© aprĂšs ĂȘtre restĂ© si longtemps sans entretien. C’est vraiment un trĂšs beau travail ! Voyez, d’épais barreaux de fer sont descendus brutalement d’un logement qui nous Ă©tait invisible, si je n’avais pas tirĂ© trĂšs rapidement le butin en dehors du trou, on aurait Ă©tĂ© bien en peine de le sortir de lĂ . Et ici, vous pouvez voir une flĂ©chette, probablement empoisonnĂ©e, qui a jailli d’un logement du fond. Un piĂšge superbement rĂ©alisĂ©, vraiment.

— Le paquet, fit Mark, impatient.

— Oui, voyons le fruit de nos efforts. Ces laniùres ont durci avec le temps on dirait, il vaudrait mieux les couper. Voilà, alors, qu’avons-nous là ?

Il y avait maintenant, sur le sol de terre battue, un livre, une bague et une bourse.

16. Le mystĂšre s’épaissit

D’instinct, Morgoth prit le livre, un tome Ă©pais dont la reliure de cuir noir Ă©tait renforcĂ©e de ferrures Ă  l’aspect terrible. La couverture Ă©tait gravĂ©e d’un signe cursif et contournĂ©, dans lequel on pouvait lire la forme stylisĂ©e, au choix, d’un dragon ou d’une araignĂ©e (ou d’une chope d’hydromel si l’on Ă©tait un nain). Il l’ouvrit et jeta un Ɠil aux premiĂšres pages, couvertes d’une Ă©criture alternativement composĂ©e de lignes cunĂ©iformes verticales et de rangĂ©es d’idĂ©ogrammes compliquĂ©s et dĂ©licats rangĂ©s sagement en tableaux rectangulaires. Plus loin, l’ouvrage Ă©tait agrĂ©mentĂ© de diagrammes gĂ©omĂ©triques, d’illustrations prĂ©sentant des Ă©corchĂ©s de crĂ©atures diverses mais qu’on avait peu envie de croiser au dĂ©tour d’un couloir sombre, de symboles astrologiques, cosmogoniques, de pentagrammes, de cercles d’invocation et de listes de noms qui Ă©corchaient assurĂ©ment la bouche de ceux qui parvenaient Ă  les prononcer.

— Sapristi ! Le Tome d’Argent du Codex Incubus d’Alizabel !

— C’est quoi ça ? S’enquit Mark.

— Le Grand Alizabel Ă©tait un sombre nĂ©cromant, qui fut dit-on apprenti de Skelos l’Innommable avant de se retourner contre lui au cours de la fameuse bataille qui


— Non, je ne parle pas du bouquin, je parle du juron. Tu crois que tu vas te faire respecter avec un langage pareil ? Sapristi, saperlipopette
 Merde alors, c’est pas un langage pour un aventurier. Je ne sais pas moi, trouve toi des formules bien saignantes, des blasphĂšmes orduriers. Si tu continues, tu vas nous faire tous passer pour des bĂ©jaunes.

— Bon, intervint Vertu, ce n’est pas le moment de se quereller sur ces questions. Combien ça peut valoir ce bouquin ?

— En tout cas c’est trĂšs prĂ©cieux et trĂšs rare. Il y en avait un exemplaire dans la bibliothĂšque de mon Ă©cole du Cygne AnĂ©mique, dans la salle rĂ©servĂ©e aux ouvrages prĂ©cieux. Seuls les maĂźtres avaient l’autorisation de le consulter. Je pense que ça vaut au moins cent ou deux cent ducats d’or. Vois la qualitĂ© de ces illustrations, c’est le travail d’un copiste de premiĂšre force.

— Bon, on verra bien. La suite maintenant.

Elle prit la bourse dans sa main. Et se figea. Le clair tintement de cailloux qu’on entrechoque avait brutalement fait monter son rythme cardiaque. Elle ouvrit de grands yeux et regarda le Chevalier Noir qui, ayant lui aussi reconnu ce son si doux, lui rendit un regard du mĂȘme genre. Elle s’assit par terre en tailleur, dĂ©ploya sur la terre un des pans de tissus noir qui faisaient partie de son armure, et vida dessus le contenu du petit sac.

Cinq, dix, quinze, dix-sept, dix-huit.

Dix-huit gemmes, sur le velours noir.

Leurs tailles variaient du simple au triple, leurs formes allaient du brut Ă  la taille grand-elfique Ă  angulaire de double table, leurs natures Ă©taient fort diverses, et bien qu’à la lumiĂšre de la torche il soit impossible de dĂ©terminer leur qualitĂ© exacte, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait de pierres prĂ©cieuses ou fines, de grand prix. Vertu sourit de toutes ses dents, plissa le nez et Ă©mit un petit « Hß ! », prenant une expression infantile que Morgoth ne se souvenait pas de l’avoir vue arborer auparavant. Elle en sautilla sur ses fesses, et le Chevalier Noir ne cacha pas non plus sa satisfaction devant ce spectacle, qui Ă©mut mĂȘme Morgoth.

— Palsembleu, combien cela peut-il valoir ?

— SĂ»rement plus que ton livre tout pourri, ah ah ! Hum
 je vous ferai une estimation plus prĂ©cise lorsque nous serons revenus Ă  la lumiĂšre. Cette aventure Ă©tait mal engagĂ©e, mais la fortune nous sourit finalement ! Comme je te l’avais promis, mon jeune ami, les petits « hors-sujets » de notre mission nous ont dĂ©jĂ  rapportĂ© bien plus que les dĂ©penses engagĂ©es.

— Hors-sujet ? Je n’en suis pas si sĂ»r, fit Morgoth en faisant rouler la bague entre ses doigts d’un air songeur.

— Comment cela ?

— Observe la bague maintenant, tu ne lui trouves rien de particulier ?

— Non, c’est une bague sigillaire Ă  la mode ancienne. Un anneau magique peut-ĂȘtre, il faudrait
 Ah c’est curieux, maintenant que tu me le fais remarquer, le dessin m’en est familier. Mais oĂč diable ai-je vu un anneau pareil ?

— À ton doigt.

Comment diable avait-elle fait pour ne pas le voir ? C’était Ă©vident, Ă©norme, ça sautait aux yeux comme des chaussures de clown aux pieds d’un troll. C’était maintenant Ă©vident que cet anneau de cuivre et de fer Ă©tait l’exact jumeau de cette chevaliĂšre que Arcelor Niucco leur avait confiĂ© pour preuve de son identitĂ©, et que Vertu avait glissĂ© Ă  son annulaire droit avant de l’y oublier. InterloquĂ©e, elle considĂ©ra les deux bijoux. Sur chacun, un motif Ă©tait gravĂ© en creux dans un cadre ovale, un griffon issant entourĂ© de six trous coniques, qui sur de la cire devaient ressortir en pointes. Seule diffĂ©rence, la chevaliĂšre confiĂ©e par le mystĂ©rieux personnage semblait plus vieille, ses motifs Ă©taient patinĂ©s, usĂ©s, et son fer oxydĂ© par endroit, tandis que curieusement, la bague qui avait passĂ© des dĂ©cennies dans un trou du donjon Ă©tait encore en meilleur Ă©tat.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Comment est-ce possible ?

— Il y a un rapport quelconque entre notre commanditaire et ce donjon, constata Morgoth, mais lequel
 Une chose est claire, il ne nous a pas dit toute la vĂ©ritĂ©, et cette bague est bien autre chose qu’un simple signe de reconnaissance. Tu avais sans doute raison de te mĂ©fier de lui, finalement.

— Oui, et il a bien manigancĂ© son coup ce brigand. Je t’ai fait identifier le parchemin qu’il nous avait confiĂ©, mais j’avais complĂštement perdu de vue qu’il nous avait aussi fait transporter cette bague, qui est probablement la seule raison de notre mission. Peux-tu vĂ©rifier si ces anneaux sont magiques ?

— J’allais le faire.

Morgoth se mit au travail, et inspecta magiquement ces curieux anneaux, à l’aide du sortilùge habituel d’identification.

— Ils sont bien magiques, confirma le sorcier aprĂšs quelques passes, et parfaitement similaires, mais je n’ai dĂ©celĂ© qu’une faible puissance en eux. Pourtant leur enchantement est trĂšs pur, trĂšs propre, c’est le travail d’un sorcier habile et non d’un apprenti.

— Bien, soupira Mark en se relevant, ça ne nous avance Ă  rien on dirait. Il reste l’autre porte Ă  ouvrir, on en apprendra peut-ĂȘtre plus sur tout ça.

Alors, ils rangÚrent leurs nouvelles possessions, éteignirent la torche, ranimÚrent le brasero et se dirigÚrent vers la derniÚre porte, avec le sourd pressentiment que la suite des événements serait moins plaisante.

Vertu colla son oreille Ă  la porte, pour dĂ©celer un ennemi qui aurait Ă©tĂ© alertĂ© par le bruit qu’ils avaient fait, ou par un systĂšme d’alarme dĂ©clenchĂ© par le piĂšge du mur, mais encore une fois elle n’entendit pas un bruit. Elle glissa son Ă©pĂ©e sous un des tenons de fer qui supportaient le madrier de bois, et indiqua Ă  Mark de faire de mĂȘme sous l’autre tenon. Ils firent levier de conserve, et dĂ©collĂšrent sans trop de difficultĂ© la poutre pourrie et incrustĂ©e dans la ferraille, qu’ils purent alors soulever dans un relatif silence, et dĂ©poser Ă  cĂŽtĂ©. La porte n’avait pas de serrure, mais ses gonds Ă©taient rouillĂ©s et grippĂ©s d’une Ă©paisse couche de poussiĂšre, Mark trouva donc avantageux de se munir d’un morceau de ferrure tirĂ© du coffre, de forme recourbĂ©e et encore assez rĂ©sistant, qu’il glissa sous l’embrasure pour faire levier. Un craquement grave rĂ©sonna, puis un second, il Ă©tait impossible d’ouvrir sans faire de bruit. Ils prirent donc le parti d’écarter sĂšchement le vantail, comme Vertu l’avaient dĂ©jĂ  fait prĂ©cĂ©demment. De nouveau, elle employa sa technique pour surprendre les ennemis tapis derriĂšre les portes, avec le mĂȘme rĂ©sultat, tout restait d’un calme inquiĂ©tant. Un bref coup d’Ɠil lui avait suffi pour voir que la piĂšce Ă©tait bien plus grande que la prĂ©cĂ©dente, elle n’était d’ailleurs pas parvenue Ă  apercevoir le mur d’en face. Elle ramassa un petit caillou sur le sol, et le jeta droit devant sans trop de force, un petit son mou et quasiment inaudible rĂ©pondit. Elle lança un deuxiĂšme caillou dans la mĂȘme direction, mais plus fort, qui cette fois rendit un bruit sec et lointain assorti d’un bref Ă©cho. Du bout de son Ă©pĂ©e, elle Ă©prouva le sol situĂ© immĂ©diatement de l’autre cĂŽtĂ© de la porte, un plancher de bois peu fiable, puis revint dans le laboratoire, ralluma d’une main assurĂ©e la torche qu’ils venaient pourtant d’éteindre, et franchit le seuil de la grande caverne.

17. La Caverne du Destin

La porte s’ouvrait Ă  mi-hauteur d’une vaste cuvette de forme plus ou moins ovale, large de vingt pas et longue du double Des colonnes de concrĂ©tions soutenaient la voĂ»te dont le sommet entĂ©nĂ©brĂ© culminait Ă  une douzaine de mĂštres au-dessus du point bas. Des artisans du temps jadis avaient amĂ©nagĂ© cette cavitĂ© naturelle et en avaient fait un lieu praticable en installant des passerelles de bois soutenues par des Ă©tais. Une coursive circulaire faisait le tour complet de la grotte en un chemin de ronde dont le seul ornement Ă©tait une rangĂ©e de flambeaux fichĂ©s dans le roc Ă  intervalle rĂ©gulier. Quatre passerelles droites en partaient comme les rayons d’une roue dont le moyeu consistait en une plate-forme circulaire large de cinq pas. En son centre Ă©tait situĂ©e la machine. C’était une colonne de bronze Ă  la forme tarabiscotĂ©e, dont la base large de dix pieds s’ornait de bulbes multiples, de tubulures, de cannelures, de leviers crantĂ©s et de cadrans de cuivre aux multiples aiguilles figĂ©es Ă  tout jamais par l’oxydation. La machine s’effilait jusqu’à ne plus prĂ©senter qu’une section de trois pieds de diamĂštre Ă  la hauteur de la plate-forme, puis s’évasait de nouveau comme une monstrueuse fleur mĂ©tallique dont les trois pĂ©tales s’épanouissaient entre les passerelles d’accĂšs, un quatriĂšme pĂ©tale semblable s’était quant Ă  lui dĂ©tachĂ© de la structure principale, Ă©tait tombĂ© sur la plate-forme dont les planches avaient cĂ©dĂ© sous son poids, et les restes de la machinerie gisaient maintenant sur le sol de terre grasse et de gravats mĂȘlĂ©s. Les pĂ©tales restants supportaient encore vaillament le poids d’appareils rĂ©alisĂ©s avec soin, des ensembles de fins cĂąbles de cuivre reliant d’épaisses cornues de verre ou de cĂ©ramique, de tiges de fer et de petites coupelles de bronze assemblĂ©es en chapelets. Ces bien curieuses machines avaient pointĂ© vers quatre autres mĂ©caniques de bronze, des sortes de caisses d’aspect sinistres, longues chacune de deux pas et large d’un, ornĂ©es des mĂȘmes tubulures et cannelures que la grande colonne. Deux de ces caisses Ă©taient encore Ă  leur place, suspendues Ă  un ou deux mĂštres sous la voĂ»te par des chaĂźnes et des poulies pendant comme les fils d’une araignĂ©e peu soigneuse, et qui avaient dĂ» permettre de les hisser lĂ , au centre exact de l’espace vide entre la plate-forme, les passerelles d’accĂšs et la coursive. Les deux autres caisses s’étaient dĂ©crochĂ©es, Ă  moins qu’on ne les aient descendues, l’une d’elle avait encore un couvercle entrouvert, rappelant dĂ©sagrĂ©ablement un cercueil. AprĂšs la fleur, la colonne se poursuivait en hauteur, jusqu’à toucher le plafond, et de lĂ  partaient un faisceau de cĂąbles et de tubes fixĂ©s au plafond, auquel rĂ©pondait un autre faisceau semblable partant de la base de la machine, courant de conserve dans le sens de plus grande longueur de la caverne, vers un endroit oĂč semblait s’ouvrir une deuxiĂšme grotte, dont le sol Ă©tait cette fois Ă  hauteur de coursive. Il Ă©tait toutefois difficile de voir la destination finale de ces installations, car dans cette direction, la pierre changeait d’aspect, le calcaire clair et tendre cĂ©dant brutalement la place Ă  une pierre beaucoup plus sombre. Dans tout ce lieu sinistre on ne dĂ©celait aucune vie, aucune trace d’activitĂ© rĂ©cente, pas un bruit, pas mĂȘme un souffle de vent. Rien que les reliques nostalgiques et vaguement menaçantes d’un rĂȘve brisĂ© que le temps avait figĂ© Ă  jamais, pitoyable tĂ©moignage de la vanitĂ© des passions humaines.

— Waoh, fit Mark, ça doit ĂȘtre vachement long Ă  dĂ©crire une piĂšce comme ça.

— Je ne pense pas qu’on ait pu dissimuler des piĂšges sur ces pontons branlants, prĂ©vint Vertu, mais prenez garde aux murs et ne touchez pas Ă  ces flambeaux.

Elle progressa sur le ponton vers la gauche, ouvrant la marche avec prĂ©caution de peur de passer la jambe au travers d’une planche pourrie. Certaines Ă©taient, il est vrai, en trĂšs mauvais Ă©tat. Elle emprunta la premiĂšre passerelle radiale, l’arme au poing, aux aguets, puis fit signe Ă  ses compagnons de la suivre Ă  quelque distance, l’un aprĂšs l’autre afin de rĂ©partir la charge de leurs poids. ArrivĂ©e Ă  mi-chemin de la plate-forme centrale, elle s’arrĂȘta un long moment pour examiner l’un des grands coffres suspendus, puis continua son chemin. Elle parvint jusqu’à un ensemble de cadrans et de leviers regroupĂ©s, qui formaient comme un tableau de bord. Sans effleurer la machine une seule seconde, elle l’examina sous toutes les coutures. EtonnĂ©e, elle interrogea Morgoth du regard, le sorcier s’approcha des cadrans, en fit le tour, leva le nez en se grattant la tĂȘte d’un air perplexe. Puis il se pencha par-dessus le grand trou bĂ©ant dans le plancher, et dĂ©signa les dĂ©bris de la machine et les deux coffres qui gisaient par terre, trois mĂštres en contrebas. Ne voyant rien de mieux Ă  faire sur la plate-forme, Vertu acquiesça et fit signe Ă  Mark de rester lĂ , en arriĂšre-garde. Une Ă©chelle de bois permettait de descendre jusqu’au niveau du sol, mais elle l’estima peu sĂ»re, et prĂ©fĂ©ra descendre le long de la machine, dont les aspĂ©ritĂ©s permettaient de nombreuses prises. Elle posa finalement le pied sur le sol comme sur une terre Ă©trangĂšre, courbĂ©e, l’épĂ©e Ă  l’horizontale, prĂȘte Ă  bondir. Elle prĂȘtait particuliĂšrement attention aux deux coffres qui pouvaient donner asile Ă  un monstre, et se dirigea vers celui qui Ă©tait entrouvert, et qui donc prĂ©sentait le plus de danger. Elle fit une rapide inspection des alentours, puis d’un geste vif pointa sa torche vers le bĂąillement du panneau de mĂ©tal percĂ© – elle le dĂ©couvrit soudain – d’une vitre bombĂ©e large d’un pied et que la poussiĂšre avait opacifiĂ©e. Cependant, l’ouverture n’était pas assez large pour qu’elle puisse deviner ce qui se trouvait dedans, elle se rĂ©solut donc Ă  prendre un robuste madrier tombĂ© de la plate-forme, et s’en servit pour ouvrir le rĂ©cipient Ă  distance respectueuse.

Un crissement, un mouvement, une forme se précipitant hors du caisson.

Les nerfs de Vertu Ă©taient si tendus qu’elle rĂ©agit avec une vitesse ahurissante, et porta une attaque foudroyante, clouant le monstre sur place avant qu’il ne sorte de son hĂ©bĂ©tude.

Elle se rendit toutefois rapidement compte qu’elle n’avait pas eu grand mĂ©rite Ă  cette victoire, elle venait d’embrocher un rat, un simple rat. Elle dĂ©gagea sa lame du muridĂ© malchanceux, et se dit que sa prĂ©sence Ă©tait rĂ©confortante : les rats sont suffisamment intelligents pour ne pas nicher Ă  proximitĂ© des monstres, et s’il y avait eu des piĂšges dans le caisson, depuis le temps, les allĂ©es et venues de la gent trotte-menue les auraient dĂ©clenchĂ©s. NĂ©anmoins, c’est du bout de son sabre qu’elle acheva d’ouvrir le couvercle. Elle ne fut guĂšre surprise de ce qu’elle y trouva, et fit signe Ă  Morgoth de la suivre.

— Quelle horreur !

— Allons, reprends-toi, tu es nĂ©cromancien, ce n’est sĂ»rement pas la premiĂšre fois que tu vois un squelette. Ce qui m’étonne, c’est la forme et la taille de ces restes, regarde, ces membres contrefaits, ce crĂąne difforme et allongĂ©, cette mĂąchoire grossiĂšre
 quel genre de traĂźtement cet homme a-t-il subi pour prendre un tel aspect ?

— Rassure-toi Vertu, il ne s’agit pas lĂ  d’une expĂ©rience contre-nature d’altĂ©ration d’un ĂȘtre humain, ces restes sont ceux d’un troll.

— Un troll ? Mais oui, tu as raison, je reconnais maintenant le faciĂšs rĂ©pugnant de cette vermine. C’est sans doute l’atmosphĂšre de ce lieu qui trouble mon jugement. Mais les trolls sont bien difficiles Ă  tuer, leurs chairs rĂ©gĂ©nĂšrent de leurs blessures Ă  un rythme surnaturel, on dit que mĂȘme dĂ©capitĂ©, un troll peut faire repousser une nouvelle tĂȘte en quelques minutes et ne pas s’en porter plus mal.

— C’est exact, on m’a dit que seul le feu ou l’eau-forte sont de quelque aide pour occire le troll.

— Mais ce squelette est entier et en bon Ă©tat. Aucune trace de brĂ»lure, vois


— Tu as raison. Quelqu’un a utilisĂ© un autre moyen pour tuer celui-lĂ . Sans doute est-ce l’effet de la machine.

— As-tu une idĂ©e de sa fonction ?

— Non, il faudrait que je l’étudie plus en dĂ©tail. Par contre, ce caisson m’est familier : ces mĂ©caniques sont gĂ©nĂ©ralement utilisĂ©es pour emprisonner des crĂ©atures et les maintenir dans une sorte de sommeil magique pour de longues pĂ©riodes, ce sont des coffrets de stase. Ceux-ci sont trĂšs perfectionnĂ©s, je pense qu’ils ont d’autres fonctionnalitĂ©s, mais Ă  la base, c’est ça. Regarde ces curieux mĂ©canismes qui tendent vers les deux caissons restant, il y avait sans doute un rayon qui en partait pour faire quelque chose aux occupants.

— VoilĂ  qui est intĂ©ressant, que se passe-t-il lorsqu’un coffret s’ouvre brutalement ?

— La stase cesse, et la crĂ©ature se rĂ©veille.

— Mais ça n’a pas Ă©tĂ© le cas pour celui-ci, donc, le troll Ă©tait mort avant l’ouverture de son coffret.

— Tu as raison, ta logique est impressionnante
 et comme il n’y a aucun besoin d’un champ de stase pour maintenir un troll mort, c’est qu’il Ă©tait vivant lorsqu’on l’a mis lĂ . Il y a de bonnes chances que ce soit la machine qui l’ait tuĂ©, que ce soit intentionnellement ou par accident.

— Tout ceci est du dernier suspect. Oh mais regarde cette inscription, sur le couvercle, j’ai failli la manquer. « Ghongor » ou « Ghungor », quelque chose comme ça, ça a une signification pour toi ?

— Um
 non, je ne vois pas. C’était peut-ĂȘtre son nom ?

— J’ignorais que les trolls avaient un nom. Voyons l’autre coffret tombĂ© Ă  terre.

Tout comme la premiĂšre fois, elle s’approcha du second coffret, qui Ă©tait intact, tenant Morgoth Ă  distance respectueuse. AprĂšs une inspection tout aussi minutieuse, elle essuya la vitre et se pencha pour observer le contenu. Ce qu’elle vit sembla l’intriguer beaucoup, et le sorcier la rejoignit bien vite.

18. Les elfes ont les oreilles pointues

Il s’agissait d’une femme. De longs cheveux d’or pĂąle tirant sur le roux crĂ©pusculaire, tressĂ©s en fines cordelettes mĂȘlĂ©es de fils d’argent et de perles, Ă©taient le seul Ă©crin digne d’encadrer son blanc visage aux traits si fins, si dĂ©licats qu’ils emplissaient de chaste adoration quiconque les contemplaient. Sous une cape de velours vert, bordĂ© d’or et d’argent, un linge de la soie la plus prĂ©cieuse dĂ©corĂ© de motifs floraux soulignait, plus qu’il ne voilait, sa poitrine menue et ses reins admirables. Peut-ĂȘtre les pillards qui les avaient prĂ©cĂ©dĂ©s en ces lieux s’étaient-ils Ă©mus de ce spectacle et avaient renoncĂ© Ă  profaner son repos, car elle avait toujours sur elle quelques bijoux qui, pour ĂȘtre discrets, n’en Ă©taient pas moins de grand prix : des boucles d’oreilles argentĂ©es incrustĂ©es de petis rubis figurant des larmes de sang, des bracelets d’or aux poignets et aux chevilles, sur lesquels se dĂ©roulaient les idĂ©ogrammes complexes et entrelacĂ©s d’une Ă©criture plus ancienne que la culture humaine, et un pendentif d’or reprĂ©sentant un masque fĂ©minin arborant un sourire bienveillant quoique lĂ©gĂšrement taquin, dont les trois yeux Ă©taient figurĂ©s par des tourmalines polies du plus bel effet. Des bagues variĂ©es mais de prix habillaient ses doigts fins aux ongles peints d’argent, qui reposaient paisiblement sur son doux ventre.

— La saaaaalloooooope ! Sortez-la de là que je l’attrape et que je te la


Vertu se retourna vivement en direction de la plate-forme d’oĂč Mark Ă©mettait ces commentaires d’un goĂ»t discutable. Elle lui lança un regard assassin. Morgoth, que l’apparition soudaine de la jeune femme avait bouleversĂ©, se sentit poussĂ© par un instinct homicide qui lui Ă©tait inconnu et aurait sans doute agoni le Chevalier Noir de ses malĂ©dictions les plus honteuses et les plus blasphĂ©matoires si la voleuse n’avait pas retenu son bras d’une main ferme.

— Dis donc, au lieu de mater les cadavres, si tu retournais faire le guet ?

— Holà, tout de suite
 Mais que je ne vous prenne pas à empalmer les cailloux dans mon dos, on ne me la fait pas à moi.

Il retourna à son poste en bougonnant. Vertu se pencha à l’oreille de Morgoth et chuchota :

— Dis, tu te souviens quand je t’ai parlĂ© de Mark la premiĂšre fois


— Bon camarade, joyeux compagnon, honneur des soldats ?

— Oui, c’est cela. Et bien, il est possible que les annĂ©es ayant passĂ©, j’ai un peu enjolivĂ© les souvenirs que j’en avais.

— Oh, sans blague ?

— Bon, d’accord, c’est une sombre brute. Mais on a besoin de lui, tu comprends


— Umph. Oui, je comprends. Et plus ça va, plus je comprends.

— Parfait, la souplesse d’esprit est le plus grand profit que l’on puisse tirer de l’expĂ©rience. Revenons Ă  notre elfe, lĂ . Qu’en penses-tu ?

— Une elfe ?

— Une telle beautĂ© n’est hĂ©las pas le fait de notre race, et observe ses oreilles, tu vois qu’elles sont pointues. Les elfes ont les oreilles pointues.

— Les elfes ont les oreilles pointues ? C’est Ă©trange, un de mes professeurs m’a au contraire enseignĂ© que les elfes avaient des oreilles ordinaires, il avait bien insistĂ© sur ce point. Il est vrai que ce n’était pas le professeur le plus instruit ni le plus intelligent de l’école. Pour tout dire, il buvait. Il souffrait aussi d’une hygiĂšne corporelle dĂ©ficiente.

— Les elfes ont les oreilles pointues, et aucun interlocuteur sĂ©rieux ne met en doute ce point. Il est vrai que quelques hurluberlus professent une croyance inverse, dans un but qui m’a toujours Ă©chappĂ©, mais ce sont en gĂ©nĂ©ral des gens de peu de jugement et qui parlent de ce qu’ils ignorent. Vois par toi-mĂȘme, cette elfe a les oreilles pointue, tous les elfes ont les oreilles pointues, ils ont toujours eu les oreilles pointues et jusqu’à ce que cette race s’éteigne, ils auront toujours les oreilles pointues, c’est une vĂ©ritĂ© premiĂšre et immuable, quasiment une loi universelle.

Elle reprit sa respiration, elle avait pris une jolie teinte rouge aprĂšs cette diatribe.

— Bref, qu’en dis-tu ?

— Et bien, je pense que le coffret de stase est toujours intact, ce qui a prĂ©servĂ© ses
 euh
 chairs. Toutefois, je pense qu’elle est morte, ce genre d’équipement ne peut maintenir quelqu’un en vie aussi longtemps, hĂ©las, il n’y a plus rien Ă  faire. Mais s’il est encore possible de venger cette divine crĂ©ature et de chĂątier celui qui s’est rendu coupable d’un crime aussi Ă©pouvantable, je jure que je m’en chargerai.

— Des sentiments qui t’honorent. Je pense que c’était une prĂȘtresse de Melki, ou YeshmilaĂŻ comme l’appellent les elfes, vois son mĂ©daillon, c’est le symbole sacrĂ© de cette dĂ©esse.

— Je
 oui, si tu le dis. Tu peux me rafraĂźchir la mĂ©moire sur Melki ?

— DĂ©cidĂ©ment la religion, c’est pas ton fort. Melki est la plus douce et la plus pacifique des dĂ©esses, protectrice des arts et de la beautĂ©. C’est une des faces de Hima, c’est pourquoi on l’appelle aussi Hima-Melki.

— Le crime n’en est que plus grand !

— Je suis d’accord avec toi. Comment fait-on pour ouvrir le caisson de stase ?

— Ouvrir ? Tu veux profaner ce sarcophage ?

— HĂ©las, ce caisson cessera de fonctionner un jour ou l’autre, et la nature fera son Ɠuvre de destruction, tu le sais bien. Par ailleurs, il y a peut-ĂȘtre une chance pour qu’on puisse la ranimer. Tu l’as dit toi-mĂȘme, ces caissons semblent avoir des fonctions que tu ne connais pas, celui-ci permet peut-ĂȘtre de prĂ©server la vie plus longtemps qu’à l’accoutumĂ©e


— Si tu pouvais dire vrai. Et puis je suis un nĂ©cromancien aprĂšs tout ! Oui, tu as raison, il faut ouvrir. Attends, que je me repĂšre dans ce fatras de boutons et de leviers
 Voici le compensateur de fluide ignĂ©, l’interrupteur doit suivre, juste lĂ , c’est ça
 ce cadran indique la charge proximale de dĂ©sengagement, et celui-ci
 non, c’est ici
 Alors ce bouton, je le tourne dans le sens des aiguilles d’une montre
et arrivĂ© Ă  la marque rouge
 Ă  la marque rouge
 et
 clac ! Reste plus qu’à dĂ©verrouiller ici


Une plainte sourde Ă©mana de la machine, qui s’éteignit progressivement. Le couvercle tressauta et une brume lourde Ă  l’odeur Ăącre s’en Ă©chappa. Vertu ouvrit le sarcophage et balaya la fumĂ©e d’un revers de main. Sans l’écran de la vitre sale, l’elfe paraissait encore plus lointaine, splendide et fragile.

— Je ne sens pas son pouls, fit Morgoth, qui s’était prĂ©cipitĂ© pour le prendre. Je ne sens rien
 Mais attends, elle est encore
 oui, sens, elle est encore tiĂšde, c’est Ă©trange, la chaleur de la vie ne l’a pas encore quittĂ©e.

— Alors en bas, qu’est-ce que vous foutez ? Moi on me reproche de mater, mais vous vous tripotez vous n’avez pas honte ?

— Fais le guet, te dis-je !

— Et pour surveiller quoi ? Y’a rien dans cette piùce ! Là y’a rien, là y’a rien, là y’a


Et tandis qu’il dĂ©signait le cĂŽtĂ© sombre de la caverne oĂč s’ouvrait une autre grotte, Marken-Willnar Von Drakenströhm s’immobilisa, blĂȘmit, puis tira une flĂšche de son carquois et l’encocha dans son arc.

— On a un gros problùme les mecs.

19. Le Divisé

En tendant l’oreille, on pouvait dĂ©celer les bruits de succion rĂ©pugnants et les tĂątonnements hideux que produisait la chose qui rampait dans les tĂ©nĂšbres. Animal ou vĂ©gĂ©tal, terrestre ou dĂ©moniaque, quoique ce puisse ĂȘtre, ce n’était pas le fruit d’une Ă©volution naturelle. Et plus la crĂ©ature avançait vers la lumiĂšre des torches, plus son anatomie dĂ©plaisante se rĂ©vĂ©lait au regard, ou pour ĂȘtre prĂ©cis, son absence d’anatomie. Car ce qui progressait vers nos hĂ©ros n’était qu’un amas de chairs palpitantes sous les dĂ©chirures d’une peau grasse parsemĂ©e de touffes de poils drus, percĂ©e d’esquilles d’os suppurantes de moelle et de glaire. Mais ça et lĂ , on pouvait reconnaĂźtre les reliefs cauchemardesques d’ĂȘtres humains, un nez, un Ɠil, une bouche distordue aux dents hypertrophiĂ©es
 oui, c’était certain maintenant, quoique ce fut aujourd’hui, et aussi dĂ©plaisant que cela puisse ĂȘtre, cela avait Ă©tĂ©, jadis, un homme.

— Tu ?

— *? Nouuuuuus*

— _Ah ah ah
 Ooooooh
_

— ```Je vois```

— **Nous voyons
**

De multiples voix Ă©manaient des multiples bouches, des voix dĂ©formĂ©es, mais qui semblaient avoir, Ă  la base, le mĂȘme timbre. De multiples voix qui exprimaient la folie, l’horreur d’une conscience Ă©clatĂ©e, l’abominable nĂ©gation de l’identitĂ© humaine. Cet ĂȘtre avait Ă©tĂ© Ă©clatĂ©, multipliĂ©, fondu en une sorte de magma rĂ©pugnant. Telle avait sans doute Ă©tĂ© la vision hallucinĂ©e de cet aventurier anonyme qui, cent-quarante ans plus tĂŽt, avait mis en garde ceux qui suivraient ses traces. Morgoth et ses compagnons comprenaient maintenant pourquoi il avait appelĂ© cette monstrueuse entitĂ© « le Divisé ».

Vertu, qui avait mĂ©caniquement tirĂ© son arc, affronta l’abomination du regard, et l’interrogea.

— Qui es-tu ? Que veux-tu ?

Tout en continuant à progresser, le Divisé répondit

— **La belle ?**

— _*Tu as ouvert
 oui, tu l’as fait*_

— Ne le nie pas !

— ```Nourik va ĂȘtre trĂšs mĂ©content```

— Je le suis ?

— *Nous le sommes*

— Nourik ? C’était ton nom ? Mais que veux-tu, crĂ©ature ?

— *Te manger*

— ```Vous manger```

— **Nous manger**

— _Et la belle, manger aussi, enfin_

Vertu en savait assez pour comprendre qu’il n’y avait pas lieu de raisonner le DivisĂ©, il Ă©tait fou, plus fou qu’aucun homme ne le deviendrait jamais. Sa flĂšche partit, suivie par celle de Mark. L’une toucha un Ɠil surdimensionnĂ©, l’autre se ficha dans une bouche. Le DivisĂ© ne sembla mĂȘme pas s’apercevoir de ses blessures. Une autre flĂšche partit, puis une autre, puis une autre, toujours aussi prĂ©cises, toujours aussi inefficaces. Un tentacule osseux Ă  la forme irrĂ©guliĂšre, incroyablement long sortit du sol devant Vertu, qui jeta son arc et brandit son Ă©pĂ©e maudite. Un Ă©clair empourpra l’air, la remarquable Ă©pĂ©e se glissa entre deux cartilages et trancha net le membre rĂ©pugnant qui tomba au sol, sans toutefois causer grand tort. Un deuxiĂšme plus rapide venait dĂ©jĂ  Ă  sa rencontre, elle le coupa net. Elle s’aperçut alors avec horreur que le fragment tranchĂ© du premier tentacule se dĂ©battait encore, et qu’il lui avait poussĂ© des pattes, qui ressemblaient horriblement Ă  des doigts humains. Il progressait tant bien que mal vers l’horrible moignon, et s’y colla avec un bruit mouillĂ©. Les flĂšches que Mark continuait Ă  lui envoyer s’enfonçaient dans les profondeurs de sa chair qui se refermait tout aussi vite.

— Merde, ça rĂ©gĂ©nĂšre !

— J’ai vu
 Morgoth, bordel, tu fous qu


Morgoth, aprĂšs un instant de flottement, avait pris la mesure du pĂ©ril qui menaçait, et avait compris que ni les flĂšches, ni les lames ne viendraient Ă  bout du DivisĂ©. Il Ă©tait montĂ© rejoindre le Chevalier Noir sur la plate-forme, puis avait cherchĂ© dans ses souvenirs quel sortilĂšge conviendrait le mieux. Maintenant, les bras croisĂ©s devant lui, les yeux clos, il marmonnait une conjuration que, si on lui avait posĂ© la question cinq minutes plus tĂŽt, il aurait affirmĂ© ĂȘtre hors de portĂ©e de sa science. Mais il avait vu son maĂźtre la lancer, et il pensait connaĂźtre les tenants et les aboutissants du sortilĂšge et maĂźtriser le risque dans des limites raisonnables. L’énergie monta de ses pieds jusqu’à sa tĂȘte, hĂ©rissant ses cheveux, des Ă©clairs bleuirent sa robe de sorcier, et l’espace d’une seconde, il sembla Ă  ses compagnons qu’il Ă©tait le plus terrible magicien de la Terre. Il ouvrit alors ses yeux, Ă©tendit son bras, index pointĂ© sans peur vers le monstre, le visage impassible, et un Ă©clair aveuglant partit droit vers le DivisĂ©. Durant un bref instant, la lumiĂšre crue Ă©claira l’infĂąme physionomie de l’abomination, avant que l’énergie ne la pĂ©nĂštre, ne la traverse, lui infligeant des tourments Ă©pouvantables qui se traduisirent par des spasmes brutaux accompagnĂ©s d’une multitude de hurlements Ă  glacer le sang. Morgoth Ă©prouva un vif plaisir Ă  soumettre la crĂ©ature infecte au supplice, un vif plaisir qui dura environ deux dixiĂšmes de secondes.

Dans la lumiĂšre qui accompagnait l’éclair, le sorcier avait en effet vu que la caverne, derriĂšre le monstre, Ă©tait de dimensions fort rĂ©duites, et que l’éclair, en traversant le monstre, risquait de


— REBONDIR, PLANQUEZ-VOUS !!!

Le flux d’énergie bleutĂ© parcourut le monstre de part en part, ressortit de l’autre cĂŽtĂ©, s’écrasa contre le mur d’obsidienne puis, comme le sorcier l’avait prĂ©vu – mais trop tard – fit demi-tour avant de re-traverser le DivisĂ©, qui derechef se mit Ă  hurler Ă  la mort et Ă  battre l’air de ses appendices. Le flux Ă©tait encore assez vigoureux pour poursuivre sa course folle en direction de Mark et Morgoth, qui n’eurent que le temps de sauter Ă  terre avant que la puissante dĂ©charge ne les frĂŽle. Alors, elle s’abattit sur la colonne de bronze et de fer, se divisa, parcourant les anciens canaux Ă  Ă©nergie morts depuis des gĂ©nĂ©rations, jaillissant en courants dĂ©sordonnĂ©s par les pĂ©tales de la structure qui explosa, aprĂšs avoir dissipĂ© une Ă©nergie considĂ©rable par les cĂąbles qui couraient le long du plafond et du sol. Dans le rĂ©duit d’oĂč Ă©tait sorti le monstre, quelque chose explosa avec une force dĂ©moniaque, projetant des dĂ©bris de chair calcinĂ©e, la chair profanĂ©e du DivisĂ©. Et pour parachever cette apocalypse, la machine infernale se brisa en son milieu, et s’effondra sur elle-mĂȘme, entraĂźnant dans sa chute la plate-forme entiĂšre, les passerelles vermoulues et les deux sarcophages encore suspendus au plafond.

Le silence retomba. La succession d’explosion avait laissĂ© dans l’air une odeur Ăącre de brĂ»lĂ© et d’ozone mĂ©langĂ©s. Vertu ralluma sa torche Ă©teinte Ă  un foyer qui avait pris non loin d’elle, puis entreprit de retrouver ses compagnons. Mark fut le plus facile Ă  trouver, il jurait comme un charretier en se tenant la jambe droite, qui Ă©tait apparemment brisĂ©e. Il s’en tirait bien. Morgoth gisait non loin, inconscient mais encore en vie. Elle le secoua par l’épaule, il se releva en sursaut, l’Ɠil fou, et chercha du regard son ennemi en s’écriant :

— Il est oĂč cet enfant de salaud, que je le finisse Ă  la boule de feu ?

— Calme toi, lui dit Vertu en le ceinturant fermement. Inutile d’en rajouter, il est mort, tu vois, il est mort.

Et faisant Ă©cho Ă  ses paroles, des lumiĂšres surnaturelles l’épanchĂšrent par les multiples plaies bĂ©antes du DivisĂ©, des volutes magiques, fragiles mais indestructibles, qui se mĂȘlĂšrent, se condensĂšrent au-dessus du rĂ©pugnant cadavre. L’espace d’un instant, Morgoth crut reconnaĂźtre des silhouettes humaines, des formes fantomatiques, il lui sembla mĂȘme, mais il ne l’avoua jamais Ă  quiconque, que l’une d’elle, avant de disparaĂźtre dans le nĂ©ant, se retourna et lui fit de la main un signe d’amitiĂ©. Le DivisĂ©, quelles qu’aient pu ĂȘtre son histoire et sa nature, s’était nourri non seulement des corps, mais aussi des Ăąmes des malheureux qui avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la caverne, et qui maintenant pouvaient reprendre leur chemin vers l’au-delĂ . Morgoth, Vertu, et mĂȘme Marken (quoique avec mauvaise conscience) ressentirent alors la satisfaction profonde d’avoir accompli le bien, complĂštement et sans partage.

Alors s’éleva dans l’air de la grotte un son cristallin, si aigu qu’il Ă©tait presque inaudible. Une nouvelle lueur venait de naĂźtre du fumier infect qu’était maintenant le DivisĂ©, une Ă©toile d’or entourĂ©e d’azur. Une seconde s’y joignit bientĂŽt, et une autre, et maintenant beaucoup d’autres, des lumiĂšres belles Ă  pleurer qui rĂ©pandaient une sainte clartĂ© dans toute cette caverne maudite, et dont le chant s’élevait si haut qu’à travers la roche grossiĂšre et l’air souillĂ© de la Terre, il atteignait les cieux.

Soudain, les voix se turent, et les lumiĂšres se dĂ©versĂšrent en un torrent jusque dans le sarcophage oĂč gisait l’elfe. Morgoth et Vertu, conscients qu’ils allaient assister Ă  un miracle, s’approchĂšrent du catafalque de mĂ©tal. Elle rayonnait maintenant de puissance et de vie, ses chairs commençaient dĂ©jĂ  Ă  frĂ©mir, Ă  rosir sous l’afflux de sang dans ses veines si longtemps inertes. Ses lĂšvres s’entrouvrirent sur une rangĂ©e de dents sans dĂ©faut aucun, un souffle gonfla sa poitrine, un soupir.

Les yeux s’ouvrirent, immenses, d’un vert si profond qu’aucune feuille ne parvint jamais Ă  l’égaler.

20. Quelques explications, d’autres mystùres

— N’aie pas peur, nous sommes des amis. Je suis Morgoth, voici Vertu, et plus loin, c’est Marken.

Elle ne semblait pas en douter, elle ne semblait d’ailleurs pas avoir peur. Morgoth avait dit ça parce que c’était selon lui le genre de chose Ă  dire dans ces cas lĂ . Elle porta son regard sur Morgoth, Vertu, Mark qui gĂ©missait plus loin, puis sur les diverses choses qui l’entouraient.

Elle n’avait pas l’air Ă©tonnĂ©e, ni inquiĂšte, pour tout dire, la situation ne paraissait pas la toucher particuliĂšrement.

— Quel est ton nom ? Tu me comprends ?

Elle sembla un peu dĂ©sarçonnĂ©e. Ses sourcils se plissĂšrent, elle chercha autour d’elle, puis plongea son regard dans celui du sorcier.

— Je te comprends.

— Bien, bien. Et comment t’appelles-tu ?

— Je
 ça va sĂ»rement me revenir. C’est sot, je devrais le savoir.

— Comment es-tu arrivĂ©e ici ? Demanda Vertu.

Haussement d’épaules — jolies Ă©paules — impuissant.

— Tu ne sais pas qui tu es, ni ce que tu fais là. Que sais-tu de Xyixiant’h ?

— Xyixiant’h
 oui, un souvenir
 petit, loin. Je connais Xyixiant’h. Qui est-ce ?

— Sais-tu lire ? C’est le nom marquĂ© sur cette plaque sur le couvercle du sarcophage, juste derriĂšre ta tĂȘte. Je pense que c’est peut-ĂȘtre ton nom.

— Peut-ĂȘtre. Si vous le souhaitez, vous pouvez m’appeler Xyixiant’h. Je pense que c’est un nom appropriĂ©.

Elle porta son doigt (petit et gracieux) contre la plaque, et la lut. Elle hocha la tĂȘte.

— Tu peux marcher ?

Elle se leva sans peine. Ses muscles avaient conservĂ© toute leur force, ses articulations toute leur souplesse. Elle posa son pied (mignon) dans l’indigne poussiĂšre de ce lieu de mort et se leva de toute sa hauteur, qui n’était d’ailleurs pas trĂšs Ă©levĂ©e. Elle contempla de nouveau le vaste chaos autour d’elle, ainsi que les trois aventuriers couverts de boue, de suie et de sueur qui l’environnaient. Elle dĂ©visagea longuement Morgoth, qui ne savait pas quel parti prendre mais trouvait cela agrĂ©able, puis passa Ă  Vertu, qui fut Ă  la fois irritĂ©e et curieuse de cette attention, puis elle fit quelques pas et enjamba divers dĂ©bris pour observer Mark avec la mĂȘme attention.

— Au moins, fit celui-ci entre deux halĂštements, il y a quelqu’un ici qui s’intĂ©resse un peu Ă  moi. Vous savez, ça se fait dans certaines compagnies d’aider les compagnons blessĂ©s.

— Que t’es-t-il arrivé exactement ? Demanda Morgoth.

— En suivant TES conseils, j’ai sautĂ© pour Ă©viter TON sortilĂšge, et je me suis mal reçu sur MON tibia, qui est cassĂ©. Et ça fait un mal de chien, outre le fait que je ne peux plus me dĂ©placer et encore moins me battre.

— Ah oui, voyons ça (il dĂ©chira de sa dague le pantalon du Chevalier, et considĂ©ra sa cuisse tumĂ©fiĂ©e et dĂ©jĂ  bleuissante). Oh, en effet, ton diagnostic Ă©tait le bon, c’est bien une fracture du tibia. Mes maĂźtres m'avaient enseignĂ© que certains hommes originaires de la lointaine Khneb avaient un tibia dans la cuisse au lieu de la jambe, et ça m'avait bien Ă©tonnĂ© sur le coup, mais je constate que c'Ă©tait vrai ! CuriositĂ©s de la nature... Tu jouis en tout cas de remarquables connaissances en anatomie !

— C’est nĂ©cessaire pour un combattant qui veut frapper lĂ  oĂč ça fait mal. Peux-tu quelque chose pour moi ? Tu es nĂ©cromancien, il paraĂźt.

— Je connais un charme appelĂ© « Emperlement de l’Ame » qui pourrait t’endormir pendant trente jours et trente nuits, le temps que tes os se ressoudent. Maintenant que j’y pense c’est totalement idiot, tu mourrais de faim et de soif. Voyons que je rĂ©flĂ©chisse
 La Noire Conjonction d’Aznaboth
 non, ça c’est pour ressouder les squelettes des gens dĂ©jĂ  morts. Ah, j’y songe, il y a la Florescence Coruscative de JoĂżlaraht, qui te ferait pousser une troisiĂšme jambe, il suffirait alors d’amputer celle qui est cassĂ©e
 Quoi ? Je cherche, je cherche. Attends, il y a sĂ»rement quelque chose d’intĂ©ressant Ă  ce sujet dans le Codex Incubus
 FlĂ©trissement, Perversion, Putraillification oculaire


— Si c’est tout ce que tu as à me proposer, ton bouquin, tu peux te le


— Ah, fit Vertu, nous avons Ă©tĂ©s imprudents de nous aventurer lĂ -dedans sans le secours d’un prĂȘtre.

Puis elle se tourna vivement vers celle qu’il convenait d’appeler Xyixiant’h.

— Mais dis donc toi, si tu es une prĂȘtresse de Melki, tu pourrais nous aider.

Xyixiant’h se retourna, cherchant derriĂšre elle la personne Ă  qui on s’adressait, puis dĂ©signa sa poitrine d’un doigt perplexe.

— Oui, tu portes le symbole sacrĂ© de Melki, et il est en or, comme celui des prĂȘtres de cette dĂ©esse, et contrairement Ă  ceux des adeptes qui sont d’argent et gĂ©nĂ©ralement de facture plus grossiĂšre. Tu n’as aucun souvenir lĂ -dessus ?

— Pas vraiment. Qui est Melki ?

— Il faut donc que je passe ma vie Ă  enseigner la thĂ©ologie ? Melki, comme je l’ai dĂ©jĂ  appris Ă  Morgoth pas plus tard que tout Ă  l’heure, est la dĂ©esse protectrice des arts et de la beautĂ©. Sa doctrine est que la facultĂ© de discerner le beau du laid est la maniĂšre que les dieux crĂ©ateurs ont inculquĂ© aux hommes de distinguer le bien du mal.

— Est-ce vrai ?

— C’est en tout cas la doctrine de Melki. Il s’agit d’une dĂ©esse bienfaisante et pacifique, dont les prĂȘtres sont partout bien accueillis. Ils rĂ©pandent la joie, la paix et la comprĂ©hension entre les races grĂące aux arts qu’ils promeuvent. Tu la connais peut-ĂȘtre mieux sous le nom elfique de YeshmilaĂŻ.

— Oh, comme ça m’a l’air digne d’intĂ©rĂȘt !

— Oui, enfin tout ça cïżœïżœest la thĂ©orie. Attends, je vais t’enseigner quelques conjurations clĂ©ricales simples, tu pourras ainsi, en te concentrant sur l’image que tu te fais de Melki et en t’aidant de ton symbole sacrĂ©, soulager notre pauvre compagnon, qu’en dis-tu ?

— Tu penses vraiment que je pourrais faire une chose pareille ? J’aimerais tant pouvoir aider... euh
 machin là


— Mark. Allez, prends ton symbole dans ta main.

— Oh, comme il est joli. C’est le visage de Melki ?

— C’est en tout cas son symbole, Melki est supposĂ©e ĂȘtre d’une beautĂ© incomprĂ©hensible aux mortels. Tu tiens ton symbole en direction de la blessure. Dans l’autre sens. Et c’est l’autre jambe.

— Euh, fit Mark un peu inquiet de servir de cobaye, finalement, je crois qu’une bonne vieille attelle


— Ne prĂȘte aucune attention aux protestations de ton patient et concentre-toi sur ta foi en Melki. Laisse-toi envahir par la douce quiĂ©tude de l’amour divin.

— D’accord.

— À mesure que tu t’élĂšves dans la transe, tu te rapproches de la frontiĂšre qui sĂ©pare le monde physique et grossier du monde mystique, Ă  ce stade, l’énergie vitale doit commencer Ă  irradier de ton symbole, et tu peux la sentir dans tes mains.

— Oui, tu as raison, regarde, ça brille !

— Ne te laisse pas distraire et reste Ă  ce que tu fais. Maintenant, tu vas chanter une ancienne priĂšre pour invoquer l’action purificatrice de la dĂ©esse et conjurer les force destructrices. RĂ©pĂšte aprĂšs moi :

Vertu se mit Ă  entonner un chant aux tonalitĂ©s inconnues, empreint de mystĂšre. Bien qu’il soit dans une langue inconnue, que peu d’elfes comprenaient encore, on devinait qu’il Ă©voquait avec nostalgie un paradis perdu, un temps ancien que l’homme n’avait pas connu, oĂč la noble race avait vĂ©cu en paix avec le monde. La voleuse n’était certes pas la plus mauvaise chanteuse qui soit, et malgrĂ© la difficultĂ© des accents et de la rythmique, Xyixiant’h fut bientĂŽt en mesure de le reprendre.

Quels que fussent les talents vocaux de Vertu, ils faisaient pitiĂ© en comparaison de ceux dont Xyixiant’h fit montre. Les trois auditeurs furent frappĂ©s par ce chant pur, qui les transporta l’espace d’un instant loin de la grotte fĂ©tide, loin des malĂ©fices dĂ©liquescents du DivisĂ©, dans les terres du rĂȘve.

Puis la voix se tut comme une feuille morte touchant le sol, obligeant les Ăąmes de nos compagnons Ă  regagner le monde lourd des mortels.

— C’est un truc comme ça ?

— Je
 hum
 oui, plus ou moins, acquiesça Vertu aprĂšs s’ĂȘtre Ă©clairci la gorge. Oui, c’est tout Ă  fait ça. Regarde, la jambe est guĂ©rie, ta magie a rĂ©ussi !

— Oooooh !

Elle tùta de ses petits doigts la cuisse musculeuse, qui ne présentait plus aucun signe de blessure.

— Bravo fillette, se rĂ©jouit le Chevalier Noir, je ne ressens plus aucune douleur.

Il se releva et fit quelques pas prudents avant de reprendre une dĂ©marche normale. TrĂšs satisfaite d’elle-mĂȘme, Xyixiant’h s’adressa Ă  Vertu.

— Pendant que je chantais, j’ai senti que c’était quelque chose que je savais faire, c’est curieux non ?

— Sans doute un souvenir de ta vie passĂ©e. J’espĂšre que d’autres te reviendront Ă  mesure que tu prendras des forces, et j’espĂšre aussi que tu nous en feras part, nous pourrons alors t’aider dans ta recherche.

— Moi aussi je l’espùre, je suis curieuse de savoir qui je suis.

— Et moi donc. Bon, maintenant que la place est nette, finissons d’explorer cette salle.

Les deux sarcophages restants Ă©taient tombĂ©s fort obligeamment du plafond, il fut donc aisĂ© de les ouvrir. L’un contenait les restes d’un humanoĂŻde trapu Ă  l’ossature massive, Ă  la poitrine exceptionnellement large et dont le crĂąne allongĂ© garni de crocs robustes n’avait rien d’humain. Morgoth compara ce crĂąne Ă  celui d’un chien, et convainquit ses compagnons qu’il devait s’agir d’un lycanthrope, ou loup-garou. Ils n’oubliĂšrent pas d’inspecter la plaque de cuivre qui lui correspondait, et qui indiquait le nom de Zananfo. L’ultime coffre de bronze abritait un squelette d’aspect plus humain mais qui, aprĂšs un examen plus attentif, rĂ©vĂ©la la prĂ©sence de longues griffes aux mains, et d’une paire de canines particuliĂšrement dĂ©veloppĂ©es. Prenant le crĂąne Ă  pleine main, le jeune nĂ©cromancien fit remarquer Ă  ses compagnons comment ces canines Ă©taient percĂ©es chacune d’un canal, et en dĂ©duisit qu’il s’agissait assurĂ©ment d’un mort-vivant de la variĂ©tĂ© des vampires. Pour appuyer son exposĂ©, il leur fit aussi remarquer que le nom inscrit sur la derniĂšre plaque, Marakidu, Ă©tait typique du royaume de Phalyngeste, une contrĂ©e pauvre et arriĂ©rĂ©e situĂ©e plus Ă  l’est dans les monts du Portolan, et qui avait la rĂ©putation d’ĂȘtre infestĂ©e depuis des siĂšcles par la lĂšpre du vampirisme.

Ils fouillĂšrent les restes de la machine infernale, sans rien y trouver qui vaille la peine de s’en encombrer, puis remontĂšrent avec prĂ©caution jusqu’au recoin tĂ©nĂ©breux d’oĂč le DivisĂ© avait fait irruption. Ils pataugĂšrent avec dĂ©goĂ»t dans son cadavre, qui semblait disposĂ© Ă  se dĂ©composer Ă  une vitesse surnaturelle, comme si la mort rĂ©clamait son dĂ» avec d’autant plus d’ardeur qu’il lui avait Ă©chappĂ© longtemps. Ils parvinrent enfin dans le rĂ©duit, une chambre circulaire de cinq pas de diamĂštre et juste assez haute pour qu’on n’ait pas besoin de se baisser pour progresser, creusĂ© avec une rĂ©gularitĂ© surprenante dans une obsidienne aux reflets roux (mais peut-ĂȘtre Ă©tait-ce dĂ» aux torches). Le centre Ă©tait occupĂ© par une autre machine, ou bien une autre piĂšce de la machine, Ă  laquelle convergeaient les deux faisceaux de cĂąbles encore fumants. Ils dĂ©couvrirent avec horreur que le DivisĂ© n’était pas seulement un magma humain, mais qu’il s’était aussi fondu intimement dans cette mĂ©canique dont jadis, la partie centrale avait dĂ» ĂȘtre un siĂšge. Morgoth l’étudia, et y trouva la confirmation d’une thĂ©orie qu’il Ă©laborait depuis quelques temps dĂ©jĂ .

— Le secret des dieux, l’immortalitĂ©, bien sĂ»r. Telle Ă©tait la quĂȘte du DivisĂ©. Cette machine qu’il avait construite, ou fait construire, n’avait qu’un seul but, lui confĂ©rer cette immortalitĂ©. Pour cela, il avait emprisonnĂ© quatre crĂ©atures, un vampire immortel parce qu’il est dĂ©jĂ  mort, un lycanthrope immortel par sa malĂ©diction, un troll immortel par sa facultĂ© de rĂ©gĂ©nĂ©ration, et enfin une elfe, dont la longĂ©vitĂ© est proverbiale. Cette mĂ©canique devait soutirer l’essence vitale de chacun des quatre captifs, les fondre, puis les transmettre Ă  celui qui occupait ce siĂšge. Mais quelque chose n’a pas fonctionnĂ©, ou a trop bien fonctionnĂ©, peut-ĂȘtre a-t-il prĂ©sumĂ© de sa science, toujours est-il qu’au lieu de devenir l’égal d’un dieu, il s’est mĂ©tamorphosĂ© en cette chose hideuse. Oui, il l’a eu, l’immortalitĂ©, et il a dĂ» la chercher longtemps, mais je ne pense pas qu’il Ă©tait prĂȘt Ă  payer ce prix-lĂ .

— Triste destin.

Ils mĂ©ditĂšrent quelques secondes, puis reprirent leurs recherches. Le seul autre point d’intĂ©rĂȘt Ă©tait un couloir de section parfaitement circulaire qui continuait Ă  s’enfoncer dans la montagne, en lĂ©gĂšre montĂ©e. Vertu s’y aventura en premier, comme Ă  son habitude, mais estima que si monstre il y avait, le raffut qu’ils avaient fait Ă©tait suffisant pour les ameuter. La nature des parois ne permettait pas de dissimuler un piĂšge, aussi fut-elle assez rapide. ArrivĂ©e Ă  un obstacle, elle fit signe Ă  ses compagnons qui, pressĂ©s d’en finir, arrivĂšrent au pas de course.

C’était une porte ronde, Ă©norme, dont l’embrasure Ă©tait alĂ©sĂ©e afin de s’adapter au mur avec la plus grande prĂ©cision. Le battant prĂ©sentait une forĂȘt de pistons et de crĂ©maillĂšres, actionnĂ©es par une roue au centre de laquelle trĂŽnait un petit loquet Ă  l’air sournois. L’ensemble Ă©tait entiĂšrement mĂ©tallique, de l’acier le plus solide, paraissait fort lourd et ne prĂ©sentait aucune trace de corrosion.

Comme de coutume, Vertu s’agenouilla devant la porte, examina tout ce qu’il y avait Ă  examiner avant d’effleurer quoique ce soit, et ne trouva rien de notable. Elle porta son oreille et n’entendit pas plus, mais il est vrai que l’obstacle semblait si massif qu’on aurait pu faire fonctionner une forge naine de l’autre cĂŽtĂ© sans qu’un bruit ne passe.

— Bel ouvrage, commenta Mark, impressionnĂ©. Je me demande comment on a fait pour l’amener lĂ .

— Probablement en morceaux, et on l’aura montĂ©e ici. Bon, poussez vous, je vais actionner le loquet.

Ils s’écartĂšrent du passage, aux aguets, et Vertu poussa la petite piĂšce mĂ©tallique du bout de son arme. Elle dut forcer un peu, mais il pivota finalement, dĂ©voilant un mĂ©canisme circulaire long comme le pouce, fait d’un alliage dorĂ©, au centre duquel Ă©tait amĂ©nagĂ© un minuscule motif en relief. Vertu sourit.

— Un griffon issant entourĂ© de pointes. Et je parie que la bague d’Arcelor s’y adapte parfaitement. VoilĂ  le mystĂšre Ă©clairci : la bague est une clé !

— Une clĂ©, fit Morgoth, tu veux dire qu’on nous a payĂ©s uniquement pour que notre destinataire puisse ouvrir cette porte ? Oui, ça se tient, la bague a des relents magiques qui pourraient tout Ă  fait servir Ă  identifier une clĂ©. Hmm
 Dis-moi, vu l’épaisseur et vu la façon, je suppose que ce qui est derriĂšre est de grand prix, il me tarde de savoir ce que c’est.

— Tu raisonnes Ă  l’envers, Morgoth. RĂ©flĂ©chis, le DivisĂ© gardait la porte, comment ceux qui nous payent auraient-ils pu ĂȘtre au courant qu’il y avait une serrure et une clé à trouver sans le combattre et le tuer ? Non, je pense que personne n’est venu ici depuis ces sombres expĂ©riences. Notre commanditaire ne souhaite pas ouvrir cette porte pour aller de l’autre cĂŽtĂ©, mais pour venir ici ! C’est lui que nous trouverons si nous ouvrons la porte, attendant impatiemment sa bague. Il ignore sans doute l’existence de l’entrĂ©e que nous avons empruntĂ©e.

— Mais oui, tu as sans doute raison, opina le magicien. Encore une fois, ta logique est frappante.

— Sa logique est sotte, objecta Marken. Si notre commanditaire souhaite tant pĂ©nĂ©trer dans cette grotte, pourquoi ouvrir la porte ? Il n’a qu’à payer une demi-douzaine de piocheurs et creuser un tunnel pour la contourner. C’est l’affaire d’une journĂ©e de boulot, pas plus.

— Je vois que malheureusement tu n’es pas trĂšs familier de la gĂ©ologie. La roche sombre que nous voyons ici n’est pas une pierre vulgaire, c’est de l’obsidienne rubanĂ©e. Essaie d’en dĂ©tacher un fragment, ou simplement d’en rayer la surface de ton Ă©pĂ©e, tu auras beau essayer, tu n’y parviendras pas. C’est le plus dur des minĂ©raux, et seule une magie puissante a permis de façonner ce couloir et la salle lĂ -bas. Il est impossible de creuser, et je gage qu’il est impossible de dĂ©foncer la porte de quelque maniĂšre. Comme Morgoth l’a fait remarquer, cette porte est bien Ă©paisse, et ne peut que garder quelque chose de trĂšs prĂ©cieux, comme le secret de l’immortalitĂ©. VoilĂ  ce que recherche notre commanditaire, et il est visiblement prĂȘt Ă  y mettre le prix. Maintenant que j’y rĂ©flĂ©chis, si ce couloir continue droit dans la mĂȘme direction, il doit ressortir de l’autre cĂŽtĂ© de la montagne, ce qui, si mon sens de l’orientation ne me fait pas dĂ©faut et si Arcelor a dit vrai, nous mĂšne droit Ă  Valcambray. Il a Ă©voquĂ© une falaise surmontĂ©e de grottes, si tu te souviens bien, Morgoth, ce passage doit dĂ©boucher dans l’une d’entre elles.

— Excusez-moi, intervint Xyixiant’h, est-il normal que je ne comprenne pas un traütre mot à ce que vous dites ?

— Nous t’expliquerons les tenants et les aboutissants de toute cette affaire, sois sans crainte. En attendant, il faut songer à ce que nous allons faire.

— Et je suppose que tu as dĂ©jĂ  une idĂ©e ?

— Et bien en fait, il y a deux solutions. La premiĂšre consiste Ă  ouvrir cette porte pour en avoir le cƓur net. Mais comme je vous l’ai expliquĂ©, il est trĂšs possible qu’on tombe sur notre commanditaire, ou sur des hommes Ă  sa solde. Ils se demanderont ce qu’on fait ici, pourquoi on a dĂ©truit la machine, et toutes ces choses, et
 enfin bref, la situation risque de devenir embarrassante. Voici pourquoi ma prĂ©fĂ©rence va Ă  l’attitude suivante : on ressort tranquillement par lĂ  d’oĂč on vient, on fait le dĂ©tour par la vallĂ©e pour rejoindre Valcambray, on donne l’anneau et le parchemin comme prĂ©vu, on achĂšte ce qui nous manque pour voyager, et de lĂ , on galope Ă  bride abattue jusqu’à Banvars. Si comme je l’espĂšre ils mettent longtemps Ă  ouvrir la porte, Ă  explorer la piĂšce, Ă  comprendre que le saccage est rĂ©cent – s’ils le comprennent – et Ă  faire le rapprochement avec nous, il n’y a aucune chance qu’ils nous retrouvent. Et quand bien mĂȘme, nous avons accompli notre mission, il n’y a pas tromperie de notre part non ?

La proposition reçut l’assentiment gĂ©nĂ©ral, en partie parce qu’elle impliquait de ressortir au plus tĂŽt de cet endroit pesant. La petite troupe prit donc le chemin du retour.

21. Le fabuleux destin du Chevalier Noir

Et donc, aprĂšs avoir explorĂ© tout ce qu’il y avait Ă  explorer dans l’antre du DivisĂ©, notre groupe d’aventuriers en sortit par le conduit de cheminĂ©e, un peu plus nombreux et beaucoup plus riche. Les heures passĂ©es dans un donjon sont longues, et la nuit Ă©tait tombĂ©e, depuis peu d’aprĂšs Morgoth qui connaissait la position des Ă©toiles en cette saison. Ils auraient pu passer une nouvelle nuit dans la grotte surplombant la vallĂ©e, qui leur avait dĂ©jĂ  fourni un abri sĂ»r, mais ils rĂ©pugnaient profondĂ©ment Ă  rester plus longtemps dans le dĂ©plaisant voisinage de l’abominable crĂ©ature qu’ils venaient de tuer. Ils remirent donc dans le trou la pierre gravĂ©e aux armes de Miaris, et par dessus, composĂšrent un nouveau tas de cailloux semblable Ă  celui qu’ils avaient dĂ©mantelĂ© pour entrer. Puis, ayant dissimulĂ© leurs traces, ils repartirent nuitamment dans la campagne en quĂȘte d’un nouveau campement, en expliquant toute l’histoire Ă  leur nouvelle recrue.

Pour changer, ils jetĂšrent leur dĂ©volu sur un chĂątaignier aux branches hautes, qui Ă©taient nĂ©anmoins accessibles Ă  un grimpeur du fait qu’il poussait au flanc d’un gros rocher blanc, qu’il Ă©tait facile d’escalader. Tant bien que mal, ils y trouvĂšrent un repos bienvenu, hormis Xyixiant’h qui fit le guet, car d’une part elle jouissait du pouvoir d’infravision ce qui en faisait la meilleure sentinelle, et d’autre part elle sortait de cent quarante ans de torpeur, elle n’avait donc pas sommeil.

Le reste du plan de Vertu se dĂ©roula sans accroc. Le lendemain, ils se mirent en route dĂšs potron-minet et poursuivirent leur chemin Ă  travers le pays hostile, sans rencontrer d’autre opposition qu’un ours qu’ils Ă©vitĂšrent de froisser. Ils trouvĂšrent un ruisseau dans lequel ils se baignĂšrent, car ils Ă©taient tous fort sales. Il plut un peu, aussi. Et ils virent de loin, assis sur un rocher, un loup blanc qui les regardait avec insistance. Hormis cela, ce fut une randonnĂ©e paisible de quelques heures, Ă  l’issue de laquelle ils aperçurent la falaise en demi-lune que leur avait dĂ©crite Arcelor Niucco, et repĂ©rĂšrent tout de suite le fortin de Valcambray. Il s’agissait d’un espace carrĂ© large de deux-cent pas de long enclos d’une palissade solide haute comme deux hommes, plantĂ©e dans une assise de pierre. Par deux larges portails dĂ©fendus par des miradors de bois, des bĂ»cherons s’activaient Ă  rentrer des rondins jusqu’à une zone de stockage, d’autres abritĂ©s sous des auvents les dĂ©bitaient en planches, poutres et cannes plus faciles Ă  transporter, avant de les charger sur de larges gabares qui descendaient ensuite la riviĂšre en direction du sud. La seule habitation semblait ĂȘtre le donjon, vaste bĂątiment de bois bĂąti en retrait, aux pieds d’un Ă©boulis impressionnant descendant de la falaise.

Ils se prĂ©sentĂšrent aux hommes d’armes qui gardaient une des entrĂ©es, et demandĂšrent Ă  voir le chevalier d’Olanza (AprĂšs toutes ces pĂ©ripĂ©ties, Vertu avait failli oublier son nom). On les fit pĂ©nĂ©trer, sous bonne escorte, dans le vaste donjon de bois. Ils attendirent quelques temps dans une antichambre austĂšre, avant de pouvoir rencontrer le fameux chevalier, qui Ă©tait un homme bientĂŽt ĂągĂ© mais dont la vigueur martiale transparaissait encore sous son allure Ă©lĂ©gante. Vertu lui remit le parchemin avec cĂ©rĂ©monie, et comme elle l’avait prĂ©vu, il ne jeta qu’un regard poli au rouleau.

— Et qui me prouve que vous ĂȘtes bien envoyĂ©s par Arcelor ? Demanda le chevalier, soudain nerveux.

— Et bien
 fit Vertu, faussement embarrassĂ©e
 Ah, mais attendez, il nous avait remis – ah, oĂč l’ai-je mise


Le chevalier blĂȘmit tandis qu’elle faisait mine de chercher la chevaliĂšre dans toutes ses poches.

— Ah, voilà ! Il nous avait remis cette bague en tĂ©moignage de son identitĂ©.

— Merci, donnez-la moi, je la lui rendrai lorsque l’occasion s’en prĂ©sentera.

— Mais bien sĂ»r, avec plaisir.

Le maĂźtre du fort s’empara de l’anneau, tentant de camoufler son impatience, mais nul doute que l’art de la comĂ©die n’avait pas fait partie de sa formation professionnelle.

— Ah, nous voici bien aise d’avoir accompli notre mission. Nous l’avons accomplie de façon satisfaisante, je l’espùre ?

— Hein ? Ah, oui, je pensais Ă  autre chose. Allez trouver maĂźtre Anobar, mon comptable, dans l’aile ouest. Il est au courant et vous baillera votre dĂ».

Et sans plus de cĂ©rĂ©monie, le chevalier courut Ă  des affaires qui avaient l’air bien urgentes. Ils trouvĂšrent donc le dĂ©nommĂ© Anobar qui s’acquitta en bon or du montant exact qui Ă©tait prĂ©vu, montant dont ils dĂ©pensĂšrent une bonne partie pour s’offrir quatre chevaux, des provisions, quelques flĂšches et du menu matĂ©riel qui leur faisait dĂ©faut, ainsi que des vĂȘtements dĂ©cents pour Xyixiant’h, qui avait attirĂ© bien des regards en dĂ©ambulant en bikini dans ce lieu habituellement si peu visitĂ© par les femmes. Ils ne se pressĂšrent pas trop, car Vertu avait calculĂ©, Ă  la vue de la montagne, qu’il devait y avoir deux bons kilomĂštres de couloir, c’est Ă  dire qu’au pire, en comprenant tout de suite et en se pressant beaucoup, il aurait fallu quatre heures Ă  un homme trĂšs intelligent et trĂšs bon coureur pour faire l’aller-retour entre le fortin et la caverne. Ainsi quittĂšrent-ils l’exploitation forestiĂšre au petit pas du voyageur qui mĂ©nage sa monture, heureux, pour une fois, de conclure une affaire sans avoir Ă  tirer l’épĂ©e.

Une fois qu’ils eurent quittĂ© les abords du fort, ils pressĂšrent le pas en coupant Ă  travers champs, pour perdre leurs Ă©ventuels poursuivants. Ils virent un deuxiĂšme loup blanc (peut-ĂȘtre Ă©tait-ce le mĂȘme que le matin), assis sur un autre rocher, qu’ils purent dĂ©tailler plus avant, car il Ă©tait plus prĂšs. C’était une belle bĂȘte, d’une taille exceptionnelle. Son comportement Ă©tait un peu curieux, mais aprĂšs les horreurs dont ils avaient Ă©tĂ© tĂ©moins dans la caverne, ils n’y firent pas trop attention.

Le soir venant, ils trouvĂšrent une clairiĂšre abritĂ©e du vent dans un vallon, prĂšs d’un ruisseau, et y firent leur feu. Ils devisĂšrent joyeusement, se racontĂšrent des histoires pour la plupart inventĂ©es, et songĂšrent tout haut Ă  ce que chacun comptait faire de sa part du butin, dont Vertu avait Ă©valuĂ© le montant Ă  huit-cent ducats par personne. Elle enseigna aussi Ă  Xyixiant’h quelques priĂšres supplĂ©mentaires Ă  adresser Ă  Melki pour attirer ses faveurs, lui parla longuement des rites, des mythes et des temples. Elle avait de ces choses une grande science, qui Ă©tonna ses amis, lesquels ne lui savaient pas tant d’intĂ©rĂȘt pour la religion, mais ils ne lui en dirent rien.

Ils allaient se coucher pour profiter d’un repos bien mĂ©ritĂ©, lorsque Xyixiant’h poussa un cri. À l’orĂ©e du bois, assis, se trouvait le grand loup blanc. L’apparition fantĂŽmatique ne manifestait aucune peur, aucune agitation, il se contentait de considĂ©rer le groupe d’humains qui lui faisait face avec des yeux d’un bleu profond. Puis il rejeta la tĂȘte en arriĂšre et Ă©mit un hurlement glacial, faisant taire tous les autres bruits de la forĂȘt. Morgoth sentit alors ses membres s’engourdir, et il s’aperçut avec horreur que, malgrĂ© tous ses efforts, il ne pouvait plus faire le moindre mouvement. Un deuxiĂšme hurlement, ce fut Ă  Vertu de se pĂ©trifier, un troisiĂšme et Xyixiant’h se figea Ă  son tour. À ce moment, une cavalcade se fit entendre, un cavalier dĂ©boula dans la clairiĂšre au triple galop. Sa mise Ă©tait splendide, son armure de fer plein rutilait d’argent, son heaume au blanc cimier s’ouvrait sur son visage sĂ©vĂšre et dĂ©terminĂ©, que Marken reconnut : c’était le paladin qu’ils avaient croisĂ© dans le prieurĂ© de Noorag, celui qui se faisait appeler Jehan de Garofalo. Il dĂ©monta avec vigueur Ă  une vingtaine de pas du Chevalier Noir, et tira sa grande Ă©pĂ©e Ă©tincelante, sur la lame de laquelle perlaient des Ă©clairs de puissance. Ses intentions Ă©taient Ă©videntes, aussi Mark ne s’embarrassa pas de paroles, et dĂ©gaina Ă  son tour son Ă©pĂ©e.

Le choc des armes explosa dans la nuit. Les deux combattants, sans s’ĂȘtre jamais frĂ©quentĂ©s, se connaissaient pourtant intimement. Ils Ă©taient tous deux de noble extraction, avaient le mĂȘme Ăąge, avaient eu la mĂȘme formation aux armes, peut-ĂȘtre avaient-ils mĂȘme frĂ©quentĂ© les mĂȘmes maĂźtres, les mĂȘmes champs de bataille. Chacun avait cultivĂ© sa force et sa souplesse, pris soin de ses armes et fourbi ses bottes secrĂštes, chacun avait passĂ© ses nuits Ă  combattre ses ennemis imaginaires. Leurs fureurs de vaincre Ă©taient Ă©gales. Seule diffĂ©rence entre eux deux, l’un agissait par soif d’or et de domination, l’autre cherchait la gloire et la sagesse. Etait-ce rĂ©ellement si important ?

Le duel dura une Ă©ternitĂ©. Le paladin et le brigand portĂšrent chacun maint coups, et en reçurent autant. Le Chevalier Noir Ă©tait en armure lĂ©gĂšre et son arme Ă©tait quelconque, les chances Ă©taient donc contre lui. Mais nul combat n’est gagnĂ© d’avance lorsque deux hommes se battent qui sont de force Ă©gale, et c’est ainsi qu’il triompha : le justicier abattit sa lame de toute la force que son bras contenait encore, et Mark para de la sienne, posant sa paume gauche sur le plat de son fer, Ă  l’extrĂ©mitĂ©. Son arme Ă©tait vaillante, mais elle n’était pas faite pour supporter ce genre de coups, une fissure se propagea, s’élargit, et la lame se brisa dans une gerbe de fragments d’acier. Le paladin eut un instant d’hĂ©sitation devant le dĂ©veloppement de l’affaire, qui le favorisait soudain. Mais le Chevalier Noir n’était pas dĂ©sarmĂ© pour autant, car l’épĂ©e avait cĂ©dĂ© en biseau, formant une sorte de long stylet. Les deux combattants Ă©taient proches, trop proches, Mark n’hĂ©sita pas, lui, et jetant toutes ses forces dans ce coup qu’il savait ĂȘtre dĂ©cisif, il enfonça ce qu’il lui restait de fer sous le plastron immaculĂ© de son ennemi, perfora les mailles et le tricot de peau, et remonta jusqu’au cƓur.

Combattant expĂ©rimentĂ©, il recula pour se mettre Ă  l’abri des derniers coups du paladin, qui resta debout un instant, luttant pour conserver l’équilibre, puis finalement, tomba dans l’herbe, bras en croix, sans lĂącher son Ă©pĂ©e.

Mark considĂ©ra avec respect le corps de son adversaire, puis toisa le loup blanc qui attendait toujours, Ă  la lisiĂšre de la forĂȘt. Il Ă©tait las, et souhaitait plus que tout en finir. Une chouette blanche sortit du bois derriĂšre le grand canidĂ©, et se dirigea dans le silence le plus complet vers le combattant Ă©puisĂ©. ArrivĂ©e Ă  peu de distance, elle Ă©tendit ses ailes, et se transforma en un homme de grande taille, jeune et bien bĂąti, d’une beautĂ© si stupĂ©fiante que Mark, s’il n’avait Ă©tĂ© si fatiguĂ© et malgrĂ© son goĂ»t pour les femmes, en aurait Ă©tĂ© Ă©mu. Ses longs cheveux noirs et bouclĂ©s tombaient sur sa poitrine blanche en torrents, ses yeux noirs dĂ©gageaient une puissance et une chaleur propre Ă  susciter l’adoration. Il portait, dans le dos, deux grandes ailes blanches, et il Ă©manait de toute sa personne une lumiĂšre crue qui Ă©clairait la clairiĂšre comme en plein jour. D’une voix douce, venue de nulle part, l’ange s’adressa au Chevalier Noir.

— Ton rĂšgne de terreur touche Ă  sa fin, crĂ©ature malfaisante. Hegan le vengeur m’envoie, moi, AzymaĂ«l, pour te prendre, ta noirceur d’ñme te vaudra les tourments d’une Ă©ternelle agonie.

— Alors si tu me prends, il te faudra aussi prendre ce grand coquin qui te sert de maĂźtre, ce Hegan qui t’a envoyĂ©.

Le sens de la diplomatie n’était pas la qualitĂ© la plus Ă©minente de Marken-Willnar Von Drakenströhm. Du reste, il savait bien que la diplomatie ne lui servirait Ă  rien dans cette affaire.

— Tu ajoutes ainsi le blasphĂšme au sacrilĂšge, rĂ©torqua AzymaĂ«l aprĂšs un instant de surprise. Tu n’amĂ©liores pas ton cas.

— BlasphĂ©mer ? Je dis ce qui est. Regarde moi, bougre d’ñne emplumĂ©, j’ai pillĂ©, brĂ»lĂ©, massacrĂ© tout mon saoul des annĂ©es durant, j’ai bu et mangĂ© Ă  foison, j’ai pris le pain dans la bouche d’enfants qui criaient famine, violĂ© nonnes et moinillons, passĂ© au fil de mon Ă©pĂ©e plus de manants que je n’en peux compter, simplement pour le plaisir d’entendre les cris des veuves, j’ai mis Ă  la question ceux qui n’avaient rien Ă  me dire, j’ai brĂ»lĂ© des villages, des citĂ©s mĂȘme, j’ai menti, trahi et assassinĂ© ceux qui me faisaient confiance, et ça a durĂ© des annĂ©es comme ça. Et je n’ai guĂšre Ă©tĂ© puni de ma vie de pĂȘcheur, puisque durant toutes ces annĂ©es de vilenie, j’ai joui des plus grandes richesses et des plus belles femmes, j’ai vĂ©cu dans l’or et la soie, j’ai connu toutes sortes de pays dont souvent j’ai cĂŽtoyĂ© les princes, je ne me suis pas ennuyĂ© un seul jour, et par dessus tout j’ai toujours Ă©tĂ© mon propre maĂźtre. Et qu’a-t-il fait, ton noble dieu, pour arrĂȘter mes ravages ? OĂč Ă©tait-il lorsque je crevais les yeux des vestales de Miaris, quand j’empalais les bourgeois de Kunob ? Pourquoi t’a-t-il envoyĂ© maintenant pour mettre fin Ă  mes actions, alors qu’il aurait Ă©tĂ© si simple Ă  ton tout-puissant seigneur de me faire occire par un quelconque de ses serviteurs voici bien des annĂ©es ? Il n’a rien fait, voilĂ  tout ce que je vois, il m’a laissĂ© agir Ă  ma guise. Et Ă  l’instar d’un quelconque marchand de tapis, il ne s’est rĂ©veillĂ© jusqu’au jour oĂč j’ai touchĂ© Ă  ses prĂ©cieuses reliques pleines d’or et de diamants. Retourne donc voir ton maĂźtre, laquais, rapporte-lui mes paroles, et demande-lui pourquoi il n’a envoyĂ© personne pour m’arrĂȘter avant ce jour, je suis curieux de savoir ce qu’il a Ă  dire pour sa dĂ©fense.

Penaud devant tant de verve, l’ange disparut. Quelques instants plus tard, il revint se poser au mĂȘme endroit, et resta coi. Un homme sortit du bois Ă  sa suite, et le grand loup blanc le suivit. C’était un vieillard au port haut et Ă  l’air peu commode, marchant avec un bĂąton alors qu’il n’en avait nul besoin, et portant sur son Ă©paule un aigle blanc. Bien qu’il fut plus discret que l’ange, bien qu’il n’émit aucune aura cĂ©leste, Mark comprit immĂ©diatement Ă  qui il avait affaire.

— Est-ce toi, le mortel qui met en cause ma divinité ? RĂ©pond !

— C’est moi, dĂ©itĂ© bouffie d’orgueil, rĂ©torqua Marken qui savait que le temps n’était pas Ă  la pusillanimitĂ©.

— Mes actions Ă  ton endroit te dĂ©plaisent, m’a-t-on dit. Quels sont tes griefs ? Parle !

— Je trouve, Hegan, que tu es mal placĂ© pour me donner des leçons de morale, toi qui n’es intervenu en rien pour m’arrĂȘter. Moi, ainsi que tous les scĂ©lĂ©rats de mon espĂšce, sommes laissĂ©s libres de rĂ©pandre la douleur et la ruine sur le monde, sans que tu ne fasses rien pour nous en empĂȘcher, car vous autres dieux ĂȘtes bien trop absorbĂ©s par vos querelles sottes pour vous prĂ©occuper de rendre le monde meilleur. On peut trancher, Ă©craser, Ă©viscĂ©rer de toutes les façons sans que ça ne vous Ă©meuve le moins du monde. Par contre, dĂšs qu’on dĂ©fonce la porte d’une Ă©glise ou qu’on pisse dans un bĂ©nitier, houlalĂ , sacrilĂšge, lĂšse-divinitĂ©, c’est ange de la vengeance, loup blanc, tempĂȘte d’éclairs et malĂ©diction jusqu’à la septiĂšme gĂ©nĂ©ration. Pourriture cĂ©leste, dieu fainĂ©ant, je t’aurai peut-ĂȘtre respectĂ©, je t’aurai donnĂ© le droit de juger mes actions si tu m’avais envoyĂ© un adversaire pour arrĂȘter mon bras, mais en vĂ©ritĂ©, toi et les tiens, vous n’ĂȘtes que des bouffons inutiles, des fantasmes, des profiteurs de crĂ©dulitĂ©. Retourne donc au nĂ©ant avec tes lois imbĂ©ciles, je te renie !

— J’ai rarement entendu tenir des propos aussi blasphĂ©matoires, et jamais on ne me les avait crachĂ©s au visage comme tu viens de le faire. Tu mĂ©rites un chĂątiment exemplaire.

Soudain, Marken perdit pied et s’aperçut qu’il Ă©tait soulevĂ© dans les airs par la puissance du dieu. Il entendit, derriĂšre lui, un craquement vĂ©gĂ©tal, un arbre qui tout Ă  l’heure n’était qu’un hĂȘtre paisible se tordait pour se hĂ©risser d’épines. Et lentement, il dĂ©riva, sans rien pouvoir faire pour l’empĂȘcher, se rapprochant lentement de l’arbre torturĂ©, jusqu’à ce que les branches en pointe ne dĂ©chirent sa peau. Et il fut transpercĂ© par les membres, le torse et l’abdomen, ses hurlements se couvrirent de hoquets sanglants, et son corps martyrisĂ© fut agitĂ© de spasmes telle une poupĂ©e de chair.

— Sais-tu, mortel, combien de temps je puis t’infliger ce supplice ? Mon pouvoir est sans limite, et je puis te faire renaĂźtre Ă  la vie, puis t’empaler longuement sur cet arbre, et soigner de nouveau tes blessures, et t’empaler encore, et ainsi de suite jusqu’à la consommation des siĂšcles, pour l’édification des fidĂšles et ma plus grande gloire.

Et le corps, plus mort que vif, du Chevalier Noir s’éloigna lentement du tronc ensanglantĂ©.

— Sache aussi, mortel, que la douleur que tu viens d’éprouver est bien peu de chose en regard de ce que je puis t’infliger si, par caprice, il me venait l’idĂ©e de te rendre plus sensible Ă  la souffrance. Une telle sorcellerie n’est pas dans mes attributs habituels, mais je la connais toutefois. Pour l’instant, je vais te redonner vie.

Une lumiĂšre cĂ©leste nimba alors Marken, et miraculeusement, ses blessures se refermĂšrent aussi vite qu’elles Ă©taient apparues. L’étreinte du dieu se desserra, et le Chevalier Noir roula dans la poussiĂšre aux pieds de Hegan, haletant, blĂȘme, son corps encore perclus de douleur.

— Songe à cette souffrance, subie sans cesse, durant mille fois mille siùcles, c’est cette damnation qui est promise aux gens de ta sorte.

Marken, frappé par la puissance divine, ne pouvait plus que gémir et pleurer sur son sort.

— Toutefois, tes paroles emplies de haine m’ont troublĂ©es, et il ne sera pas dit que je n’y aurai pas rĂ©pondu. Peut-ĂȘtre ai-je par trop abandonnĂ© les hommes au mal et au chaos. Tu me reproches de ne pas avoir envoyĂ© de justicier pour rĂ©parer les plaies du monde, peut-ĂȘtre as-tu raison. Je vais donc accĂ©der Ă  ta supplique, et envoyer sur cette terre maudite un justicier, un dĂ©fenseur du bien et du beau, un noble guerrier qui montrera l’exemple par son courage et sa compassion, et qui traquera et combattra sans rĂ©pit ceux que tu nommes les scĂ©lĂ©rats. Marken-Willnar Von Drakenströhm, de ce jour, tu es mon paladin. Va, rĂ©pands la justice et l’amour partout oĂč tes pas te conduiront.

Marken, dans un effort surhumain, releva la tĂȘte et interrogea le dieu du regard. Pourquoi, demandait-il, pourquoi me choisir pour cette tĂąche ?

— Sache, Marken, que ceci est la derniĂšre chance qui te sera offerte d’échapper Ă  ce juste chĂątiment dont tu viens d’avoir un aperçu. Te voici maintenant mon paladin, et pour le rester, il te faudra agir comme un paladin. Mais gare Ă  toi si d’aventure, par des actes indignes, tu perdais cette qualitĂ©, car tu serais alors sans attendre prĂ©cipitĂ© dans la GĂ©henne.

— Je
 je


— N’oublie pas que dĂ©sormais, Marken, l’ange AzymaĂ«l t’accompagnera en tous lieux. Va sans crainte pourfendre le mal, car toujours je serai avec toi. J’ai l’Ɠil sur toi, Marken, oh oui, j’ai l’Ɠil sur toi.

Et Hegan, dieu de la Loi, disparut progressivement du monde des mortels, ne laissant derriĂšre lui qu’un rire, et l’ange AzymaĂ«l, impassible.

22. Epilogue

AussitĂŽt que le dieu eut quittĂ© la clairiĂšre, Vertu, Morgoth et Xyixiant’h retrouvĂšrent leur libertĂ© de mouvement, et se portĂšrent au secours du Chevalier Noir, plus mort que vif. Ils le rĂ©confortĂšrent, le soignĂšrent, on eut dit que son Ăąme avait Ă©tĂ© brisĂ©e. Bien que paralysĂ©s, ils n’avaient rien perdu ni du combat, ni de l’intervention divine, et comprenaient que leur compagnon vivait une expĂ©rience des plus difficiles. Il finit par sombrer dans le sommeil.

Lorsqu’ils se retournĂšrent, l’ange avait disparu, sans un bruit. Un hibou blanc, perchĂ© sur une branche au-dessus du camp, les contemplait fixement. Bien qu’ils fussent Ă  bon droit suspicieux, ils retournĂšrent Ă  leurs couvertures et rejoignirent Mark au pays des songes.

Ils dormirent fort longtemps, et lorsqu’ils s’éveillĂšrent, une brume Ă©paisse voilait les collines alentours, donnant Ă  la scĂšne un air de rĂȘve. Seul le cadavre du paladin allongĂ© dans l’herbe attestait que la scĂšne de la veille n’était pas un cauchemar. Lorsque Mark se leva, sa mine Ă©tait grise, et il n’avait nulle intention de faire des discours. Un canari blanc se posa sur son Ă©paule, et sembla lui murmurer quelque chose Ă  l’oreille. Il se retourna vers ses compagnons et, entre ses dents serrĂ©es, avec dans la voix des accents meurtriers, leur dit :

— Donnons Ă  ce fier combattant de la loi une digne sĂ©pulture, gnagnagna.

Comprenant que c’était un commandement divin, ils s’exĂ©cutĂšrent, et enterrĂšrent Jehan de Garofalo, en armure, au bord du ruisseau, avec une belle pierre dessus. Vertu jugea utile de faire rĂ©citer Ă  Xyixiant’h une priĂšre des morts. Mark allait planter l’épĂ©e Ă  la tĂȘte de la tombe, comme le voulait l’ancienne coutume des guerriers, lorsqu’un gazouillis du petit oiseau retint son bras.

— Quoi ?!?

— Cuicui !

— Oh non, merde, quand mĂȘme pas la Holy Avenger !

— Cui !

Et obĂ©issant Ă  l’injonction, le Chevalier noir prit l’épĂ©e de justice, la glissa dans son fourreau, s’assit lourdement les pieds dans l’eau, prit son visage dans ses mains, et sanglota sans retenue. Morgoth, tendant l’oreille aux borborygmes qui Ă©manait du guerrier abattu, crut entendre :

— Jusqu’à la lie ! Jusqu’à la lie !

Lorsqu’il fut remis, ils reprirent la route. Ils franchirent cols et vaux, bois et riviùres, parvinrent sans encombres jusqu’à la route, qu’ils ne quittùrent plus jusqu’à Banvars, capitale et principal attrait du royaume de Misùne.

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Notes

1. Il avait prĂ©tendu s’y connaĂźtre en chevaux, car il en avait dissĂ©quĂ©s plusieurs durant ses Ă©tudes. Il se rendait maintenant douloureusement compte du gouffre sĂ©parant la thĂ©orie de la pratique. p

2. Mark fredonna alors quelques mesures de « Mister Lovergod – Shabba » pour appuyer son propos.

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Morgoth 3 : « Le gonfanon & la tĂ©tine »

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