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Il y a peu, j'ai été amené à entendre la thèse d'un philosophe positiviste. À mon plus grand étonnement, celle-ci n'avait rien à envier à celle de la mode post-moderne des années 1970 en France. Pour ce positiviste, en effet, l'apparition de nombreuses biographies de philosophes en librairie était une abomination. L'Auteur, avec cette capitale de déférence, était l'entité avec laquelle on communiait sur un plan des pures idées philosophiques, plan auquel on accéderait notamment lors de l'écriture de textes philosophiques. Ce positiviste ne semblait pas comprendre que ce « plan des pures idées » était partagé par toute profession un tant soit peu intellectuelle ; les développeurs informatiques et les physiciens le qualifient de « zone », et la psychologie cognitive a déjà commencé à en trouver des explications. Mais qu'importe ! Ce qui va nous intéresser ici, c'est la contradiction profonde pour un positiviste de tenir un tel discours, et en quoi l'approche biographique est préférable lorsque l'on aborde des auteurs comme Nietzsche.
Il y a eu un auteur. S'il n'est pas à attacher, s'il doit être détaché de l'homme biographique, c'est aux tenants du détachement de prouver l'existence intangible d'un tel Auteur. En effet, les tenants d'un auteur lié au biographique ont pour eux l'évidence matérielle qu'un texte ne se manifeste pas tout seul du monde des Idées. Si arrière-monde il y a, encore a-t-il besoin d'un canal pour passer dans ce monde matériel que nous habitons tous, et ce canal est l'auteur en chair et en os. Bref, à moins d'être dans un solipsisme ou un idéalisme radical, on ne peut nier l'existence d'un être humain couchant sur papier des pensées. S'il existe une entité que l'on nomme auteur, entité détachée de cet être humain, encore faut-il le prouver. La charge de la preuve est bien du côté des anti-biographies, en ce que cet Auteur apparaît exactement comme la fameuse théière de Russell[1]. Ce n'est pas sans rappeler la querelle des universaux : penser un auteur en dehors des idées singulières que chacun se fait d'une œuvre, c'est penser un réalisme sans fondement. Habituellement, les positivistes fuient la difficulté ; ils évitent de prendre en charge les questions dont on ne peut avoir de réponse[2]. Poser ainsi un réalisme, voilà de la bravoure chez les positivistes !
En l'absence de preuves, de fondation rationnelle du réalisme et de l'entité Auteur qui y habite, nous ne pouvons que nous baser sur le concret pragmatique du matériel : la biographie de l'auteur. En l'absence de réalisme, la philosophie du point de vue du lecteur est interprétation, exégèse. On ne peut avoir accès à l'Idée même, puisqu'il n'y a que des idées singulières. Pour comprendre l'idée singulière qu'un auteur a, il faut interpréter. Or, nous n'avons pas accès à autre chose que la biographie, pour tenter de comprendre le contexte. De sorte que le commentaire de philosophie est interprétation d'une forme singulière pensée par un être singulier engoncé dans une situation matérielle dont il tente de se soustraire. Cette hypothèse de l'interprétation se retrouve également du point de vue du philosophe. Friedrich Nietzsche écrit ainsi :
Le déguisement inconscient de besoins physiologiques sous le costume de l'objectif, de l'idéel, du purement spirituel atteint un degré terrifiant, -- et assez souvent, je me suis demandé si, somme toute, la philosophie jusqu'à aujourd'hui n'a pas été seulement une interprétation du corps et une *mécompréhension du corps*[3].
La philosophie comme « interprétation du corps », voilà la position nietzschéenne.
Le biographique est la seule chose qui soit certaine. « Il y eut quelqu'un qui a écrit cela », voilà qui est certain, sauf à supposer l'émergence de livres du sol ou chutant des cieux. C'est de la métaphysique que de penser un Auteur détaché de l'être vivant, avec lequel nous pourrions communier. C'est une approche rejetée par Nietzsche et qui devrait être rejetée par tout bon positiviste ; il faut en effet partir du donné biologique, donc biographique, pour tenter de l'élever au rang philosophique dans un mouvement positif[4]. Ce jeu d'aller-retour entre philosophie et biographie est le propre du philosophe, car c'est là que se trouve l'*origine* du discours philosophique, donc l'*originalité* de l'auteur philosophique et des outils intellectuels qu'il élabore. En somme, le philosophe établit la *généalogie* de la pensée d'un auteur, et l'unique manière d'y accéder sans postuler un arrière-monde est de le faire reposer sur la matérialité de la biographie et de la biologie de la personne ayant vécue.
Cet essentialisme, cet attrait pour l'essence, Nietzsche l'explique très clairement par un discours généalogique :
[...] le penchant prédominant à traiter le semblable comme de l'identique, penchant illogique -- car il n'y a en soi rien d'identique --, a le premier créé tous les fondements de la logique. Il fallut de même, pour qu'apparaisse le concept de substance, qui est indispensable à la logique, bien qu'au sens le plus strict, rien de réel ne lui corresponde --, que durant une longue période on ne voie pas, qu'on ne sente pas ce qu'il y a de changeant dans les choses ; les êtres qui ne voyaient pas avec précision avaient un avantage sur ceux qui voyaient tout « en flux ». En soi et pour soi, tout degré élevé de prudence dans le raisonnement, tout penchant sceptique est déjà un grand danger pour la vie. Aucun être vivant ne se serait conservé si le penchant inverse, qui pousse à affirmer plutôt qu'à suspendre son jugement, à se tromper et à imaginer plutôt qu'à attendre, à acquiescer plutôt qu'à nier, à juger plutôt qu'à être juste -- n'avait pas été élevé d'une manière extraordinairement vigoureuse[5].
Comme ce discours d'origine est d'approche darwinienne, il est simple de voir en cette critique de Nietzsche ce que les psychologues[6] de nos jours appellent un « biais cognitif ». Thomas C. Durand note dans *L'ironie de l'évolution* que c'est un paradoxe assez stimulant : la théorie de l'évolution explique les résistances à la théorie de l'évolution (créationnistes, féministes d'influence buthlerienne[7], etc.).
Postuler une essence de l'auteur avec laquelle l'aspirant philosophe communierait, c'est ne pas tenir compte de Darwin, de la psychologie évolutionniste, en bref ne pas partir de l'état scientifique du monde pour monter à la philosophie, mais au contraire détacher la philosophie de toute immanence. Loin d'être positive, cette démarche ne permet qu'un langage de l'homme plaqué sur la nature. Biaisé dès le départ, rejetant la conscience de ce biais, le philosophe produirait des bijoux intellectuels hors-sol qui n'auraient rien à envier à l'idéalisme le plus noir, mais ne vaudrait pour la connaissance guère plus qu'une toile de maître ou qu'un roman de gare.
Mais quand je dis que Nietzsche est lecteur de Montaigne, je l'entends comme lecteur des *Essais*, mais également comme lecteur de la vie de Montaigne. Ce dernier qui, après une carrière de magistrat, décide de passer les vingt dernières années de sa vie à produire un récit de soi... Nietzsche qui arrête sa carrière professorale à Bâle pour se consacrer pleinement à ses maigres livres presque publiés à compte d'auteur durant dix ans avant de sombrer dans la folie. « Celui qui n'a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même est esclave, qu'il soit d'ailleurs ce qu'il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit[8] », écrira Nietzsche. Montaigne, dont la chute de cheval l'a laissé avec une douleur corporelle. Nietzsche, en proie à des céphalées. « Seule la grande douleur, cette longue, lente douleur qui prend son temps, dans laquelle nous brûlons comme sur du bois vert, nous oblige, nous philosophes, à descendre dans notre ultime profondeur » écrit-il dans la seconde préface au *Gai Savoir*. Montaigne héraclitéen, Nietzsche héraclitéen. Le rejet de la métaphysique des arrières-mondes de Nietzsche faisant admirablement écho au nominalisme de Montaigne pour qui l'essence n'est pas atteignable. Les deux qui n'écrivent que pour eux-mêmes, tel que l'écrit Montaigne dans l'adresse au lecteur : « je suis moi-même la matière de mon livre » et « c'est moi que je peins », puisque « nous ne sommes pas libres, nous philosophes, de séparer l'âme du corps[9] ».
Lorsque Michel Foucault fait mention de Nietzsche dans sa conférence de 1970 à Buffalo « Qu'est-ce qu'un auteur », il est curieux de voir qu'il l'interprète bien autrement.
Mais supposons qu'on ait affaire à un auteur : est-ce que tout ce qu'il a écrit ou dit, tout ce qu'il a laissé derrière lui fait partie de son œuvre ? Problème à la fois théorique et technique. Quand on entreprend de publier, par exemple, les œuvres de Nietzsche, où faut-il s'arrêter ? Il faut tout publier, bien sûr, mais que veut dire ce « tout » ? Tout ce que Nietzsche a publié lui-même, c'est entendu. Les brouillons de ses œuvres ? Évidemment. Les projets d'aphorismes ? Oui. Les ratures également, les notes au bas des carnets ? Oui. Mais quand, à l'intérieur d'un carnet rempli d'aphorismes, on trouve une référence, l'indication d'un rendez-vous ou d'une adresse, une note de blanchisserie : œuvre, ou pas œuvre ? Mais pourquoi pas ? Et cela indéfiniment. Parmi les millions de traces laissées par quelqu'un après sa mort, comment peut-on définir une œuvre[10] ?
Ironiquement, c'est par la lecture de la correspondance que l'on sait que Nietzsche était opposé à la publication de sa correspondance :
Monsieur Schmeitzner ! Monsieur Schmeitzner ! *Publier des morceaux de mes lettres* est à mes yeux un délit des plus graves. C'est une chose qui me fait souffrir comme peu d'autres -- et c'est le plus grossier des abus de confiance[11].
Doit-on publier la correspondance de Nietzsche ? Doit-on publier « l'indication d'un rendez-vous ou d'une adresse, une note de blanchisserie » comme l'ironise Foucault ? Et pourquoi pas les recettes de cuisine, tant que nous y sommes ? Effectivement, pourquoi pas les recettes de cuisine ? Nietzsche a esquissé une théorie de la gastronomie[12] : *puisque* la pensée procède du corps, elle trouve une partie de ses composantes dans la nourriture. Des considérations sur le régime alimentaire de tel philosophe ou de tel peuple[13] parsèment l'œuvre publiée *par* Nietzsche.
C'est bien à cela que s'oppose Foucault, mais il ne semble pas saisir à ce moment-là -- Pierre Hadot n'est pas encore arrivé -- que *justement* une bonne partie de la philosophie ne peut se comprendre que comme *pharmacie*, comme *drogue*, comme *substance*. Rabelais, la dive bouteille. Épicure, le τετραφάρμακος (*tetrapharmakos*). Socrate, le δαίμων (*daïmon*[14]). C'est à cette tradition philosophique que Nietzsche fait référence explicitement avec l'idée de la philosophie comme médecine[15]. L'épicurisme du jeune Nietzsche permet de reboucler sur la nécessité du biologique, donc du biographique dans l'étude philosophique.
Je terminerai cet exposé sommaire en précisant que la destruction des idoles au marteau, et la philosophie de la dynamite sont les images d'Épinal d'un esprit guerrier tel que l'on dépeint souvent Nietzsche. C'est l'étude biographique qui permet de voir en Nietzsche l'homme doux et pacifiste qui porte sa « grande moustache » au « caractère militaire »[16] comme l'on porte un masque. La contradiction entre les deux auteurs (celui, essentialisé, du texte, et l'homme réel biographique) permet justement de comprendre le sens de la guerre que mène Nietzsche : une guerre intellectuelle sans pitié, par-delà bien et mal, envers l'ancien monde pré-Darwin ayant engendré le nihilisme. Je constate que cette guerre est loin d'être achevée, et c'est pourquoi j'ai saisi le marteau durant ces quelques paragraphes.
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[1]: « De nombreuses personnes orthodoxes parlent comme si c'était le travail des sceptiques de réfuter les dogmes plutôt qu'à ceux qui les soutiennent de les prouver. Ceci est bien évidemment une erreur. Si je suggérais qu'entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j'aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j'affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n'est pas tolérable pour la raison humaine d'en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si l'existence de cette théière était décrite dans des livres anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l'école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d'excentricité et vaudrait au sceptique les soins d'un psychiatre à une époque éclairée, ou de l'Inquisiteur en des temps plus anciens. » RUSSELL, Bertrand, « Is There a God ? », écrit pour mais non-publié par l'*Illustrated Magazine* de 1952.
[2]: « Dans l'état positif, les délibérations sur les causes premières ou sur les origines ne sont plus admissibles, parce qu'il est désormais reconnu que l'existence d'êtres et d'essences surnaturelles ne peut être prouvée. » PICKERING, Mary, « Le positivisme philosophique : Auguste Comte », *Revue interdisciplinaire d'études juridiques*, vol. 67, nᵒ2, 2011, p. 49–67, § 9.
[3]: NIETZSCHE, Friedrich, *Le Gai Savoir*, Paris, Flammarion, 2007, préface à la seconde édition, § 2.
[4]: Il n'est pas anodin que le biologique se place avant le sociologique et le philosophique dans la classification des sciences opérée par Auguste Comte.
[5]: *Ibid.*, § 111.
[6]: Nietzsche se proclamant psychologue, y compris dans la préface à la seconde édition du *Gai Savoir*, la boucle est bouclée.
[7]: Pour comprendre cet amalgame, il est nécessaire de lire consécutivement deux articles : WRIGHT, Colin, « The New Evolution Deniers », *Quillette* et BYRNE, Alex, « Is Sex Socially Constructed? Examining the arguments », *Arc Digital*.
[8]: NIETZSCHE, Friedrich, *Humain, trop humain*, In *Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche*, vol. 5. Paris, Société du Mercure de France, 1906, § 283.
[9]: NIETZSCHE, *Le Gai Savoir*, *op. cit.*, préface à la seconde édition, § 3.
[10]: FOUCAULT, Michel, « Qu'est qu'un auteur ? », *Bulletin de la Société française de philosophie*, 63ᵉ année, nᵒ 3, juillet-septembre 1969, p. 73–104.
[11]: Carte postale du 14 mars 1879 de Nietzsche à son éditeur Ernst Schmeitzner, cité par Paolo D'Iorio dans « Les volontés de puissance », postface de *« La volonté de puissance » n'existe pas* de Mazzino Montinari.
[12]: « Connaît-on les effets moraux des aliments ? Existe-t-il une philosophie de l'alimentation ? Le tapage qui se renouvelle constamment pour ou contre le végétarisme montre déjà qu'une telle philosophie n'existe pas encore ! » (NIETZSCHE, *Le Gai Savoir*, *op. cit.*, § 7.
[13]: « C'est ainsi que l'expansion du bouddhisme (non pas son émergence) est liée pour une large part à la place prépondérante et presque exclusive du riz dans l'alimentation des Indiens et à l'amollissement général qu'elle entraîne. Peut-être l'insatisfaction européenne de l'époque moderne doit-elle être considérée à partir de ce fait que le monde de nos ancêtres, tout le Moyen Âge, grâce aux influences exercées par les inclinations germaniques sur l'Europe, s'adonnait à la boisson [...] » (NIETZSCHE, *Le Gai Savoir*, *op. cit.*, § 134).
[14]: Sur ce dernier, voir l'excellent *La philosophie comme drogue* de Jean Tellez.
[15]: La seconde préface au *Gai Savoir* fourmille de références à cette analogie : des « penseurs malades » au « *médecin* philosophe », en passant par la « maladie » et ses « symptômes »...
[16]: « [...] l'homme le plus paisible et le plus raisonnable, pour le cas où il aurait une grande moustache, pourrait s'asseoir en quelque sorte à l'ombre de cette moustache et s'y asseoir en toute sécurité, -- les yeux ordinaires voient en lui les accessoires d'une grande moustache, je veux dire : un caractère militaire qui s'emporte facilement et peut même aller jusqu'à la violence -- et devant lui on se comporte en conséquence. » (NIETZSCHE, Friedrich, *Aurore*, In *Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche*, vol. 7, Paris, Société du Mercure de France, 1901, § 381.)
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