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Mon bibliotaphe

2024-02-19

Les quelques milliers de livres qui composent notre bibliothèque familiale se mélangent, se transportent, se déplacent et s’étalent, colonisant les chambres, le salon, la salle à la manger, la toilette. Mais ils gardent un semblant d’ordre, une ébauche de discipline obéissant à une logique que je dois être le seul à comprendre : les bandes dessinées vont plus ou moins par genre, les rayonnages de fiction suivent l’ordre alphabétique des auteurs, etc.

Il n’en reste pas moins une grosse centaine d’ouvrages qui s’entassent dans les rayonnages de mon bureau et forment ma liste de lecture vivante, un bibliotaphe dont tout ordre est absolument proscrit.

Malheureux ! Un bibliotaphe, cela ne se classe pas ! Ranger les livres, c’est empêcher les idées de communiquer entre elles. En outre, cela prive le chercheur de découvertes fortuites !
— Henri Lœvenbruck, Les Disparus de Blackmore, page 278

Le pouvoir magique d’un bibliotaphe est parfois effrayant.

J’étais plongé dans « Lettre Ouverte à cet Autre qui est Moi », nouvelle clôturant le recueil « Les Cahiers du labyrinthe » que m’a partagé son auteur, Léo Henry. Dans ce récit qui m’a particulièrement interpellé, Léo Henry imagine que tout écrivain possède un double et explore jusqu’à son paroxysme les conséquences d’un tel postulat.

La lecture est comme l’œnologie. Savourer un passage ou une idée requiert de la tourner et retourner dans son esprit, de l’inspecter, de la humer. Me levant au milieu de la lecture de la nouvelle pour me diriger vers mon bureau, mon regard fut attiré par un fin volume qui dépassait de mon bibliotaphe, exactement à hauteur de mon nez. Le titre me fit sursauter.

Le Double, de DostoĂŻevski.

Je m’en saisis et contemplai sa couverture, un peu effrayé par la coïncidence.

J’hésitai. Je n’avais pas prévu de lire du Dostoïevski. Mais je n’avais pas le choix. Mon bibliotaphe venait de me donner un ordre implacable, ma prochaine lecture était toute trouvée.

Obéissant à cette force impérieuse, je me glissai ce soir-là sous la couette entre les pages du génial auteur de L’idiot.

Désormais, lorsque je passe à côté de la masse chamarrée de mon bibliotaphe, une forme de crainte m’envahit. Il me toise, semble pouvoir m’écraser sous sa masse. Je me rappelle alors qu’il est mon double bienveillant, qu’il est moi, me connait mieux qui quiconque et me protège. Et qu’il avait, encore une fois, parfaitement raison.

J’aime toujours autant Dostoïevski.

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