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Il fait chaud, trop chaud ! Je ne peux m'endormir. Non à cause des gouttes épaisses serpentant lentement sur mon corps en y laissant une traînée de braise --bien que ça puisse y contribuer--, mais plutôt parce qu'il me faut écrire.
Je ne peux dormir maintenant, je suis trop près, trop près ! du but, de la case à remplir. Dormir serait une perte de temps, je me relèverais abâtardi comme n'importe quel Français moyen au mieux de sa forme. Je dois écrire, tant que les idées sont là ; et si l'insomnie est ma plaie, dont les phrases jetées en un trait sont le baume, alors je ne me reposerais qu'une fois qu'elle sera résorbée --ou qu'elle aura eu raison de moi. Et bien que ces lignes ne soient pas écrites à l'intention de quiconque, qu'elles ne soient que les produits d'un esprit dégénéré en proie à la maladie, j'espère qu'elles sonneront vraies et que vous en oublierez le caractère fictionnel pour voir un bref instant par mes yeux.
La création. Ce qui permet de placer les pièces du chaos dans un tableau incomplet, imparfait. Vous savez de quoi je parle. De cette pulsion qui vous déchire les entrailles en deux, le cerveau en éclats incommensurables ; cette pulsion qui vous sort de votre lit et vous assoit devant votre écran, votre machine à écrire, votre feuille, la clope se consumant sur vos lettres alors qu'elles crépitent dans une mélodie que vous n'êtes même pas conscient de produire. La fumée s'élève de votre seconde phalange, allant finir sa course dans un cimetière de cendres débordant du cendrier.
Le fond sonore reflète la tendance du moment, les accords que vous souhaitez incorporer dans la pâte de votre œuvre, en filigrane, sous-jacents, comme un fil conducteur qui explose ou calme selon l'instant. *One pill makes you larger.* La musique porte chaque mot, chaque lettre, chaque impulsion donnée à l'ensemble. Elle s'élève, petit à petit, tambour tapant la cadence des doigts. Chaque texte est musical, bien que je concède que les textes de Stéphanie Meyer soient soporifiques. Mais enfin ! Chacun recèle un peu de l'ambiance, de l'environnement, de l'état d'esprit ou trait d'humeur de son auteur. *Come on people, now.* Vous prendrez bien un petit shoot de Thompson ? Car c'est bien cela, c'est presque uniquement cela : prenez un coup à chacune des phrases que vous lisez, comme l'auteur s'est torturé les membres à chaque mot qu'il tapait frénétiquement, électriquement. Le corps ne devient qu'un support pour transporter un message, une parcelle de vérité, un morceau de vie, vers une infinité potentielle de corps. Le transport en commun cérébral passe par l'écriture des entrailles.
Mais tout cela ne résout pas notre problème, à vous, à moi, auteurs écrivant non pour manger mais pour vivre, car c'est la seule possibilité qui nous est offerte pour ne pas mourir d'une douleur abyssale. Car comment vivre avec cette maladie qui nous accable au point de passer des heures à fixer des pensées, oubliant de nourrir notre corps souffreteux, sachant que notre véritable passion n'est pas en train de dormir à nos côtés, qu'il faut l'accoucher péniblement en dehors de toute chaleur humaine ? S'il y a un remède, je ne le connais pas ; c'est une maladie cérébrale, une addiction, une drogue dure qui nous tuera, car si d'aventure nous arrivions à ne plus en consommer, nous saurions avoir perdu ce qui faisait l'architecture de notre être.
Mettez-vous face à votre écran, un casque chargé à bloc d'une musique bourrée de vie, et laissez vos doigts partir d'eux-mêmes. C'est alors qu'agit la véritable magie. Nul besoin d'être un écrivain, nul besoin d'être un Pulitzer, nul besoin d'être un Nobel. Ce qui remplit la page virtuelle devant vous, trouant l'espace de caractères au coup par coup, ce n'est pas le génie, c'est la pensée, aussi pure que l'air que vous respirez.
Voilà pour l'inspiration, mais le sujet, ce putain de support qui, s'il n'existe pas, ne vous permet pas d'être compris par tous, ni même par vous-même, où est-il ? Les écrivaillons sans réflexion propre, ne pouvant masquer leur crasse ineptie derrière un style faiblard et enfantin qu'au jury du Goncourt, vous répondront sans doute qu'il faut se poser pendant des heures devant l'actualité, lire du Sollers ou descendre humer les vapeurs vagabondes des ruelles libertines. C'est là qu'ils se trompent, car le génie n'est pas cérébral, il est corporel.
Ce support inconditionnel à toute écriture inspirée étant le corps, cette cage où l'esprit semble se débattre, insatisfait de ses moyens d'expression et de compréhension, voulant goûter à la liberté du monde, il est évident à tout homme sensé que les drogues sont seules Muses possibles. Alors prenez-vous une tasse de café, une Lucky Strike dans la commissure des lèvres avalant votre salive, une trentaine de bouteilles d'alcool faisant chatoyer leurs couleurs sur vos yeux penchés sur la préparation d'un joint, et sautez. La chute libre, en plus de vous procurer cette poussée d'endorphine nécessaire à toute turgescence d'inspiration, vous permettra d'expérimenter tout ce que la réalité interdit. Ralentissez le temps avec de la *beuh*, rendez-le aussi rapide qu'une course à moto sur l'autoroute avec du *speed*.
La génération dont je fais partie, je ne parle bien entendu pas de ces décérébrés de jeunes tels que vous les voyez dans les écoles, mais bien de ceux qui ont malheureusement compris qu'ils dépassaient leurs professeurs en matière de quotient intellectuel, ceux-là lisent Hunter S. Thompson. Les moins éveillés pour le côté interdit de la drogue en milieu adolescent, mais nous retrouvons en nous la vision désabusée de l'auteur de *Fear and Loathing in Las Vegas*. Quel espoir peut être le nôtre dans une société où la politique consiste en un spectacle de pantomimes dansant, ricanant, grinçant, aboyant et jacquetant sans même avoir conscience de leur propre idiotie et de leur manque total de maîtrise de la situation. Nos parents, pour les plus politisés d'entre eux, nous encouragent à travailler alors que nous avons en eux l'exemple parfait du courbeur d'échine broyé par des années de sapement volontaire de toute responsabilité. *This is the end.* Notre guerre du Vietnam, c'est celle que nos gouvernements, nos entreprises, et l'ensemble de notre société à l'échelle mondiale, mènent contre nous. Et ceux qui s'engagent ne reviennent que trop rarement sans traumatisme sévère.
La question de mon rapport au pouvoir a été un point important de mon existence. Peut-être est-ce celui qui est le plus crucial à tout être humain vivant en société. Certes, il m'est apparu assez tôt que, pour reprendre cette formule de Nietzsche, « je déteste autant de suivre que de conduire », mais mon application dans une certaine forme de radicalité fut, et est encore, bien ambiguë.
Dois-je être aussi intransigeant qu'un homme peut l'être devant toute forme de pouvoir, en dénoncer l'autorité injustifiée qui en émane quasi-nécessairement ? Cette voie m'entraînerait sur les pistes de Thoreau et de Diogène de Sinope, et, au bout de cette allée tracée je me retrouverais devant ce questionnement : comment vivre aujourd'hui en rejetant de manière absolue l'argent ? Y a-t-il encore une terre vierge de toute trace monétaire, un bastion insaisissable de la liberté face aux hordes d'investisseurs, rentiers, banquiers, brevets et entreprises ? Et pour combien de temps ?
Ou bien dois-je essayer de m'intégrer du mieux que je le puisse, en accord avec mes convictions libertaires, à ce système formidable broyant et corrompant tout ce qu'il touche de près ou de loin qu'est la société marchande moderne ?
Une partie de moi me souffle que ce serait abdiquer, que ce serait la solution de facilité. Je me remémore sans cesse cette phrase tirée d'un court-métrage de Pierrick Servais : « Dans un monde en noir et blanc, seules les étoiles sont en couleurs. » Chaque personne que je nomme amie a visionné au moins une fois cette vidéo qui résume si bien les craintes d'une partie de notre génération : noyer nos convictions dans la société, échouer dans la représentation de notre liberté comme l'a fait la génération précédente. L'ombre de l'exemple de nos parents plane toujours au-dessus de nos têtes comme sur celle de Damoclès, nous voulons résister à l'échec inexorable qui nous attend avant d'être englués à jamais.
Si malgré toutes les tentatives, si malgré toutes les exhortations le feu de notre esprit critique ne s'éteignait pas, nous serions alors estampillés, timbrés, calibrés, mesurés et mis en boîte pour être rangés sous le qualificatif de « paresseux » jusqu'à ce que la pression sociale fasse son œuvre de sautage de crâne.
Admettez que c'est là ne rien comprendre de nous ! Car ce sont précisément ceux qui tiennent tant à nous faire entrer dans le moule où, après tout, ils sont passés eux-mêmes « sans trop de dommages », qui sont paresseux ! Oui, je le répète, et avec moi un chœur de jeunes gens intelligents et vertueux, nous *voulons* créer un autre monde que celui dans lequel stagnent ceux qui n'ont fait qu'abdiquer un peu plus d'année en année. Est-ce là de la paresse ? Certains répondront qu'il ne s'agit là que de quelques idéalistes adolescents, auquel cas je me permets de vous poser une question : dites-moi, quand avez-vous laissé votre peau de jeune idéaliste au vestiaire de votre entreprise ? Autrement dit, à partir de quand votre intégrité intellectuelle s'est-elle trouvée altérée du fait que le souci de rembourser votre emprunt a primé sur celui de vivre ?
Voilà ce qui me perturbe depuis longtemps. Les deux embranchements sont difficiles à emprunter, car dans un cas comme dans l'autre je devrai y sacrifier ou ma nourriture physique ou ma nourriture intellectuelle.
Je sens la fatigue m'emporter. Je vais dormir à présent, maintenant en paix avec l'idée qu'en me réveillant je serai aussi grabataire que mes contemporains.
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Permaliens :
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