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Morgoth 2 Par Asp Explorer
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Entre les royaumes Gunt et de MisĂšne sâĂ©tendait une contrĂ©e vallonnĂ©e, venteuse et peu fertile nommĂ©e Thalassie, et qui Ă©tait livrĂ©e au chaos. Un Ă©pais tapis de forĂȘt infestĂ© de brigands et de diverses crĂ©atures pas plus amicales recouvrait le pays, trouĂ© ça et lĂ par des villages fortifiĂ©s peuplĂ©s de paysans apeurĂ©s et souvent dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s. Jadis, un puissant royaume y avait Ă©tendu son administration, son commerce, sa glorieuse civilisation. Ces hommes Ă©taient dâune race fiĂšre, des bĂątisseurs, des entrepreneurs, des ingĂ©nieurs opiniĂątres et dĂ©cidĂ©s Ă tirer de leur terre le meilleur de ce quâelle pouvait donner, mais hĂ©las le temps avait fait son Ćuvre, les forces du mal Ă©taient venues Ă bout des anciens souverains dont les noms sâĂ©taient perdus dans les brumes de lâhistoire. Bien peu de choses subsistaient de cette Ă©poque, quelques ruines perdues au loin parmi les chĂȘnes centenaires, quelques malĂ©dictions ancestrales et maintenant sans objet, des monuments incomprĂ©hensibles Ă©levĂ©s Ă des dieux oubliĂ©s, lieux de sabbats naĂŻfs pour de vieilles radoteuses, quelques proverbes, des lĂ©gendes, des chansons.
Et la route.
La route avait rĂ©sistĂ© Ă tout. Le temps nâavait pas de prise sur elle. Ni les rigueurs du climat, ni les roues cerclĂ©es de fer nâavaient jamais entamĂ© le parement de calcaire blanc, plat et poli qui la recouvraient. Si les coulĂ©es de boues, le limon des inondations ou les immondices dĂ©versĂ©es par les voyageurs indĂ©licats la recouvraient parfois par endroit, quelques jours suffisaient pour que toute trace de souillure disparaisse de sa chaussĂ©e. Elle Ă©tait bien assez large pour que deux quadriges se croisent sans ralentir, sa chaussĂ©e surplombait la lande environnante de prĂšs dâun demi-mĂštre, et son tracĂ© courait dans la campagne droit comme un I, sans se soucier le moins du monde du relief. On ignorait, bien sĂ»r, quelle Ă©trange magie prĂ©sidait Ă la prĂ©servation dâune telle perfection de gĂ©nie civil que les indigĂšnes nâavaient ni lâenvie ni les moyens dâentretenir, mais les voyageurs de toutes les contrĂ©es ne pouvaient que se rĂ©jouir de ce merveilleux legs des anciens, seule voie de communication de la rĂ©gion. Le long de la route, quelques baronnies sâĂ©taient constituĂ©es, tĂąchant de survivre Ă la misĂšre et aux multiples pĂ©rils qui les assiĂ©geaient, imposant un semblant dâordre sur un territoire plus ou moins Ă©tendu autour du castel seigneurial. En dehors de ces zones de relative sĂ©curitĂ©, Ă intervalle rĂ©gulier correspondant Ă une demi-journĂ©e de marche, des Ă©tapes Ă©taient amĂ©nagĂ©es sous forme dâauberges sans grĂące et lourdement fortifiĂ©es.
Or le jour dĂ©clinait, et nos hĂ©ros nâĂ©taient pas tĂ©mĂ©raires, voici pourquoi, bien quâils eussent pu poursuivre leur pĂ©riple quelques heures, ils avaient prĂ©fĂ©rĂ© goĂ»ter Ă la chaleur dâun de ces providentiels Ă©tablissements, « le Basilic-de-guingois ». Nos hĂ©ros consistaient en :
1) Morgoth lâEmpaleur, nĂ©cromancien de sexe masculin ĂągĂ© de 15 ans, 1m93, 78kg, sans domicile connu.
2) Vertu Lancyent, « personne qui sait se dĂ©brouiller, enfin on sâcomprend  » de sexe fĂ©minin, 1m74, 61kg , plus ĂągĂ©e mais guĂšre plus domiciliĂ©e que le prĂ©cĂ©dent.
Et câest tout.
Donc ils avaient passĂ© le grand portail sous le regard soupçonneux dâun homme dâarmes, traversĂ© la cour oĂč hennissaient quelques montures au regard soupçonneux, fait un salut amical quoiquâun peu forcĂ© au forgeron qui les dĂ©visageait dâun Ćil soupçonneux, passĂ© la porte du bĂątiment principal et affrontĂ© les mines soupçonneuses des clients, ainsi que du patron.
Celui-ci Ă©tait un homme osseux aux pommettes saillantes dâune quarantaine dâannĂ©es, nommĂ© Olipar. Il arborait une impressionnante moustache noire comme le jais, ainsi quâune longue cicatrice qui courait sur la moitiĂ© droite de son visage et se perdait dans son cuir chevelu en un sillon glabre. Il avait gagnĂ© cette virile distinction, ainsi que quelques autres, lors de ses jeunes annĂ©es oĂč, embrassant un temps la prestigieuse carriĂšre dâaventurier, il avait couru la rĂ©gion accompagnĂ© de quelques compagnons afin dâoccire monstres et fourbes sorciers. Lâaffaire sâĂ©tait du reste mal terminĂ©e face Ă un grand basilic qui, avant de rendre lâĂąme, avait eu le temps de pĂ©trifier et de briser en petits graviers deux des compagnons dâOlipar. Le choc causĂ© par cette tragique mĂ©saventure lui fit perdre ses illusions et gagner en sagesse, et comme il avait eu le temps dâamasser quelques richesses, il se retira de la carriĂšre et racheta le relais, dont il dĂ©cora lâentrĂ©e avec la tĂȘte du basilic sus-citĂ©.
â Et donc ce sera pour ces messieurs-dames ?
â Bonsoir Ă vous, industrieux aubergistes, et que ma bĂ©nĂ©diction accompagne vos entreprises. Mais je vois que mes bĂ©nĂ©dictions vous sont inutiles, car Ă dire vrai, vous avez lĂ un Ă©tablissement de tout premier ordre, situĂ© par ailleurs sur un excellent emplacement, et lâabondance de votre clientĂšle suffit Ă mâindiquer quelle bonne fortune est la vĂŽtre.
â Muf, âpeut pas sâplaindre. Ce sera ?
â Et bien, le couvert et le gĂźte pour la nuit, tout bonnement. Et en outre, il mâa semblĂ© voir dans votre cour quelques chevaux, je suppose que nous pourrions arriver Ă un arrangementâŠ
Oui ?
â Je suis Vertu Lancevent et voici Morgoth lâEnchanteur. Mon jeune collĂšgue et moi-mĂȘme sommes des baladins actuellement sans emploi, et suite Ă quelques revers de fortune, nous voilĂ quelque peu dĂ©sargentĂ©s. Rassurez-vous, nous avons de quoi payer notre passage dans ces murs, mais pas assez toutefois pour vous acheter une paire de montures, et comme le pays est peu sĂ»r pour des piĂ©tons, la situation nâest pas Ă notre avantage. Ce que nous vous proposons est un marchĂ© dont vous comprendrez tout de suite le grand intĂ©rĂȘt. Nous envisageons de produire devant vos clients notre spectacle, qui est rare et de qualitĂ©, car il sâagit dâun spectacle de sorcellerie dâune grande tenue morale. AttirĂ©s par le surcroĂźt de renommĂ©e de votre Ă©tablissement, un plus grand nombre de clients viendra sây abriter, et passeront en notre compagnie une soirĂ©e agrĂ©able durant laquelle ils ripailleront et boiront Ă merci, oublieux de toute Ă©conomie. Votre commerce sâen trouverait ainsi considĂ©rablement renforcĂ©, votre bourse bien remplie et, vos concurrents Ă la fois envieux et penauds.
â Ah ? Et vous allez sĂ»rement me demander le gĂźte et le couvert gratuits, câest ça ?
â MĂȘme pas ! Nous nous faisons forts de nous acquitter honnĂȘtement de ce que nous vous devrons durant la semaine que durera notre entreprise. Pour tout paiement, nous vous demandons, vous allez rire, deux de ces pauvres rosses qui encombrent votre Ă©curie, afin de poursuivre notre chemin. Voyez comme tout ce marchĂ© est raisonnable et honnĂȘte, et contentera les deux partiesâŠ
â Vous voulez que je vous offre deux chevaux contre une semaine de singeries ? Effectivement, câest risible. Je ne sais pas si votre spectacle est comique, mais vous vous lâĂȘtes assurĂ©ment.
â Jâai dit une semaine ? Je plaisantais bien sĂ»r, je voulais dire deux semaines, deux semaines complĂštes dâenchantement et de joie quotidienne quiâŠ- La durĂ©e de votre escroquerie, madame, mâimporte peu, vous nâaurez pas mes chevaux avant de les avoir payĂ©s en bel et bon argent.
â Quoi ? Quelle goujaterie, moi qui pensais avoir affaire Ă un ami des arts⊠Peut-ĂȘtre ferions-nous mieux dâaller proposer nos service Ă un autre aubergiste mieux disposĂ© Ă notre endroit et sachant discerner son intĂ©rĂȘt.
â Et bien bonne chance. Mon collĂšgue le plus proche est le vieux Nuriel, de lâAntre des Sept Rocs Rouges, que vous trouverez douze lieues plus loin. Tel que je le connais, il vous dira comme moi, et en plus, comme il nâest pas homme de cĆur comme moi-mĂȘme, il vous mettra dehors Ă coups de bĂątons. Mais je ne suis pas un tel sauvage, alors voici mon offre : vous pourrez faire vos tours chez moi aussi longtemps que vous pourrez payer votre chambre et votre pitance, je vous offre en effet, et gratuitement, lâusufruit de ma salle. Si votre spectacle est aussi bon que vous le dites et si les clients sont gĂ©nĂ©reux avec vous, vous rĂ©unirez bientĂŽt assez dâargent pour mâacheter les chevaux qui vous font envie, aux honnĂȘtes conditions que je vous offrirai. Attention, si les clients sont mĂ©contents et sâil y a de la casse, ce sera pour vous.
â Ah, monsieur, je suis bien déçue de tant de dĂ©fiance, mais comme nous nâavons guĂšre le choix, je suis contrainte dâaccepter votre proposition. Viens Morgoth, allons nous installer.
Lâinstallation fut rapide, car ni lâun ni lâautre ne transportaient des tonnes de bagages. En effet, leur dĂ©part de Galleda avait Ă©tĂ© un peu prĂ©cipitĂ© suite Ă une mĂ©chante affaire, qui leur avait valu une condamnation Ă la peine capitale dans cette province, quâils avaient fuie dans le plus grand dĂ©nuement. Depuis, ils avaient errĂ© Ă travers monts et vaux, la ruse de Vertu et les sortilĂšges de Morgoth leur ayant permis dâĂ©chapper Ă divers pĂ©rils dont lâĂ©numĂ©ration ne prĂ©senterait aucun intĂ©rĂȘt pour la bonne intelligence du rĂ©cit, avant dâarriver enfin Ă la fameuse route menant Ă MisĂšne, leur destination, oĂč mademoiselle Lancyent se vantait de connaĂźtre du monde. Toujours est-il quâen route, ils nâavaient guĂšre eu lâoccasion dâamasser des fortunes. Et peu aprĂšs, assis au coin du feu dans un coin de la salle, Morgoth fit part de son dĂ©sappointement Ă Vertu, qui sâoccupait Ă dĂ©visager discrĂštement chacun des convives.
â Et bien, nous voilĂ coincĂ©s ici pour un bout de temps dirait-on. Quel vilain grippe-sou que cet aubergiste.
â Ne mĂ©dis donc pas de lui, câest au contraire un homme avisĂ©. Regarde la clientĂšle, crois-tu que ces gens soient venus ici par agrĂ©ment, pour la cuisine ou pour la bonne mine du serveur? Bien sĂ»r que non, ils sont ici parce que câest la seule auberge Ă des lieues Ă la ronde, sur la seule route de la rĂ©gion. On ne passe dans les parages que contraint et forcĂ©, et on ne fait quây passer. Dans ces conditions, quâon y donne ou non un spectacle nâaurait rien changĂ© Ă la frĂ©quentation de lâauberge, et ce croquant le sait trĂšs bien, il a donc eu raison de refuser mon offre.
â Ah ? Oui, ça semble logique, mais dans ce cas pourquoi faire cette proposition ?
â Qui demande beaucoup reçoit peu, qui demande peu reçoit quedalle. Comme tu lâas entendu, il nous donne sa salle pour rien, alors quâil aurait Ă©tĂ© lĂ©gitimement fondĂ© Ă se faire payer, câĂ©tait tout ce que jâespĂ©rais. Et puis on ne sait jamais, des fois on tombe sur des imbĂ©ciles qui boivent vos belles paroles.
â Mais câest malhonnĂȘte de profiter ainsi de lâinfĂ©rioritĂ© des gens crĂ©dules !
â Au contraire, je dirais que câest pĂ©dagogique. Explique cent fois une mauvais tour Ă un bourgeois, il nâen retiendra rien. Gruge le une fois, mĂȘme de peu, et jamais plus on ne lây reprendra. LâexpĂ©rience est toujours la meilleure des Ă©coles, dont le filou est le professeur. Nâest-il pas lĂ©gitime, dans ces conditions, de faire payer son enseignement ?
â Euh⊠si tu le dis. Tu as vraiment une curieuse vision des choses.
â Pour en revenir Ă notre situation qui semble tâinquiĂ©ter, elle est moins mauvaise quâil nây paraĂźt. Nous sommes ici au chaud, en relative sĂ©curitĂ© et avec un moyen de subsistance. En outre, il y a beaucoup de passage par ici, beaucoup de gens qui circulent, et donc beaucoup dâoccasions de sâenrichir. Il suffit dâattendre notre heure.
CâĂ©tait maintenant le quatriĂšme soir que les comĂ©diens de fortune passaient Ă lâauberge, qui sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ©e une halte agrĂ©able. Ils avaient pris lâhabitude de donner deux reprĂ©sentations par soir, une pour les lĂšve-tĂŽt, une pour les couche-tard, et ils avaient notĂ© que certains voyageurs donnaient aux deux reprĂ©sentations. Cependant, la modicitĂ© de la quĂȘte ne leur permettrait pas de quitter les lieux avant longtemps, dâautant que Vertu sâĂ©tait mise en tĂȘte dâacheter tout un bric-Ă -brac de sacs, selles, vĂȘtements de rechange, cordes, armes et armures quâelle estimait indispensables Ă leur voyage, mais qui se rajoutait au prix des canassons. Le spectacle quâils prĂ©sentaient Ă©tait une version allĂ©gĂ©e de Lansquenets&Fariboles, la piĂšce qui leur avait valu leurs ennuis Ă Galleda. La sorcellerie Ă©tant Ă©prouvante pour celui qui la pratique, Morgoth terminait la deuxiĂšme sĂ©ance bien fatiguĂ©, il allait se coucher tout de suite aprĂšs, laissant seule Vertu, qui Ă©tait plus nocturne. Nous en Ă©tions prĂ©cisĂ©ment Ă ce stade de la soirĂ©e quand, alors quâelle discutait ses affaires avec un nĂ©gociant en poteries Balnais, Olipar vint la trouver.
â TrĂšs intĂ©ressante reprĂ©sentation, comme dâhabitude, Vertu. On ne sâen lasse pas.
â Mais tout le mĂ©rite en revient Ă Morgoth.
â On dirait que câest un sorcier fort capable, malgrĂ© son jeune Ăąge.
â Oh oui, certainement.
â Jâai moi-mĂȘme fait un peu la route, dans mon jeune temps, lâĂ©pĂ©e Ă la main, et en ces temps-lĂ jâai pu apprĂ©cier tous les bienfaits que lâon peut tirer de la prĂ©sence dâun mage Ă ses cĂŽtĂ©s. Nous Ă©tions jeunes alors⊠Et vous-mĂȘme, je nâai pas lâimpression que vous soyez guerriĂšre, et encore moins prĂȘtresse, mais il est possible que je me trompeâŠ
Vertu se raidit. Olipar venait implicitement de la traiter de voleuse, ce qui dans lâabsolu nâĂ©tait pas faux, bien sĂ»r, mais quand mĂȘme.
â Je ne suis quâune femme cĂ©libataire qui essaie de survivre dans ce monde Ăąpre et barbare.
â Oui, on va dire ça. Bon, puisquâon est entre aventuriers je vais ĂȘtre franc, il y a cet aprĂšs-midi un homme qui est venu Ă lâauberge, et qui cherchait des personnes capables de remplir une mission dĂ©licate contre « une certaine somme ». Alors jâai pensĂ© Ă vous, comme vous ĂȘtes apparemment en manque de fonds.
â Mais, câest trĂšs intĂ©ressant ce que vous me dites lĂ . Et que sâagissait-il de faire au juste ?
â Il mâa parlĂ© de convoyer un certain objet Ă un certain endroit, mais sans plus de prĂ©cisions.
â Et⊠la somme ?
â Jâignore le montant, je ne suis quâun intermĂ©diaire. Il nâavait pas lâair dans le besoin, câest tout ce que je peux vous dire, il mâa rĂ©glĂ© ma commission en bel or tirĂ© dâune bourse bien pleine.
â Et cet homme, de quoi avait-il lâair ?
â Oh, le donneur dâordre typique, taille moyenne, cheveux gris et barbe du mĂȘme poil, ĂągĂ© mais encore vigoureux, sĂ©vĂšre, plutĂŽt sec, pas bien aimable. Et bien sĂ»r, revĂȘtu dâun grand manteau noir, comme le veut la coutume.
â Comme le veut la coutume. Tout ça mâa lâair conforme aux usages et aux Normes, je vais en parler Ă mon camarade.
Morgoth nâavait pas dâobjection majeure Ă quitter le Basilic, pressĂ© quâil Ă©tait de regagner des contrĂ©es plus civilisĂ©es, et par consĂ©quent il accueillit avec un certain plaisir la perspective dâun prochain engagement lorsquâau rĂ©veil, Vertu lui en fit part. Le commanditaire se montra Ă lâheure oĂč le coq commençait Ă fatiguer, et vint sâattabler avec Olipar et nos deux compagnons, Ă lâabri dâoreilles indiscrĂštes qui nâĂ©taient pas lĂ , vu que la salle Ă©tait vide en cette heure matinale.
Lâhomme prĂ©sentait, en effet, toutes les apparences dâun commanditaire dâaventuriers des plus ordinaires, en tout point semblable Ă la description quâen avait donnĂ© lâaubergiste. On aurait pu ajouter au tableau une lĂ©gĂšre claudication, une voix cassĂ©e et, si lâon prĂȘtait attention Ă ce qui se cachait sous le noir manteau, des effets luxueux sous lesquels jouait une musculature qui nâavait rien de sĂ©nile.
â Je suis Arcelor Niucco, Second Nautonier des Gougiers de Banvars, et jâai besoin de lâaide de gens dĂ©cidĂ©s et habiles pour transporter rapidement un certain objet jusquâĂ un certain lieu.
â Mon nom est Vertu Lancette, aventuriĂšre en quĂȘte de reconnaissance, et mon jeune compagnon Morgoth, qui est mage, est dans le mĂȘme cas. Je connais un peu, de rĂ©putation, votre guilde marchande et ce serait pour nous un honneur que de vous venir en aide.
â Si vous connaissez les Gougiers, vous savez quels bienfaits on peut tirer de notre alliance. Vous savez aussi, je pense, que nous Ă©margeons Ă lâHonorable SociĂ©tĂ© de Banvars.
â Une sage prĂ©caution par les temps qui courent.
â En effet. Maintenant que les choses sont claires, passons Ă la mission.
â Avant de poursuivre plus avant dans les pourparlers, je souhaiterai tout dâabord connaĂźtre les aspects lĂ©gaux de lâaffaire. Nous sommes Ă©trangers dans la rĂ©gion, et nous ne souhaiterions pas contrevenir Ă quelque loi, fut-ce Ă notre insu. Nous sommes des aventuriers honnĂȘtes.
â Vous avez raison de soulever ce point, et vous pouvez apaiser vos lĂ©gitimes inquiĂ©tudes, je ne vous demande rien qui ne soit contraire ni Ă la loi, ni Ă lâusage, ni Ă la moralitĂ©. En revanche, pour des raisons que vous comprendrez bien vite, je devrai vous demander, avant de vous exposer lâaffaire, une totale discrĂ©tion, et ce mĂȘme si vous nâacceptez pas mon offre.
â Excellente chose, vous pouvez compter sur notre silence.
â Alors voici lâaffaire. Nous avons un comptoir dans les collines de Tibasri, une sorte de fortin perdu au milieu de la forĂȘt, dans un lieu-dit « Valcambray ». Cette place sert de base Ă lâexploitation forestiĂšre, car la rĂ©gion regorge de bois prĂ©cieux. Je devais me rendre Ă Valcambray pour donner des instructions au chef de lâexploitation, mais des Ă©vĂ©nements imprĂ©vus mâappellent ailleurs, voici pourquoi jâai besoin de messagers de confiance pour porter lĂ -bas un parchemin contenant des informations importantes. Je ne vous cacherai pas que ces informations sont recherchĂ©es par plusieurs de nos concurrents, câest pourquoi vous devrez faire preuve de rapiditĂ© et de discrĂ©tion dans votre voyage. En outre, la contrĂ©e nâest pas des plus calmes, vous le savez bien, voici pourquoi jâai besoin de gens de votre sorte, Ă la fois peu voyants et capables de se sortir de situations imprĂ©vues.
â Jusque lĂ , câest dans nos cordes. Est-il loin, ce Valcambray ?
â Trois jours de cheval, peut-ĂȘtre plus en cas dâintempĂ©rie. Vous suivrez la Route vers lâest pendant cinq heures jusquâĂ croiser une riviĂšre large de dix pas nommĂ©e Cipangre, longĂ©e par un chemin de peu dâimportance. Vous remonterez Ă travers les collines et la forĂȘt de Pringeois jusquâĂ une vallĂ©e qui ira en se rĂ©trĂ©cissant. Lorsque vous verrez, au nord, une falaise blanche en demi-lune percĂ©e de quelques grottes, quittez la route, le fortin est juste aux pieds des Ă©boulis. Ce nâest pas bien loin Ă vol dâoiseau, mais la route est mauvaise. En ce qui concerne votre rĂ©munĂ©ration, vous serez payĂ©s cent vingt ducats dâor par le chevalier dâOlanza, qui est le chef du camp et qui sera au courant de lâarrangementâŠ
â Cent-vingt ducats, câest une somme honnĂȘte. Toutefois, nous sommes actuellement sans Ă©quipement adĂ©quat. Nous avons amassĂ© de quoi acheter des armes, des provisions et des vĂȘtements adaptĂ©s Ă ces randonnĂ©es, toutefois il nous manque encore de quoi faire lâacquisition de deux montures, soient une vingtaine de ducats, si je ne mâabuse. Voici pourquoi nous avons besoin, en sus, dâune petite avance pour remplir cette mission, avance sans laquelle, hĂ©las, nous ne pourrons quitter cette auberge.
â Cet arrangement me semble appropriĂ©. Soit, je vous compterai vos vingt ducats. Lâaffaire est faite ?
â Pour moi lâaffaire est faite, si Morgoth nây trouve rien Ă redire.
â Hein ? Pardon ? Ah, euh, oui, comme bon vous semble.
â Splendide (lâhomme tira de sa bourse, qui faisait un joli bruit, vingt piĂšces dâor toutes neuves). Voici donc pour vos chevaux. Je vous confie aussi ma chevaliĂšre, que vous montrerez Ă Olanza pour prouver lâidentitĂ© de celui qui vous envoie. Jâaurais aimĂ© trinquer avec vous Ă la rĂ©ussite de notre affaire, mais je dois vous quitter sans plus attendre. Que Hegan vous guide et couronne votre voyage de succĂšs.
Et il partit aussitÎt. Olipar, satisfait, retourna à son comptoir, mais Vertu le suivit, imitée par Morgoth.
â Dites-moi, Olipar, vous mâavez bien dit avoir Ă©tĂ© aventurier, avant que ne vous vienne la vocation de bistrotier. Peut-ĂȘtre vous reste-t-il deux ou trois choses utiles dont vous dĂ©sireriez vous dessaisirâŠ
â Ah ah ah ! Vous savez, ça fait treize ans que je tiens cette auberge, et il y a longtemps que ma vieille Ă©pĂ©e, mon Ă©cu de guerre et ma cotte de maille se sont couverts de rouille et de sang sur le dos dâun autre Ă qui je les avais vendus. Voyez-vous, cet Ă©tablissement est ainsi placĂ© quâil est une halte quasiment obligĂ©e pour quiconque dĂ©sir partir Ă lâaventure vers le sud, qui est riche dâor et de pĂ©rils de toutes sortes. Câest dâailleurs pour cette raison que je tiens aussi, en plus de mon activitĂ© dâaubergiste, un modeste dĂ©pĂŽt dâarmes et de matĂ©riels divers, pour dĂ©panner, le cas Ă©chĂ©ant, voyez-vous.
â Tiens donc. Et peut-on voir ce que vous avez dans votre modeste dĂ©pĂŽt ?
â Mais bien sĂ»r, aidez-moi Ă soulever la trappe là ⊠oui, ne descendez pas dans le noir, câest un coup Ă se tuer, attendez que jâallume ma torche. VoilĂ , attention Ă la tĂȘte, et prenez garde aux marches, aussi, il faudra que je les brique un jour, voire que je les fasse retailler. Nous y sommes, bienvenue dans mon humble Ă©choppe.
â Bitechaton ! Sâexclama Vertu.
â Ton ton ton⊠fit lâĂ©cho.
â VoilĂ , je vous laisse regarder ce qui est Ă votre goĂ»t et dans vos moyens. Notez comme tous les articles sont Ă©tiquetĂ©s et soigneusement dĂ©crits. Les prix indiquĂ©s sont fermes et dâailleurs si modiques que ce serait dĂ©shonorant de vouloir les marchander. Tous ces articles ont Ă©tĂ© acquis lĂ©galement, la maison vous fournira du reste des certificats qui en attesteront auprĂšs des autoritĂ©s, si dâaventure on vous en faisait reproche. Si vous avez des questions, je suis lĂ pour y rĂ©pondre.
â Oh, une chaĂźne de combat Vantonienne !
â Notez le travail de la boule, qui dĂ©note dâune fabrication soignĂ©e. Elle a servi quelques semaines seulement Ă lâentraĂźnement dâune compagnie de gladiateurs qui plus tard a fait faillite, jâai eu la chance dâen faire lâacquisition lors de la vente aux enchĂšres. Sept ducats, le prix dâune arme dâoccasion pour un matĂ©riel quasi-neuf.
â Et celle-lĂ âŠ
â Vous avez lâĆil, câest un espadon fort ancien qui a appartenu Ă une noble famille de la rĂ©gion, qui a malheureusement subi quelques revers de fortune et sâen est dessaisie Ă condition que je ne rĂ©vĂšle pas son origine. Ce sont des choses qui arrivent. Une arme alliant puissance, efficacitĂ© et beautĂ©, comme vous le voyez Ă lâĂ©clat particulier de lâacier. Je la vends Ă quarante-cinq ducats en raison de sa valeur historique, toutefois je ne vous la conseillerai pas pour votre affaire, câest plus, si je puis me permettre, lâarme dâun robuste chevalier que celle dâune femme Ă©lĂ©gante.
â Tout Ă fait, tout Ă fait, je me contentais dâadmirer. Et ce petit bouclier, câest quoi ?
â Une targe lĂ©gĂšre en bois recouvert dâacier fort, de forme dĂ©modĂ©e mais en excellent Ă©tat. Elle a appartenu Ă un aventurier qui a trouvĂ© la mort non loin dâici, le paysan qui lâa trouvĂ© lui a payĂ© des funĂ©railles dignes et religieuses, il sâest donc senti en droit de rĂ©clamer le produit de la vente de lâĂ©quipement Ă titre de compensation. Notez comme sa forme bombĂ©e et sa faible surface permettent Ă un dĂ©fenseur habile de parer un coup de taille ou dâestoc, voire une flĂšche, tout en permettant le maniement dâune pique, dâun bĂąton, dâun arc ou de tout autre arme nĂ©cessitant dâavoir ses deux mains. Deux ducats pour ce petit article bien pratique.
â Ce truc mâintĂ©resse bien. Ă propos dâarcâŠ
â Câest dans cette allĂ©e, lĂ . On mâa racontĂ© lâhistoire dâune troupe de jeunes aventuriers qui Ă©taient partis occire je ne sais quel troupe de brigands, et qui se sont fait massacrer sans avoir seulement blessĂ© un seul de leurs ennemis. Ils avaient fait lâerreur de nâemporter aucune arme de jet, les sots, et ils Ă©taient tombĂ©s dans une embuscade tendue par des gens qui, eux, avaient des arcs. Un seul guerrier avait survĂ©cu Ă la mĂ©saventure, tellement criblĂ© de flĂšches que par la suite on lâa appelĂ© « le poreux chevalier ». Mais je vois que vous nâĂȘtes pas de cette trempe. Cet arc vous tente ? Trois cent vingt ducats.
â Combien ?
â Trois cent vingt, et ce nâest pas cher en vĂ©ritĂ©, car il sâagit dâun arc elfique taillĂ© dans la branche dâun chĂȘne sacrĂ©. Ces armes Ă©taient â et sont peut-ĂȘtre toujours â utilisĂ©es par les sentinelles gardant les citĂ©s sylvestres des elfes. Leur conception particuliĂšre permet Ă quiconque en a lâhabitude de tirer avec une prĂ©cision accrue et avec une vitesse stupĂ©fiante.
â Umm⊠si câest vrai, le prix est justifiĂ©, mais câest pour lâinstant hors de notre portĂ©e.
â Celui-ci peut-ĂȘtre⊠Il ne coĂ»te que huit ducats et câest une arme neuve. Comme manifestement vous connaissez les armes, vous aurez notĂ© la facture trĂšs particuliĂšre de cet arc, composĂ© de multiples couches de plusieurs bois diffĂ©rents assemblĂ©es avec art de maniĂšre Ă accroĂźtre la puissance du tir, et donc la portĂ©e, sans sacrifier la prĂ©cision. Ce type dâarmes est trĂšs en vogue dans le sud, mais malgrĂ© sa supĂ©rioritĂ© sur lâarc classique, il a du mal Ă sâimposer dans nos contrĂ©es car beaucoup de gens dâarmes ont une vision traditionaliste, voire rĂ©trograde de leur mĂ©tier. DâoĂč la promotion.
â Ah oui, câest plus dans mes cordes, si jâose dire. Je crois que je vais le prendre.
â Et un carquois, je suppose, dâune douzaine de flĂšches⊠deux douzaines, sage prĂ©caution. On arrive Ă onze ducats pour lâarcherie.
â Jâaimerais assez quâon revienne aux Ă©pĂ©es, câest par lĂ je croisâŠ
â Exactement. Je vois que vous vous intĂ©ressez aux rapiĂšres, qui sont Ă mon sens des armes plus adaptĂ©es au sport, aux duels courtois et aux escarmouches citadines quâau combat en plein air, mais chacun a sa religion sur ces choses. Celle que vous regardez est toutefois une arme efficace, mise en gage chez moi par un aventurier qui venait de la trouver dieu seul sait oĂč. Elle est Ă©quipĂ©e dâun enchantement qui la fait luire dans lâobscuritĂ©, comme vous voyez, et qui lui confĂšre sans doute diverses propriĂ©tĂ©s dont, pour tout vous dire, jâignore le dĂ©tail. Je la mets en vente pour deux cent ducats, elle vaut peut-ĂȘtre plus, peut-ĂȘtre moins, allez savoirâŠ
â De toute façon, ce nâest pas dans nos moyens. Peut-ĂȘtre, dans lâavenir⊠Non, ce quâil me faut, câest une bonne Ă©pĂ©e classique. Tiens, mais quel drĂŽle de bĂąton courbe ! Je lâavais pris pour un arc, mais il a une sorte de gardeâŠ
â HoulĂ , oui, je lâavais oubliĂ© celui-lĂ . Et bien, ça ne nous rajeunit pas ! Oui, si mes souvenirs sont bons, câest une arme quâun client portait lorsquâil est venu dans mon auberge, un vieil ivrogne qui radotait des histoires bizarres. Il avait, Ă ce quâil disait, voyagĂ© vers lâest, par delĂ les monts du Shegann, dans les lointaines contrĂ©es situĂ©es par-delĂ le mythique Shedung, et y avait vĂ©cu des aventures totalement loufoques. En tout cas, il est mort une nuit dans son sommeil, et je me suis dit que la vente de ce bĂąton me rembourserait de son ardoise. Et puis je lâai oubliĂ© dans ce coin.
â Il me plaĂźt bien. Un demi-ducat ? Le prix est encore valable ? Je pense que je vais le prendre, il me servira de sabre de bois, pour mâentraĂźner. Et puis je prendrai aussi cette Ă©pĂ©e lĂ , qui convient Ă lâusage que je veux en faire.
â Excellent choix, câest une Ă©pĂ©e Pygienne, de lâarmĂ©e de la condottiere Malvina. Une arme de soldat ayant un peu servi, que je vous propose donc Ă cinq ducats.
â Cochon qui sâen dĂ©dit. Et⊠ah, oĂč avais-je la tĂȘte, il me faut aussi une armure.
â Nous avons un lot de cottes de maillesâŠ
â Trop lourd, trop bruyant, et sĂ»rement trop cher. Non, je pensais plutĂŽt Ă ce pourpoint matelassĂ©. Ce nâest pas donnĂ© dites-moi, vingt-cinq ducats.
â Ah, mais ce nâest pas un pourpoint matelassĂ© ordinaire. LâintĂ©rieur est doublĂ© en cuir dâauroch rouge, matiĂšre trĂšs rĂ©sistante au percement qui protĂšge donc des coups dâestoc. LâextĂ©rieur est quant Ă lui recouvert dâun velours noir et mat, et vous voyez que ce vĂȘtement dispose dâune ample cagoule et dâune sorte de longue jupe faite de la mĂȘme matiĂšre, et qui se dĂ©ploient en un tournemain. Je nâai nul besoin de vous expliquer plus avant lâintĂ©rĂȘt de cette particularitĂ©, ni celle des multiples et discrĂštes poches intĂ©rieures que vous voyez ici, ici, ici⊠En outre, et je suis sĂ»r que cet argument emportera votre adhĂ©sion, cette armure a Ă©tĂ© conçue pour une anatomie fĂ©minine.
â Ah ! Effectivement, câest bon marchĂ© dans ces conditions. Je le prends. Il nous faudra aussi une dague pour le jeune homme, ainsi que du petit matĂ©riel, des sacs Ă dos, torches, cordesâŠ
â Je vous arrĂȘte tout de suite pour attirer votre attention sur le pack « premier donjon » que voici. Pour cinq ducats piĂšce, vous aurez un attirail complet et de qualitĂ©, un matĂ©riel sans fioriture, mais fiable.
â Comme câest astucieux. DĂ©cidĂ©ment votre Ă©tablissement est plein dâattraits. Donc vous nous en mettrez deux, ce qui nous met lâaffaire Ă âŠ
â Alors, deux packs nous font donc dix ducats, plus le pourpoint nous font trente-cinq, plus lâĂ©pĂ©e ce qui nous fait quarante, et le bĂąton, quarante et demie.
â Et la targe.
â Et la targe, en effet, quarante deux ducats et demie. Eh bien, ça fait quand mĂȘme une somme, nâest-ce pasâŠ
â Bah, sachons vivre.
Et tandis que Morgoth peinait Ă ramener tout lâattirail Ă la surface, Vertu paya son compte Ă lâaubergiste mĂ©dusĂ©, tirant plĂ©thores de monnaies dâune bourse bien lourde.
â Suis-je bĂȘte, jâallais oublier les trois chevaux.
â Trois ?
â Si nous sommes suivis, nous pourrons toujours Ă©pargner une bĂȘte sur les trois, ce qui nous permettra de distancer un cavalier nâayant pas pris ce genre de prĂ©caution.
â Câest bien vu. Je vous propose les trois montures que vous voyez sous la tonnelle pour trente ducats, avec selles et fontes.
â Quoi, ces canassons agonisants ? Vous plaisantez je suppose.
â Certes, certes, ce ne sont pas des Ă©talons de lâannĂ©e, je suis prĂȘt Ă descendre jusquâĂ huit par tĂȘteâŠ
â Je ne vois pas ce que jâen ferai, jâai besoin de montures robustes et fiables, peu mâimporte le prix que je paye ces rosse grisĂątres, elles ne me seront dâaucune utilitĂ©. Et pourquoi ne me proposez-vous pas ces autres chevaux que vous cachez dans lâĂ©curie, lĂ Â ?
â Je ne les cache pas, je les prĂ©serve des intempĂ©ries, car ils sont plus chers. Pas moins de quinze ducats chacun.
â Vendu.
Et derechef, Vertu tira sa bourse et aligna quarante-cinq ducats sur le comptoir.
â Mais câest un plaisir de faire des affaires avec vous, ajouta Olipar en sâempressant dâencaisser.
â Pensez-vous, câest si rare de pouvoir commercer avec dâhonnĂȘtes gens de nos jours. Allons Ă lâĂ©curie choisir nos bĂȘtes, le temps nous presse quelque peu.
â Quoi ? SâĂ©tonna Morgoth. Tu veux partir tout de suite ?
â SĂ©ance tenante, en effet. Plus vite nous partirons, plus vite nous arriverons, et plus vite nous toucherons notre argent.
â Si tu le disâŠ
â Allez, hardi, lâaventure nous appelle !
Et joignant le geste Ă la parole, Vertu revĂȘtit son pourpoint noir.
La voleuse se retourna Ă plusieurs reprises pour voir lâauberge diminuer de taille, au loin. Morgoth ne sâen aperçut pas, tout occupĂ© quâil Ă©tait Ă rester en selleÂč. Une fois que lâĂ©difice eut dĂ©finitivement disparu derriĂšre une colline, Vertu vint deviser gaiement avec son compagnon, et chanta quelques chansons hĂ©roĂŻques. Ils dĂ©jeunĂšrent sans dĂ©monter, un peu avant le pont enjambant la riviĂšre Cipangre, et suivirent lâitinĂ©raire prescrit, cheminant au creux dâune sente bucolique. Parfois, ils croisaient quelque groupe de paysans vaquant Ă leurs occupations, toujours armĂ©s et peu amĂšnes, mais qui leur indiquĂšrent nĂ©anmoins le chemin, confirmant les dires du mystĂ©rieux Arcelor Niucco. Ă plusieurs reprises, comme Vertu lâavait expliquĂ©, ils avaient changĂ© de chevaux pour les mĂ©nager, sans prendre la moindre halte pour ce faire, tant et si bien quâils progressaient Ă vive allure. Lentement, les ombres sâallongĂšrent, et le ciel sâassombrit, en mĂȘme temps que lâhumeur de Morgoth, qui souffrait lâembarrassant martyre du cavalier novice. Lorsque le crĂ©puscule eut commencĂ© Ă sâinstaller, Vertu vint donc le voir pour lui changer les idĂ©es.
â Puisque tu mâas demandĂ© de tâapprendre un peu la vie et de tâinstruire du mĂ©tier dâaventurier, as-tu retenu quelque chose dâutile de nos petites affaires matinales Ă lâauberge ?
â Oui, tout Ă fait. Jâai remarquĂ© que tu avais dĂ©pensĂ© prĂšs de quatre-vingt dix ducats pour accomplir un travail qui doit nous en rapporter, si tout se passe bien, cent quarante. Outre le fait que le bĂ©nĂ©fice de lâopĂ©ration est assez mĂ©diocre, jâignorais que la quĂȘte avait rapportĂ© de telles sommes.
â Ce nâest pas à ça que je pensais mais tu as nĂ©anmoins raison de soulever ce point. Il est vrai que les dĂ©penses que jâai effectuĂ©es sont dĂ©mesurĂ©es par rapport Ă la solde qui nous a Ă©tĂ© proposĂ©e, mais il sâagit dâun investissement qui nous servira, je lâespĂšre, longtemps et en de multiples occasions. En outre, ces sommes sont importantes en soi, mais ridicules comparĂ©es aux gains que jâespĂšre tirer de toute cette histoire.
â Je ne te suis pas.
â La somme offerte par un commanditaire pour partir Ă lâaventure est rarement une justification suffisante pour les risques pris. Ă telle enseigne que bien souvent, il nây a pas besoin du tout de commanditaire pour partir arpenter les contrĂ©es sauvages, car dâhabitude, lâessentiel du bĂ©nĂ©fice se fait au cours mĂȘme de lâaventure, en rĂ©cupĂ©rant lâĂ©quipement, les armes et les richesses des ennemis tuĂ©s, ou bien en sâemparant des trĂ©sors qui traĂźnent. Quâimporte dans ces conditions de dĂ©penser cent piĂšces dâor pour une histoire qui peut nous en rapporter mille ?
â Tu as parlĂ© dâennemis ? Mais de quels ennemis parles-tu ? Tu sais quelque chose que jâignore ?
â Le terme « ennemis » recouvre tout ce qui est susceptible de se mettre sur notre chemin pour nous empĂȘcher de rĂ©ussir notre coup. Il peut sâagir de bandits de grands chemins, de bestioles malfaisantes qui vivent dans la forĂȘt, de quelquâun qui aurait une vieille rancune contre lâun de nous, dâhommes de mains dâun quelconque ennemi de notre commanditaire, voire de notre commanditaire lui-mĂȘme, ce qui en lâoccurrence ne mâĂ©tonnerait pas plus que ça.
â Il mâa pourtant eu lâair sincĂšre.
â Câest à ça quâon reconnaĂźt les bons menteurs. Je vais te raconter une histoire : voici plus de trois siĂšcles, dans le lointain pays de KhĂŽrn, vivait Noobir le Chanceux, un aventurier qui louait sa lame Ă qui pouvait la payer. Un beau jour, un homme mystĂ©rieux et pressĂ© vint Ă lui, et lui promit de lâor sâil accomplissait une mission qui consistait Ă dĂ©livrer une jeune fille enlevĂ©e par des marchands dâesclaves. Noobir accepta, il courut par monts et par vaux Ă la poursuite des esclavagistes, leur expliqua sa façon de voir les choses, dĂ©livra la jeune fille, et la ramena Ă son commanditaire, qui le paya.
â Et alors ?
â Et alors ce fut Ă ma connaissance la derniĂšre fois quâun commanditaire a donnĂ© Ă un aventurier une mission sans malhonnĂȘtetĂ©, sans arriĂšre-pensĂ©es, sans mensonges ni tromperie sur la personne. Un commanditaire a toujours quelque chose Ă cacher, toujours.
â Oh, je suis sĂ»r que tu exagĂšres. Peut-ĂȘtre pas celui-lĂ , son histoire se tenaitâŠ
â Oui, son histoire se tenait, sauf que manque de bol, je connais un peu les Gougiers de Banvars, et je sais pertinemment quâil nây a pas de Second Nautonier nommĂ© Arcelor Niucco, et quand bien mĂȘme, un Second Nautonier, câest un personnage important, un notable, pas un croquant qui se risquerait sans escorte dans un pays hostile. Et puis, pour un haut dirigeant de guilde marchande, je ne lâai pas trouvĂ© trĂšs dur en affaires. Son physique, sa maniĂšre de se dĂ©placer et de se comporter, tout trahit au contraire une Ă©ducation militaire. Bref ce type est aussi marchand que je suis moniale de Miaris.
â Alors lĂ tu mâimpressionnes.
â Tout ça pour dire que notre mission ne sera pas de tout repos, quâelle risque de nous apporter beaucoup dâor, mais aussi beaucoup de combats. Ce qui me fait penser que sommes bien faibles et que si on nous attaque par surprise, ta magie sera aussi inefficace que mon baratin. LâidĂ©al pour ĂȘtre protĂ©gĂ©s, ce serait de recruter un guerrier.
â Un guerrier ?
â Une espĂšce de malabar sans cervelle et qui aime la bagarre.
â Oui, je vois bien le concept de guerrier, mais oĂč est-ce quâon va bien pouvoir trouver ça ?
â La rĂ©gion grouille de mercenaires si avides dâaventure quâils chargeraient le dragon sabre au clair contre la promesse dâune part de butin. La providence y pourvoira, sois sans crainte. Quoiquâil en soit, ce nâest pas de ça que je voulais te parler, mais de nos achats dâarmes et de matĂ©riels divers. Tu nâas rien remarquĂ©Â ?
â Et bien, hormis le fait que la modeste Ă©choppe dâOlipar aurait pu Ă©quiper une armĂ©e, tout mâa semblĂ© Ă peu prĂšs normal, mais je tâavoue que je nâai pas ton expĂ©rience des armes.
â Tu me flattes, je nây connais pas grand chose en fait, jâai juste vu certains de mes compagnons se battre, jadis, et jâai un peu essayĂ© de les imiter, en fait si jâai pris toutes ces armes, câest surtout pour impressionner dâĂ©ventuels brigands, comme ces paysans que nous avons croisĂ©s et qui nous auraient dĂ©troussĂ©s sans coup fĂ©rir si nous avions eu moins dâallure. Crois-moi, le gueux a beau crever de faim, il reculera toujours devant un cavalier fer-vĂȘtu portant flamberge et gonfanon, câest sĂ»rement un instinct hĂ©ritĂ© de la sĂ©lection naturelle.
â Ah, donc câest pour ça que tu as pris lâĂ©pĂ©e et lâarc.
â Non, lâarc je sais mâen servir, un peu. Et lâarmure est rĂ©ellement une trĂšs belle piĂšce. Mais tout ça ne vaut pas lâexcellente affaire que jâai faite avec ceci !
Et elle brandit fiĂšrement le bĂąton encore poussiĂ©reux, quâelle essuya avec minutie et respect.
â Ah, le pauvre Olipar, le brave, le gentil, lâinnocent Olipar.
â Quel tour lui as-tu donc jouĂ© pour ĂȘtre de si riante humeur ?
â Si cet honnĂȘte benĂȘt avait eu deux sous de culture, ou ne serait-ce que deux sous de curiositĂ©, il aurait dĂ©fait le nĆud de cette cordelette, ici, prĂšs de la garde, vois-tu ?
â Je vois.
â Et en tirant lĂ comme je le fais, il aurait pu ainsi dĂ©couvrir que cette lame en bois dur nâest en rĂ©alitĂ© quâun fourreau de bois pour une lame en bel acier.
Swish, fit la lame en tranchant lâair vespĂ©ral. MĂȘme le rougeoiement du couchant ne parvenait Ă altĂ©rer sa profonde teinte bleue Ă©tincelante. MĂȘme Vertu resta, un instant, muette devant le spectacle irrĂ©el de cet exemple parfait de travail du mĂ©tal, cet engin de mort si simple, et beau.
â Et voici comment on achĂšte pour un demi-ducat un authentique katana oriental dont aucun marchand sensĂ© ne se dĂ©barrasserait Ă moins de deux-cent. DĂ©cidĂ©ment, il faudra que je retourne dans cette boutique, ah ah ah !
â Quoi ? Tu as escroquĂ© ce pauvre Olipar ? Mais tu nâas donc aucune honte de ce que tu as fait ? Tu savais la valeur dâun bien que tu achetais et pourtant tu lâas eu Ă vil prix, câest proprement scandaleux, câestâŠ
Vertu sortit de sa fonte un rouleau de papier.
â Tu sais ce quâil y a marquĂ© lĂ Â ? Il y a marquĂ© que le dĂ©nommĂ© Olipar mâa cĂ©dĂ©, librement, de son plein grĂ©, et moyennant un paiement qui lui a Ă©tĂ© intĂ©gralement crĂ©ditĂ©, un objet que voici. Et le dĂ©nommĂ© Olipar a apposĂ© son sceau ici en bas, lĂ .
â Mais câest immoral !
â En tant que commerçant, il est tenu de connaĂźtre la qualitĂ© des marchandises quâil vend. Sâil lâignore, il fait mal son travail, câest tout. Suppose que la situation soit inversĂ©e et quâau lieu de me vendre un article supĂ©rieur Ă vil prix, il mâait vendu trĂšs cher une camelote, il serait Ă©videmment coupable de nĂ©gligence criminelle, car une telle erreur pourrait mâĂȘtre fatale au moment du combat. Et bien dans le cas qui nous intĂ©resse, il est tout aussi coupable.
â On ne mâĂŽtera pas de lâidĂ©e que tu aurais pu le dĂ©tromper, puisquâapparemment, tu as vu du premier coup dâĆil Ă quoi tu avais affaire. Moi, câest ce que jâaurais fait.
â Et tu aurais eu grand tort ! Ce nâest pas Ă toi, client, de dĂ©terminer la qualitĂ© dâun bien, câest au marchand. Sâil nâa pas les compĂ©tences requises, il doit mander les service dâun expert qui se fera payer pour cela. Or expert, câest un mĂ©tier ! En donnant gratuitement ta science Ă un marchand, non seulement tu vas Ă lâencontre de tes intĂ©rĂȘts â ce qui est ton affaire â mais en plus tu ĂŽtes le pain de la bouche dâun honnĂȘte professionnel ! Et câest ainsi quâen croyant te comporter comme un homme de bien, tu rĂ©duis Ă la famine et Ă la mendicitĂ© une famille de braves gens. Câest ça ta conception du bien ?
â AeuhhhâŠÂ ben non Ă©videmment. Je nâavais pas envisagĂ© les choses sous cet angle.
â Bien sĂ»r, et câest normal, tu es encore jeune et ignorant. Le monde est complexe, les individus sont multiples, leurs intĂ©rĂȘts et leurs aspirations sont aussi divers quâentremĂȘlĂ©s au sein de la sociĂ©tĂ©. Voici pourquoi, avant dâagir, il convient toujours de peser le pour et le contre, savoir Ă qui on va bĂ©nĂ©ficier et Ă qui on va faire du tort, et surtout, il faut se mĂ©fier de ses Ă©lans naturels. Les bonnes volontĂ©s des gens malavisĂ©s sont sympathiques, mais font plus de mal que de bien. Bien sĂ»r, Ă ton Ăąge, on rĂȘve de soulager lâhumanitĂ© souffrante, de guĂ©rir les plaies du monde, dâapaiser les conflits des nations et toutes ces belles utopies, mais aprĂšs quelques annĂ©es passĂ©es Ă se frotter aux rudesses de lâexistence, on en vient Ă rĂ©duire ses ambitions altruistes Ă ses amis et Ă sa famille, dans le meilleur des cas. Sachant que celui qui rĂ©duit encore ses ambitions altruistes Ă faire prospĂ©rer sa seule personne nâest pas forcĂ©ment un mauvais bougre.
â DĂ©cidĂ©ment, tu as des conceptions Ă©tranges.
â Ah, nous arrivons.
â OĂč ? Ce village ?
â Si jâen crois les indications quâon mâa donnĂ©es, câest le bourg de Brantemort, oĂč nous pourrons faire Ă©tape.
â Aaaaah ! Et câest pour arriver ici avant la nuit que tu nous a fait presser lâallure.
â Exactement. Je nâavais aucune envie de dormir Ă la belle Ă©toile. Mais câest curieux, on dirait quâil y a une certaine agitation, je nâaime pas ça. TĂąchons de nous approcher discrĂštement pour voir ce qui se passe.
â Sans doute une fĂȘte folklorique.
â EspĂ©rons-le.
Ă moins que les traditions locales ne nĂ©cessitent lâutilisation dâun gibet et dâune corde, il ne sâagissait pas dâune fĂȘte folklorique. Toute la population de Brantemort Ă©tait assemblĂ©e, et aussi probablement celle des hameaux environnants, pour assister Ă une pendaison. Le suppliciĂ© Ă©tait un gaillard fort bien bĂąti dâune trentaine dâannĂ©es, blond comme les blĂ©s, dont le visage aux traits fins Ă©taient actuellement chargĂ©s dâune irritation bien comprĂ©hensible. Comme de juste, on lui avait passĂ© la corde au cou et entravĂ© les mains dans le dos. Il y avait aussi, comme toujours dans ce genre de scĂšne, un grand bourreau bien gras avec une jolie cagoule de velours rouge, ainsi quâun noble vieillard en robe noire, qui devait ĂȘtre une quelconque autoritĂ©, et qui lisait un parchemin Ă la foule.
Dissimulés derriÚre une meule de foin, Vertu et Morgoth ne perdaient rien du spectacle.
â Mais, par le gonfanon sanglant de Nyshra, je ne me trompe pas, câest bien Mark que ces gueux sâapprĂȘtent Ă pendre !
â Tu connais ce malfaiteur ?
â Mais oui, câest un mien compagnon, Marken-Willnar Von Drakenströhm. Oh le pauvre, il faut le secourir avant quâil ne se fasse clocher par ces crotteux. Tu as quoi comme sorts ?
â Ben⊠ce que jâavais prĂ©parĂ© pour la reprĂ©sentation de ce soir. Nous sommes partis si vite que je nâai pas eu le temps de prĂ©parer des sorts de combat.
â Illusions, invisibilitĂ©, bruitages divers, câest bien ça ?
â Oui, maisâŠ
â Parfait, ça suffira. Donne moi cet instrument, lĂ âŠ
â Attends, une minute, dans quoi mâentraĂźnes-tu encore  ? Tu voudrais que nous soustrayions un criminel Ă la justice du pays ? Je suppose que si on sâapprĂȘte Ă le pendre, câest quâil y a de bonnes raisons.
â Allons allons, je te croyais au-dessus de ces jugements hĂątifs. Tu sais comme moi que la justice en ces contrĂ©es est des plus expĂ©ditives, gĂ©nĂ©ralement rendue au seul bĂ©nĂ©fice de lâoligarchie locale, je ne doute pas que le Chevalier soit innocent et de bonne foi, et que seules ses origines ethniques ou religieuses lâont fait condamner par ces paysans grossiers, sur la foi de lois idiotes et de tĂ©moignages inspirĂ©s par lâalcool. Crois-moi, câest un bon camarade, un solide combattant respectant lâhonneur des soldats et, mĂȘme sâil lui arrive dâĂȘtre un peu impulsif, câest un joyeux compagnon sur lequel on peut compter. Sans doute aura-t-il contrevenu Ă quelque coutume grotesque et obscure qui aura cours ici, voilĂ tout. Est-il juste, dans ces conditions, de le laisser pĂ©rir pour quelque peccadille ?
â Chevalier noir, vous avez Ă©tĂ© reconnu coupable de brigandage, vol Ă main armĂ©e, enlĂšvement et sĂ©questration, homicide au premier et au deuxiĂšme degrĂ©, viol avec actes de barbarie, usurpation dâidentitĂ©, de dĂ©coration, de qualitĂ© et de grade militaire, parjure, blasphĂšme, vol et destruction de matĂ©riel religieux, saccage dâĂ©difice religieux, pratiques obscĂšnes et scatologiques dans une enceinte consacrĂ©e, injure publique, subornation de tĂ©moin, corruption active et passive, tapage nocturne, coups et blessures volontaires ayant entraĂźnĂ© la mort sans intention de la donner, braconnage, exhibition publique dâorganes gĂ©nitaux, exercice illĂ©gal des professions de mĂ©decin, avocat et banquier, contrefaçon de monnaie royale, contrebande dâor, de sel, dâalcool, dâarmes, de matĂ©riel agricole et de substances stupĂ©fiantes, pratique de la nĂ©cromancie, commerce avec le dĂ©mon, pratique de culte illicite, dĂ©tournement de mineurs, pĂ©dĂ©rastie, cruautĂ©s envers les animaux, dĂ©lit de grivĂšlerie, commercialisation dâaliments avariĂ©s, stationnement illicite de vĂ©hicule devant un bĂątiment officiel, association de malfaiteurs, complot visant Ă lâĂ©vasion de prisonniers, possession et recel dâesclaves, complot contre la sĂ»retĂ© de lâĂ©tat, tentative de rĂ©gicide, apologie du suicide, incitation Ă la haine raciale, port dâarmes prohibĂ©es, insultes Ă agents de la force publique dans lâexercice de leurs fonctions, outrage Ă la cour, atteintes aux bonnes mĆurs, fraude fiscale, forfaiture, haute trahison et dĂ©gradation de mobilier urbain. Câest donc avec une satisfaction et un soulagement comme jâen ai peu connus au cours de mes vingt-deux ans de magistrature que je prononce cĂ©ans votre ordre dâexĂ©cution. Avez-vous quelque chose Ă ajouter ?
â TA GROSSE PUTE DE MERE A PRIS SON PIED Ă ME TETER LE NĆUD SALE BATARD DĂGĂmoumpf mouphouf mouhoumouf moufâŠ
â Bien. Bourreau, fais ton office. »
Mais alors que lâauxiliaire de justice sâavançait, sinistre, pour gagner son pain quotidien, la porte des enfers sembla sâouvrir dans un fracas de fin du monde, et dâune brume insidieuse et mĂ©phitique qui avait envahi le chemin, la Mort surgit au triple galop, montĂ©e sur un destrier aux yeux flamboyants et aux naseaux fumants. Les manants de Brantemort sâĂ©cartĂšrent vivement en hurlant des imprĂ©cations et en implorant leurs dieux, les femmes sombrant dans lâinconscience ou protĂ©geant leurs enfants, laissant place au spectre noir et Ă sa sinistre faux. Chevauchant droit vers le gibet, sans prĂȘter attention au destin des petites gens, le quatriĂšme cavalier de lâapocalypse venait en personne prendre lâĂąme de son serviteur. La faux siffla dans lâair, tranchant la corde et libĂ©rant le Chevalier Noir qui, frappĂ© de stupeur, resta coi et immobile face Ă la forme drapĂ©e de noir qui le dominait. Mais le bourreau, homme courageux de par les nĂ©cessitĂ©s de sa profession, ne comptait pas laisser ainsi sa proie sâĂ©chapper avant quâil ne lâait lui-mĂȘme expĂ©diĂ©e. Il sâavança, empoigna le tissu qui drapait la faucheuse, et le tira vers lui, dĂ©couvrant ce qui Ă©tait dessous.
Or il nây avait rien.
Sous le noir capuchon, il ne vit ni le visage dâun imposteur, ni le crĂąne grimaçant du passeur des Ăąmes. Il nây avait rien. Et la mort partit dâun rire glacial qui eut raison de la santĂ© mentale du bourreau, qui sâeffondra, puis sâenfuit Ă quatre pattes, bavant et hurlant des propos sans suites.
Alors, de sa main invisible, la mort empoigna le Chevalier Noir par la corde qui lui serrait le col, et lâemporta au trot vers les noirs abĂźmes de lâenfer, sous les yeux horrifiĂ©s des quelques spectateurs qui avaient eu la force dâĂąme dâassister jusquâau bout Ă ce spectacle de cauchemar.
AprĂšs quelques centaines de mĂštres de course chaotique, le Chevalier Noir sentit lâĂ©treinte glaciale de la Mort se desserrer, ce qui lui permit de choir Ă lâenvi dans lâherbe haute. Il tenta de reprendre son souffle tout en se tortillant dans un effort futile pour Ă©chapper Ă la grande forme noire. Il nota aussi, non loin, la prĂ©sence dâun autre individu, et dâun nombre indĂ©terminĂ© de chevaux, mais ce point nâĂ©veilla quâun intĂ©rĂȘt limitĂ© dans son esprit. Dâun pied vigoureux, la Mort le retourna sur le ventre, puis coupa ses liens de sa lame courbe. Il put alors se remettre sur le dos, mais sa situation nâĂ©tait guĂšre plus enviable, face au serviteur du nĂ©ant qui, dâune voix sĂ©pulcrale, sâadressa Ă la forme humaine derriĂšre elle.
â Ah oui, jâoubliais. Morgoth, fais la dissipation avant que notre ami ne meure de saisissement.
Et Morgoth lança son sort de dissipation des illusions. Le cheval retrouva son regard chevalin et son haleine de ruminant imbécile, Vertu redevint visible à qui voulait la voir, et elle retrouva sa voix habituelle.
- ⊠sssssshhhhhh fsssssss⊠Fit Marken, gĂȘnĂ© quâil Ă©tait par le rĂ©trĂ©cissement de ses voies respiratoires.
â Monte, tu reprendras ton souffle Ă cheval. Il faut faire vite, des fois que les bouseux ne se doutent de quelque chose.
â ⊠rrrrrrthh ⊠eeeeerthuâŠ
â Eh oui, câest moi. Heureusement quâon est arrivĂ©s pas vrai ?
Le chevalier noir se débarrassa de sa corde avec dégoût, puis se massa le cou et fit quelques exercices respiratoires et phonatoires avant de pouvoir mener une conversation intelligible.
â Vertu ! Ma vieille salope, quâest-ce que je suis content de te voirâŠ
â Jâimagine. Tout vas bien, tu as lâair tout rouge ?
â Jâaimerais bien tây voir, avec la corde au cou. Jâai bien cru que cette fois, jâallais y passer. Et comment va la GuĂšpe Ăcarlate ?
â Gentiment, gentiment.
â Quelle GuĂšpe Ăcarlate ? Sâenquit Morgoth.
â Ben, elleâŠ
â Câest un surnom quâon mâavait donnĂ© quand jâĂ©tais plus jeune, je ne sais plus trop pourquoi. Sans doute Ă cause de ma taille fine.
â CâĂ©tait pas plutĂŽt Ă cause de tes dagues empoiAĂEUH putain !
â Mais suis-je distraite, je ne vous ai pas prĂ©sentĂ©s. Morgoth, voici donc Marken-Willnar Von Drakenströhm, dit « Le Chevalier Noir ». Mark, voici Morgoth lâEmpaleur, nĂ©cromancien, dont les illusions mâont bien aidĂ© Ă te sauver la vie.
â Bouducon !
Le Chevalier Noir, bien que de nature tĂ©mĂ©raire et peu impressionnable, ne put sâempĂȘcher de sâessuyer la main avant de serrer celle dâun quidam aussi considĂ©rablement intitulĂ©.
â Bien, ajouta Vertu, Ă lâavenir, nous songerons Ă Ă©viter cette localitĂ© si peu accueillante. Pour lâinstant, tĂąchons de trouver un endroit tranquille et isolĂ© pour y dormir.
Coupant donc par les champs afin dâĂ©viter le village, nos cavaliers trouvĂšrent vite, Ă la lueur dâune lune complice, les ruines de quelque chaumine en bordure dâun petit bois. DĂ©sertĂ©e depuis au moins une gĂ©nĂ©ration, le toit nâĂ©tait plus quâun souvenir, mais les murs de grosses pierres faisaient encore barrage au vent et dissimuleraient bien encore un feu de camp aux yeux des villageois.
â Mais dis moi, je ne vois pas ta belle armure noire qui tâavait rendu si cĂ©lĂšbre et tâavait valu ton surnom. Tu te lâes faite voler, ou les villageois lâont-ils confisquĂ©e ? Demanda Vertu Ă son vieux camarade.
â Ni lâun ni lâautre, sois sans crainte, je lâai simplement cachĂ©e dans un endroit de confiance. Il se trouve que, comme tu lâas remarquĂ©, cette armure mâavait rendu trĂšs cĂ©lĂšbre, mais pas forcĂ©ment trĂšs populaire. Pour plus de discrĂ©tion, jâai prĂ©fĂ©rĂ© voyager lĂ©ger.
â La mĂ©thode ne mâa pas eu lâair trĂšs efficace.
â Oui, ils mâont reconnu quand mĂȘme. Câest ballot tout de mĂȘme. Et me voilĂ donc misĂ©rable et dĂ©muni de tous mes biens, Ă lâexception notable de ma vie, ce qui suffit toutefois Ă me contenter.
â Au fait, demanda Morgoth, pour quels motifs vous avaient-ils passĂ© la corde au cou ?
â Allons Morgoth, sâoffusqua Vertu, câest une question inconvenanteâŠ
â Mais non, mais non, sa curiositĂ© est bien lĂ©gitime. Je vais rĂ©pondre, sorcier. Cette rĂ©gion, comme tu le sais peut-ĂȘtre, est le lieu dâune lutte Ăąpre autant que discrĂšte entre plusieurs religions. Le culte de Hegan, lâaustĂšre dieu de la Loi, est par ici fort dĂ©veloppĂ©, et risque fort dans les annĂ©es Ă venir de supplanter les autres religions et de les faire interdire, comme le fait toujours le clergĂ© de Hegan lorsquâil obtient la suprĂ©matie sur un territoire. Toujours est-il que certains temples de Hegan commencent Ă exercer un pouvoir considĂ©rable sur ces territoires sauvages dont ils sont, bien souvent, la seule autoritĂ© crĂ©dible. Ils ne se privent pas, dans ces conditions, de rançonner les manants sous forme de taille, dĂźme, corvĂ©e et autres contributions volontaires mais fortement encouragĂ©es, pour la plus grande gloire du dieu, ça va de soi. Pour cette raison, il y a dans les parages nombre de temples ayant accumulĂ© beaucoup de richesses trĂšs mal dĂ©fendues. Et donc, jâai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© lorsque je pillais un de ces temples. VoilĂ , tu sais tout.
â Tu⊠tu as pillĂ© un temple ?
â Je suppose que câĂ©tait dans le but de redistribuer lâor aux gueux injustement spoliĂ©s du fruit de leur labeur par un clergĂ© repu etâŠ
Mais Marken poursuivit, insensible aux clins dâĆil et coups de coude de Vertu.
â Ben non, quelle drĂŽle dâidĂ©e, lâor Ă©tait pour moi. Quâest-ce qui tâarrive, Vertu ?
â Ah, ça y est, jâai compris ! Tu as attaquĂ© le temple de Hegan afin de rĂ©tablir lâĂ©quilibre et de prĂ©server la libertĂ© de pratiquer la religion de son choix ! Quelle noble cause, quelle courageuseâŠ
â Mais ma parole, tu as bu ! Câest pas vrai, quâest-ce qui tâest arrivĂ©, tu as fumĂ© un truc pas clair ou⊠aaaaah, oui oui oui, la libertĂ© de culte, jâai compris, dâaccord. Oui, en effet, jâai dĂ©cidĂ© de combattre pour un monde meilleur, toutes ces choses. Ah ah ah, elle est bien bonne celle-lĂ . Donc, voici ce qui mâa conduit Ă la potence. Et sinon, quel heureux hasard vous a donc mis sur ma route ?
â Une noble quĂȘte en vĂ©ritĂ©Â ! Enfin, une quĂȘte. Mais jây songe, si tu es sans engagement, tu pourrais te joindre Ă nous ! Câest mĂ©diocrement payĂ©, car une fois dĂ©duits les frais engagĂ©s, il reste dix-sept ducats et demie pour chacun, mais ce sera sans doute vite fait, et il y aura peut-ĂȘtre des Ă -cĂŽtĂ©s sympathiques, sans compter quâil y aura assurĂ©ment de la bagarre. Je ne te cacherai pas que nous avons grand besoin dâune Ă©pĂ©e supplĂ©mentaire Ă nos cĂŽtĂ©s pour nous seconder.
â Mon Ă©pĂ©e vous serait acquise si jâen avais une, malheureusement...
â Nous en avons justement une en sus !
Et Vertu sortit la lame Pygienne pour la donner Ă Marken. Toutefois, ce faisant, elle pĂąlit, poussa un soupir aigu et tomba Ă la renverse, laissant choir lâĂ©pĂ©e dans poussiĂšre.
â Oh, mais, que tâarrive-t-il ?
â Je⊠oh, jâai eu un vertigeâŠ
â Tu nâes pas malade ? Demanda Morgoth inquiet.
â Non, non, câest passĂ© aussi vite que câĂ©tait venu. Câest Ă©trange, câĂ©tait comme si⊠je ne sais pas, comme si jâĂ©tais soudain aussi faible et maladroite quâune enfant. Regardez, jâen tremble encore.
â Hum⊠fit Marken dâun air sombre, câest arrivĂ© lorsque tu as touchĂ© cette Ă©pĂ©e, peut-ĂȘtre est-elle maudite ! Dis-moi, nĂ©cromant, connais-tu ce charme si utile qui permet de faire dire aux objets enchantĂ©s ce qui se cache dans leurs trĂ©fonds ?
â Câest sans doute du sort dâidentification quâil est question. Oui, je peux en lancer un, et un seul ce soir, car je suis fatiguĂ©. Si vous le souhaitez, je peux le lancer sur lâĂ©pĂ©e, quoique jâavais plutĂŽt pensĂ© Ă identifier le parchemin remis par notre commanditaire.
â Le parchemin, nous aurons tout le temps de lâidentifier, mais lâĂ©pĂ©e, nous en aurons peut-ĂȘtre besoin demain, ou mĂȘme cette nuit si on nous surprend. Non, lance-le sur lâarme.
â Câest sage en effet.
Morgoth portait autour du cou un collier dâargent fin se terminant par un prisme de pur cristal de roche. CâĂ©tait un legs de son maĂźtre HĂ©gĂ©sippe Ciremolle, un bijou sans grande valeur pĂ©cuniaire, mais le cristal Ă©tait de taille et de qualitĂ© tout Ă fait adĂ©quates au lancement du sortilĂšge dâidentification. Le mage tint donc le prisme entre ses index et avec la plus grande application, prononça la formule trĂšs ancienne, et promena le minĂ©ral Ă moins dâun pouce de la lame suspecte. Il nây eut pas de grand effet visible, si ce nâest que la birĂ©fringence du prisme se brouilla, sâajusta, et les yeux de Morgoth eurent alors accĂšs aux dimensions secrĂštes, aux subtils canaux et aux forces mystĂ©rieuses qui rĂ©gissent la magie. Et ainsi, pendant des instants interminables, le sorcier scruta lâarme dans les moindres replis de sa matiĂšre, de sa substance, tandis que ses compagnons se tenaient cois et attentifs Ă tout ce qui pourrait survenir.
â Câest une arme tout Ă fait ordinaire, trancha soudain Morgoth, faisant sursauter ses camarades.
â Tu es sĂ»r, sorcier ?
â Certain.
â Est-il possible quâun charme secret soit Ă lâĆuvre, dissimulant le malĂ©fice de lâarme lâexpertise des sorciers ? Jâai dĂ©jĂ Ă©tĂ© tĂ©moin de fourberies de ce genre.
â De tels charmes existent en effet, ils auraient pu mâempĂȘcher de connaĂźtre prĂ©cisĂ©ment les pouvoirs de lâĂ©pĂ©e, mais ces charmes, en eux-mĂȘmes, jâaurais dĂ©tectĂ© leur prĂ©sence. Or lĂ , rien.
â Tu mâas lâair bien sĂ»r de toi pour un si jeune sorcier.
Pour toute rĂ©ponse, Morgoth empoigna lâĂ©pĂ©e pour la brandir au-dessus du feu.
â Vois par toi-mĂȘme, je ne sens rien. Je ne connais rien Ă lâescrime, mais il me semble bien quâaucune autre force que le poids du fer ne fait plier mon bras.
Et, dâun geste volontaire, il planta lâĂ©pĂ©e en terre devant le Chevalier Noir.
â Elle est tienne, si tu oses la prendre.
â Ah ah, tonna le guerrier en saisissant lâarme, il y a de la force en toi, gamin. La bonne fortune tâa dotĂ© dâune nature hardie, suis-la sans hĂ©siter. Tu as en toi les qualitĂ©s pour devenir autre chose quâun de ces mages asthmatiques et timorĂ©s qui fuient le champ de bataille dĂšs que les glaives sont sortis du fourreau. Eh, Vertu, câest un bon Ă©lĂ©ment que tu nous as ramenĂ© là ⊠Vertu ?
Mais lasse de ces dĂ©monstrations de fiertĂ© virile, Vertu sâĂ©tait couchĂ©e dans un coin et y avait trouvĂ© le sommeil, ce en quoi Morgoth et Marken lâimitĂšrent bien vite.
Glissons sur une nuit sans histoires et retrouvons nos aventuriers le lendemain matin. Afin de ne pas se faire trop remarquer des indigĂšnes, ils avaient coupĂ© Ă travers champs et longeaient la route sur les crĂȘtes, ayant observĂ© que les paysans du cru Ă©vitaient de trop sâĂ©loigner du fond de la vallĂ©e. Or si les locaux Ă©vitaient de frĂ©quenter les collines, ce nâĂ©tait pas parce que la paresse leur interdisait de faire lâascension, mais par crainte des mourbellings.
Ces humanoĂŻdes contrefaits et boiteux Ă la peau jaune et grasse sâorganisaient en tribus pouvant compter une centaine dâindividus, leur intelligence limitĂ©e leur interdisant de constituer des colonies plus Ă©tendues. Parler de culture Ă leur propos serait un peu exagĂ©rĂ©, mais ils avaient un langage, le gnörtchling, quâils partageaient du reste avec plusieurs autres races dâhumanoĂŻdes sauvages, ils vĂ©nĂ©raient une dĂ©esse mĂšre cruelle du nom de Bymeyay ou Byneyay, et certains Ă©taient assez instruits pour que lâor ait de la valeur Ă leurs yeux. Aucune tribu de mourbellings nâavait jamais maĂźtrisĂ© la moindre technique mĂ©tallurgique, aussi les artisans de ce peuple se contentaient-ils de confectionner des Ă©pieux, des lances et des coutelas Ă pointes de pierre taillĂ©e, avec dans certains cas une habiletĂ© indĂ©niable. Toutefois, les mourbellings eux-mĂȘmes reconnaissaient la supĂ©rioritĂ© du fer sur le silex, raison pour laquelle ils faisaient grand cas de toutes les armes et outils en mĂ©tal, quâils convoitaient plus que toute autre chose. Cette passion les amenait parfois Ă cĂŽtoyer lâhumanitĂ©, soit Ă lâoccasion de razzias, soit pour louer leurs services en tant que mercenaires, seule profession que leur tempĂ©rament et leurs aptitudes leur permettait dâexercer. Quelques tribus avaient abandonnĂ© la pĂ©nombre propice des forĂȘts pour vivre dans les Ă©gouts et dĂ©charges des villes humaines, oĂč ils Ă©taient rarement bienvenus et oĂč misĂšre et maladies les plongeaient vite dans une dĂ©chĂ©ance encore pire que leur condition dâorigine. Bref, les mourbellings Ă©taient des crĂ©atures veules et mĂ©prisables, honnies de tous.
â Rititititi !
â DagobaĂŻÂ ! Znithra dagobaĂŻÂ !
â Et merde, yâa des mourbsâ, lĂącha Marken en tirant son Ă©pĂ©e, contrariĂ©.
â Vite, sâĂ©cria Vertu, Ă couvert derriĂšre ce muret !
Et tandis quâune douzaine de crĂ©atures grimaçantes et tatouĂ©es surgissaient des taillis, brandissant gourdins et javelots et vocifĂ©rant des dagobaĂŻeries sans suite, les aventuriers se jetĂšrent Ă lâabri derriĂšre un empilement vaguement rectiligne de blocs moussus, dĂ©couvrant au dernier moment le buisson de ronce quâil dissimulait.
Il faut savoir que les mourbellings, pour sots quâils puissent ĂȘtre, nâen sont pas moins dotĂ©s dâassez de bon sens pour fomenter des embuscades retorses, car Ă©tant craintifs et pas particuliĂšrement costauds, ils ne pouvaient compter que sur la ruse pour triompher de leurs ennemis. Donc, Ă peine nos hĂ©ros sâĂ©taient-ils mis Ă couvert que des cris stridents retentirent depuis les frondaisons des frĂȘnes alentours, tandis que des mourbellings dissimulĂ©s dans les basses branches arbres sautaient sur leurs malheureuses victimes, tenant entre leurs mains et leurs pieds des Ă©pieux dont ils espĂ©raient bien transpercer Morgoth, Vertu et Marken.
Or ce dernier nâĂ©tait pas homme Ă rester pĂ©trifiĂ© de stupeur devant ce genre dâattaque, et avant mĂȘme que le premier mourbelling se fut plantĂ© en terre Ă ses pieds, il avait repoussĂ© ses compagnons hors de la trajectoire mortelle des humanoĂŻdes, fait un bond pour Ă©viter celui qui lui Ă©tait destinĂ© et dâun geste sĂ»r et rapide lâavait dĂ©capitĂ©. Deux autres venaient de toucher terre et, un peu sonnĂ©s par le choc, tiraient lâun son gourdin, lâautre son glaive rouillĂ© pour en dĂ©coudre, mais Marken sâinterposait et faisait mine de prendre Ă lui seul ses deux adversaires, ce dont il se savait tout Ă fait capable. Vertu ne se faisait pas non plus de soucis pour son guerrier, et dĂ©cida de se concentrer sur les autres mourbellings, qui arrivaient maintenant en sautillant au-dessus des buissons. Elle tira alors son arc tout neuf, encocha une flĂšche et visa lâune des crĂ©ature. Ce fut Ă cet instant que ses forces la trahirent. Une lassitude soudaine envahit ses bras, ses mains se mirent Ă trembler, ses doigts se relĂąchĂšrent et tandis que la flĂšche partait sans force dans une direction quelconque, elle sâĂ©croula en poussant une plainte aiguĂ«. Morgoth eut le rĂ©flexe de lui porter secours, mais se retint, voyant que lâennemi Ă©tait maintenant tout prĂšs. Remettant Ă plus tard ses vellĂ©itĂ©s humanitaires, il se leva donc de toute sa taille et de sa voix la plus grave entonna une conjuration de protection qui, il lâespĂ©rait, lui offrirait quelque rĂ©pit.
Ă la surprise, et Ă la grande satisfaction, de Morgoth, lâeffet fut plus important quâil ne lâavait espĂ©rĂ©. Pris de terreur, les mourbellings sâarrĂȘtĂšrent, et avant mĂȘme que le sortilĂšge nâait fait son effet, ils reculĂšrent avec effroi avant de fuir Ă toutes jambes, Ă grands renforts de « dagobaĂŻs » stridents. Constatant que Marken en avait fini avec ses clients et quâil essuyait maintenant le sang qui maculait son arme, le jeune sorcier se pencha sur Vertu qui, assise, les bras ballants, reprenait son souffle. Elle Ă©tait pĂąle et choquĂ©e, mais semblait indemne.
â Par chance, ces stupides crĂ©atures craignent la magie plus que tout. Nous nâaurons plus dâennuis avec eux maintenant, tous les mourbellings de la rĂ©gion vont se passer le mot et nous fuiront comme la peste. Mais, que lui est-il arrivĂ©Â ? Elle est blessĂ©e ? Je nâai rien vuâŠ
â Non⊠je⊠Tout est devenu si⊠Comme hier soir, un accĂšs de faiblesse, ça va dĂ©jĂ mieux.
â Ah, encore une diablerie. Morgoth, fais donc quelque chose, câest pas normal !
â Je pense que câest une malĂ©diction quelconque qui sâattache Ă ta personne. Hier tu as ressenti cela lorsque tu as touchĂ© le glaive, mais le glaive nâĂ©tait pas ensorcelĂ©. Aujourdâhui, ça tâes arrivĂ© au moment de tirer avec ton arc. Cette malĂ©diction semble tâempĂȘcher de porter une armeâŠ
â Mais oui, jâai dĂ©jĂ vu un cas semblable, un malheureux qui avait trouvĂ© une lance maudite qui non seulement le rendait maladroit, mais en plus lâempĂȘchait de se battre avec quoique ce soit dâautre, il a fallu le faire exorciser par un prĂȘtre.
â Ah, quelle sotte jâai donc Ă©tĂ©, ce coquin dâOlipar devait savoir ce quâil me vendait.
â Tu as Ă©tĂ© punie par lĂ âŠ
â Oui oui, je sais. Au lieu dâaligner des platitudes, tu ferais mieux de trouver un moyen de me dĂ©livrer de cette malĂ©diction, jâaimerais pouvoir me servir de mon arc. Jâaurais dĂ» me mĂ©fier de cette arme si peu chĂšre chez un marchand rĂ©putĂ© Ă des lieues Ă la rondeâŠ
â Mais de quoi parlez-vous donc ? Demanda Marken.
â Et bien il sâagit de ce sabre que vous voyez ici dans son fourreau. Vertu pensait profiter de la naĂŻvetĂ© du marchand en achetant pour presque rien une arme dont il ignorait la qualitĂ©, mais câest elle qui aura Ă©tĂ© roulĂ©e en achetant une arme maudite. Ainsi, la rouerie est punie parâŠ
â Dis, au lieu de tenir une confĂ©rence de morale, si tu me dĂ©senvoutais ?
â HĂ©las, ça ne peut pas se faire comme ça. Il faut tout dâabord que je connaisse exactement les propriĂ©tĂ©s de lâarme maudite, ce qui requiert un rituel plus Ă©laborĂ© que lâidentification ordinaire, et qui nĂ©cessite dâavoir pas mal de matĂ©riel, ce que nous ne trouverons pas dans les parages. Une fois ceci fait, nous ne serions pas plus avancĂ©s, car seul un sortilĂšge de dĂ©livrance permettrait de te libĂ©rer dĂ©finitivement, et ce sortilĂšge, je rougis de le confesser, est un peu hors de ma portĂ©e, je crois... Mais Marken a Ă©voquĂ© Ă juste titre lâaction dâun prĂȘtre, ce serait une bonne solution, je crois savoir en effet que la magie clĂ©ricale est plus habile que la mienne dans ce domaine particulier. LâidĂ©al serait Ă mon avis de trouver rapidement un saint homme qui te bĂ©nirait de la maniĂšre appropriĂ©e.
â Mais les prĂȘtres, ce nâest pas ce qui court les rues dans la rĂ©gion.
â Ah çaâŠ
â Notre choix est donc le suivant : soit nous faisons demi-tour et regagnons la civilisation afin de rechercher le secours dâun prĂȘtre, soit nous poursuivons notre route tant bien que mal vers ce fameux poste de Valcambray, quitte Ă nous mettre en quĂȘte plus tard. Je vous avouerai que la premiĂšre solution aurait ma prĂ©fĂ©rence, car ma malĂ©diction est peut-ĂȘtre de celles qui sâaggravent avec le temps, et je ne tiens pas Ă me dĂ©sagrĂ©ger en cours de route, alors le plus tĂŽt serait le mieux.
â Je comprends ton inquiĂ©tude, intervint Morgoth, mais la mission est urgente.
â Il y a moyen de transiger, proposa Marken. Il se trouve que je connais un monastĂšre non loin dâici, derriĂšre les collines. Nous pourrions y faire une halte, cela nous dĂ©vierait un peu de notre route, mais ne rallongerait notre voyage que de quelques heures.
â Si cela ne nous empĂȘche pas de faire notre devoir, je serais ravi dâaller visiter ce cloĂźtre. Allons voir ce que ces bons moines ont Ă nous proposer.
Et aprĂšs avoir fouillĂ© les pauvres dĂ©pouilles des mourbellings tombĂ©s, sans en tirer grand chose on sâen doute, ils obliquĂšrent donc, en quĂȘte du secours de la religion.
Un petit val ombragĂ© abritait des cultures gĂ©rĂ©es avec ordre et mĂ©thode par des moines en bure grise, dont quelques uns sâaffairaient encore dans les vergers en cette heure tardive, profitant des derniers rayons du soleil. Le chemin bien entretenu empruntait un petit mais solide pont de bois qui enjambait une riviĂšre calme large de trente pas, avant de dĂ©boucher sur une chaussĂ©e de pierre qui tout de suite obliquait pour gravir en pente praticable une forte colline surplombant le domaine. Câest en haut quâĂ©tait bĂąti le prieurĂ© de Noorag.
La prĂ©sence dâune construction si massive dans ces contrĂ©es maudites ne pouvait sâexpliquer que par lâopiniĂątretĂ© du clergĂ© de Hegan â car câĂ©tait le dieu quâon priait en ces lieux â Ă sâimplanter dans la rĂ©gion, pour quelque mystĂ©rieuse raison ayant sans doute trait Ă la doctrine sacrĂ©e ou Ă lâenrichissement de lâĂ©glise (lesquels coĂŻncidaient souvent, il faut bien lâadmettre). Comme ils Ă©taient arrivĂ©s par la crĂȘte qui surplombe la vallĂ©e, nos trois compĂšres avaient eu le loisir de la dĂ©tailler lâagencement du complexe. Il sâagissait dâune vĂ©ritable forteresse aux murailles hautes et Ă©paisses, flanquĂ©e de six tours de garde monumentales et dâune imposante barbacane. Bien que le chemin de ronde fut exempt de crĂ©nelure, Marken avait fait remarquer les trous carrĂ©s pratiquĂ©s Ă intervalles rĂ©guliers permettant en quelques heures de monter des hourds qui, sans doute, dormaient bien Ă lâabri dans quelque rĂ©serve. LâintĂ©rieur sâorganisait autour dâune vaste cour dĂ©limitĂ©e par deux longs corps de bĂątiments Ă deux Ă©tages aux toits en croupe recouverts dâardoise sombre, et dĂ©bouchait sur un temple typique du culte de Hegan, un large et austĂšre rectangle dont le seul ornement Ă©tait la colonnade frontale surmontĂ©e dâun chapiteau dâalbĂątre. Il lui Ă©tait accolĂ©, et la chose Ă©tait Ă©trange car contraire aux usages couramment admis, un grand beffroi faisant deux fois la hauteur du temple lui-mĂȘme, et qui devait aussi servir de tour de guet. La place centrale Ă©tait organisĂ©e autour dâun dĂ©ambulatoire matĂ©rialisĂ© par deux rangĂ©es de colonnes, qui Ă©tait prĂ©sentement parcouru par une petite troupe de moines en rangs par deux. AdossĂ©s aux murailles, bien Ă lâĂ©cart du lieu sacrĂ©, des bĂątiments plus bas servaient sans doute aux tĂąches viles et matĂ©rielles telles que lâentretien du linge, lâaccueil des animaux de bĂąt, le secours aux malades et aux blessĂ©s, le stockage des victuailles et du matĂ©riel indispensable Ă la vie de la communautĂ©.
Bien quâune poterne latĂ©rale fut encore ouverte, par oĂč les moines continuaient Ă circuler, Vertu trouva plus correct de se prĂ©senter devant le lourd portail de fer. Elle descendit de cheval et frappa lâanneau large comme une tĂȘte de bĆuf contre le heurtoir. Il ne se fallut pas trois secondes pour quâune petite trappe sâouvre, par laquelle on pouvait distinguer lâĆil inquisiteur de quelque garde austĂšre.
â Qui vive ?
â Je suis VeritĂ© Lechenu, et voici mes compagnons Morath lâEnchanteur et Malik le Vaillant. Nous sommes trois aventuriers en quĂȘte, recrus de fatigue et rudement frappĂ©s par la perfidie de monstres impies et de noirs sortilĂšges. Nous dĂ©sespĂ©rions de quitter vivants ces terres dĂ©solĂ©es lorsque votre monastĂšre nous apparut tel un roc au milieu de la tempĂȘte, et câest avec humilitĂ© et recueillement que nous venons quĂ©mander, pour nous et nos montures, lâhospitalitĂ© du temple de Hegan et les bons soins de son clergĂ©.
â Umpf, rĂ©pondit mĂ©caniquement le factotum avec mauvaise volontĂ©. Le devoir de Hegan est dĂ» Ă tous les dĂ©fenseurs de la Loi.
Un bruit de ferraille se fit entendre, et un battant du grand portail sâouvrit. Ils entrĂšrent sous un large porche Ă©clairĂ© par un simple lanterne suspendue au sommet dâune voĂ»te en plein cintre. Une deuxiĂšme porte monumentale, en bois Ă©pais, barrait lâautre issue. Aucune porte dans les murs latĂ©raux, juste un guichet fermĂ© par un quadrillage de barreaux de fers obliques, derriĂšre lequel sâagitait un petit moine rougeaud, et deux rangĂ©es de meurtriĂšres du plus sinistre effet.
â Entrez dans le vestibule, et dĂ©posez vos armes et vos sacs auprĂšs du frĂšre armurier.
â Câest que prĂ©cisĂ©ment, releva Vertu en se dĂ©barrassant de son arc, lâune de ces armes est la cause de nos maux.
â Ah, une malĂ©diction sans doute ?
â Exactement, nous pensons quâil sâagit de ce sabre.
â Bien, confiez-le moi, je vais vous introduire auprĂšs du pĂšre exorciste dĂšs que vous aurez posĂ© vos autres armes et mis vos chevaux Ă lâĂ©curie.
Le moine gardien, dont le visage long et sĂ©vĂšre cadrait fort bien avec sa fonction, dĂ©tailla nos trois amis avec la plus extrĂȘme attention, sâassurant dâun regard expert du dĂ©sarmement complet du parti, ce dont nul ne sâoffusqua tant ces prĂ©cautions Ă©taient justifiĂ©es dans des contrĂ©es infestĂ©es de pillards. Lorsque ce fut fait et que lâarmurier eut disparu dans sa taniĂšre, le gardien frappa Ă la porte en bois, un deuxiĂšme gardien ouvrit un Ćilleton pour sâassurer que tout allait bien, et ils purent enfin pĂ©nĂ©trer dans le monastĂšre.
Ils se dirigĂšrent, Ă la suite du gardien, vers le bĂątiment situĂ© Ă gauche lorsque le carillon du grand beffroi emplit la cour dâune mĂ©lodie aussi joyeuse que le permettaient les canons sacerdotaux. Leur guide sâarrĂȘta alors, se tourna vers le temple dont le blanc frontispice se teintait maintenant de violet au jour dĂ©clinant, et sâinclina durant tout lâappel, de mĂȘme que tous les moines prĂ©sents dans la cour Ă ce moment. Lorsque les cloches se furent tues, il se retourna vers Vertu.
â Je suis confus, je ne pensais pas quâil Ă©tait si tard, câest dĂ©jĂ lâheure du petit coucher. Vous assisterez Ă lâoffice, bien sĂ»r ?
â Ben⊠fit Vertu.
â Euh⊠fit Marken.
Nos compagnons nâavaient pas prĂ©vu ça, car dâordinaire, il Ă©tait strictement interdit que des infidĂšles, ou en tout cas des gens nâayant pas Ă©tĂ© dĂ»ment oints et initiĂ©s dans les mystĂšres heganites, nâentrent dans lâenceinte consacrĂ©e dâun temple. Apparemment, sur ce point prĂ©cis, la discipline Ă©tait quelque point relĂąchĂ©e au prieurĂ© de Noorag. Mais Morgoth, intĂ©ressĂ© par la chose religieuse, rĂ©agit avec enthousiasme.
â Partager la quĂȘte spirituelle de votre sainte communautĂ© sera un honneur et un privilĂšge insigne, et je vous remercie de nous en considĂ©rer comme dignes, câest avec joie que nous acceptons votre invitation. HĂ©las, jâai passĂ© mon enfance cloĂźtrĂ© dans une Ă©cole oĂč ne se trouvait aucun adepte de Hegan, je ne connais donc votre dieu que par ouĂŻ-dire, et les rites me sont Ă©trangers, je dois bien lâavouer. Mais peut-ĂȘtre avons-nous le temps, avant le dĂ©but de lâoffice, dâen discuter un peu ? Il me fĂącherait de contrevenir, fut-ce par ignorance, Ă un usage quelconque au cours de la cĂ©rĂ©monie.
â Tu peux calmer tes craintes, jeune homme, lâoffice du Petit Coucher ne requiert rien dâautre de la part du fidĂšle que lâĂ©coute, la mĂ©ditation et lâattitude simple et franche du repentant. Mais je constate avec plaisir que la frĂ©quentation des mages athĂ©es ne tâa pas privĂ© de tout esprit religieux et que tu es animĂ© par une juste curiositĂ© spirituelle. Trop de sorciers sont des paĂŻens prompts Ă dĂ©ranger le repos des trĂ©passĂ©s et Ă Ă©voquer le dĂ©mon dans je ne sais quel rituel blasphĂ©matoire et contre-nature, ce qui dĂ©plaĂźt Ă Hegan. Il est heureusement dâhonorables thĂ©urgistes, trop rares hĂ©las, qui mettent leurs talents magiques au service de lâordre et de la justice, qui dĂ©fendent la civilisation et soutiennent la mission Ă©vangĂ©lique que nous menons. Je prierai pour que tu suives toi-mĂȘme cette voie, puisque ton inspiration semble tây conduire, et je vais tâinstruire quelque peu de la Doctrine, en attendant que les frĂšres se rassemblent.
â Or donc, Hegan est le plus grand, le plus noble et le plus puissant des dieux. Dâaucuns lâappellent le Dieu de la Loi, ce qui nâest pas faux, mais rĂ©ducteur. Hegan aime les hommes, et par dessus tout, il aime les merveilleuses rĂ©alisations du gĂ©nie humain. Il est comme un pĂšre veillant sur ses enfants, avec bontĂ© et sĂ©vĂ©ritĂ©, et sâil arrive quâil punisse les mortels, câest pour leur propre Ă©dification, pour leur bien, ou pour le bien de la communautĂ©. Car si la bontĂ©, lâĂ©quitĂ© et le souci de justice sont des aspirations naturelles du genre humain, il est dans lâunivers nombre de forces malĂ©fiques qui complotent, par ambition ou par jalousie, pour abattre lâĆuvre conjointe des hommes et des dieux, et faire plonger notre race dans la barbarie. Ainsi Ă©garĂ© par lâesprit malin sur les chemins tortueux du pĂȘchĂ©, nombre de mortels finissent emportĂ©s dans les trĂ©fonds abyssaux des enfers pour y ĂȘtre tourmentĂ©s dâatroce façon. Le devoir du fidĂšle de Hegan est dâĂȘtre toujours attentif aux manifestations du mal, qui peuvent prendre bien des formes, Ă les dĂ©busquer, Ă les pourchasser. Les prĂȘtres, ensuite, se feront un devoir dâabattre la menace au nom du Vrai Dieu, en employant les moyens appropriĂ©s et les pouvoirs mystiques confĂ©rĂ©s par le Dieu. Comme tu es aventurier, tu as sans doute dĂ©jĂ Ă©tĂ© confrontĂ© Ă certaines de ces manifestations du mal, les plus Ă©videntes, que sont les monstres et autres aberrations de la nature. Ils font peser sur lâhumanitĂ© de graves pĂ©rils, mais ces pĂ©rils existent depuis lâaube des temps, et nous y avons toujours survĂ©cu, grĂące au courage, Ă lâobstination, Ă la vertu, qui sont des qualitĂ©s inspirĂ©es par les dieux protecteurs. En revanche, dâautres pĂ©rils existent, plus secrets et, par lĂ , plus dangereux. Au cĆur mĂȘme des sociĂ©tĂ©s humaines, dans le cĆur mĂȘme de certains hommes, de noires pulsions sont Ă lâĆuvre, inspirĂ©es par le dĂ©mon. Partout lâhĂ©rĂ©sie, le complot, la dĂ©chĂ©ance des mĆurs menacent les royaumes en apparence les plus prospĂšres ! Ces atteintes sournoises doivent ĂȘtre contrĂ©es par tous les moyens. Pour combattre ces visĂ©es nĂ©fastes, les solutions existent, tu les connais sĂ»rement dĂ©jĂ dâailleurs, mais câest le devoir sacrĂ© des fidĂšles de Hegan que de rĂ©pĂ©ter encore et toujours ces vĂ©ritĂ©s simples et pourtant si mĂ©connues. Respecte le roi, les lois, lâĂglise, et ta parole donnĂ©e, car ce nâest quâainsi que peut survivre une citĂ© harmonieuse. Honore tes parents et tes professeurs, car tu leur dois ce que tu as de plus prĂ©cieux au monde, ce que tu es. ObĂ©is Ă tes supĂ©rieurs car nul ne peut prĂ©tendre Ă ĂȘtre obĂ©i sâil a lui mĂȘme bafouĂ© ses ordres. Voici ce qui plaĂźt Ă Hegan.
Le gardien sâarrĂȘta un instant et reprit son souffle, il semblait tout dâun coup fatiguĂ© tant Ă©tait grande son exaltation. Il sembla Ă Morgoth que jamais il nâavait vu un homme aussi sincĂšre dans ses convictions, et il en fut trĂšs frappĂ©.
â Telle est, en vĂ©ritĂ©, la Sainte Doctrine de Hegan. Ă toi maintenant de me dire, quel est ton sentiment lĂ -dessus, jeune homme ?
â Et bien, mais tout ceci me convient ! Que nâai-je entendu plus tĂŽt ces bonnes paroles. Votre philosophie est empreinte de sagesse et de bon sens, et jây souscris sans rĂ©serve. Jâai peu dâexpĂ©rience de la vie, le monde jusquâici mâavait semblĂ© confus, et jâavais peinĂ© Ă y trouver un sens quelconque, mais en vous Ă©coutant, voici que tout sâest Ă©clairci ! Toutes les vilenies dont jâai Ă©tĂ© tĂ©moin ou victime, toutes ces rencontres fĂącheuses, toute cette imperfection vĂ©rolant la face de la Terre, vous venez de mâen indiquer tout Ă la fois la cause et le remĂšde. Ah, quel heureux hasard a conduit mes pas jusquâĂ votre monastĂšre, quelle bonne fortune, dire que jâaurais pu vieillir sans que jamais ces choses ne me viennent Ă lâidĂ©e⊠Vite, hĂątons-nous vers le temple, il me tarde dâassister Ă cet office !
Tandis que Vertu et Marken Ă©changeaient un regard bien compris, le gardien fit part de sa satisfaction.
â Bravo, quelle fougue, quel entrain ! Ă mon Ăąge, il est doux de constater que la jeune gĂ©nĂ©ration est prĂȘte Ă reprendre le flambeau et Ă poursuivre la lutte ancestrale. Mais hĂątons-nous vers le temple, voilĂ que nous sommes en retard.
Nos aventuriers nâĂ©taient pas les seuls laĂŻcs de lâassistance, nombre de frĂšres convers, fermiers et autres factotums partageaient lâoffice du soir avec la congrĂ©gation. Le culte de Hegan nâencourageait pas la fantaisie en matiĂšre de dĂ©coration, et lâintĂ©rieur du temple suivait ces consignes de sobriĂ©tĂ©. Ă lâentrĂ©e, une vasque permettait de se laver les mains et la face, comme le voulait lâusage. LâintĂ©rieur du temple, Ă©clairĂ© par des ouvertures sous la base du toit et deux rangĂ©es de torchĂšres dĂ©limitant une allĂ©e centrale, ne prĂ©sentait aucun siĂšge, car il Ă©tait de coutume chez les heganites de prier debout. Ă mi-hauteur de chacune des colonnes qui soutenaient lâĂ©difice Ă©taient placĂ©es, dans des niches idoines, les statues de saints et de hĂ©ros que leurs attributs et postures hiĂ©ratiques permettaient de reconnaĂźtre Ă coup sĂ»r, pour peu que lâon soit instruit du culte. Il nây avait pas dâautel dans ce genre de temple, cet attribut rappelant par trop les pratiques sacrificielles de certaines autres religions avec lesquelles les fidĂšles de la Vraie Foi ne voulaient en aucun cas ĂȘtre confondus. LâallĂ©e dĂ©bouchait sur un lutrin massif et sans luxe superflu, oĂč Ă©tait posĂ© le Codex, le livre saint, que le pĂšre abbĂ© avait dĂ©jĂ commencĂ© Ă psalmodier. Lâornement le plus remarquable du temple Ă©tait, au-dessus de lâentrĂ©e, la statue colossale dâun noble vieillard debout, ayant sur son Ă©paule un aigle et Ă ses pieds un loup, tenant dans sa main gauche un bĂąton et dressant son index vers les cieux en guise dâavertissement. Telle Ă©tait la reprĂ©sentation traditionnelle de Hegan, dieu de la Loi. Avec le cliquetis des encensoirs agitĂ©s par deux novices, la voix monocorde du PĂšre AbbĂ© rĂ©citant les Ă©crits saints Ă©tait le seul son que lâon pouvait entendre.
â Et ainsi quâil Ă©tait Ă©crit parmi les tables de Pod, le troisiĂšme fils prit le chemin de la montagneâŠ
Les rangs prĂšs de la porte Ă©tant occupĂ©s par des fidĂšles trĂšs serrĂ©s, nos amis sâavancĂšrent aussi discrĂštement que possible dans lâallĂ©e, Ă la suite du gardien. Certains frĂšres leur lancĂšrent des regards irritĂ©s avant de reprendre la mĂ©ditation.
â Or donc il adressa ses malĂ©dictions Ă la face des idoles assemblĂ©es et admonesta les mĂ©crĂ©antsâŠ
Tandis quâun souffle de vent frais du soir pĂ©nĂ©trait dans le temple par la grand-porte encore ouverte, le gardien dĂ©signa Ă ses invitĂ©s un espace situĂ© quelques rangs plus loin, oĂč ils pourraient tenir en se serrant un peu. Ă ce moment, un inquiĂ©tant craquement se fit entendre.
â Et sa plainte monta aux cieux : « Hegan, juste Seigneur, Ă©claire mon chemin, dĂ©signe lâesprit malĂ©fique, que justice sâaccomplisse par mon bras »âŠ
Le craquement sâamplifia, interrompant le sermon du prĂȘtre, des gravats tombĂšrent devant la porte du temple en pluie ininterrompue, et les fidĂšles horrifiĂ©s virent que la base de la statue de Hegan sâĂ©tait fissurĂ©e. Et voici maintenant quâelle basculait vers lâavant, dans lâaxe exact de lâallĂ©e, provoquant des cris de terreur et, chez ceux qui Ă©taient le plus dotĂ© dâinstinct de survie, une fuite Ă©perdue vers le fond. Dans un fracas de cauchemar, le colosse sâĂ©croula de tout son long et se brisa, soulevant un nuage de poussiĂšre dâalbĂątre.
Le silence retomba, Ă peine troublĂ© par les gĂ©nuflexions tremblotantes et les priĂšres marmonnĂ©es. Lorsque la poussiĂšre se fut un peu dissipĂ©e, tous purent constater que les tronçons de la statue sâĂ©talaient maintenant sur la moitiĂ© de la longueur de lâallĂ©e, heureusement sans blesser quiconque, mais le plus Ă©trange est que le morceau le plus avancĂ© de la statue, qui avait glissĂ© sur les dalles, Ă©tait lâavant-bras du dieu Hegan, jadis dirigĂ© vers le ciel, pointant maintenant un index accusateur vers Marken, le Chevalier Noir, Ă quelques centimĂštres seulement de ses pieds. Une voix juvĂ©nile se fit alors entendre dans lâassistance.
â Ma parole, mais câest bien lui, je le reconnais maintenant, câest bien le sinistre guerrier qui a pillĂ© sans vergogne lâoratoire de Saint-Moras Ă Benoles ! Câest lui qui a Ă©gorgĂ© le prĂȘtre et le bedeau avant de prendre la fuite, jâĂ©tais parmi ceux qui lâont dĂ©rangĂ© dans son sacrilĂšge.
Un homme de haute stature sortit des rangs du fond et tira une grande Ă©pĂ©e de sa robe. Il ressemblait Ă Marken par son aspect, sa blondeur et la mĂąchoire volontaire, mais son regard Ă©tait empli dâhonneur, de rigueur et de compassion lĂ oĂč celui du Chevalier Noir nâexprimait que calcul et brutalitĂ©. Sa prestance et sa carrure le dĂ©signaient comme un homme dâarme plus que de priĂšre, et le saint flamboiement de sa lame polie comme un miroir tĂ©moignaient de sa qualitĂ© de hĂ©ros Hegan.
â Pitainpitainpitain, fit Marken entre ses dents serrĂ©es.
Mais tandis que Morgoth restait bouche bĂ©e, jetant des regards affolĂ©s autour de lui, Vertu sâĂ©tait signalĂ©e par la promptitude de ses rĂ©actions. Profitant de la stupeur qui avait frappĂ© le gardien, elle lui avait arrachĂ© le sabre maudit des mains, puis avait sautĂ© dâun bond souple autant que silencieux vers le lutrin et, tirant le PĂšre AbbĂ© par la chasuble, elle lui avait glissĂ© la redoutable lame sous la gorge.
â Tout doux les petits-gris, la prochaine tonsure que je vois bouger, âfaudra vous trouver un autre patron.
AussitĂŽt, le hĂ©ros de Hegan sâarrĂȘta dans son Ćuvre de justice, paralysĂ© quâil Ă©tait par le cruel dilemme qui Ă©tait le sien. Marken ne fit ni une ni deux et recula jusquâĂ Vertu, tirant par la manche un Morgoth toujours bĂ©ant. Tandis que la voleuse tenait en respect lâassemblĂ©e scandalisĂ©e, il se dirigea dâinstinct vers une porte latĂ©rale autant que providentielle quâil ouvrit avant dây expĂ©dier son compĂšre sorcier. Vertu, reculant prudemment avec son prĂȘtre Ă la main, fut la derniĂšre Ă se mettre Ă lâabri, et relĂącha son encombrant otage avant de refermer la porte. Elle rĂ©ussit Ă la barrer juste avant que ne sâabattent les premiers coups de poing et de bĂąton. Ils Ă©taient maintenant revenus dans la cour, Marken, traĂźnant toujours Morgoth, Ă©tait dĂ©jĂ en train de courir vers lâĂ©curie, et elle le suivit dans cette voie. Ils croisĂšrent quelques moines retardataires Ă©tonnĂ©s de tant dâagitation, mais qui ne firent pas mine de sâinterposer, et Ă©taient presque arrivĂ©s Ă lâĂ©curie lorsque les premiers fidĂšles du temple, sâextrayant des dĂ©combres de la porte que la statue avait Ă©crasĂ©e, donnĂšrent lâalerte et se mirent Ă leur courir sus.
Nos pauvres compĂšres dĂ©bouchĂšrent dans lâĂ©curie, prĂ©sentement occupĂ©e par un marĂ©chal-ferrand qui fut promptement Ă©jectĂ© avant que Marken ne barricade les portes Ă lâaide dâun grand tonneau dâeau et dâune enclume. Bien quâen bois, la bĂątisse paraissait suffisamment forte pour rĂ©sister quelques minutes Ă la furie des hommes en bure, il faut dire quâelle avait Ă©tĂ© assez solidement charpentĂ©e pour rĂ©sister quelques temps Ă la chute de boulets de catapulte. Vertu secoua Morgoth, encore choquĂ© par la violence des Ă©vĂ©nements.
â Eh, sorcier, sors-nous dâici !
â MaisâŠ
â Allez quoi, ne reste pas les bras ballants, tu as bien quelque chose Ă nous proposer.
â Saperlipopette, mais, câest impossible voyons. Comment comptez-vous aller contre la volontĂ© divine ? Jây vois clair maintenant, Marken a pĂȘchĂ© gravement, et il doit ĂȘtre chĂątiĂ© pour ses mĂ©faits.
â Ne me dis pas que tu as gobĂ© toutes les sornettes du moine, pas toi, tout de mĂȘme, allons⊠Entends les cris de haine de ces hommes qui sâassemblent dehors, appellent-ils Ă la justice, appellent-ils Ă la tempĂ©rance ? Non, ils appellent Ă monter un bĂ»cher pour nous rĂŽtir tout vifs.
â Je⊠mais la justiceâŠ
â Te sens-tu coupable de quelque chose ? Non, tu es innocent. Mais le simple fait dâĂȘtre en compagnie de quelquâun quâon accuse de ressembler Ă un assassin suffit Ă les convaincre que tu mĂ©rites la mort, ce seul fait devrait te faire douter de la qualitĂ© de leur jugement. Ne te fais pas dâillusion, sâils nous prennent, il nây aura ni avocat ni procĂšs, nous pĂ©rirons tous trois dans les flammes, sur lâheure.
â Mais la statue⊠nous sommes maudits par le plus grand des dieux, ne comprenez-vous pas ?
â Si nous sortons dâici, nous tâexpliquerons deux ou trois choses Ă propos des dieux, de ceux qui sâen rĂ©clament, et du cas particulier de Hegan. En attendant, trouve un moyen de nous extraire de ce bourbier infĂąme.
On frappa alors trois coups vigoureux Ă la porte.
â Ouvrez, maudits paĂŻens, fit une forte voix Ă lâentrĂ©e (probablement celle du chevalier Ă la belle Ă©pĂ©e).
â Je ne pense pas que ce serait Ă notre avantage, rĂ©torqua Marken. Il est dehors des gens qui prĂ©tendent mâoccire, peut-ĂȘtre les avez-vous croisĂ©s en chemin.
â Je suis Jehan de Garofalo, chevalier au service de la Vraie Foi, et si vous sortez de votre propre chef, je vous donne ma parole dâhonneur que vous serez charitablement Ă©tranglĂ©s avant dâĂȘtre brĂ»lĂ©s.
â Ah, mais câest que ça mâintĂ©resse tout Ă fait dâĂȘtre Ă©tranglĂ©, jây pensais dĂ©jĂ ce matin⊠Et avant dâaccepter votre offre si gĂ©nĂ©reuse, jâaimerais savoir, par pure curiositĂ©, quel est le sort que vous me rĂ©servez si nous ne sortons pas ?
â Vous pĂ©rirez de male mort dans les flammes de lâĂ©curie, que nous comptons bien incendier. Il nous serait pĂ©nible de perdre nos bons chevaux pour chĂątier de vils fripons de votre espĂšce, mais nous nâhĂ©siterons pas si telle est la volontĂ© de Hegan.
â Et si je vous proposais un duel qui dĂ©ciderait de mon sort et de celui de mes compagnons ? Si je vous terrasse, vous nous laisserezâŠ
â Souiller mon honneur et ma flamberge Ă combattre un lĂąche assassin ? Je ne vois pas ce qui mây force. Aucun de vous ne sortira vivant de ce saint lieu que vous avez sali de vos empreintes diaboliques, et dâune maniĂšre ou dâune autre, câest le feu qui purifiera le monastĂšre.
â Finement observĂ©, messire, vous parlez non seulement en preux, mais aussi en sage. En vĂ©ritĂ©, jâai sous-estimĂ© votre esprit et votre force de caractĂšre, et je suis confus de vous avoir insultĂ© en vous proposant un marchĂ© si sot. Si vous le permettez, je vais me concerter quelques instants avec mes camarades afin que nous choisissions la mort la plus appropriĂ©e.
Puisque maintenant nous connaissons le caractĂšre de Marken, nous aurons compris que son verbiage et sa flatterie nâavaient dâautre usage que gagner quelques minutes afin que Vertu et Morgoth puissent mettre sur pied un plan dâĂ©vasion.
â Mais je ne puis lancer ce sort sans prĂ©paration !
â Tu nâas pas les ingrĂ©dients ?
â Câest pas la question, câest surtout que câest une magie trop puissante pour que je la lance comme ça, au dĂ©bottĂ©...
â Essaie quand mĂȘme, je suis sĂ»re que la gravitĂ© de la situation dĂ©cuplera tes talents.
â Soit, de toute façon, nous nâavons rien Ă perdre.
Morgoth sâaccroupit alors en tailleur face Ă la muraille du monastĂšre, contre laquelle Ă©tait adossĂ©e lâĂ©curie, et marmonna une incantation. La derniĂšre fois quâil avait lancĂ© ce sort, il lui avait fallu deux jours de rituel et une sĂ©rieuse prĂ©paration mentale, lĂ , le temps lui manquait. Bien sĂ»r, il savait que des sorciers particuliĂšrement douĂ©s parvenaient Ă lancer Ă lâimproviste des sorts aussi Ă©laborĂ©s, il savait aussi quâune bonne partie de la prĂ©paration de tels sorts Ă©tait constituĂ©e de prĂ©cautions parfois excessives, et qui nâĂ©taient pas de mise dans lâimmĂ©diat. Mais quand mĂȘme, il ne se sentait pas de taille. Pourtant, le fluide magique commença Ă irriguer son corps, Ă parcourir ses nerfs jusquâĂ ses doigts qui sâagitaient selon les complexes enchaĂźnements quâil avait appris longuement quelques annĂ©es plus tĂŽt. Il nâavait pas la puissance dâun sorcier expĂ©rimentĂ©, mais il savait dâinstinct trouver les points de moindre rĂ©sistance, les chemins privilĂ©giĂ©s des Ă©nergies mystiques, et faisant fi de toutes les habitudes quâon lui avait enseignĂ©es, omit tous les garde-fous qui lui Ă©taient pourtant une seconde nature, et pour la premiĂšre fois, donna libre cours Ă sa magie.
Et la pierre fut prise dâun spasme. Une onde molle la parcourut sur quelques dizaines de centimĂštres, et lentement, un petit cratĂšre se creusa, tandis que par terre suintait une boue grise et liquide. Et le flot se fit plus abondant tandis que se creusait un hĂ©misphĂšre, la pierre se changeait en boue, rĂ©pondant Ă quelque ancien pacte Ă©lĂ©mentaire. Ainsi, Morgoth perça en quelques secondes dans lâĂ©paisse muraille du prieurĂ© de Noorag un tunnel cylindrique large dâune main et qui la transperçait de part en part. Il concentra ses efforts pour Ă©largir le boyau, qui bientĂŽt atteignit deux mains, trois, quatre⊠il fut alors pris dâun hoquet violent et prit sa tĂȘte dans ses mains, ses forces Ă©taient Ă bout. Il contempla alors son Ćuvre entre deux gĂ©missements, et vit que le tunnel Ă©tait maintenant large de cinq paumes.
â Je suis un misĂ©rable, jâai Ă©chouĂ©, mon sortâŠ
â Que dis-tu ? Il a trĂšs bien fonctionnĂ© ton sort, partons vite dâici.
â Mais les chevaux ? Comment les sortir ?
â Câest bien le moment de se prĂ©occuper du bĂ©tail. Profitons de la nuit pour courir la colline, demain matin nous serons loin. Oh mais attends⊠as-tu encore tout prĂȘt ce sortilĂšge de bruitage que tu avais prĂ©parĂ© pour le spectacle de lâauberge ?
â Oui, il mâen reste unâŠ
â Parfait, prĂ©pare-toi Ă le lancer.
Vertu se dirigea vers la porte, et de sa voix la plus décidée, lança aux moines assemblés dehors :
â HolĂ , les fidĂšles de Hegan, nous avons rĂ©flĂ©chi, pesĂ© le pour et le contre, et nous avons dĂ©cidĂ© de pĂ©rir en martyrs pour notre foi. Peu nous chaut que vous nous enfumiez dans cette Ă©curie, vous ne nous empĂȘcherez pas de chanter les louanges de Nyshra notre dĂ©esse. Allez mes compagnons, tous ensemble :
Nyshra on tâaime
Nyshra tu es joli-ieu
DĂ©esse de la vengea-an-ce
Tu guides nos pas
Par monts zâet par vaaaaaaaux
Nyshra déesse du Chaoooooos
â Allez, encore une fois !
Et tandis que les moines dĂ©faillaient devant lâĂ©normitĂ© du blasphĂšme (Nyshra nâĂ©tait guĂšre populaire en terres Heganiennes, câest le moins quâon puisse dire) et couraient partout quĂ©rir fagots et bottes de paille pour incinĂ©rer convenablement ces horribles paĂŻens, Morgoth lançait son sortilĂšge en boucle pour que la chanson dure le plus longtemps possible.
Ainsi donc, aprĂšs avoir empruntĂ© le boyau, ils coururent Ă perdre haleine dans la campagne, bien heureux dâĂȘtre en vie, et câest avec un plaisir non dissimulĂ© quâils virent, depuis le haut des collines, lâĂ©curie qui flambait de la plus belle façon. Vertu se plut Ă penser que le sortilĂšge Ă©tait encore actif et que depuis le brasier sâĂ©levait encore et toujours lâode blasphĂ©matoire, frappant de saisissement ces moinillons stupides et bigots.
GuidĂ©s par Vertu, ils sâĂ©loignĂšrent de quelques lieues dans la campagne, utilisant les cours dâeau et diverses matiĂšres odorantes pour que dâĂ©ventuelles meutes de chiens perdent leur trace. Elle avait apparemment une certaine habitude de ces situations, et zigzaguant de bosquet en vallon, elle emmena sa troupe bien vite et bien loin du monastĂšre. Une lune complice Ă©claira leur pĂ©riple nocturne durant quelques heures avant de disparaĂźtre derriĂšre lâhorizon, les laissant sans autre choix que de sâabriter derriĂšre un buisson pour reprendre des forces qui leur faisaient dĂ©faut, particuliĂšrement Ă Morgoth, qui Ă©tait Ă©puisĂ©. Sans prendre le risque dâallumer un feu ni prendre la prĂ©caution dâorganiser un tour de garde, ils sâendormirent les uns contre les autres au pied dâun grand arbre.
Le soleil occupait une position assez quelconque au-dessus de lâhorizon lorsquâils sâĂ©veillĂšrent, tout courbatus et couverts de fourmis. Aucun petit dĂ©jeuner ne sâannonçait, aucune ablution matinale nâĂ©tait envisageable dans lâimmĂ©diat, et aucun linge de corps fraĂźchement lavĂ© et repassĂ© ne vivait dans le voisinage. Le baroud reprenait, impitoyable, lĂ oĂč les baroudeurs lâavaient laissĂ©. Vertu entama la journĂ©e par un petit point de la situation.
â OK les gars, je ne vais pas vous mentir, lâaffaire est mal engagĂ©e. On nâa plus de chevaux, on nâa quasiment plus dâor, et on a perdu notre Ă©quipement et toutes nos armes, sauf celle-ci qui est maudite.
â Sans compter quâon a les crocs, complĂ©ta Marken.
â Exact. Ă lâheure quâil est, notre Ă©vasion a Ă©tĂ© dĂ©couverte, et il y a gros Ă parier que les moines sont dĂ©jĂ sur nos traces. Ils connaissent le pays, nous pas. Heureusement, ils ne savent pas dans quelle direction nous allons. Le fait que nous soyons pourchassĂ©s implique que nous nous mĂ©fions des paysans du coin, qui vendraient pĂšre et mĂšre pour deux piĂšces de cuivre. Impensable de leur acheter une poule ou un cochon par exemple. Je pense que notre meilleure chance de sortir de ce merdier est la suivante : on progresse tout doucement jusquâĂ trouver un abri sĂ»r, comme une grotte. LĂ on se repose, Morgoth prĂ©pare quelques sortilĂšges de bataille et dâillusion en attendant la nuit. Et la nuit, on court comme des possĂ©dĂ©s en direction de Valcambray. On dĂ©pose le colis, on prend lâor, on lâĂ©change sur place contre des armes, des vivres et des chevaux, et de lĂ on quitte Ă tout jamais ce pays de sauvages.
Marken acquiesça silencieusement devant la prudence de son amie. Morgoth intervint.
â Si Marken est meilleur bretteur que Vertu, je pense quâil aurait avantage Ă prendre lâĂ©pĂ©e, qui serait plus efficace entre ses mains.
â Meilleur bretteur que la Lame du DĂ©sespoir ? Tu me flattes, sorcier. De toute façon, il y a bien assez dâun maudit dans lâĂ©quipe sans que jâaie besoin de mây mettre. Songe que lorsque nous aurons trouvĂ© une autre arme, moi seul serais en mesure de mâen servir, puisque Vertu a perdu cette facultĂ©. Si Ă ce moment nous sommes deux Ă devoir nous battre exclusivement avec un seul sabre oriental, oĂč est lâefficacitĂ©Â ?
â Câest vrai, jâai parlĂ© sans rĂ©flĂ©chir assez. Mais qui est la Lame du DĂ©sespoir ?
â Et bien câest elle. Elle ne tâa jamais parlĂ© du pillage de⊠ĂĂȘ-euh tu me marches dessus!
â Excuse-moi, je suis toujours un peu maladroite au rĂ©veil. Oui, on mâavait surnommĂ©e « Lame du DĂ©sespoir » dans mon jeune temps, sĂ»rement parce que je faisais le dĂ©sespoir de mes maĂźtres dâarmes. Hein Marken ?
â Ah bon ? Aaaaaaah ah oui, ah ouiouioui, câest ça, les maĂźtres dâarmes, parfaitement. Bon, câest pas tout ça, mais je vais me confectionner un Ă©pieu. Un homme de ressources trouve toujours de quoi se dĂ©fendre. âmaĂźtres dâarmesâŠ
â Un de ces jours, il faudra que vous me racontiez lâhistoire de vos vies, ce doit ĂȘtre passionnant et enrichissant. Eh, mais jây songeâŠ
â Oui ?
â Ummmmm⊠ce serait trop beau si ça marchait⊠Je pensais Ă lâĂ©pĂ©e, lĂ , il y a peut-ĂȘtre un moyen dĂ©tournĂ© pour en apprendre plus sur la malĂ©diction.
â Oh ?
â Oui, il se trouve que je connais un sortilĂšge assez simple qui permet de faire parler les objets inanimĂ©s. Câest un sortilĂšge inutile en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, car la facultĂ© de parler nâest rien si elle nâest pas en relation avec la facultĂ© de penser, et les objets inanimĂ©s nâont pas dâĂąme, ça se saurait. Or il se trouve que nombre dâĂ©pĂ©es magiques sont douĂ©es dâune forme de pensĂ©e, dâun fragment de lâĂąme de leur crĂ©ateur. Si ton Ă©pĂ©e est du nombre, et si elle est bien disposĂ©e Ă notre Ă©gard, peut-ĂȘtre nous rĂ©vĂ©lera-t-elle le fin mot de lâhistoire, la nature exacte de la malĂ©diction, et peut-ĂȘtre mĂȘme un moyen de la lever !
â Oui, ça vaut le coup dâessayer. Si seulement tu pouvais avoir raison.
Marken fit alors irruption, tout sourire.
â HolĂ , les filles, vous allez rire, je cherchais un bĂąton derriĂšre le petit bosquet quand je suis tombĂ© sur une sorte de cabane de berger en pierre, perdue dans un taillis, et qui semble abandonnĂ©e depuis belle lurette bien quâelle soit en bon Ă©tat. Il faudra sans doute dĂ©loger quelques vipĂšres, mais comme la bicoque est quasiment invisible Ă moins dâavoir le nez dessus, je pense que ça nous tiendra lieu dâabri sĂ»r.
â Bien jouĂ©, nous pourrons, lâesprit en paix, y faire chanter cette Ă©pĂ©e du diable.
Morgoth, assis en tailleur, avait demandĂ© Ă Vertu de planter la lame verticalement dans la terre meuble de lâabri. Ses compagnons lâobservĂšrent tandis quâil prĂ©parait le rituel, sans se presser. Il confectionna trois semblants de bougies Ă lâaide de feuilles sĂšches roulĂ©es, et y mit le feu en prononçant la formule dans la langue gutturale de quelque peuplade sauvage oubliĂ©e depuis longtemps, et rĂ©pĂ©ta les gestes quâil savait.
AprĂšs quelques minutes, lâatmosphĂšre sâemplit indubitablement de magie, et lâĂ©pĂ©e sâĂ©leva toute seule dans les airs, lentement, la pointe de la lame Ă quelques doigts de la terre. Lâindex de Morgoth traça alors rapidement deux signes Ă quelques centimĂštres de lâacier, et chose surprenante, deux lĂšvres dâune petite bouche se matĂ©rialisĂšrent, surmontĂ©es par le pavillon dâune oreille parfaitement formĂ©e. Et les lĂšvres sâagitĂšrent, commençant par un murmure qui se mua rapidement en cacophonie.
On entendit de prime abord un bruit de fond dâacier rĂ©sonnant, fort dĂ©sagrĂ©able, puis des voix, des dizaines de voix qui sâapostrophaient, se rĂ©pondaient, se faisaient Ă©cho dans quelque pugilat verbal particuliĂšrement vĂ©hĂ©ment, dont le sujet Ă©tait malheureusement incomprĂ©hensible. Or en tendant lâoreille, on pouvait discerner que seules deux voix distinctes se faisaient entendre, mais par quelque prodige, chaque voix prononçait simultanĂ©ment plusieurs phrases, tant et si bien quâon avait lâimpression dâune foule agitĂ©e.
Puis, Morgoth crut entendre lâune des voix prononcer un « Silence, on nous Ă©coute », et progressivement, les discussions cessĂšrent, ne laissant que les bruits dâacier.
â Qui donc ose espionner les Ă©ternels tourments de Ryunotamago, la lame dĂ©chue ?
La voix qui parlait Ă©tait neutre, sexuellement et Ă©motionnellement, il en Ă©manait comme une force hautaine.
â Je suis Morgoth, sorcier en quĂȘte de rĂ©ponses.
â Nous attendons tes questions, sorcier Morgoth, sois bref et prĂ©...
Tout dâun coup, un rugissement interrompit le dialogue, une deuxiĂšme voix, basse et cassĂ©e, se fit entendre.
â Raaaaaah ! Quâil aille donc se faire pendre, cet Ă©tranger. Il ne nous est rien, quâil se taise donc Ă jamais.
â Paix, Maripans, conserve ton calme quelques instants, voici que se prĂ©sente une rare occasion dâoublier quelques temps nos contentieux et de nous distraire.
â Câest indigne de nous, pourquoi nous adresser Ă des paysans incultes ? Mais puisque tu y tiens, vas-y.
â Merci, pose tes questions, sorcier.
â Qui est lâautre voix ?
â Le noble Maripans est un dĂ©mon enfermĂ© par sa faute dans cette lame.
â PAR MA FAUTE ? Par traĂźtrise oui, par une honteuse traĂźtriseâŠ
â Mais noble Maripans, nâĂ©tait-ce pas cette mĂȘme traĂźtrise que tu voulais rĂ©pandre de par le monde en me flĂ©trissant de la sorte ? Pourquoi tâĂ©tonnes-tu dâĂȘtre victime de tes propres actes ?
â Sois maudit, Ryunotamago.
â Oui. Sorcier, tu veux savoir autre chose ?
â Tout ceci est un peu confus Ă mes yeux, racontez-moi donc votre histoire, sâil vous plaĂźt.
â Câest une histoire longue et douloureuse, je vais toutefois vous la narrer. Dans les lointaines terres de lâOrient se trouve le pays de Danka, dirigĂ© de toute Ă©ternitĂ© par de puissantes familles de nobles guerriers. Il est dâusage que les valeurs de probitĂ©, de courage et de sacrifice de ces familles soient matĂ©rialisĂ©es par un sabre, la lame dâhonneur, une arme parfaite Ă tous points de vueâŠ
â On aura tout entendu, fit la voix du dĂ©mon.
â ⊠forgĂ©e par le meilleur artisan du moment. Lâune des familles les plus nobles et des plus anciennes Ă©tait la maison de Kado, dont jâai Ă©tĂ© durant quatre-cent trente-sept ans la lame dâhonneur. GrĂące aux pouvoirs magiques que mâavaient confĂ©rĂ© les prĂȘtres qui mâavaient forgĂ©, celui qui me brandissait voyait sa force et son agilitĂ© dĂ©cuplĂ©s, et sur le champ de bataille, il faisait la fiertĂ© de ses hommes par ses actions dâĂ©clat. Or, les Kado avaient dans la montagne des ennemis hĂ©rĂ©ditaires, les Swaki, une famille fourbe et dĂ©shonorĂ©e, quâils avaient chassĂ©s des siĂšcles auparavant.
â ChassĂ©s par traĂźtrise, lĂ encore, rugit lâautre voix.
â Peu importe pour notre histoire de savoir qui a brisĂ© les chaĂźnes de lâhonneur le premier. Toujours est-il que les Swaki, rĂ©duits Ă la misĂšre dans leurs terres ingrates, avaient conçu envers les Kado une haine inextinguible, qui leur fit perdre tout sens de la mesure, et quâils sâalliĂšrent avec les Onis de la montagne, une race de cruels dĂ©mons. Ă mesure que se nouaient les unions contre-nature entre humains et Onis, les Swaki acquirent les attributs des dĂ©mons, ainsi que leur malĂ©fique force magique.
â Et pas quâun peu, larbin, pas quâun peu⊠commenta la voix cassĂ©e, toujours attentive.
â Donc, reprit la voix calme, les Swaki, ayant gagnĂ© en puissance et en ruse, ourdirent un complot pour perdre les Kado. Un filou Ă leur solde du nom de Watanabe, mais peu importe, parvint un jour Ă se glisser dans lâentourage du seigneur Kado et, Ă la faveur de la nuit, me subtilisa pour mâemporter. AussitĂŽt que le vol fut dĂ©couvert, les meilleurs guerriers des Kado furent mis sur la trace de Watanabe, mais il semblait sâĂȘtre volatilisĂ©. Les enquĂȘteurs fouillĂšrent les moindres recoins du fief, les Kado demandĂšrent Ă leurs voisins de rechercher eux aussi la prĂ©cieuse Ă©pĂ©e, mais rien nây fit, Watanabe restait introuvable. Les Kado avaient presque perdu tout espoir lorsquâun paysan leur dit avoir vu Watanabe sâenivrer dans une taverne, non loin des montagnes des Swaki. AussitĂŽt, Buntaro, fils cadet de Kado, prit la tĂȘte de deux-cent chevaliers, ils sautĂšrent sur leurs montures et arrivĂšrent juste Ă temps pour voir le voleur sâenfuir avec le sabre. Ils le traquĂšrent quelques temps, puis un archer lâabattit dâune flĂšche dans le dos, juste punition pour un traĂźtre. Ainsi revins-je Ă la place dâhonneur dans le donjon de la famille Kado.
â Mais ce quâil ne savait pas, le vieux Kado, eh eh ehâŠ
â Certes. Veux-tu raconter la suite, lâhistoire mâest encore douloureuse.
â Et surtout ça Ă©vitera Ă ce sorcier dâentendre trop de sornettes mielleuses. VoilĂ comment ça sâest passĂ©Â : en fait, une fois son larcin accompli, Watanabe Ă©tait venu directement Ă la forteresse des Swaki, et nous avait apportĂ© Ryunotamago. Et câest moi, Maripans, le meilleur sorcier parmi les Swaki, qui ai perverti lâĂ©pĂ©e. Jâai insĂ©rĂ© entre les couches dâacier intimement mĂȘlĂ©es lâesprit dâun renard magique, une crĂ©ature malĂ©fique et sournoise. Puis je lâai rendue Ă Watanabe, qui Ă©tait bien surpris. Sous ma forme humaine, je lâai ensuite accompagnĂ© Ă la taverne et nous avons bu de conserve jusquâĂ ce quâil soit fin saoul. Câest moi qui avais prĂ©venu les Kado quâils le trouveraient lĂ , et câest encore moi qui ai prĂ©venu ce chien de Watanabe quand les cavaliers sont arrivĂ©s, il nâa jamais compris ce qui lui arrivait, il est mort comme il avait vĂ©cu, en courant ventre Ă terre et le pantalon sale, ah ah ah ! Donc, le sabre retourna en possession de la famille Kado, ils se rĂ©jouirent Ă grands bruits de cette heureuse nouvelle, mais dĂ©jĂ le mal progressait en Buntaro, le fils Kado qui avait rĂ©cupĂ©rĂ© la lame. Lâesprit du renard avait flairĂ© sa proie, et le renard magique ne lĂąche jamais prise. Au cours des semaines qui suivirent, Buntaro le cadet obĂ©issant fut pris de jalousie et dâambition, tant et si bien quâil tua son aĂźnĂ© en le frappant dans le dos Ă la chasse, puis complota contre son pĂšre pour prendre la tĂȘte du clan. Mais ses plans furent dĂ©couverts au moment oĂč il venait dâempoisonner le vieux seigneur Kado, qui avant de mourir, le maudit et le dĂ©shĂ©rita. La guerre de succession qui sâensuivit dĂ©shonora de la maison de Kado, qui perdit tout crĂ©dit, et les maisons rivales eurent beau jeu de se disputer les terres et les chĂąteaux. Voici quelle fut la vengeance des Swaki.
â Et pourquoi ne lui racontes-tu pas la suite ?
â Câest sans intĂ©rĂȘt.
â Alors je vais mâen charger, le sorcier saura notamment comment tu en es venu lĂ . Or donc, durant la bataille qui vit la chute dĂ©finitive de la maison de Kado, Maripans sâintroduisit dans leur forteresse, qui nâĂ©tait pas gardĂ©e car tous les guerriers Ă©taient mobilisĂ©s. Il me ramena dans sa forteresse cachĂ©e et me conserva lĂ , au cas oĂč il aurait encore besoin de la malĂ©diction hideuse dont il mâavait affligĂ©. Il advint que treize ans plus tard, sept prĂȘtres de Songpa, de saints hommes instruits dans tous les arts de la guerre et ayant vocation dâĂ©liminer les prĂ©sences dĂ©moniaques, sâintroduisirent par ruse dans la forteresse des Swaki et tuĂšrent ceux-ci lâun aprĂšs lâautre. Voyant la puissance de ces adversaires, et sachant quâil nâavait aucune Ă©chappatoire, Maripans utilisa un stratagĂšme dĂ©sespĂ©rĂ©Â : il activa une derniĂšre fois sa magie et Ă©changea son esprit avec celui du renard magique qui Ă©tait dans lâĂ©pĂ©e. Ainsi, lorsque les moines pĂ©nĂ©trĂšrent dans le laboratoire, ils virent un Oni trĂšs dĂ©sorientĂ©, car lâesprit du renard nâavait pas encore pris la mesure de son nouveau corps, et lâabattirent sans peine. Leur mission terminĂ©e, ils emportĂšrent lâĂ©pĂ©e jusquâĂ leur monastĂšre. Mais les moines de Songpa font vĆu de ne jamais porter dâarme, et de ne jamais en toucher, voici pourquoi aucun dâeux ne fut frappĂ© par la malĂ©diction. Ce nâest que trois gĂ©nĂ©rations plus tard que le monastĂšre de Songpa fut pillĂ© et que je fus emportĂ©, de fourberie en trahison, jusquâen Occident. Voici toute lâhistoire.
â HĂ©bĂ©, câest pas gai tout ça.
â Qui parle ?
â Je suis Vertu, câest moi qui suis prĂ©sentement maudite.
â Jâen suis sincĂšrement dĂ©solĂ©.
â Et moi donc. Existe-t-il un moyen de me dĂ©senvoĂ»ter ?
â Je nâen connais aucun. Nul possesseur de la lame maudite ne fut jamais libĂ©rĂ© de son triste sort autrement que par la mort.
â On mâa dit quâun prĂȘtre assez puissant pouvaitâŠ
â Cela a Ă©tĂ© tentĂ© par dâautres avant toi, sans succĂšs. Les malĂ©dictions ordinaires sont animĂ©es par une fraction de la force de celui qui maudit, mais ici, câest toute la puissance de Maripans qui donne son pouvoir Ă lâenvoĂ»tement.
â Câest exact, mortelle, confirma Maripans. Gaspille ton or auprĂšs de prĂȘtres cupides, ça ne changera rien au sort qui tâest rĂ©servĂ©.
â Ne puis-je accomplir une quĂȘte quelconque pour te complaire et me libĂ©rer de toi ?
â Rien de ce qui me fait envie ne peut mâatteindre maintenant que je suis emprisonnĂ©. De toute façon, le sort est jetĂ©, la malĂ©diction est sur toi, je ne peux plus lâannuler, Ă peine pourrais-je en inflĂ©chir le cours quelque peu si lâenvie mâen prenait. Et je nâen ai pas envie, alors oublie. Subis ton destin avec rĂ©signation.
â Quelle est-elle au juste, cette malĂ©diction, que je sache au moins Ă quoi mâattendre.
â Oh, elle est terrible, terrible, reprit la voix de Ryunotamago. Sache que celui qui en est frappĂ©, quelle que puisse ĂȘtre sa probitĂ© ou sa force dâĂąme, est condamnĂ© Ă voir flĂ©trir son caractĂšre, Ă sombrer dans la corruption. Il devient fourbe, frappe ses ennemis dans le dos, et tout le monde le considĂšre avec mĂ©pris. Son nom est traĂźnĂ© dans la boue et il perd ce quâil a de plus prĂ©cieux, son honneur.
â Oh, je vois. Hum. Et sinon, il mâest arrivĂ© une chose curieuse tantĂŽt, lorsque jâai voulu me servir de mon arc ce matin, jâai Ă©tĂ© prise de faiblesseâŠ
â Oui, femelle sotte, reprit la voix malĂ©fique de Maripans, tu ne pourras jamais plus te servir dâaucune autre arme que celle-ci. Afin que la dĂ©chĂ©ance des Kado soit complĂšte, je me suis arrangĂ© pour que leur sabre dâhonneur, le symbole mĂȘme de leur vertu, soit Ă jamais associĂ© Ă des actes vils et mĂ©prisables. Voici pourquoi ce sabre est maintenant appelĂ© « Ryunotamago, la lame du dĂ©shonneur ».
â Dâaccord, je comprends tout. Mais jâai quand mĂȘme eu de la chance dans mon malheur. Ce matin, poussĂ©e par la nĂ©cessitĂ©, jâallais mâabaisser Ă frapper mes ennemis Ă distance et par surprise avec lâarme sournoise quâest lâarc, mais câest la malĂ©diction du sabre qui mâa rappelĂ©e Ă lâordre et mâa Ă©vitĂ© de flĂ©trir ma rĂ©putation de loyale combattante. Je tâen remercie donc, bien que tes intentions aient Ă©tĂ© autres.
â Quoi ? Tu aurais sauvegardĂ© ton honneur grĂące Ă ma malĂ©diction ? Mais ça ne peut pas ĂȘtre, câest impossible ! Non, il nâen sera pas ainsi, câest la derniĂšre fois que cela se produit, je te le jure chienne. MĂȘme si je dois y consacrer toutes mes forces, la malĂ©diction est encore fraĂźche, il est encore temps de lâaltĂ©rer. Ainsi, tu seras frappĂ©e de faiblesse et de maladresse lorsque tu voudras user dâune autre arme que celle-ci, sauf dans le cas des armes Ă distance. Ta malĂ©diction est maintenant complĂšte, porteuse de Ryunotamago, et ne prendra fin quâĂ ta mort.
â Soit, puisque je nâai pas le choix, jâaccepte mon destin.
â Ta rĂ©signation Ă ton sort est le lot des faibles dans ton genre. Tu me dĂ©goĂ»tes, toi comme tous les mollusques de ton espĂšce. Adieu.
Vertu fit signe Ă Morgoth dâinterrompre le sortilĂšge, et les voix se firent de plus en plus faibles, distantes, et le silence enfin retomba.
â Peuvent-ils encore entendre ?
â Non, leurs sens sont diffĂ©rents des nĂŽtres, sans le sortilĂšge ils ne peuvent plus nous comprendre.
â Bien, bien.
Alors Vertu prit lâĂ©pĂ©e, contempla une seconde la funeste lame de sa damnation, puis rejeta brusquement la tĂȘte en arriĂšre et laissa libre cours Ă son fou-rire, bientĂŽt rejointe par Marken.
â Mais Vertu, tu es folle, pourquoi prendre Ă la lĂ©gĂšre les paroles du dĂ©mon ? Ne lâas-tu pas entendu, tu es perdue !
â Ton dĂ©mon, Morgoth, est un brave couillon, voilĂ tout ! Je mâen suis jouĂ© avec facilitĂ©, et il mâa donnĂ© ce que je voulais de lui. Je ne peux pas utiliser dâautre arme ? La belle affaire, celle-ci est la meilleure quâil mâait Ă©tĂ© donnĂ© de voir, je mâen contenterai bien. Comme lâa dit Ryunotamago lui-mĂȘme, elle augmente mes forces et tranche mieux que le meilleur des rasoirs. Tout ce qui mâennuyait, câĂ©tait de ne pouvoir utiliser lâarc, mais ce minable sans cervelle a lui-mĂȘme levĂ© ce pan de la malĂ©diction, me voici donc libre ! Il faudra songer Ă fĂȘter ça un de ces jours, on sâest vraiment bien dĂ©brouillĂ©s sur ce coup, oui vraiment, merci Morgoth pour lâexcellence de ton sortilĂšge, qui Ă©tait si Ă propos.
â Mais enfin tu nâas pas compris quelle Ă©tait le pouvoir de la lame maudite ? Elle va te dĂ©pouiller de ton honneur !
â Jâavais dĂ©jĂ entendu dire, et jâen ai la confirmation aujourdâhui, que les gens de Danka prisaient leur honneur plus que leur vie, et que toute leur sociĂ©tĂ© Ă©tait basĂ©e sur ce curieux concept. Qui perd son honneur perd non seulement sa vie, mais aussi celle de ses parents, alliĂ©s et descendants, câest la pire chose qui puisse arriver Ă quelquâun. La malĂ©diction est donc trĂšs efficace au Danka, mais nous autres en Occident avons une toute autre conception des choses, sache-le. Toute cette histoire nâest donc pas trĂšs grave, en fin de compte.
â HEINÂ ?
â Bon, je vais Ă©trenner mon Ă©pĂ©e sur quelque lapin ou perdreau qui croisera ma route, car jâai grand-faim. Ă tout Ă lâheure les hommes.
â BeuhâŠÂ ? ? ?
Et donc, poussĂ©e par lâimpĂ©rieux besoin de se dĂ©fouler, Vertu quitta la place Ă grands moulinets de son Ă©pĂ©e maudite.
â Elle est folle, elle ne rĂ©alise pasâŠ
â Bah tu sais, les bonnes femmes.
â Mais comment peut-elle se rĂ©jouir du sort qui lâattend ? Elle va se muer en ĂȘtre malĂ©fique et rĂ©pandre le malheur autour dâelle, tu lâas entendu comme moi.
â Oui oui, jâai entendu. Dis moi, ça fait longtemps que tu la connais, la Vertu ?
â Ben⊠non, pas vraiment. Nous nous sommes rencontrĂ©s dans une ville de lâest, oĂč elle Ă©tait le jouet dâune bande de voleurs.
â Une bande de voleurs, hein ?
â Parfaitement, et je lâai dĂ©livrĂ©e de cette sinistre coterie. Nous avons pu nous enfuir, et depuis nous tentons de regagner la civilisation.
â Tu ne te souviens pas du nom de cette ville, des fois ?
â Galleda, il me semble.
â Ummm⊠Et donc ça fait combien de temps que vous ĂȘtes ensemble ?
â Un mois⊠mettons une quarantaine de jours.
â Ah, alors ça explique tout.
â Quoi donc ?
â Lâopinion que tu as de Vertu. Tu sais Morgoth, tu es bien brave.
â Merci, jâessaie de faire de mon mieux dans lesâŠ
â Ouiouioui. Bon, je vais finir mon Ă©pieu, moi. Si tu as des sortilĂšges Ă prĂ©parer fais-le, les moments de calme sont rares lorsquâon part en aventure, il faut savoir en profiter utilement.
â VoilĂ qui me paraĂźt sage, je vais suivre ton conseil.
Quelles que fussent ses qualitĂ©s, le sabre oriental nâĂ©tait pas lâarme idĂ©ale pour la chasse, câest pourquoi Vertu sâen revint des bois sans gibier. Cependant, câĂ©tait une femme de ressources experte Ă reconnaĂźtre ce qui pouvait se manger sans risque, et elle rapportait dans un pan de son vĂȘtement des champignons, des racines et des Ćufs de cailles qui servirent Ă confectionner une sorte dâomelette, quâelle fit cuire sur une pierre plate chauffĂ©e sur un petit feu de bois trĂšs sec, pour Ă©viter que la fumĂ©e ne se voie. La faim aidant, il parut Ă Morgoth et Marken que cette humble mixture Ă©tait digne dâun festin cĂ©leste et en firent grand compliment Ă la voleuse, tandis quâils finissaient leur repas en consommant quelques graines et baies juteuses glanĂ©es dans les parages. Puis ils digĂ©rĂšrent avec contentement pendant lâaprĂšs-midi, en faisant la sieste.
Tandis que le soleil disparaissait entre deux montagnes lointaines aux flancs arrondis, ils reprirent leur activitĂ©, firent disparaĂźtre les reliefs de leurs agapes et se mirent en route avant la venue des Ă©toiles. Ils progressĂšrent en silence et Ă marche soutenue durant quelques heures, profitant dâune clartĂ© lunaire persistante. Quelque sens mystĂ©rieux semblait indiquer Ă Vertu lâitinĂ©raire le plus direct pour Ă©viter les obstacles du terrain. Ils croisĂšrent Ă plusieurs reprises des chemins campagnards, sans jamais les emprunter plus de quelques mĂštres. Ils eurent aussi le loisir de passer non loin dâun village, dont quelques lumiĂšres jaunes indiquaient encore une activitĂ© domestique, mais fidĂšles Ă leur rĂ©solution, ne sâarrĂȘtĂšrent pas pour profiter de lâhospitalitĂ© douteuse de leurs frĂšres humains. Puis, le pĂąle luminaire cĂ©leste disparut derriĂšre un nuage importun, qui de surcroĂźt entreprit de se dĂ©lester de son humiditĂ© sur les tĂȘtes de nos aventuriers dĂ©munis. Comme la nuit prĂ©cĂ©dente, ils se trouvĂšrent un pauvre abri, en bas dâune falaise dâune dizaine de mĂštres qui faisait, Ă un endroit, comme un surplomb. Le vent parfois rabattait bien sur eux un pan de bruine, mais ils parvinrent nĂ©anmoins Ă sâendormir, blottis les uns contre les autres. Peut-ĂȘtre auraient-ils dĂ» instaurer un tour de garde.
â HolĂ les voyageurs, rĂ©veillez-vous, et pas de gestes brusques !
Marken fut le premier Ă ouvrir les yeux, et Ă constater dâune part quâil faisait jour, dâautre part quâune pique Ă©tait pointĂ©e sur sa gorge. Une bande de cinq jeunes pouilleux dâune quinzaine dâannĂ©es, sans doute des gens du coin, les tenait en respect. Bien que leurs faces soient sales et plutĂŽt contrefaites, ils Ă©taient relativement bien vĂȘtus, et surtout convenablement armĂ©s. Lâun avait donc une pique, deux autres tenaient le groupe en joue avec des arcs, un quatriĂšme maniait une masse imposante et le dernier portait Ă©pĂ©e, bouclier et cotte de maille, son Ă©quipement et le fait quâil parlait au nom des autres le dĂ©signaient naturellement comme le chef de la troupe.
â On ne voudrait pas quâil vous arrive malheur, poursuivit le prĂ©sumĂ© chef, on prĂ©fĂ©rerait que vous nous donniez ce que vous possĂ©dez plutĂŽt que de devoir le prendre sur vos cadavres.
â BĂątard, tu vasâŠ
â Du calme Marken, intervint Vertu, nous ne sommes pas en position de discuter. Vous ĂȘtes des bandits alors ? Je vois Ă vos armes que votre industrie prospĂšre, vous devez ĂȘtre bien habiles.
â Fais gaffe Panterne, souffla un des archers, elle va sĂ»rement essayer de tâentortiller.
â Ouais, Gros-Pol, jâavais compris, fit le chef. Donne donc ton Ă©pĂ©e, mignonne, lentement.
â Elle est maudite, prĂ©vint charitablement la voleuse en sâexĂ©cutant.
â Câest ce quâon verra. Et toi le malabar, cesse de rouler des yeux de roquet enragĂ©. Lâor maintenant.
- Mais nous nâavons rien, nous ne sommes que des pĂšlerins qui avons fait vĆu de pauvretĂ© et nous nous sommes mis en quĂȘteâŠ
â Des pĂšlerins vous dites ? Ă vous voir, jâaurais jurĂ© que vous Ă©tiez les pilleurs de temples recherchĂ©s par le prieurĂ© de Noorag. On promet une belle rĂ©compense Ă quiconque vous ramĂšnera, un travail facile et de lâor vite gagnĂ©. Allez, envoyez la monnaie.
â HĂ©las monsieur, je disais vrai, nous nâavons rien, sinon nous pourquoi irions-nous Ă pied et dormirions-nous Ă la belle Ă©toile ? Vous pouvez nous fouiller, vous ne trouverez rien qui vaille dâĂȘtre volĂ©.
â Ouais ouais, si jâai pas entendu ça cent fois⊠Allez, Ă poil tout le monde, et toi Legris, fouille ces messieurs-dames.
Le dĂ©nommĂ© Legris, le plus costaud de la bande, fit jouer sa masse devant Marken qui, furieux, se retint Ă grand peine de commettre une imprudence. Ils sâexĂ©cutĂšrent Ă contrecĆur. Morgoth, empreint de sa dignitĂ© de sorcier, rĂ©pugnait fort Ă se dĂ©vĂȘtir ainsi, mais dâun autre cĂŽtĂ©, il se surprit Ă trouver quelque agrĂ©ment Ă cette mĂ©saventure qui lui permettait de dĂ©couvrir lâanatomie de Vertu, qui de son cĂŽtĂ© ne faisait pas trop de maniĂšres. Puis il se reprit et chassa cette pensĂ©e indigne de lui. Il sâaperçut alors quâil nâĂ©tait pas le seul Ă se passionner pour le physique de sa collĂšgue, les malandrins se rĂ©jouissaient en effet les yeux de ce spectacle qui devait leur ĂȘtre rare dans ces contrĂ©es, car mĂȘme si le corps mince et discrĂštement musclĂ© de la jeune femme nâĂ©tait pas forcĂ©ment au goĂ»t rustique des indigĂšnes, faute de grive, hein⊠Alors il vint Ă Morgoth lâidĂ©e que ces tristes sires, portĂ©s par leurs instincts bestiaux, allaient peut-ĂȘtre profiter de la situation pour attenter Ă lâhonneur de Vertu, pensĂ©e qui lui Ă©tait insupportable. Il ne pouvait certes pas laisser perpĂ©trer une telle infamie sans rien faire, câĂ©tait contraire Ă lâidĂ©e quâil se faisait du rĂŽle dâun homme. Il se devait dâagir avec dĂ©termination et caractĂšre, profitant que lâattention des bandits Ă©tait attirĂ©e ailleurs.
â Fermez les yeux, dit-il calmement Ă ses compagnons, et il porta la main ouverte devant lui.
Comme nombre de sorciers, Morgoth avait coutume de conserver en permanence un sortilĂšge dâillumination prĂȘt Ă lâemploi, car câest un des plus utiles qui soit. Dâordinaire, il sert Ă Ă©clairer dâune douce lueur un lieu obscur pendant quelques dizaines de minutes, mais cette fois-ci, il en altĂ©ra le dĂ©clenchement par une technique que ses maĂźtres lui avaient dĂ©conseillĂ© dâutiliser, et le lança de telle sorte que toute la puissance sâĂ©chappe en une seule seconde, en un Ă©clair aveuglant. Et de fait, les marauds en furent aveuglĂ©s et surpris durant un bref instant, que Vertu et Marken, combattants aguerris, mirent Ă profit. La premiĂšre se jeta Ă une vitesse surnaturelle devant le chef Panterne, ramassa son sabre maudit quâelle avait jetĂ© Ă ses pieds et lâen pourfendit aussitĂŽt, puis sâempara de lâĂ©pĂ©e que le mourant venait de lĂącher et la lança Ă Marken. Celui-ci avait mis Legris hors dâĂ©tat de nuire dâun coup de genou dans le bas-ventre, et dâun mĂȘme mouvement avait empoignĂ© la lance qui le menaçait pour la dĂ©tourner de son cou. Il reçut lâĂ©pĂ©e avec gratitude avant dâen tuer le lancier dâun coup inĂ©lĂ©gant mais efficace Ă la poitrine. Il sâenquit alors des deux archers, qui se tenaient en retrait et sâapprĂȘtaient Ă tirer. LâĂ©pĂ©e du chef des malandrins vola une nouvelle fois dans lâair et se planta avec une prĂ©cision diabolique entre les deux hĂ©misphĂšres cĂ©rĂ©braux dâun des archers, dont la flĂšche partit dans quelque trajectoire lointaine. Le deuxiĂšme, jugeant la situation difficile, prit le parti de fuir Ă toutes jambes. Sans doute aurait-il mieux fait de prendre avec lui son arc, Vertu, sans se presser cette fois, ramassa lâarme abandonnĂ©e ainsi quâune flĂšche, se posta sur un monticule voisin, droite, jambes Ă©cartĂ©es, elle prit une ample respiration, tendit son arc dâun geste prĂ©cis. Le projectile se perdit entre les arbres. Morgoth crut impossible quâon puisse atteindre sa cible dans de telles conditions, mais un cri Ă©touffĂ© Ă©manant du bosquet lui apprit que Vertu Ă©tait plus quâhabile Ă ce sport. Le combat nâavait pas durĂ© dix secondes.
Pendant ce temps, Marken avait rĂ©cupĂ©rĂ© son Ă©pĂ©e dans le crĂąne de lâautre archer, puis Ă©tait retournĂ© auprĂšs du brigand agenouillĂ© qui se tenait les parties, le souffle coupĂ©.
â Patience, coquin, jâarrive pour te soulager.
Mais tandis que le Chevalier Noir sâapprĂȘtait, avec la force de lâhabitude, Ă dĂ©capiter le dernier des malandrins, il sentit de nouveau contre sa glotte la dĂ©sagrĂ©able pression dâun acier aiguisĂ© et couvert de sang.
â Laisse le, dit simplement Vertu. La voleuse ne semblait pas dâhumeur Ă nĂ©gocier, Marken prĂ©fĂ©ra lui laisser sa victime et recula hors de portĂ©e du sabre maudit.
â Merci Mark. Et toi aussi Morgoth, bel esprit dâinitiative. Eh toi lĂ , comment tâappelles-tu ?
â uuuuuuhâŠ
â Fais un effort, que diable, tu ne sais pas que la douleur nâest quâillusion ? Ton nom ou je tâĂ©tĂȘte.
â PiĂ©tĂ©.
â Quoi PiĂ©tĂ©Â ?
â Mon nom⊠uuuhâŠ
â Jâai entendu les autres tâappeler LegrisâŠ
â PiĂ©té⊠prĂ©nom⊠Legris câest ma famille.
â Ah dâaccord. Legris, câest un nom courant dans la rĂ©gion ?
-.Yâa que moi⊠que jâconnais.
â Tu nâas pas des parents ?
â âŠmorts⊠famine yâa quelques annĂ©es.
â Jâen suis dĂ©solĂ©e.
â Yâa pas de quoi, ces bĂątards mâavaient abandonnĂ© dĂšs que le pain avait commencĂ© Ă manquer.
â Tu as survĂ©cu, et eux pas, câest ça ? CâĂ©tait oĂč ?
â On vivait dans un bled miteux, BĂ»chefendre, il y avait une tripotĂ©e dâautres gosses Ă la maison, et les vieux ne sâĂ©taient jamais trop demandĂ© comment les nourrir, ils sont sĂ»rement tous morts Ă lâheure quâil est. Dâailleurs, je peux mâestimer heureux de nâavoir pas fini dans la marmite cette annĂ©e lĂ . AprĂšs mâĂȘtre retrouvĂ© dehors, je suis tombĂ© sur dâautres gamins qui vivaient dans les bois. On Ă©tait nombreux Ă lâĂ©poque, mais le froid, les maladies, et puis les bĂȘtes⊠câest pas facile dans les bois. Maintenant, je suis seul.
â Oh, le malheureux, minauda Marken, Ă©coutez la triste complainte du pauvre brigand poussĂ© par la faim et la misĂšre⊠Tu nâas que ce que tu mĂ©rites, croquant, toi et la vermine de ta sor⊠euh, Vertu, sâil te plaĂźt, tu pourrais baisser ça ?
â On dit, commenta Vertu sans bouger sa lame dâun millimĂštre, que la tĂȘte dâun dĂ©capitĂ© peut encore voir et entendre quelques instants aprĂšs lâexĂ©cution, juste assez pour se rendre compte de lâhorreur de sa situation. Je me suis souvent demandĂ© si câĂ©tait vrai, pas toi ?
â OK, je ferme ma gueule.
â Ă la bonne heure. Donc, te voilĂ seul au monde. Dis moi, si tu Ă©tais Ă notre place, comment ferais-tu pour rejoindre la route ?
â La route ? La grand-route de MisĂšne ? Ben, vous passez au village⊠Ah oui je vois, vous avez besoin de discrĂ©tion.
â Tout juste.
â Alors par la petite vallĂ©e qui part vers le nord-ouest derriĂšre cette colline, lĂ . En cette saison, il nây passe jamais personne, Ă cause des araignĂ©es rouges. Bien sĂ»r, il faut faire attention aux araignĂ©es rouges, mais pour vous, ça ne sera sĂ»rement pas un problĂšme.
â Et aprĂšs ?
â La forĂȘt de PouĂŻn, vers le nord, assez sĂ»re et peu frĂ©quentĂ©e. Normalement vous ne pouvez pas louper la route.
â Voici dâutiles renseignements, merci⊠PiĂ©tĂ© câest ça ?
â Vous allez me tuer, je crois.
â Ben, ça va te surprendre, mais non, on nâest pas des sauvages. File.
Le garçon se releva, jetant des regards incrédules. Puis sans un mot il détala.
â Eh, encore un dĂ©tail !
PiĂ©tĂ©, qui avait bien fait vingt mĂštres, sâimmobilisa. Il avait vu ce que Vertu savait faire avec un arc, et espĂ©rait quâelle le ferait vite. Mais elle poursuivit.
â Voleur, câest un mĂ©tier comme un autre, et un mĂ©tier ça sâapprend. Comme tu nâas sĂ»rement rien de mieux Ă faire, va donc Ă Banvars, et trouve quelquâun qui te lâenseignera proprement. Et attrape ça pour prix de ton silence. Si on te questionne, tu ne nous as jamais vus.
PiĂ©tĂ©, toujours pĂ©trifiĂ©, entendit un bruit de chute Ă ses pieds. Parmi les feuilles mortes, il y avait une petite piĂšce dâor. Il sâen empara, et reprit sa course folle sans un regard en arriĂšre.
Marken, mĂ©dusĂ© par tant de mansuĂ©tude, et Morgoth, quelque peu confus, considĂ©raient Vertu avec des yeux ronds. Lorsquâelle sâen aperçut, elle les rabroua vertement.
â Quoi ? Au lieu de me mater le cul, remettez donc vos zguĂšgues dans vos chausses, on nâest pas dans un muflet. Mark, prends la maille et le bouclier de ce type, et puis un arc, je garderai celui-lĂ . Bon, Morgoth, tu fais quoi lĂ ? Fouille donc les cadavres, ils ont sĂ»rement un peu d'or. Allez, on s'active, si ces bouseux nous ont trouvĂ©s, c'est que d'autres peuvent le faire.
Non loin du lieu de lâembuscade, les brigands avaient un feu de camp, oĂč des cĂŽtelettes menaçaient de brĂ»ler. Nos hĂ©ros les sauvĂšrent de ce triste sort et câest donc la panse pleine quâils se remirent en route, Ă la recherche dâun refuge mieux abritĂ©. Parmi les objets pris aux bandits figuraient une besace de cuir contenant, trĂ©sor inestimable, trois torches, un nĂ©cessaire Ă faire du feu, un petit brasero de cuivre permettant de le conserver, une boussole, une bonne gourde dâeau et un couteau de chasse. Marken, le plus robuste de la bande, ne se fit pas prier pour transporter le prĂ©cieux chargement.
â Nous nous Ă©loignons de la petite vallĂ©e que nous a indiquĂ© ce brigand, nota Morgoth aprĂšs quelques centaines de pas.
â Et pour cause, notre but est toujours dâarriver Ă Valcambray, ce qui nous Ă©loigne de la route.
â Mais⊠Le brigand⊠Ah, je vois, tu lui as fait croire que nous allions vers la route pour quâĂ©ventuellement, il induise en erreur quelquâun qui lâinterrogerait. Mais alors pourquoi avoir payĂ© son silence ?
â Pourquoi pas ? Nous avons trouvĂ© dix-sept ducats dâor et pas mal de monnaie sur les cadavres de ses compagnons, ainsi que des armes et des provisions, ce nâest pas le moment de se montrer mesquins.
â En tout cas, ajouta Morgoth, son histoire de gamin abandonnĂ© par des parents indignes me semble un peu trop larmoyante pour ĂȘtre vraie. Je sais quâil se passe parfois des choses pas trĂšs hĂ©ganites dans ces huttes, mais lĂ , câĂ©tait peut-ĂȘtre exagĂ©rĂ©.
â Finement observĂ©, sorcier, ajouta Marken, je vois que tu commences Ă ne plus prendre pour argent comptant tout ce que peuvent te dire untel ou unetelle, la sagesse te vient rapidement. Sache que ces croquants sont prĂȘts Ă te faire gober nâimporte quel conte aux gens de qualitĂ© pour leur soutirer leur or durement gagnĂ© ou pour justifier toutes les malhonnĂȘtetĂ©s quâils commettent Ă notre endroit. Une fois quâon a pris conscience de cette rĂ©alitĂ©, on a une vision plus claire de la sociĂ©tĂ© et de la place quâil est bon dây occuper.
â Le Chevalier Noir se plaint de la malhonnĂȘtetĂ© des petites gens ? VoilĂ qui est singulier. Et pour ce qui est des parents qui abandonnent les enfants, je comprends votre incrĂ©dulitĂ©, car toi et Morgoth nâĂȘtes pas issus du mĂȘme milieu social que moi. Pour ma part, ça ne mâĂ©tonne pas plus que ça. La vie des gens du commun est dure, particuliĂšrement dans ces collines, et Ă choisir entre mourir soi-mĂȘme et laisser mourir ses enfants, bien des gens sacrifieraient leur progĂ©niture, ne serait-ce que pour avoir lâoccasion dâen produire une nouvelle plus tard. De telles atrocitĂ©s sont courantes, hĂ©las.
â Ce qui nâexplique pas ta mansuĂ©tude envers ce maraud, qui avait cent fois mĂ©ritĂ© que je lui tranche la tĂȘte. Je ne pense pas que ta pauvre ruse Ă©culĂ©e convainque nos poursuivants, et il y avait de toute façon dâautres moyens de les divertir, tout en infligeant au pouilleux un juste chĂątiment. Et non contente de le laisser partir avec notre or, voici quâen plus tu lui donnes des conseils utiles pour continuer Ă vivre et prospĂ©rer. Je ne te connaissais pas cette vocation dâassistante sociale.
â Oui, ben ce qui est fait est fait. Pressons le pas, les moines de Hegan sont sĂ»rement sur nos traces. Nos tĂȘtes sont mises Ă prix, Ă ce que jâai compris.
â Ă propos, jâaimerais bien savoir pourquoi ils nous pourchassent avec tellement de constance. Le moine avec lequel jâai parlĂ© mâavait pourtant semblĂ© un homme raisonnable et trĂšs bon, quâen est-il, nâĂ©tait-il donc pas reprĂ©sentatif des membres de son ordre ? Si je me souviens bien, vous mâaviez promis de mâexpliquer votre point de vue sur le culte de Hegan. Je serais heureux de savoir ce que vous en pensez.
â Hum⊠câest un point important que tu soulĂšves. Sache que la plupart des gens ont un but dans la vie, fonder une famille, amasser lâor, se venger de quelque ennemi particulier, que sais-je encore. Certains de ces buts sont triviaux, et visent Ă la satisfaction de lâindividu, comme par exemple la recherche de lâenrichissement personnel. Mais certaines autres personnes ne se contentent pas de cela, il leur faut plus, il leur faut donner un sens Ă leur vie, ils estiment devoir sâinscrire dans lâhistoire du monde. Ils se trouvent donc une doctrine Ă dĂ©fendre, proposant une morale, des valeurs, des modĂšles de grands hommes Ă suivre. Que ce soit dans un cadre religieux ou politique, lâenchaĂźnement est le mĂȘme, on appelle cela avoir de nobles idĂ©aux.
â Oui ? Câest curieux mais dans ta bouche, jâai lâimpression que ça sonne comme une insulte.
â Ne vois-tu pas dĂ©jĂ le danger dâune telle attitude ? Tu dois savoir quâĂ partir du moment oĂč tu te livres Ă un tel parti, tu en viens naturellement Ă considĂ©rer que ta vie vaut moins que la survie de ce parti, et tu en viens au point oĂč tu considĂšres comme normal et bon de mourir pour tes idĂ©es. Câest lâesprit de sacrifice.
â Je ne vois lĂ rien que de trĂšs admirable.
â Alors mets-toi Ă la place dâun de ces individus. Ayant Ă©pousĂ© la cause, quelle quâelle soit, il sâen est pĂ©nĂ©trĂ©, a forcĂ© lâadmiration de ses confrĂšres par sa piĂ©tĂ© et sa constance dans sa foi (puisque nous parlons ici de religion), et lâĂąge venant, il se sera Ă©levĂ© en autoritĂ© et dignitĂ©. Sa foi est intacte, et sâest mĂȘme renforcĂ©e, en mĂȘme temps que son esprit de sacrifice. Maintenant, comment considĂšre-t-il les manants, le commun des hommes, les gens ordinaires qui nâont pas son abnĂ©gation ?
â Je ne vois pasâŠ
â Il les considĂšre avec le plus grand mĂ©pris, comme des bĂȘtes. Pis que des bĂȘtes mĂȘme, car les bĂȘtes nâont aucun choix moral, alors que les hommes sont sensĂ©s lâavoir. Et voici notre saint homme qui va se conduire avec morgue et dĂ©dain envers ses contemporains. Sache enfin que tout homme accorde plus de prix Ă son existence quâĂ celle dâautrui, câest humain et bien naturel. Alors, lorsquâon accorde peu de prix Ă sa vie, combien en accorde-t-on Ă celle dâautrui ? De tels fanatiques sont prĂȘts Ă faire mourir des innocents par milliers sâils estiment que la cause lâexige. Ne me regarde pas ainsi, le cas sâest dĂ©jĂ produit plus de fois quâil nâest possible de compter. Lâesprit de sacrifice se traduit gĂ©nĂ©ralement par le sacrifice des autres. Et encore, je me place lĂ dans lâhypothĂšse dâun personnage sincĂšrement convaincu de la justesse de sa foi, mais que dire des hypocrites, des manipulateurs, des fraudeurs, des fainĂ©ants, des lĂąches et des profiteurs que ces causes attirent aussi sĂ»rement que la charogne attire les mouches. Que reste-t-il alors des idĂ©aux rancis qui fondaient lâOrdre ? Bien peu de chose, en vĂ©ritĂ©. Mais tel un poulet quâon dĂ©capite, un tel parti peut galoper encore un bon moment avant de sâeffondrer.
â Bouh⊠que tu as une vision noire du monde.
â Pas du tout, je tâexplique comment les choses Ă©voluent naturellement. Mark te le confirmera.
â Vertu nâa pas tort, opina le guerrier. Jâai moi-mĂȘme Ă©tĂ© tĂ©moin direct de telles perversions de lâesprit du bien. Je parle moins bien quâelle et je ne suis pas philosophe, mais pour abonder dans son sens, je me contenterais de te compter quelques vĂ©ritĂ©s issues de mon observation du culte de Hegan, que jâai souvent cĂŽtoyĂ©. Tout dâabord, le monastĂšre que nous avons visitĂ© mâa semblĂ© particuliĂšrement bien tenu et en ordre. Jâen ai personnellement frĂ©quentĂ© dâautres oĂč la rĂšgle monastique Ă©tait bien plus relĂąchĂ©e. Parfois, Ă lâabri de ces murs, les bons moines se livrent entre eux Ă ces mĂȘmes jeux quâils interdisent formellement aux laĂŻcs sous peine de subir les tourments de lâenfer. On dit que dans ces communautĂ©s, on recrute les novices pour lâinnocence de leur visage, la finesse de leur peau et la juvĂ©nile rondeur de leur croupe, je te laisse imaginer Ă quoi ces qualitĂ©s peuvent bien ĂȘtre utiles, ce nâest certes pas Ă la priĂšre.
â Quoi ? Saperlotte, tu veux dire quâils se livrent Ă la pĂ©dĂ©rastie ?
â Câest cela. Mais tous nâont pas ces goĂ»ts, heureusement.
â Tu me rassures.
â Dâautres font sciemment entrer des femmes vĂ©nales dans lâenceinte sacrĂ©e, la nuit, et Ă©changent des nuits dâamour contre les fruits de leurs vignes et vergers. Dâailleurs, dans les campagnes, tu en trouveras plus dâun pour se dire fils ou fille de moine, alors que bien sĂ»r, le cĂ©libat est une rĂšgle impĂ©rative dans ces ordres. Certains monastĂšres sont si corrompus quâils enlĂšvent de jeunes filles de basse extraction et, aprĂšs en avoir usĂ© de toutes les façons possibles, Ă©tranglent ces malheureuses et se dĂ©barrassent des cadavres en les jetant dans la riviĂšre. Je vois Ă ton visage que tu ne me crois pas, mais une telle affaire a Ă©clatĂ© au grand jour voici quelques annĂ©es en Setrapie, et si le prieur et ses moines ont Ă©chappĂ© au lynchage, câest uniquement parce que le clergĂ© de Hegan, soucieux du scandale plus que de la justice, avait fait le mĂ©nage avant, par le fer et par le feu. Peut-ĂȘtre faut-il aussi que jâĂ©voque les congrĂ©gations fĂ©minines, oĂč bien souvent les familles bigotes se dĂ©barrassent des filles-mĂšres et autres hontes de familles afin dâĂ©touffer les scandales. Ces couvents sont souvent de vĂ©ritables prisons, entiĂšrement fermĂ©es, voire pour certaines, closes, si tu vois ce que je veux dire.
â Pas vraiment.
â Et bien, comme apparemment vous allez Ă Banvars, si tu souhaites en apprendre plus sur lâart et la maniĂšre dont un homme doit se comporter en toutes circonstances, je tâinvite Ă rendre visite au couvent des SĆurs FlagellĂ©es de la GĂ©nuflexion, dans lâIle-Rousse, muni dâun peu dâargent. Tu pourras y faire la connaissance de jeunes novices qui, Ă vrai dire, ne le sont pas, ah ah ah, pas du tout !
â Je ne vois pas ce que⊠Mais⊠tu veux dire quâelles se prostituent ?
â Et elles le font avec une remarquable conscience et une organisation des plus efficaces. Une trĂšs bonne maison, rĂ©putĂ©e jusquâĂ Baentcher, dit-on. Ă ce quâon dit, le petit cimetiĂšre qui jouxte le couvent voit certains soirs de bien Ă©tranges manĂšges durant lesquels des ombres en bure, avec la furtivitĂ© coupable des assassins, enterrent les minuscules cadavres des nouveaux-nĂ©s Ă©tranglĂ©s dĂšs leur venue au monde, les fruits de ce commerce peu reluisant. On dit dâailleurs la mĂȘme chose Ă propos de bien des couvents.
â Je tombe des nues.
â Il faudrait aussi que je te parle des ordres guerriers qui se rĂ©clament de Hegan et qui en son nom pillent, massacrent, violent et torturent tout leur saoul et avec bonne conscience, puisque câest pour la plus grande gloire de leur dieu. Et puis il y a la « CongrĂ©gation pour lâĂ©tude de la Doctrine de la Foi », qui Ă©tudie la Doctrine de la Foi en suppliciant et brĂ»lant les vieilles folles sous prĂ©texte de sorcellerie aux quatre coins de lâoccident. Quand au clergĂ© sĂ©culier, il ne vaut mieux pas parler de sa corruption et de sa sotte obstination Ă faire respecter des rĂšgles obscures et contradictoires, je tâai empli la tĂȘte avec assez dâhorreurs pour alimenter tes cauchemars de la semaine.
â Quelle iniquitĂ©, quelle duplicitĂ©, jâai du mal Ă croire quâon les laisse faire !
â Mais ces coquins savent avancer masquĂ©s ! Lorsquâils arrivent dans un nouveau territoire Ă Ă©vangĂ©liser, ils sont tout miel et chattemite, ils distribuent les indulgences ici, soignent les galeux lĂ , font rĂ©gner lâordre et soutiennent le pouvoir lĂ©gal. Ainsi, dâannĂ©e en annĂ©e, leur influence et leur popularitĂ© grandissent dans la contrĂ©e, jusqu'au jour oĂč le HiĂ©rarque de Boon, le chef spirituel de ces fripons, estime que la comĂ©die a assez durĂ©. Alors le clergĂ© de Hegan se dĂ©voile dans toute sa brutalitĂ©, le roi du pays est contraint Ă la conversion ou Ă lâexil, les autres cultes sont bannis et leurs fidĂšles pourchassĂ©s sâils ne se prosternent pas devant leurs nouveaux maĂźtres, le peuple est contraint de subir toutes sortes dâinterdits et de brimades, sans compter les impĂŽts sacerdotaux Ă©crasants que le culte lĂšve pour construire ses temples innombrables et entretenir plĂ©thore de bureaucrates paresseux. Heureusement, ceci dure depuis des siĂšcles, et les autres cultes, ainsi que les seigneurs des nations quâils convoitent, sont maintenant au courant de ces procĂ©dĂ©s et combattent donc les prĂȘtres de Hegan dĂšs que ceux-ci deviennent trop puissants et leur font de lâombre. Câest peut-ĂȘtre pour cette raison que notre prieurĂ© sâest installĂ© dans une rĂ©gion dĂ©solĂ©e et sans loi comme celle-ci, il nây a rien par ici qui puisse sâopposer Ă leurs tristes desseins.
â Quelle dĂ©ception⊠Moi qui croyais avoir trouvĂ© une voie sĂ»re pavĂ©e de solide moralitĂ©, voici quâelle se dĂ©robe sous mes pas. Mais ĂȘtes-vous sĂ»rs de ce que vous dites, puis-je le croire, ou bien est-ce encore une cruelle plaisanterie ?
Vertu reprit, un peu lasse :
â Tu nâes pas forcĂ© de me croire, Morgoth, ni moi ni Marken. Mais lorsque tu voyageras dans les contrĂ©es dominĂ©es par ces gens, tu pourras voir par toi-mĂȘme dans quelle servitude vivent les manants sous la coupe de Hegan, et dans quelle opulence vivent ses clercs. Si tu gardes lâesprit alerte et les yeux ouverts, tu comprendras Ă quel point nous avons raison de nous dĂ©fier de ces gens, et combien nous te rendons service en te mettant en garde contre eux. Sur ce, je pense quâil serait intelligent de remettre les leçons de thĂ©ologie Ă plus tard et de presser le pas en Ă©conomisant notre souffle.
Ils cavalĂšrent donc derechef toute la journĂ©e sans Ă©pargner leur peine, dĂźnĂšrent briĂšvement de quelque pauvre provende glanĂ©e en chemin, puis continuĂšrent sans ralentir une bonne partie de la nuitĂ©e avant que de se mettre en quĂȘte dâun abri. Les yeux acĂ©rĂ©s de Vertu repĂ©rĂšrent bien vite un orifice Ă©troit Ă mi-hauteur dâun escarpement, qui Ă©tait lâentrĂ©e d'une caverne tiĂšde et assez large pour trois. AprĂšs sâĂȘtre assurĂ© quâaucune bĂȘte fĂ©roce nâen avait fait sa taniĂšre, Mark sortit, Ă©pĂ©e au poing, et sâenfonça dans les taillis. On entendit des bruits secs, puis il revint, traĂźnant un petit arbre quâil venait dâabattre, et quâil planta entre deux rocs devant lâentrĂ©e de lâabri, afin de dissimuler la bouche Ă la vue dâun Ă©ventuel maraud. Ainsi protĂ©gĂ©s, ils purent enfin jeter un Ćil au parchemin dâArcelor, lui lancer le sortilĂšge dâidentification, le lire aprĂšs que Vertu lâeut dĂ©cachetĂ© avec art, mais il nây avait nulle magie, rien quâune suite de chiffres et de lettres sans logique apparente. Puis, extĂ©nuĂ©s, ils ne se firent pas prier pour sâendormir, satisfait dâavoir mis quelques bonnes lieues entre eux et leurs poursuivants.
Le Chevalier Noir Ă©tait un homme dâexpĂ©rience, que la fatigue ne privait jamais de ses sens ni de son aptitude Ă la survie. Ainsi, Ă la mi-journĂ©e, il fut Ă©veillĂ© par un courant dâair froid provenant du fond de la caverne et glissant sur sa nuque. Ce dĂ©tail Ă©veilla sa curiositĂ©, car plus tĂŽt, il sâĂ©tait assurĂ© que la grotte Ă©tait en cul-de-sac. La circulation continue de ce flux Ă©tait suspecte, lâair devait bien venir de quelque part. Il alluma une des torches et examina plus attentivement les parois. Vers le fond, le plafond sâabaissait rapidement jusquâĂ ce quâil faille se courber fortement pour progresser. LĂ , un Ă©boulis attira son attention. Des blocs de petite taille sâentassaient en effet en un monticule irrĂ©gulier, leurs arĂȘtes aiguĂ«s attestaient que lâĂ©boulement nâĂ©tait pas trĂšs ancien. Or le plafond de la grotte, au-dessus de lâĂ©boulis, Ă©tait couvert de concrĂ©tions lissĂ©es par le temps, probablement plus que centenaires, dâoĂč provenaient donc ces cailloux ? Sans doute un homme ou une bĂȘte les avaient amenĂ©s lĂ dans un but quelconque. Il approcha la torche de lâĂ©boulis, et constata ainsi que le courant dâair provenait bien de sous le tas de pierres. Pour une raison mystĂ©rieuse, quelquâun avait cherchĂ© Ă dissimuler un boyau.
Intéressant.
Il éveilla Vertu, qui dormait comme une bienheureuse, la joue gauche enfoncée dans la terre molle et rouge qui recouvrait le sol de la caverne.
â Vertu ?
â MmmmmmmmâŠ
â Vertu, rĂ©veille-toiâŠ
â Mmmmm⊠Ta cruautĂ© est donc sans bornes ?
â Chuis connu pour ça. Sinon je pense que jâai trouvĂ© un passage secret.
â HEIN ? Eh, mais câest gĂ©nial, il est oĂč, hein, oĂč ?
Il lui montra, et elle parut vivement intéressée. Tandis que Marken déblayait le tas avec les plus grandes précautions, elle réveilla à son tour Morgoth pour lui faire part de leur découverte. Celui-ci ne parut pas particuliÚrement enthousiaste.
â Et alors ? Il y a peut-ĂȘtre un passage, peut-ĂȘtre pas, quelle importance ?
â Comprends donc, jeune sorcier, que si quelquâun sâest donnĂ© la peine de boucher cet orifice et de le dissimuler, câest quâil y a certainement quelque chose Ă cacher dessous. Quelque chose qui mĂ©rite dâĂȘtre cachĂ©, donc quelque chose qui mĂ©rite dâĂȘtre dĂ©couvert.
â Oui, ou alors câest un berger prĂ©cautionneux qui aura scellĂ© un prĂ©cipice pour Ă©viter quâĂ lâavenir, un de ses moutons nây tombe. Auquel cas nous ne gagnerons rien Ă risquer de nous rompre le cou lĂ -dedans, Ă part peut-ĂȘtre des vieux os de mouton.
â Et bien, on ne peut pas dire que la hardiesse tâĂ©touffe. Techniquement, tu as raison, on ne trouvera peut-ĂȘtre rien lĂ dessous, mais il est aussi possible que ces quelques pierres dissimulent lâentrĂ©e dâun donjon ! Mais oui, plein de joyaux, de secrets, de reliques magiques et dâor.
â Mais tout ceci, je pense, nâa quâun trĂšs lointain rapport avec le but de notre mission. Vous vous souvenez, Valcambray, le parcheminâŠ
â Tsss⊠Morgoth, que tâai-je expliquĂ© au dĂ©but de notre chevauchĂ©e ? Lâor qui doit nous ĂȘtre payĂ© en fin de mission nâest quâune partie des revenus que jâattends de cette entreprise. Nous avons dĂ©jĂ perdu beaucoup au monastĂšre, gagnĂ© un peu en dĂ©pouillant les mourbellings et les croquants de lâautre jour, cela devrait te convaincre quâau cours dâune aventure, lâor va et vient dans notre bourse Ă un rythme qui nâa rien Ă voir avec celui de la vie ordinaire. Il y a toujours, dans ces affaires, des petits Ă -cĂŽtĂ©s quâil faut savoir apprĂ©cier, et il faut saisir les opportunitĂ©s lorsquâelles se prĂ©sentent. Et puis sois honnĂȘte, si nous ne descendons pas lĂ -dedans, tu vas te demander toute ta vie si tu es passĂ© Ă deux doigts de la richesse et de la gloire, ou alors dâune pile de carcasses de moutons. Autant en avoir le cĆur net.
â Tu as peut-ĂȘtre raison, mais tu noteras que nous ne sommes que trois, peu armĂ©s, peu Ă©quipĂ©s. Il ne nous reste que deux torches et demie, nous nâavons pas de corde, et pire que tout, nous ignorons ce qui nous attend en bas. Nâest-il pas dâusage, lorsquâon part en campagne, de prĂ©parer un plan de bataille tenant compte des points forts et des points faibles de lâennemi ?
Vertu béa un instant, cherchant ses mots, mais pour une fois, elle resta coite.
â Muf. Je dois avouer que tu nâas pas tout Ă fait tort. La perspective dâune fortune rapide mâa peut-ĂȘtre fait perdre le sens des rĂ©alitĂ©s. Mais dâun autre cĂŽtĂ©, tu dois comprendre que nous sommes bien impĂ©cunieux, et quâun apport dâargent frais serait le bienvenu, ne serait-ce que pour semer ceux qui nous poursuivent. On pourrait peut-ĂȘtre trouver un compromis. Je te propose que nous descendions lĂ -dedans, et que sâil y a un monstre, ou un groupe de monstre, nous le combattions pour nous approprier les richesses quâil garde. Une fois la victoire obtenue, et quoiquâil puisse y avoir dâautre dans le donjon, nous remonterons Ă la surface pour reprendre notre route. Un seul combat, ça me semble raisonnable. Et si le parti adverse est trop fort, nous Ă©viterons le combat et tournerons les talons. Tu as raison de nous rappeler Ă la prudence, nous ne sommes pas Ă©quipĂ©s pour une expĂ©dition au long cours, mais on peut toujours jeter un oeil. Hein Mark ?
â Au lieu de papoter, si vous mâaidiez Ă dĂ©coincer cette dalleâŠ
Sous le tas de cailloux se trouvait en effet un boyau aux parois polies par quelque ancien courant dâeau, mais qui pour lâinstant Ă©tait obturĂ© par une pierre large manifestement taillĂ©e aux dimensions de lâorifice, dans laquelle on lâavait enfoncĂ©e de force. Sur la partie la plus plate, on avait gravĂ© sans grand souci artistique un glyphe reprĂ©sentant un cercle et une sorte de coupe, lâun au-dessus de lâautre. Par les interstices laissĂ©s de part et dâautre sâĂ©coulait un vigoureux flux dâair frais.
â On dirait le symbole sacrĂ© de Miaris. Sans doute tracĂ© par un prĂȘtre ou un paladin qui aura voulu sceller le passage. Je crois que ça se confirme, câest sĂ»rement un donjon lĂ -dessous.
â Miaris ?
â DĂ©esse de la charitĂ©, et de tous ces trucs. Mais jây songe, les prĂȘtres gravent souvent des piĂšges magiques pour interdire lâaccĂšs Ă certains lieux, pourrais-tu dĂ©tecter de tels piĂšges ?
â Je ne sais pas, rĂ©pondit Morgoth, je vais essayer.
Il utilisa son cristal et lança son sortilÚge, mais sans rien déceler.
â Bon, Ă lâattaque.
Le Chevalier Noir avait gardĂ© son Ă©pieu, et il sâen servit comme levier afin de dĂ©gager lâobstacle. Vertu avait reculĂ© et encochĂ© une flĂšche au cas oĂč quelque chose sortirait brutalement des entrailles de la terre, et Morgoth, dont la curiositĂ© avait eu raison de la crainte, se demandait dĂ©jĂ quels sortilĂšges il pourrait employer.
Pourtant, rien ne sortit du trou ovale large de deux pieds, si lâon excepte des remugles dĂ©sagrĂ©ables de matiĂšre en dĂ©composition, de champignons et de poussiĂšre humide.
â Hum⊠ça sent bon le donjon. Qui passe en premier ?
â Ben câest toi la vol⊠la⊠euh⊠enfin, qui dĂ©tecte les piĂšges quoi.
â Ouais, comme dâhabitude, les sales boulots câest pour les femmes. Allez poussez-vous, pleutres, que je mây mette.
Et sans plus tergiverser, Vertu, laissant son sac derriĂšre elle mais sans se dĂ©partir de son Ă©pĂ©e, se glissa dans le boyau, la tĂȘte la premiĂšre. Morgoth sâĂ©merveilla de son adresse Ă se faufiler rapidement dans ce passage peu engageant, sans faire plus de bruit quâun renard ou une taupe. BientĂŽt, la rusĂ©e voleuse fut hors de vue et dâouĂŻe, et lâattente commença. De longues minutes, les deux compagnons attendirent, le cĆur battant, Morgoth se morigĂ©nant dâavoir laissĂ© partir son amie. Marken, voyant sa mine dĂ©confite, lui chuchota Ă mi-voix des paroles rassurantes.
â Elle doit ĂȘtre tapie quelque part, attendant que sa vue sâadapte Ă lâobscuritĂ©. Elle connaĂźt son mĂ©tier, tu peux lui faire confiance.
Morgoth acquiesça dâun hochement de tĂȘte grave. Quelques minutes passĂšrent encore, avant quâun grattement ne se fasse entendre. Marken porta la main Ă son sabre et fit signe Ă Morgoth de reculer. Mais ce fut bien la main de Vertu, aux doigts fins et habiles, qui Ă©mergea du trou, suivie par le reste de sa personne qui Ă©tait fort boueuse. Elle leur fit part de sa dĂ©couverte.
â La boule creuse gentil jusquâĂ un petit boldo, genre fumette. SĂ»rement une mĂ©lane. Jâai louchĂ© un tas-dâmoure, deux ballantes et queue de strige. Yâa dâla sauge jusquâĂ lĂ , ça fait gris quâla place est morte.
â Eh ? BĂ©a Morgoth, interdit.
â Toi, faudra quâon tâaffranchisse un peu sur le patois dâaventure, sinon tu vas passer pour un bĂ©jaune toute ta vie. Je disais donc que ce tunnel descend en pente assez raide jusquâĂ une petite piĂšce, une sorte de cuisine. CâĂ©tait apparemment un conduit de cheminĂ©e. Jâai vu tout un bric-Ă -brac, deux portes, et rien qui vive. Vu la poussiĂšre accumulĂ©e, ça fait belle lurette que tout ça nâa pas Ă©tĂ© utilisĂ©.
â Oui, commenta Marken, ça se confirme, câest bien un donjon. Des objets de valeur ?
â Difficile Ă dire, il nây avait pas de lumiĂšre. Je nâai rien touchĂ©, de peur de me faire entendre par des fĂącheux.
â Bien bien. Alors je vous propose un plan de marche classique, Vertu dâabord, moi ensuite, Morgoth fermant la marche.
â Allons, sâemporta Morgoth, je ne suis pas un lĂąche, que ma jeunesse ne te trompe pas. Je suis tout disposĂ© Ă passer devant si câest mon tour.
â Ralalalala, mais on ne tâa donc jamais rien dit des donjons ?
â Euh⊠non, pas grand chose maisâŠ
â Bon, Vertu, explique-lui au moins le dĂ©but du commencement du mĂ©tier.
â Ton courage ne fait pas de doute dans notre esprit, Morgoth, et si Mark tâa proposĂ© de fermer la marche, ce nâest pas par fiertĂ© virile, mais par souci dâefficacitĂ©. En effet, tu nâes pas un combattant, tu nâas pas dâarmure, peu dâarmes et tu ne saurais de toute façon pas tâen servir, et tu nâas pas la vigueur dâun guerrier qui sâest entraĂźnĂ© toute sa vie, câest lâĂ©vidence mĂȘme. Si tu passais devant, en cas de danger, tu serais en premiĂšre ligne, et tu succomberais tout de suite. Or sache que malgrĂ© ses faiblesses, le sorcier est souvent le membre le plus redoutĂ© des compagnies dâaventuriers, il peut Ă lui seul transformer une dĂ©faite certaine en victoire Ă©clatante ou trouver une Ă©chappatoire aux situations les plus dĂ©sespĂ©rĂ©es, comme tu nous en as dâailleurs donnĂ© lâillustration au monastĂšre. Câest donc le sorcier, plus que tout autre membre du groupe, quâil faut protĂ©ger, pour le bien de tous. Je pensais quâon apprenait ces choses lĂ dans ton Ă©cole.
â Dit ainsi, ça paraĂźt logique. On apprenait beaucoup de thĂ©orie, dans mon Ă©cole. Je vois maintenant quâil y a un monde que je nâai pas explorĂ©, celui de la pratique.
â Sois sans crainte, tu apprendras vite. En tout cas, ne te formalise pas si on te fait passer dans les derniers, câest une mesure de prudence, non une brimade.
â Bien, tu me rassures. Tu as fait remarquer, Ă juste titre, que je ne savais pas me battre. Penses-tu que je pourrais apprendre cela aussi ?
â Tu es raisonnablement bien bĂąti, avec de lâentraĂźnement tu pourrais faire un combattant honorable, mais je ne peux pas te conseiller de tây consacrer Ă plein temps. Tu dois savoir que la science des armes est un mĂ©tier complexe, peut-ĂȘtre autant que celui de la magie. Devenir un guerrier, câest long et difficile, tu aurais avantage Ă privilĂ©gier le dĂ©veloppement de tes dons de sorcier. Mais nous reparlerons de tout ça. Au travail, la richesse nous attend.
Le moins que lâon puisse dire est que Morgoth ne se trouvait pas Ă son aise. Certes il Ă©tait plus mince que Marken, qui Ă©tait passĂ© en premier par lâorifice, mais il nâavait pas lâhabitude de ces exercices de souplesse et progressait avec difficultĂ©. Qui plus est, le fait de se retrouver ainsi coincĂ© de toute part entre des parois Ă©troites, compressĂ© par la poigne implacable de la roche, sans visibilitĂ© aucune, sans moyen de fuir ni mĂȘme de faire demi-tour, lui nouait lâestomac de façon dĂ©plaisante. Cela faisait des semaines quâil errait dans la campagne, en compagnie de Vertu puis du Chevalier Noir, et la crainte de rencontrer des crĂ©atures hostiles et des pĂ©rils soudains lui Ă©tait devenue familiĂšre, mais maintenant, il Ă©tait de plus tenaillĂ© par la terreur que la roche se referme sur lui, le condamnant Ă une mort lente et anonyme dans les tĂ©nĂšbres. Il se demandait bien quelle mouche lâavait piquĂ© pour accepter de ramper comme un ver dans un tel boyau, et dire quâil sâĂ©tait proposĂ© pour passer en premier, le sot ! Maintenant, câĂ©tait trop tard, il fallait poursuivre son chemin. Vertu avait dit vrai, le tunnel descendait dans la roche calcaire avec une pente assez marquĂ©e, qui pour lâinstant facilitait la progression, mais la rendrait dâautant plus difficile au retour. Les parois bosselĂ©es sâĂ©largissaient par ci, sâĂ©trĂ©cissaient par lĂ , et partout suintaient dâune humiditĂ© malsaine dont profitait quelque espĂšce de fungus pour se dĂ©velopper. Notre sorcier finit par prendre son parti de sa situation, et faisant preuve de volontĂ©, progressa pouce par pouce, prise par prise, concentrĂ© sur son but, sans songer plus quâil nâĂ©tait nĂ©cessaire au reste du monde. Puis soudain, la pente sâaccentua jusquâĂ atteindre la quasi-verticale, et sa prĂ©occupation ne fut plus de progresser, mais de sâabstenir de progresser trop vite.
Fort heureusement, Marken et Vertu avaient anticipĂ© la chute de leur compagnon inexpĂ©rimentĂ©, et lâavaient saisi avant quâil ne se fende le crĂąne par terre.
â MerciâŠ
â Tshhhhh⊠pas un bruit malheureux.
Il faisait noir comme dans une to⊠comme dans un four, se dit Morgoth. Au moins nâĂ©tait-il plus gĂȘnĂ© aux entournures, mais il nâosait bouger, ni tĂątonner, de peur que sa main ne rencontre la fourrure sale ou la griffe gluante de poison de quelque monstre tapi dans lâobscuritĂ©. Lorsque Vertu Ă©tait descendu en Ă©claireur, elle nâavait emportĂ© aucun moyen dâĂ©clairage, et il se demandait comment elle avait fait pour voir que la place Ă©tait sĂ»re, sans doute y avait-il encore un mince filet de lumiĂšre qui filtrait par le boyau. En levant la tĂȘte, il lui sembla en effet entrevoir une lueur blafarde et fantomatique, mais peut-ĂȘtre sâillusionnait-il. Par souci de discrĂ©tion, Marken avait Ă©teint sa torche, mais Vertu avait conservĂ©, dans un petit brasero portatif en cuivre, quelques braises qui en Ă©taient tombĂ©es et les avait alimentĂ©es en combustible. Elle brandissait maintenant le modeste luminaire, qui Ă©tait suffisant pour leur dĂ©voiler les contours de la piĂšce et son mobilier, tout en restant assez discret pour quâun observateur situĂ© dans une piĂšce voisine ne remarque pas le rai de lumiĂšre filtrant sous la porte. Tout en prenant connaissance de ce qui lâentourait, Morgoth se fĂ©licita dâavoir des compagnons aussi expĂ©rimentĂ©s.
Il se trouvait dans une grande cheminĂ©e, les pieds dans un tas de gravats qui Ă©taient logiquement le reste charbonneux dâun feu Ă©teinte depuis des lustres. Du manteau de la cheminĂ©e, en bois fort, il ne restait quâun madrier achevant de pourrir sur le sol et quelques clous de bronze ouvragĂ©s, qui avaient eu une vertu dĂ©corative. La cheminĂ©e occupait un coin de cette piĂšce creusĂ©e Ă mĂȘme la roche, et qui mesurait trois pas de large sur cinq de long environ. Les dĂ©bris dâune table gisaient contre le plus long mur, on aurait dit de prime abord quâelle avait Ă©tĂ© brisĂ©e en son milieu par le coup de poing de quelque colosse, mais un examen plus attentif montrait que le bois Ă©tait tordu et mangĂ©, indiquant que le meuble nâavait cĂ©dĂ© quâau passage du temps et Ă la force de son propre poids. Entre les deux pans de la table qui maintenant formaient un V sâĂ©taient amoncelĂ©s des restes de bouteilles et de fioles de contenances et de formes variĂ©es, pour la plupart brisĂ©es, que la poussiĂšre avait fĂ©dĂ©rĂ© en un amas indistinct. De tels restes de verre, encore plus fragmentĂ©s, jonchaient le sol sous le mur situĂ© en face de la table, trois marques horizontales Ă hauteur dâhomme Ă©taient tout ce qui restait des trois Ă©tagĂšres superposĂ©es qui, elles aussi, avaient succombĂ© Ă lâhumiditĂ© et aux larves xylophages. Le mur du fond Ă©tait occupĂ© par une porte de bois toujours en Ă©tat, barrĂ©e dâun Ă©pais madrier, et contre laquelle on avait glissĂ© un lourd coffre ferrĂ© qui semblait encore solide. Une deuxiĂšme porte, sans madrier ni coffre mais de conception semblable, trĂŽnait juste en face de Morgoth. Sur la portion de mur latĂ©ral laissĂ©e libre par la cheminĂ©e, divers instruments de fer rouillaient, sinistres, encore accrochĂ©s Ă leurs clous, dâautres Ă©taient dĂ©jĂ tombĂ©s dans la poussiĂšre. Morgoth reconnut les instruments en question, et en informa Vertu, qui dĂ©jĂ sâintĂ©ressait aux dĂ©bris de verre par terre.
â Ce nâest pas une cuisine, murmura le sorcier, câest le laboratoire dâun sorcier ou dâun alchimiste.
â Tu es sĂ»r ? Câest excellent, nous trouverons sans doute des potions et des parchemins Ă foison.
â Dans ce coffre peut-ĂȘtre ?
â Je le garde pour la fin. Reste bien calmement ici, ne touche Ă rien, et observe comme nous nous y prenons pour dĂ©celer les piĂšges cachĂ©s.
Et tel un apprenti, Morgoth observa, attentif aux gestes de ses maĂźtres. Mark et Vertu progressaient trĂšs lentement, lâarme au poing, piquant soigneusement le sol meuble du bout de leur lame lĂ oĂč ils comptaient poser le pied. Ils se gardaient de toucher quoique ce soit, sâaccroupissant pour examiner Ă courte distance ce qui attirait leur attention. Ă un moment, Vertu tira un linge dâune de ses multiples poches et en entoura sa main gauche, quâelle utilisa pour ĂŽter, un Ă un, quelques uns des tessons tombĂ©s de la table et les dĂ©poser Ă proximitĂ©, triĂ©s en deux petits tas bien propres. Elle y parvint sans jamais faire tinter le moindre morceau de verre, et bientĂŽt, les fragments non recouverts par la poussiĂšre grise furent mis Ă jour, reflĂ©tant par intermittence les clins dâĆil des brandons Ă©carlates. Morgoth nota que lâun des tas regroupait les quelques fioles et cornues qui Ă©taient restĂ©es intactes aprĂšs leur glissade, lâautre les rebuts. De son cĂŽtĂ©, Marken avait fini de sonder le sol et examinait maintenant les murs avec minutie. Parfois, il pressait le bout de son Ă©pĂ©e contre quelque irrĂ©gularitĂ© de la roche qui avait attirĂ© son attention, parfois il tĂąchait de suivre sur le plafond le cheminement dâune veine minĂ©rale, Ă la recherche dâune imperfection trahissant la prĂ©sence dâune Ă©ventuelle chausse-trappe.
Mais alors quâil passait devant Morgoth, qui commençait Ă sâennuyer ferme, le Chevalier Noir sâarrĂȘta brusquement. Il examina une portion du mur latĂ©ral situĂ©e Ă hauteur de hanches, prĂšs des instruments suspendus, puis un petit monticule de terre adossĂ© Ă la paroi rocheuse, juste en dessous. Il tourna alors les talons pour faire signe Ă Vertu de le suivre, et lui montra le mur. Morgoth sâĂ©tant approchĂ©, il put voir ce qui avait attirĂ© lâattention du guerrier, une sĂ©rie de marques discrĂštes, des rainures quâun observateur peu attentif aurait pu prendre pour de simples coups de burin mal portĂ©s. Toutefois, Ă la lumiĂšre du brasero, il voyait maintenant quâon avait sciemment gravĂ© deux signes avec une pointe quelconque. Le premier figurait un polygone ou un cercle grossier, dont le cĂŽtĂ© gauche se prolongeait par un long segment de droite vers le haut. Le deuxiĂšme hiĂ©roglyphe avait la forme dâun angle droit, au fond duquel Ă©tait blotti un petit quart de cercle qui en marquait lâouverture. Tandis que Vertu examinait plus attentivement le mur et le monticule, Marken expliqua sa trouvaille.
â Les aventuriers ont un langage par signes, une Ă©criture secrĂšte et trĂšs ancienne quâils utilisent gĂ©nĂ©ralement pour annoter les cartes et les plans. Le signe de droite signifie une recommandation, un conseil, probablement laissĂ© par un de ceux qui nous ont prĂ©cĂ©dĂ©. Peut-ĂȘtre mĂȘme celui qui avait fait le tas de pierre, bouchĂ© lâentrĂ©e et gravĂ© le signe de Miaris. Le signe de gauche nous parle dâun recoin, dâun angle, comme il nây a pas dâautre prĂ©cision, nous pensons quâil sâagit de lâangle le plus proche, celui que fait le mur avec le sol. Regarde le petit tas de terre juste dessous, câest sĂ»rement ça.
Morgoth opina, jugeant que dĂ©cidĂ©ment, il avait bien des choses Ă apprendre. Vertu estima, pour quelques raisons qui Ă©chappĂšrent au sorcier, que lâĂ©minence ne recelait pas de piĂšge, et elle se mit en devoir de creuser, utilisant pour ce faire une sorte de spatule quâelle avait dĂ©crochĂ© du mur. Lâobjet quâelle dĂ©terra nâĂ©tait pas profondĂ©ment enfoncĂ© dans la couche de terre meuble, tout juste quelques centimĂštres. De prime abord, câĂ©tait long comme un avant-bras, large comme une main les doigts joints, Ă©pais dâun pouce, et emmaillotĂ© dans un linge noir dâaspect rĂ©pugnant, et Morgoth craignit un instant quâil ne recĂšle quelque macabre relique. Aussi fut-il soulagĂ© lorsquâelle dĂ©voila une plaque de cuivre courbe. Celui qui avait cachĂ© la plaque Ă leur attention avait pris le soin louable de lâoindre dâhuile avant de lâenvelopper un tissus naphteux, ce qui lâavait plutĂŽt bien protĂ©gĂ© de la corrosion, mĂȘme si ça et lĂ pointaient quelques traces de vert-de-gris. Il devait sâagir dâune piĂšce ornementale dâarmure, dont la face externe reprĂ©sentait un lion rampant, mais câest lâavers qui intĂ©ressa nos hĂ©ros, une surface polie sur laquelle une bonne Ăąme avait inscrit, en caractĂšres anguleux et sans fioritures calligraphiques, lâavertissement suivant :
« Le Secret des Dieux est interdit aux mortels. Le DivisĂ© a payĂ© cher pour lâapprendre, mes compagnons, plus chanceux, sont morts avant de le comprendre. Toi qui le cherche, fais demi-tour. »
Suivaient deux initiales, C.S., et un nombre en vieux numéraire Stangien, 733.
â C.S. est sĂ»rement lâauteur de ces mots, commenta Vertu Ă mi-voix, et 733 lâannĂ©e. Probablement 733 selon le calendrier Miariste, qui nâa plus cours dans ces rĂ©gions, ça fait donc cent quarante ans environ. Ă lâĂ©poque, la contrĂ©e Ă©tait un peu plus civilisĂ©e que maintenant, et le clergĂ© de Miaris Ă©tait florissant.
â Et ça veut dire quoi ?
â Apparemment, un truc appelĂ© « Secret des Dieux » est cachĂ© quelque part dans ce donjon, et câest sensĂ© attirer les aventuriers. Je crois quâon est sur un gros coup. Câest quoi Ă votre avis, le Secret des Dieux ?
â Si je le savais, intervint Mark, je me prĂ©lasserai dans lâOlympe avec une nymphe Ă gros nichons de chaque cĂŽtĂ© et une coupe dâhydromel Ă la mainÂČ, je ne me ferai pas chier Ă ramper dans ce trou merdeux. Moi ce qui mâinquiĂšte, câest surtout cette histoire de « Divisé ».
â CâĂ©tait peut-ĂȘtre un compagnon de celui qui a laissĂ© ce mot, ou bien le constructeur du donjon⊠on trouvera sĂ»rement dâautres indices plus loin, rangeons ceci et poursuivons les fouilles. Viens voir ce que jâai trouvĂ© et dis moi ce que tu en penses.
Tandis que Mark reprenait silencieusement son inspection, Morgoth suivit Vertu jusquâau petit tas dâobjets quâelle avait constituĂ©. Elle prit un flacon de verre constituĂ© dâun bulbe surmontĂ© dâun long col, bouchĂ© par de la cire noire, et Ă demi rempli dâune huile sombre. Avec peine, le sorcier descella la cire, prenant grand soin de nâen faire tomber aucun fragment Ă lâintĂ©rieur du flacon. Puis il huma, sans trop en respirer cependant, lâodeur qui sâĂ©chappait, quâil reconnut immĂ©diatement. Par prĂ©caution, il en fit tomber deux gouttes sur le plat de sa main gauche et dessina de son index droit une rune simple qui, miracle, sâĂ©vanouit aussitĂŽt quâelle fut achevĂ©e.
â De la Nullencre, utile Ă confectionner certains parchemins.
â Combien ça vaut ?
â Cher, câest importĂ© des Iles BorĂ©ales. Je dirais dix ducats, vu la quantitĂ©.
â Splendide, et ceci ?
Mark, qui avait achevĂ© son inspection, vint bientĂŽt en renfort, ce qui permit de travailler Ă la chaĂźne. Il avait dĂ©chirĂ© des laniĂšres de sa chemise, et confectionnait des bouchons pour clore les rĂ©cipients que Vertu ouvrait et que Morgoth examinait. Au total, ils mirent Ă jour sept fioles, la nullencre donc, du soufre un peu dĂ©liquescent « mais câest pas grave », de la poudre dâargent trĂšs fine que Vertu Ă©valua Ă cinq ducats, un goudron assez liquide dont le Chevalier Noir enduisit ses bouchons (peut-ĂȘtre le mĂȘme qui avait servi Ă empaqueter la plaque de cuivre gravĂ©e), des petites graines de mellifĂšre, une plante magique Ă laquelle Morgoth semblait accorder une certaine valeur, un liquide iridescent sur lequel il ne se prononça pas, prĂ©fĂ©rant attendre de le voir Ă la lumiĂšre du jour, enfin quâune sorte de liqueur translucide qui embauma toute la piĂšce de sa senteur entĂȘtante dĂšs que la fiole fut ouverte, et qui lui Ă©tait inconnue.
â Pas de potion de guĂ©rison ?
â Je ne pense pas, mais il y a plusieurs formules de potion de guĂ©rison , je ne les connais pas toutes. Ah, si jâavais su, jâaurais Ă©tĂ© plus attentif aux cours dâalchimie.
â Peu importe, câest dĂ©jĂ bien. Tu vois bien, je disais vrai, ces pauvres richesses nous remboursent dĂ©jĂ prĂšs du tiers des dĂ©penses engagĂ©es pour lâaventure, et nous nâavons pas fini dâexplorer une unique petite piĂšce sans monstre aucun.
â Tu as raison, lâaffaire est dâun trĂšs bon rapport. Je commence Ă saisir lâintĂ©rĂȘt des donjons.
â Examinons ce coffre maintenant. Câest ma responsabilitĂ©, car je suis entraĂźnĂ©e Ă trouver les piĂšges et Ă les dĂ©sactiver.
â Ben heureusement, commenta le Chevalier Noir, câest pas mon boulot de trigonder les boudines...
â Jâexpliquais pour Morgoth. Restez en retrait, et couvrez moi.
Mark encocha son arc, comme si un ennemi pouvait jaillir de ce coffre oĂč un enfant aurait eu du mal Ă se glisser. AprĂšs lâavoir inspectĂ© sous tous les angles, Vertu sortit de ses poches intĂ©rieures plusieurs petits instruments aux formes complexes dont Morgoth ignorait lâexistence, et entreprit de crocheter la serrure. Mais lĂ aussi, le temps avait fait son Ćuvre, et les dĂ©licats mĂ©canismes de cette serrure, chef-dâĆuvre dâun artisan du temps passĂ©, sâĂ©taient grippĂ©s. La voleuse fut donc contrainte de forcer sur ses outils, tant et si bien quâelle finit par dĂ©raper et par donner un violent coup de coude dans le bois. Câen Ă©tait trop pour la structure fatiguĂ©e du meuble, qui cĂ©da dans un craquement mou. Vertu se redressa dâun bond, lâarme Ă la main, mais rien ne vint, et au bout de quelques minutes, elle se rĂ©solut Ă fouiller dans le tas de ferrures oxydĂ©es et dâĂ©chardes pourries, Ă la recherche du contenu du coffre. HĂ©las, la bibliothĂšque de parchemins de lâancien occupant des lieux prĂ©sentait le triste spectacle dâun tas de fragments de rouleaux jaunis et de tomes savants trouĂ©s par les vers, auxquels lâirruption de Vertu avait donnĂ© le coup de grĂące.
Elle se retourna alors vers ses compagnons, et haussa les Ă©paules.
â Bah, tant pis. Je crois quâon a fait le tour de cette piĂšce, elle est franche, ça nous fera une bonne base dâopĂ©ration pour la suite de lâexploration. Je suggĂšre quâon commence par la porte non barrĂ©e.
â Une raison particuliĂšre ? Sâenquit Marken.
â Simple affaire de logique : celui qui a laissĂ© le mot Ă notre intention nous a mis en garde contre un danger. Tu noteras quâune seule des deux portes est barrĂ©e, et quâen outre, la position du coffre indique quâil lâa probablement tirĂ© lĂ pour bloquer la porte. Câest donc de lĂ que le danger en question Ă©tait sensĂ© venir. Comme il a dĂ» passer un certain temps dans cette piĂšce pour Ă©crire son avertissement, il ne sâest pas enfui en hĂąte, sâil avait eu le moindre doute sur ce quâil y a derriĂšre lâautre porte, il aurait pris la prĂ©caution de la condamner dâune maniĂšre ou dâune autre. On peut logiquement supposer que le danger est moindre derriĂšre la deuxiĂšme porte, câest donc par lĂ quâil faut commencer. Nous y trouverons peut-ĂȘtre des indices sur la nature de la menace, ou un moyen de nous en protĂ©ger, que sais-je.
â Ă moins, ajouta Morgoth, quâil soit tout simplement sorti par cette porte, il ne pouvait donc pas la barrer de lâextĂ©rieur.
â Mais alors qui a mis la pierre gravĂ©e en haut du boyau ?
â Effectivement, trĂšs juste, tout ça se tient.
â Mettez-vous contre le mur, Mark devant, puis Morgoth. Je reculerai dans la cheminĂ©e dĂšs que jâaurai ouvert la porte, si un monstre bondit pour mâattaquer, il se retrouvera pris entre deux feux, et sous la menace des sortilĂšges.
â Mauvaise idĂ©e, critiqua Mark. Sâil te lance un projectile depuis le fond, tu fais quoi ?
â Bien vu, alors jâouvre, et je me place aux cĂŽtĂ©s de toi. Allons-y.
Vertu sâapprocha de la porte et lâexamina avec le soin habituel, cherchant une irrĂ©gularitĂ© du bois qui pourrait trahir un piĂšge magique, ou une spĂ©cificitĂ© du verrou. Mais elle ne trouva rien de tel. Elle sortit de sa manche un petit appareil mĂ©tallique biscornu quâelle insĂ©ra dans la serrure, apparemment pour la fermer, puis emmaillota sa main gauche dans dâĂ©paisses couches de tissus. Elle la posa sur le bouton de la porte, un bouton de cuivre bien rond, ses nerfs tendus, attentifs au moindre signe de danger, et tenta de tourner. Le mĂ©canisme Ă©tait bien sĂ»r grippĂ©, et elle dut forcer progressivement, de telle sorte que la rĂ©sistance cĂ©da dâun coup, produisant un bruit sec. La discrĂ©tion nâĂ©tait plus de mise, car sâil y avait quelquâun ou quelque chose Ă lâaffĂ»t derriĂšre la porte, il Ă©tait maintenant au courant quâon allait pĂ©nĂ©trer dans son domaine. La voleuse tira donc la porte vers elle dâun coup, tira son sabre, la planta dans lâouverture noire dâun mouvement foudroyant, espĂ©rant surprendre un fĂącheux qui se serait tenu derriĂšre, puis bondit vers lâarriĂšre jusquâĂ la place quâelle avait prĂ©vu dâoccuper.
Silence.
Elle jeta un Ćil, puis deux, puis sâavança. Elle posa le brasero sur le seuil de la piĂšce sans le franchir, puis se contorsionna pour en voir le maximum sans entrer. La nouvelle piĂšce Ă©tait plus petite encore, et constituait un cul-de-sac. Divers dĂ©bris jonchaient le sol, des traces sombres et indistinctes Ă©taient visibles sur les murs. Dâun bond, Vertu progressa jusquâĂ ce que son pied soit presque Ă lâintĂ©rieur, elle planta son Ă©pĂ©e verticalement, espĂ©rant embrocher un ennemi qui se serait dissimulĂ© au-dessus de la porte, puis elle opĂ©ra un ample moulinet, faisant dĂ©crire Ă son arme un cercle complet qui aurait blessĂ© quiconque se serait cachĂ© derriĂšre lâembrasure. Mais une fois encore, le fer ne trouva Ă trancher que lâair humide du donjon. Elle risqua une tĂȘte, puis du bout de son arme piqua le sol devant elle, avant de sauter prestement Ă lâendroit quâelle avait examinĂ©.
La piĂšce Ă©tait plus ou moins carrĂ©e, les murs taillĂ©s dans la pierre avaient Ă©tĂ© chaulĂ©s, mais des traces dâhumiditĂ© suintante aient souillĂ© le revĂȘtement de coulures bariolĂ©es, formant des motifs Ă©tranges mais entiĂšrement naturels. Le principal ornement de la piĂšce Ă©tait un lit de bois prĂ©cieux, mais hĂ©las vermoulu, dont le baldaquin sâĂ©tait Ă©croulĂ© depuis longtemps. Le matelas avait disparu, et les planches de bois faisant sommier avaient Ă©tĂ© fracturĂ©es, apparemment Ă coups de hache, indiquant que lâendroit avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© visitĂ©. Un tabouret prĂšs du lit avait dĂ» tenir lieu de table de nuit, et dans lâangle opposĂ© au lit, un grand secrĂ©taire Ă multiples tiroirs avait subi les outrages du temps et des pillards. Voyant lâĂ©tat de lâendroit, Vertu se dĂ©tendit, gageant que si piĂšge il y avait eu, leurs prĂ©dĂ©cesseurs les avaient dĂ©clenchĂ©s ou dĂ©samorcĂ©s voici des lustres. Elle fit venir ses compagnons.
â Lâendroit a Ă©tĂ© fouillĂ©.
â Ils ont peut-ĂȘtre laissĂ© quelque chose, murmura Morgoth, qui commençait Ă se prendre au jeu.
â Ce serait Ă©tonnant, mais on ne sait jamais. Refermons la porte, nous pourrons enfin allumer une torche et y voir plus clair.
Ainsi fut fait, et une clartĂ© plus vive baigna vite toute la zone, Ă©loignant quelque peu les terreurs nĂ©es de lâobscuritĂ©. Toujours avec prudence, ils se mirent en quĂȘte de quelque objet de valeur parmi les dĂ©bris, avec toutefois plus dâassurance. Morgoth dĂ©couvrit alors un dĂ©tail curieux, et demanda lâavis de ses collĂšgues.
â Voyez, derriĂšre la tĂȘte du lit, une zone de mur large dâun pied et haute de la moitiĂ©, elle prĂ©sente un aspect diffĂ©rent du reste. Sa forme mâa semblĂ© trop rĂ©guliĂšre pour ĂȘtre naturelle.
â Tu as raison, opina Mark, on dirait que lâhumiditĂ© a rongĂ© la chaux diffĂ©remment Ă cet endroit.
â Belle trouvaille, renchĂ©rit Vertu. Je suppose que si les pillards qui nous ont prĂ©cĂ©dĂ© ne lâont pas trouvĂ©e, câest parce quâĂ lâĂ©poque, le mur Ă©tait neuf et prĂ©sentait un aspect uni. Tirons vite le lit pour voir quelles surprises nous attendent.
Ils sâattelĂšrent donc Ă tirer le lit loin de la paroi, Ă leur surprise celui-ci ne sâeffondra pas sous lâeffort et glissa sagement sur la terre meuble. Une fois dĂ©gagĂ©e, la portion de mur nâen paraissait que plus suspecte. Vertu sâagenouilla devant, porta longuement son oreille contre le mur, palpa lâendroit, toqua alternativement dans le rectangle et au-dehors et parvint Ă se convaincre que les deux zones rendaient des bruits diffĂ©rents. Du bout de sa lame, elle piqua le centre du rectangle, qui Ă©tait dur, puis le pourtour, qui Ă©tait friable. Elle en dĂ©duisit quâune pierre rapportĂ©e avait Ă©tĂ© scellĂ©e dans le mur avec du mortier. Mark et Vertu la descellĂšrent laborieusement, utilisant leurs Ă©pĂ©es en guise dâoutils de carrier, et bientĂŽt elle tomba toute seule, se rĂ©vĂ©lant ĂȘtre une simple plaque de pierre Ă©paisse dâun pouce. Elle cachait une cavitĂ© profonde, protĂ©gĂ©e de lâhumiditĂ©, dans laquelle un paquet de cuir attendait depuis des gĂ©nĂ©rations quâon vienne le chercher.
â MĂ©fiance, prĂ©vint Vertu, qui Ă©tait au fait de ces choses. Câest sĂ»rement un objet de valeur sinon on ne se serait pas donnĂ© la peine de le dissimuler, mais on a du le protĂ©ger dâune maniĂšre ou dâune autre. Pas question que je mette la main lĂ -dedans.
Sur ces constatations, elle se releva, regarda autour dâelle, puis avisa une mince planche issue du secrĂ©taire dont elle Ă©prouva la soliditĂ©. Elle ramassa ensuite un clou de fer qui traĂźnait, et lâenfonça perpendiculairement Ă une extrĂ©mitĂ© de la planche en se servant dâun mur. Elle sâassura que son ouvrage Ă©tait solide, puis fit signe Ă ses compagnons de reculer. Dâune main assurĂ©e, elle glissa la mince planche Ă lâintĂ©rieur de la fente, puis positionna le clou Ă faible distance dâune des laniĂšres de cuir qui entourait le paquet, sans jamais toucher les parois du rĂ©duit de pierre. Retenant son souffle, elle passa le clou sous la laniĂšre, puis sâĂ©carta de devant le trou, et dâun coup sec, tira vers elle lâobjet de sa convoitise. AussitĂŽt, le roulement dâune lourde mĂ©canique bien huilĂ©e se fit entendre, en mĂȘme temps quâun sifflement bref suivi dâun petit choc sourd dans la porte, derriĂšre eux.
Le silence revint, le parti aux aguets se dĂ©tendit. Par terre gisait le petit paquet de cuir. Vertu risqua un Ćil de professionnelle curieuse dans lâorifice, et commenta :
â Incroyable, ce systĂšme a fonctionnĂ© aprĂšs ĂȘtre restĂ© si longtemps sans entretien. Câest vraiment un trĂšs beau travail ! Voyez, dâĂ©pais barreaux de fer sont descendus brutalement dâun logement qui nous Ă©tait invisible, si je nâavais pas tirĂ© trĂšs rapidement le butin en dehors du trou, on aurait Ă©tĂ© bien en peine de le sortir de lĂ . Et ici, vous pouvez voir une flĂ©chette, probablement empoisonnĂ©e, qui a jailli dâun logement du fond. Un piĂšge superbement rĂ©alisĂ©, vraiment.
â Le paquet, fit Mark, impatient.
â Oui, voyons le fruit de nos efforts. Ces laniĂšres ont durci avec le temps on dirait, il vaudrait mieux les couper. VoilĂ , alors, quâavons-nous lĂ Â ?
Il y avait maintenant, sur le sol de terre battue, un livre, une bague et une bourse.
Dâinstinct, Morgoth prit le livre, un tome Ă©pais dont la reliure de cuir noir Ă©tait renforcĂ©e de ferrures Ă lâaspect terrible. La couverture Ă©tait gravĂ©e dâun signe cursif et contournĂ©, dans lequel on pouvait lire la forme stylisĂ©e, au choix, dâun dragon ou dâune araignĂ©e (ou dâune chope dâhydromel si lâon Ă©tait un nain). Il lâouvrit et jeta un Ćil aux premiĂšres pages, couvertes dâune Ă©criture alternativement composĂ©e de lignes cunĂ©iformes verticales et de rangĂ©es dâidĂ©ogrammes compliquĂ©s et dĂ©licats rangĂ©s sagement en tableaux rectangulaires. Plus loin, lâouvrage Ă©tait agrĂ©mentĂ© de diagrammes gĂ©omĂ©triques, dâillustrations prĂ©sentant des Ă©corchĂ©s de crĂ©atures diverses mais quâon avait peu envie de croiser au dĂ©tour dâun couloir sombre, de symboles astrologiques, cosmogoniques, de pentagrammes, de cercles dâinvocation et de listes de noms qui Ă©corchaient assurĂ©ment la bouche de ceux qui parvenaient Ă les prononcer.
â Sapristi ! Le Tome dâArgent du Codex Incubus dâAlizabel !
â Câest quoi ça ? Sâenquit Mark.
â Le Grand Alizabel Ă©tait un sombre nĂ©cromant, qui fut dit-on apprenti de Skelos lâInnommable avant de se retourner contre lui au cours de la fameuse bataille quiâŠ
â Non, je ne parle pas du bouquin, je parle du juron. Tu crois que tu vas te faire respecter avec un langage pareil ? Sapristi, saperlipopette⊠Merde alors, câest pas un langage pour un aventurier. Je ne sais pas moi, trouve toi des formules bien saignantes, des blasphĂšmes orduriers. Si tu continues, tu vas nous faire tous passer pour des bĂ©jaunes.
â Bon, intervint Vertu, ce nâest pas le moment de se quereller sur ces questions. Combien ça peut valoir ce bouquin ?
â En tout cas câest trĂšs prĂ©cieux et trĂšs rare. Il y en avait un exemplaire dans la bibliothĂšque de mon Ă©cole du Cygne AnĂ©mique, dans la salle rĂ©servĂ©e aux ouvrages prĂ©cieux. Seuls les maĂźtres avaient lâautorisation de le consulter. Je pense que ça vaut au moins cent ou deux cent ducats dâor. Vois la qualitĂ© de ces illustrations, câest le travail dâun copiste de premiĂšre force.
â Bon, on verra bien. La suite maintenant.
Elle prit la bourse dans sa main. Et se figea. Le clair tintement de cailloux quâon entrechoque avait brutalement fait monter son rythme cardiaque. Elle ouvrit de grands yeux et regarda le Chevalier Noir qui, ayant lui aussi reconnu ce son si doux, lui rendit un regard du mĂȘme genre. Elle sâassit par terre en tailleur, dĂ©ploya sur la terre un des pans de tissus noir qui faisaient partie de son armure, et vida dessus le contenu du petit sac.
Cinq, dix, quinze, dix-sept, dix-huit.
Dix-huit gemmes, sur le velours noir.
Leurs tailles variaient du simple au triple, leurs formes allaient du brut Ă la taille grand-elfique Ă angulaire de double table, leurs natures Ă©taient fort diverses, et bien quâĂ la lumiĂšre de la torche il soit impossible de dĂ©terminer leur qualitĂ© exacte, il ne faisait aucun doute quâil sâagissait de pierres prĂ©cieuses ou fines, de grand prix. Vertu sourit de toutes ses dents, plissa le nez et Ă©mit un petit « Hß ! », prenant une expression infantile que Morgoth ne se souvenait pas de lâavoir vue arborer auparavant. Elle en sautilla sur ses fesses, et le Chevalier Noir ne cacha pas non plus sa satisfaction devant ce spectacle, qui Ă©mut mĂȘme Morgoth.
â Palsembleu, combien cela peut-il valoir ?
â SĂ»rement plus que ton livre tout pourri, ah ah ! Hum⊠je vous ferai une estimation plus prĂ©cise lorsque nous serons revenus Ă la lumiĂšre. Cette aventure Ă©tait mal engagĂ©e, mais la fortune nous sourit finalement ! Comme je te lâavais promis, mon jeune ami, les petits « hors-sujets » de notre mission nous ont dĂ©jĂ rapportĂ© bien plus que les dĂ©penses engagĂ©es.
â Hors-sujet ? Je nâen suis pas si sĂ»r, fit Morgoth en faisant rouler la bague entre ses doigts dâun air songeur.
â Comment cela ?
â Observe la bague maintenant, tu ne lui trouves rien de particulier ?
â Non, câest une bague sigillaire Ă la mode ancienne. Un anneau magique peut-ĂȘtre, il faudrait⊠Ah câest curieux, maintenant que tu me le fais remarquer, le dessin mâen est familier. Mais oĂč diable ai-je vu un anneau pareil ?
â Ă ton doigt.
Comment diable avait-elle fait pour ne pas le voir ? CâĂ©tait Ă©vident, Ă©norme, ça sautait aux yeux comme des chaussures de clown aux pieds dâun troll. CâĂ©tait maintenant Ă©vident que cet anneau de cuivre et de fer Ă©tait lâexact jumeau de cette chevaliĂšre que Arcelor Niucco leur avait confiĂ© pour preuve de son identitĂ©, et que Vertu avait glissĂ© Ă son annulaire droit avant de lây oublier. InterloquĂ©e, elle considĂ©ra les deux bijoux. Sur chacun, un motif Ă©tait gravĂ© en creux dans un cadre ovale, un griffon issant entourĂ© de six trous coniques, qui sur de la cire devaient ressortir en pointes. Seule diffĂ©rence, la chevaliĂšre confiĂ©e par le mystĂ©rieux personnage semblait plus vieille, ses motifs Ă©taient patinĂ©s, usĂ©s, et son fer oxydĂ© par endroit, tandis que curieusement, la bague qui avait passĂ© des dĂ©cennies dans un trou du donjon Ă©tait encore en meilleur Ă©tat.
â Mais quâest-ce que câest que cette histoire ? Comment est-ce possible ?
â Il y a un rapport quelconque entre notre commanditaire et ce donjon, constata Morgoth, mais lequel⊠Une chose est claire, il ne nous a pas dit toute la vĂ©ritĂ©, et cette bague est bien autre chose quâun simple signe de reconnaissance. Tu avais sans doute raison de te mĂ©fier de lui, finalement.
â Oui, et il a bien manigancĂ© son coup ce brigand. Je tâai fait identifier le parchemin quâil nous avait confiĂ©, mais jâavais complĂštement perdu de vue quâil nous avait aussi fait transporter cette bague, qui est probablement la seule raison de notre mission. Peux-tu vĂ©rifier si ces anneaux sont magiques ?
â Jâallais le faire.
Morgoth se mit au travail, et inspecta magiquement ces curieux anneaux, Ă lâaide du sortilĂšge habituel dâidentification.
â Ils sont bien magiques, confirma le sorcier aprĂšs quelques passes, et parfaitement similaires, mais je nâai dĂ©celĂ© quâune faible puissance en eux. Pourtant leur enchantement est trĂšs pur, trĂšs propre, câest le travail dâun sorcier habile et non dâun apprenti.
â Bien, soupira Mark en se relevant, ça ne nous avance Ă rien on dirait. Il reste lâautre porte Ă ouvrir, on en apprendra peut-ĂȘtre plus sur tout ça.
Alors, ils rangÚrent leurs nouvelles possessions, éteignirent la torche, ranimÚrent le brasero et se dirigÚrent vers la derniÚre porte, avec le sourd pressentiment que la suite des événements serait moins plaisante.
Vertu colla son oreille Ă la porte, pour dĂ©celer un ennemi qui aurait Ă©tĂ© alertĂ© par le bruit quâils avaient fait, ou par un systĂšme dâalarme dĂ©clenchĂ© par le piĂšge du mur, mais encore une fois elle nâentendit pas un bruit. Elle glissa son Ă©pĂ©e sous un des tenons de fer qui supportaient le madrier de bois, et indiqua Ă Mark de faire de mĂȘme sous lâautre tenon. Ils firent levier de conserve, et dĂ©collĂšrent sans trop de difficultĂ© la poutre pourrie et incrustĂ©e dans la ferraille, quâils purent alors soulever dans un relatif silence, et dĂ©poser Ă cĂŽtĂ©. La porte nâavait pas de serrure, mais ses gonds Ă©taient rouillĂ©s et grippĂ©s dâune Ă©paisse couche de poussiĂšre, Mark trouva donc avantageux de se munir dâun morceau de ferrure tirĂ© du coffre, de forme recourbĂ©e et encore assez rĂ©sistant, quâil glissa sous lâembrasure pour faire levier. Un craquement grave rĂ©sonna, puis un second, il Ă©tait impossible dâouvrir sans faire de bruit. Ils prirent donc le parti dâĂ©carter sĂšchement le vantail, comme Vertu lâavaient dĂ©jĂ fait prĂ©cĂ©demment. De nouveau, elle employa sa technique pour surprendre les ennemis tapis derriĂšre les portes, avec le mĂȘme rĂ©sultat, tout restait dâun calme inquiĂ©tant. Un bref coup dâĆil lui avait suffi pour voir que la piĂšce Ă©tait bien plus grande que la prĂ©cĂ©dente, elle nâĂ©tait dâailleurs pas parvenue Ă apercevoir le mur dâen face. Elle ramassa un petit caillou sur le sol, et le jeta droit devant sans trop de force, un petit son mou et quasiment inaudible rĂ©pondit. Elle lança un deuxiĂšme caillou dans la mĂȘme direction, mais plus fort, qui cette fois rendit un bruit sec et lointain assorti dâun bref Ă©cho. Du bout de son Ă©pĂ©e, elle Ă©prouva le sol situĂ© immĂ©diatement de lâautre cĂŽtĂ© de la porte, un plancher de bois peu fiable, puis revint dans le laboratoire, ralluma dâune main assurĂ©e la torche quâils venaient pourtant dâĂ©teindre, et franchit le seuil de la grande caverne.
La porte sâouvrait Ă mi-hauteur dâune vaste cuvette de forme plus ou moins ovale, large de vingt pas et longue du double Des colonnes de concrĂ©tions soutenaient la voĂ»te dont le sommet entĂ©nĂ©brĂ© culminait Ă une douzaine de mĂštres au-dessus du point bas. Des artisans du temps jadis avaient amĂ©nagĂ© cette cavitĂ© naturelle et en avaient fait un lieu praticable en installant des passerelles de bois soutenues par des Ă©tais. Une coursive circulaire faisait le tour complet de la grotte en un chemin de ronde dont le seul ornement Ă©tait une rangĂ©e de flambeaux fichĂ©s dans le roc Ă intervalle rĂ©gulier. Quatre passerelles droites en partaient comme les rayons dâune roue dont le moyeu consistait en une plate-forme circulaire large de cinq pas. En son centre Ă©tait situĂ©e la machine. CâĂ©tait une colonne de bronze Ă la forme tarabiscotĂ©e, dont la base large de dix pieds sâornait de bulbes multiples, de tubulures, de cannelures, de leviers crantĂ©s et de cadrans de cuivre aux multiples aiguilles figĂ©es Ă tout jamais par lâoxydation. La machine sâeffilait jusquâĂ ne plus prĂ©senter quâune section de trois pieds de diamĂštre Ă la hauteur de la plate-forme, puis sâĂ©vasait de nouveau comme une monstrueuse fleur mĂ©tallique dont les trois pĂ©tales sâĂ©panouissaient entre les passerelles dâaccĂšs, un quatriĂšme pĂ©tale semblable sâĂ©tait quant Ă lui dĂ©tachĂ© de la structure principale, Ă©tait tombĂ© sur la plate-forme dont les planches avaient cĂ©dĂ© sous son poids, et les restes de la machinerie gisaient maintenant sur le sol de terre grasse et de gravats mĂȘlĂ©s. Les pĂ©tales restants supportaient encore vaillament le poids dâappareils rĂ©alisĂ©s avec soin, des ensembles de fins cĂąbles de cuivre reliant dâĂ©paisses cornues de verre ou de cĂ©ramique, de tiges de fer et de petites coupelles de bronze assemblĂ©es en chapelets. Ces bien curieuses machines avaient pointĂ© vers quatre autres mĂ©caniques de bronze, des sortes de caisses dâaspect sinistres, longues chacune de deux pas et large dâun, ornĂ©es des mĂȘmes tubulures et cannelures que la grande colonne. Deux de ces caisses Ă©taient encore Ă leur place, suspendues Ă un ou deux mĂštres sous la voĂ»te par des chaĂźnes et des poulies pendant comme les fils dâune araignĂ©e peu soigneuse, et qui avaient dĂ» permettre de les hisser lĂ , au centre exact de lâespace vide entre la plate-forme, les passerelles dâaccĂšs et la coursive. Les deux autres caisses sâĂ©taient dĂ©crochĂ©es, Ă moins quâon ne les aient descendues, lâune dâelle avait encore un couvercle entrouvert, rappelant dĂ©sagrĂ©ablement un cercueil. AprĂšs la fleur, la colonne se poursuivait en hauteur, jusquâĂ toucher le plafond, et de lĂ partaient un faisceau de cĂąbles et de tubes fixĂ©s au plafond, auquel rĂ©pondait un autre faisceau semblable partant de la base de la machine, courant de conserve dans le sens de plus grande longueur de la caverne, vers un endroit oĂč semblait sâouvrir une deuxiĂšme grotte, dont le sol Ă©tait cette fois Ă hauteur de coursive. Il Ă©tait toutefois difficile de voir la destination finale de ces installations, car dans cette direction, la pierre changeait dâaspect, le calcaire clair et tendre cĂ©dant brutalement la place Ă une pierre beaucoup plus sombre. Dans tout ce lieu sinistre on ne dĂ©celait aucune vie, aucune trace dâactivitĂ© rĂ©cente, pas un bruit, pas mĂȘme un souffle de vent. Rien que les reliques nostalgiques et vaguement menaçantes dâun rĂȘve brisĂ© que le temps avait figĂ© Ă jamais, pitoyable tĂ©moignage de la vanitĂ© des passions humaines.
â Waoh, fit Mark, ça doit ĂȘtre vachement long Ă dĂ©crire une piĂšce comme ça.
â Je ne pense pas quâon ait pu dissimuler des piĂšges sur ces pontons branlants, prĂ©vint Vertu, mais prenez garde aux murs et ne touchez pas Ă ces flambeaux.
Elle progressa sur le ponton vers la gauche, ouvrant la marche avec prĂ©caution de peur de passer la jambe au travers dâune planche pourrie. Certaines Ă©taient, il est vrai, en trĂšs mauvais Ă©tat. Elle emprunta la premiĂšre passerelle radiale, lâarme au poing, aux aguets, puis fit signe Ă ses compagnons de la suivre Ă quelque distance, lâun aprĂšs lâautre afin de rĂ©partir la charge de leurs poids. ArrivĂ©e Ă mi-chemin de la plate-forme centrale, elle sâarrĂȘta un long moment pour examiner lâun des grands coffres suspendus, puis continua son chemin. Elle parvint jusquâĂ un ensemble de cadrans et de leviers regroupĂ©s, qui formaient comme un tableau de bord. Sans effleurer la machine une seule seconde, elle lâexamina sous toutes les coutures. EtonnĂ©e, elle interrogea Morgoth du regard, le sorcier sâapprocha des cadrans, en fit le tour, leva le nez en se grattant la tĂȘte dâun air perplexe. Puis il se pencha par-dessus le grand trou bĂ©ant dans le plancher, et dĂ©signa les dĂ©bris de la machine et les deux coffres qui gisaient par terre, trois mĂštres en contrebas. Ne voyant rien de mieux Ă faire sur la plate-forme, Vertu acquiesça et fit signe Ă Mark de rester lĂ , en arriĂšre-garde. Une Ă©chelle de bois permettait de descendre jusquâau niveau du sol, mais elle lâestima peu sĂ»re, et prĂ©fĂ©ra descendre le long de la machine, dont les aspĂ©ritĂ©s permettaient de nombreuses prises. Elle posa finalement le pied sur le sol comme sur une terre Ă©trangĂšre, courbĂ©e, lâĂ©pĂ©e Ă lâhorizontale, prĂȘte Ă bondir. Elle prĂȘtait particuliĂšrement attention aux deux coffres qui pouvaient donner asile Ă un monstre, et se dirigea vers celui qui Ă©tait entrouvert, et qui donc prĂ©sentait le plus de danger. Elle fit une rapide inspection des alentours, puis dâun geste vif pointa sa torche vers le bĂąillement du panneau de mĂ©tal percĂ© â elle le dĂ©couvrit soudain â dâune vitre bombĂ©e large dâun pied et que la poussiĂšre avait opacifiĂ©e. Cependant, lâouverture nâĂ©tait pas assez large pour quâelle puisse deviner ce qui se trouvait dedans, elle se rĂ©solut donc Ă prendre un robuste madrier tombĂ© de la plate-forme, et sâen servit pour ouvrir le rĂ©cipient Ă distance respectueuse.
Un crissement, un mouvement, une forme se précipitant hors du caisson.
Les nerfs de Vertu Ă©taient si tendus quâelle rĂ©agit avec une vitesse ahurissante, et porta une attaque foudroyante, clouant le monstre sur place avant quâil ne sorte de son hĂ©bĂ©tude.
Elle se rendit toutefois rapidement compte quâelle nâavait pas eu grand mĂ©rite Ă cette victoire, elle venait dâembrocher un rat, un simple rat. Elle dĂ©gagea sa lame du muridĂ© malchanceux, et se dit que sa prĂ©sence Ă©tait rĂ©confortante : les rats sont suffisamment intelligents pour ne pas nicher Ă proximitĂ© des monstres, et sâil y avait eu des piĂšges dans le caisson, depuis le temps, les allĂ©es et venues de la gent trotte-menue les auraient dĂ©clenchĂ©s. NĂ©anmoins, câest du bout de son sabre quâelle acheva dâouvrir le couvercle. Elle ne fut guĂšre surprise de ce quâelle y trouva, et fit signe Ă Morgoth de la suivre.
â Quelle horreur !
â Allons, reprends-toi, tu es nĂ©cromancien, ce nâest sĂ»rement pas la premiĂšre fois que tu vois un squelette. Ce qui mâĂ©tonne, câest la forme et la taille de ces restes, regarde, ces membres contrefaits, ce crĂąne difforme et allongĂ©, cette mĂąchoire grossiĂšre⊠quel genre de traĂźtement cet homme a-t-il subi pour prendre un tel aspect ?
â Rassure-toi Vertu, il ne sâagit pas lĂ dâune expĂ©rience contre-nature dâaltĂ©ration dâun ĂȘtre humain, ces restes sont ceux dâun troll.
â Un troll ? Mais oui, tu as raison, je reconnais maintenant le faciĂšs rĂ©pugnant de cette vermine. Câest sans doute lâatmosphĂšre de ce lieu qui trouble mon jugement. Mais les trolls sont bien difficiles Ă tuer, leurs chairs rĂ©gĂ©nĂšrent de leurs blessures Ă un rythme surnaturel, on dit que mĂȘme dĂ©capitĂ©, un troll peut faire repousser une nouvelle tĂȘte en quelques minutes et ne pas sâen porter plus mal.
â Câest exact, on mâa dit que seul le feu ou lâeau-forte sont de quelque aide pour occire le troll.
â Mais ce squelette est entier et en bon Ă©tat. Aucune trace de brĂ»lure, voisâŠ
â Tu as raison. Quelquâun a utilisĂ© un autre moyen pour tuer celui-lĂ . Sans doute est-ce lâeffet de la machine.
â As-tu une idĂ©e de sa fonction ?
â Non, il faudrait que je lâĂ©tudie plus en dĂ©tail. Par contre, ce caisson mâest familier : ces mĂ©caniques sont gĂ©nĂ©ralement utilisĂ©es pour emprisonner des crĂ©atures et les maintenir dans une sorte de sommeil magique pour de longues pĂ©riodes, ce sont des coffrets de stase. Ceux-ci sont trĂšs perfectionnĂ©s, je pense quâils ont dâautres fonctionnalitĂ©s, mais Ă la base, câest ça. Regarde ces curieux mĂ©canismes qui tendent vers les deux caissons restant, il y avait sans doute un rayon qui en partait pour faire quelque chose aux occupants.
â VoilĂ qui est intĂ©ressant, que se passe-t-il lorsquâun coffret sâouvre brutalement ?
â La stase cesse, et la crĂ©ature se rĂ©veille.
â Mais ça nâa pas Ă©tĂ© le cas pour celui-ci, donc, le troll Ă©tait mort avant lâouverture de son coffret.
â Tu as raison, ta logique est impressionnante⊠et comme il nây a aucun besoin dâun champ de stase pour maintenir un troll mort, câest quâil Ă©tait vivant lorsquâon lâa mis lĂ . Il y a de bonnes chances que ce soit la machine qui lâait tuĂ©, que ce soit intentionnellement ou par accident.
â Tout ceci est du dernier suspect. Oh mais regarde cette inscription, sur le couvercle, jâai failli la manquer. « Ghongor » ou « Ghungor », quelque chose comme ça, ça a une signification pour toi ?
â Um⊠non, je ne vois pas. CâĂ©tait peut-ĂȘtre son nom ?
â Jâignorais que les trolls avaient un nom. Voyons lâautre coffret tombĂ© Ă terre.
Tout comme la premiĂšre fois, elle sâapprocha du second coffret, qui Ă©tait intact, tenant Morgoth Ă distance respectueuse. AprĂšs une inspection tout aussi minutieuse, elle essuya la vitre et se pencha pour observer le contenu. Ce quâelle vit sembla lâintriguer beaucoup, et le sorcier la rejoignit bien vite.
Il sâagissait dâune femme. De longs cheveux dâor pĂąle tirant sur le roux crĂ©pusculaire, tressĂ©s en fines cordelettes mĂȘlĂ©es de fils dâargent et de perles, Ă©taient le seul Ă©crin digne dâencadrer son blanc visage aux traits si fins, si dĂ©licats quâils emplissaient de chaste adoration quiconque les contemplaient. Sous une cape de velours vert, bordĂ© dâor et dâargent, un linge de la soie la plus prĂ©cieuse dĂ©corĂ© de motifs floraux soulignait, plus quâil ne voilait, sa poitrine menue et ses reins admirables. Peut-ĂȘtre les pillards qui les avaient prĂ©cĂ©dĂ©s en ces lieux sâĂ©taient-ils Ă©mus de ce spectacle et avaient renoncĂ© Ă profaner son repos, car elle avait toujours sur elle quelques bijoux qui, pour ĂȘtre discrets, nâen Ă©taient pas moins de grand prix : des boucles dâoreilles argentĂ©es incrustĂ©es de petis rubis figurant des larmes de sang, des bracelets dâor aux poignets et aux chevilles, sur lesquels se dĂ©roulaient les idĂ©ogrammes complexes et entrelacĂ©s dâune Ă©criture plus ancienne que la culture humaine, et un pendentif dâor reprĂ©sentant un masque fĂ©minin arborant un sourire bienveillant quoique lĂ©gĂšrement taquin, dont les trois yeux Ă©taient figurĂ©s par des tourmalines polies du plus bel effet. Des bagues variĂ©es mais de prix habillaient ses doigts fins aux ongles peints dâargent, qui reposaient paisiblement sur son doux ventre.
â La saaaaalloooooope ! Sortez-la de lĂ que je lâattrape et que je te laâŠ
Vertu se retourna vivement en direction de la plate-forme dâoĂč Mark Ă©mettait ces commentaires dâun goĂ»t discutable. Elle lui lança un regard assassin. Morgoth, que lâapparition soudaine de la jeune femme avait bouleversĂ©, se sentit poussĂ© par un instinct homicide qui lui Ă©tait inconnu et aurait sans doute agoni le Chevalier Noir de ses malĂ©dictions les plus honteuses et les plus blasphĂ©matoires si la voleuse nâavait pas retenu son bras dâune main ferme.
â Dis donc, au lieu de mater les cadavres, si tu retournais faire le guet ?
â HolĂ , tout de suite⊠Mais que je ne vous prenne pas Ă empalmer les cailloux dans mon dos, on ne me la fait pas Ă moi.
Il retourna Ă son poste en bougonnant. Vertu se pencha Ă lâoreille de Morgoth et chuchota :
â Dis, tu te souviens quand je tâai parlĂ© de Mark la premiĂšre foisâŠ
â Bon camarade, joyeux compagnon, honneur des soldats ?
â Oui, câest cela. Et bien, il est possible que les annĂ©es ayant passĂ©, jâai un peu enjolivĂ© les souvenirs que jâen avais.
â Oh, sans blague ?
â Bon, dâaccord, câest une sombre brute. Mais on a besoin de lui, tu comprendsâŠ
â Umph. Oui, je comprends. Et plus ça va, plus je comprends.
â Parfait, la souplesse dâesprit est le plus grand profit que lâon puisse tirer de lâexpĂ©rience. Revenons Ă notre elfe, lĂ . Quâen penses-tu ?
â Une elfe ?
â Une telle beautĂ© nâest hĂ©las pas le fait de notre race, et observe ses oreilles, tu vois quâelles sont pointues. Les elfes ont les oreilles pointues.
â Les elfes ont les oreilles pointues ? Câest Ă©trange, un de mes professeurs mâa au contraire enseignĂ© que les elfes avaient des oreilles ordinaires, il avait bien insistĂ© sur ce point. Il est vrai que ce nâĂ©tait pas le professeur le plus instruit ni le plus intelligent de lâĂ©cole. Pour tout dire, il buvait. Il souffrait aussi dâune hygiĂšne corporelle dĂ©ficiente.
â Les elfes ont les oreilles pointues, et aucun interlocuteur sĂ©rieux ne met en doute ce point. Il est vrai que quelques hurluberlus professent une croyance inverse, dans un but qui mâa toujours Ă©chappĂ©, mais ce sont en gĂ©nĂ©ral des gens de peu de jugement et qui parlent de ce quâils ignorent. Vois par toi-mĂȘme, cette elfe a les oreilles pointue, tous les elfes ont les oreilles pointues, ils ont toujours eu les oreilles pointues et jusquâĂ ce que cette race sâĂ©teigne, ils auront toujours les oreilles pointues, câest une vĂ©ritĂ© premiĂšre et immuable, quasiment une loi universelle.
Elle reprit sa respiration, elle avait pris une jolie teinte rouge aprĂšs cette diatribe.
â Bref, quâen dis-tu ?
â Et bien, je pense que le coffret de stase est toujours intact, ce qui a prĂ©servĂ© ses⊠euh⊠chairs. Toutefois, je pense quâelle est morte, ce genre dâĂ©quipement ne peut maintenir quelquâun en vie aussi longtemps, hĂ©las, il nây a plus rien Ă faire. Mais sâil est encore possible de venger cette divine crĂ©ature et de chĂątier celui qui sâest rendu coupable dâun crime aussi Ă©pouvantable, je jure que je mâen chargerai.
â Des sentiments qui tâhonorent. Je pense que câĂ©tait une prĂȘtresse de Melki, ou YeshmilaĂŻ comme lâappellent les elfes, vois son mĂ©daillon, câest le symbole sacrĂ© de cette dĂ©esse.
â Je⊠oui, si tu le dis. Tu peux me rafraĂźchir la mĂ©moire sur Melki ?
â DĂ©cidĂ©ment la religion, câest pas ton fort. Melki est la plus douce et la plus pacifique des dĂ©esses, protectrice des arts et de la beautĂ©. Câest une des faces de Hima, câest pourquoi on lâappelle aussi Hima-Melki.
â Le crime nâen est que plus grand !
â Je suis dâaccord avec toi. Comment fait-on pour ouvrir le caisson de stase ?
â Ouvrir ? Tu veux profaner ce sarcophage ?
â HĂ©las, ce caisson cessera de fonctionner un jour ou lâautre, et la nature fera son Ćuvre de destruction, tu le sais bien. Par ailleurs, il y a peut-ĂȘtre une chance pour quâon puisse la ranimer. Tu lâas dit toi-mĂȘme, ces caissons semblent avoir des fonctions que tu ne connais pas, celui-ci permet peut-ĂȘtre de prĂ©server la vie plus longtemps quâĂ lâaccoutumĂ©eâŠ
â Si tu pouvais dire vrai. Et puis je suis un nĂ©cromancien aprĂšs tout ! Oui, tu as raison, il faut ouvrir. Attends, que je me repĂšre dans ce fatras de boutons et de leviers⊠Voici le compensateur de fluide ignĂ©, lâinterrupteur doit suivre, juste lĂ , câest ça⊠ce cadran indique la charge proximale de dĂ©sengagement, et celui-ci⊠non, câest ici⊠Alors ce bouton, je le tourne dans le sens des aiguilles dâune montreâŠet arrivĂ© Ă la marque rouge⊠à la marque rouge⊠et⊠clac ! Reste plus quâĂ dĂ©verrouiller iciâŠ
Une plainte sourde Ă©mana de la machine, qui sâĂ©teignit progressivement. Le couvercle tressauta et une brume lourde Ă lâodeur Ăącre sâen Ă©chappa. Vertu ouvrit le sarcophage et balaya la fumĂ©e dâun revers de main. Sans lâĂ©cran de la vitre sale, lâelfe paraissait encore plus lointaine, splendide et fragile.
â Je ne sens pas son pouls, fit Morgoth, qui sâĂ©tait prĂ©cipitĂ© pour le prendre. Je ne sens rien⊠Mais attends, elle est encore⊠oui, sens, elle est encore tiĂšde, câest Ă©trange, la chaleur de la vie ne lâa pas encore quittĂ©e.
â Alors en bas, quâest-ce que vous foutez ? Moi on me reproche de mater, mais vous vous tripotez vous nâavez pas honte ?
â Fais le guet, te dis-je !
â Et pour surveiller quoi ? Yâa rien dans cette piĂšce ! LĂ yâa rien, lĂ yâa rien, lĂ yâaâŠ
Et tandis quâil dĂ©signait le cĂŽtĂ© sombre de la caverne oĂč sâouvrait une autre grotte, Marken-Willnar Von Drakenströhm sâimmobilisa, blĂȘmit, puis tira une flĂšche de son carquois et lâencocha dans son arc.
â On a un gros problĂšme les mecs.
En tendant lâoreille, on pouvait dĂ©celer les bruits de succion rĂ©pugnants et les tĂątonnements hideux que produisait la chose qui rampait dans les tĂ©nĂšbres. Animal ou vĂ©gĂ©tal, terrestre ou dĂ©moniaque, quoique ce puisse ĂȘtre, ce nâĂ©tait pas le fruit dâune Ă©volution naturelle. Et plus la crĂ©ature avançait vers la lumiĂšre des torches, plus son anatomie dĂ©plaisante se rĂ©vĂ©lait au regard, ou pour ĂȘtre prĂ©cis, son absence dâanatomie. Car ce qui progressait vers nos hĂ©ros nâĂ©tait quâun amas de chairs palpitantes sous les dĂ©chirures dâune peau grasse parsemĂ©e de touffes de poils drus, percĂ©e dâesquilles dâos suppurantes de moelle et de glaire. Mais ça et lĂ , on pouvait reconnaĂźtre les reliefs cauchemardesques dâĂȘtres humains, un nez, un Ćil, une bouche distordue aux dents hypertrophiĂ©es⊠oui, câĂ©tait certain maintenant, quoique ce fut aujourdâhui, et aussi dĂ©plaisant que cela puisse ĂȘtre, cela avait Ă©tĂ©, jadis, un homme.
â Tu ?
â *? Nouuuuuus*
â _Ah ah ah⊠OooooohâŠ_
â ```Je vois```
â **Nous voyonsâŠ**
De multiples voix Ă©manaient des multiples bouches, des voix dĂ©formĂ©es, mais qui semblaient avoir, Ă la base, le mĂȘme timbre. De multiples voix qui exprimaient la folie, lâhorreur dâune conscience Ă©clatĂ©e, lâabominable nĂ©gation de lâidentitĂ© humaine. Cet ĂȘtre avait Ă©tĂ© Ă©clatĂ©, multipliĂ©, fondu en une sorte de magma rĂ©pugnant. Telle avait sans doute Ă©tĂ© la vision hallucinĂ©e de cet aventurier anonyme qui, cent-quarante ans plus tĂŽt, avait mis en garde ceux qui suivraient ses traces. Morgoth et ses compagnons comprenaient maintenant pourquoi il avait appelĂ© cette monstrueuse entitĂ© « le Divisé ».
Vertu, qui avait mĂ©caniquement tirĂ© son arc, affronta lâabomination du regard, et lâinterrogea.
â Qui es-tu ? Que veux-tu ?
Tout en continuant à progresser, le Divisé répondit
â **La belle ?**
â _*Tu as ouvert⊠oui, tu lâas fait*_
â Ne le nie pas !
â ```Nourik va ĂȘtre trĂšs mĂ©content```
â Je le suis ?
â *Nous le sommes*
â Nourik ? CâĂ©tait ton nom ? Mais que veux-tu, crĂ©ature ?
â *Te manger*
â ```Vous manger```
â **Nous manger**
â _Et la belle, manger aussi, enfin_
Vertu en savait assez pour comprendre quâil nây avait pas lieu de raisonner le DivisĂ©, il Ă©tait fou, plus fou quâaucun homme ne le deviendrait jamais. Sa flĂšche partit, suivie par celle de Mark. Lâune toucha un Ćil surdimensionnĂ©, lâautre se ficha dans une bouche. Le DivisĂ© ne sembla mĂȘme pas sâapercevoir de ses blessures. Une autre flĂšche partit, puis une autre, puis une autre, toujours aussi prĂ©cises, toujours aussi inefficaces. Un tentacule osseux Ă la forme irrĂ©guliĂšre, incroyablement long sortit du sol devant Vertu, qui jeta son arc et brandit son Ă©pĂ©e maudite. Un Ă©clair empourpra lâair, la remarquable Ă©pĂ©e se glissa entre deux cartilages et trancha net le membre rĂ©pugnant qui tomba au sol, sans toutefois causer grand tort. Un deuxiĂšme plus rapide venait dĂ©jĂ Ă sa rencontre, elle le coupa net. Elle sâaperçut alors avec horreur que le fragment tranchĂ© du premier tentacule se dĂ©battait encore, et quâil lui avait poussĂ© des pattes, qui ressemblaient horriblement Ă des doigts humains. Il progressait tant bien que mal vers lâhorrible moignon, et sây colla avec un bruit mouillĂ©. Les flĂšches que Mark continuait Ă lui envoyer sâenfonçaient dans les profondeurs de sa chair qui se refermait tout aussi vite.
â Merde, ça rĂ©gĂ©nĂšre !
â Jâai vu⊠Morgoth, bordel, tu fous quâŠ
Morgoth, aprĂšs un instant de flottement, avait pris la mesure du pĂ©ril qui menaçait, et avait compris que ni les flĂšches, ni les lames ne viendraient Ă bout du DivisĂ©. Il Ă©tait montĂ© rejoindre le Chevalier Noir sur la plate-forme, puis avait cherchĂ© dans ses souvenirs quel sortilĂšge conviendrait le mieux. Maintenant, les bras croisĂ©s devant lui, les yeux clos, il marmonnait une conjuration que, si on lui avait posĂ© la question cinq minutes plus tĂŽt, il aurait affirmĂ© ĂȘtre hors de portĂ©e de sa science. Mais il avait vu son maĂźtre la lancer, et il pensait connaĂźtre les tenants et les aboutissants du sortilĂšge et maĂźtriser le risque dans des limites raisonnables. LâĂ©nergie monta de ses pieds jusquâĂ sa tĂȘte, hĂ©rissant ses cheveux, des Ă©clairs bleuirent sa robe de sorcier, et lâespace dâune seconde, il sembla Ă ses compagnons quâil Ă©tait le plus terrible magicien de la Terre. Il ouvrit alors ses yeux, Ă©tendit son bras, index pointĂ© sans peur vers le monstre, le visage impassible, et un Ă©clair aveuglant partit droit vers le DivisĂ©. Durant un bref instant, la lumiĂšre crue Ă©claira lâinfĂąme physionomie de lâabomination, avant que lâĂ©nergie ne la pĂ©nĂštre, ne la traverse, lui infligeant des tourments Ă©pouvantables qui se traduisirent par des spasmes brutaux accompagnĂ©s dâune multitude de hurlements Ă glacer le sang. Morgoth Ă©prouva un vif plaisir Ă soumettre la crĂ©ature infecte au supplice, un vif plaisir qui dura environ deux dixiĂšmes de secondes.
Dans la lumiĂšre qui accompagnait lâĂ©clair, le sorcier avait en effet vu que la caverne, derriĂšre le monstre, Ă©tait de dimensions fort rĂ©duites, et que lâĂ©clair, en traversant le monstre, risquait deâŠ
â REBONDIR, PLANQUEZ-VOUSÂ !!!
Le flux dâĂ©nergie bleutĂ© parcourut le monstre de part en part, ressortit de lâautre cĂŽtĂ©, sâĂ©crasa contre le mur dâobsidienne puis, comme le sorcier lâavait prĂ©vu â mais trop tard â fit demi-tour avant de re-traverser le DivisĂ©, qui derechef se mit Ă hurler Ă la mort et Ă battre lâair de ses appendices. Le flux Ă©tait encore assez vigoureux pour poursuivre sa course folle en direction de Mark et Morgoth, qui nâeurent que le temps de sauter Ă terre avant que la puissante dĂ©charge ne les frĂŽle. Alors, elle sâabattit sur la colonne de bronze et de fer, se divisa, parcourant les anciens canaux Ă Ă©nergie morts depuis des gĂ©nĂ©rations, jaillissant en courants dĂ©sordonnĂ©s par les pĂ©tales de la structure qui explosa, aprĂšs avoir dissipĂ© une Ă©nergie considĂ©rable par les cĂąbles qui couraient le long du plafond et du sol. Dans le rĂ©duit dâoĂč Ă©tait sorti le monstre, quelque chose explosa avec une force dĂ©moniaque, projetant des dĂ©bris de chair calcinĂ©e, la chair profanĂ©e du DivisĂ©. Et pour parachever cette apocalypse, la machine infernale se brisa en son milieu, et sâeffondra sur elle-mĂȘme, entraĂźnant dans sa chute la plate-forme entiĂšre, les passerelles vermoulues et les deux sarcophages encore suspendus au plafond.
Le silence retomba. La succession dâexplosion avait laissĂ© dans lâair une odeur Ăącre de brĂ»lĂ© et dâozone mĂ©langĂ©s. Vertu ralluma sa torche Ă©teinte Ă un foyer qui avait pris non loin dâelle, puis entreprit de retrouver ses compagnons. Mark fut le plus facile Ă trouver, il jurait comme un charretier en se tenant la jambe droite, qui Ă©tait apparemment brisĂ©e. Il sâen tirait bien. Morgoth gisait non loin, inconscient mais encore en vie. Elle le secoua par lâĂ©paule, il se releva en sursaut, lâĆil fou, et chercha du regard son ennemi en sâĂ©criant :
â Il est oĂč cet enfant de salaud, que je le finisse Ă la boule de feu ?
â Calme toi, lui dit Vertu en le ceinturant fermement. Inutile dâen rajouter, il est mort, tu vois, il est mort.
Et faisant Ă©cho Ă ses paroles, des lumiĂšres surnaturelles lâĂ©panchĂšrent par les multiples plaies bĂ©antes du DivisĂ©, des volutes magiques, fragiles mais indestructibles, qui se mĂȘlĂšrent, se condensĂšrent au-dessus du rĂ©pugnant cadavre. Lâespace dâun instant, Morgoth crut reconnaĂźtre des silhouettes humaines, des formes fantomatiques, il lui sembla mĂȘme, mais il ne lâavoua jamais Ă quiconque, que lâune dâelle, avant de disparaĂźtre dans le nĂ©ant, se retourna et lui fit de la main un signe dâamitiĂ©. Le DivisĂ©, quelles quâaient pu ĂȘtre son histoire et sa nature, sâĂ©tait nourri non seulement des corps, mais aussi des Ăąmes des malheureux qui avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la caverne, et qui maintenant pouvaient reprendre leur chemin vers lâau-delĂ . Morgoth, Vertu, et mĂȘme Marken (quoique avec mauvaise conscience) ressentirent alors la satisfaction profonde dâavoir accompli le bien, complĂštement et sans partage.
Alors sâĂ©leva dans lâair de la grotte un son cristallin, si aigu quâil Ă©tait presque inaudible. Une nouvelle lueur venait de naĂźtre du fumier infect quâĂ©tait maintenant le DivisĂ©, une Ă©toile dâor entourĂ©e dâazur. Une seconde sây joignit bientĂŽt, et une autre, et maintenant beaucoup dâautres, des lumiĂšres belles Ă pleurer qui rĂ©pandaient une sainte clartĂ© dans toute cette caverne maudite, et dont le chant sâĂ©levait si haut quâĂ travers la roche grossiĂšre et lâair souillĂ© de la Terre, il atteignait les cieux.
Soudain, les voix se turent, et les lumiĂšres se dĂ©versĂšrent en un torrent jusque dans le sarcophage oĂč gisait lâelfe. Morgoth et Vertu, conscients quâils allaient assister Ă un miracle, sâapprochĂšrent du catafalque de mĂ©tal. Elle rayonnait maintenant de puissance et de vie, ses chairs commençaient dĂ©jĂ Ă frĂ©mir, Ă rosir sous lâafflux de sang dans ses veines si longtemps inertes. Ses lĂšvres sâentrouvrirent sur une rangĂ©e de dents sans dĂ©faut aucun, un souffle gonfla sa poitrine, un soupir.
Les yeux sâouvrirent, immenses, dâun vert si profond quâaucune feuille ne parvint jamais Ă lâĂ©galer.
â Nâaie pas peur, nous sommes des amis. Je suis Morgoth, voici Vertu, et plus loin, câest Marken.
Elle ne semblait pas en douter, elle ne semblait dâailleurs pas avoir peur. Morgoth avait dit ça parce que câĂ©tait selon lui le genre de chose Ă dire dans ces cas lĂ . Elle porta son regard sur Morgoth, Vertu, Mark qui gĂ©missait plus loin, puis sur les diverses choses qui lâentouraient.
Elle nâavait pas lâair Ă©tonnĂ©e, ni inquiĂšte, pour tout dire, la situation ne paraissait pas la toucher particuliĂšrement.
â Quel est ton nom ? Tu me comprends ?
Elle sembla un peu dĂ©sarçonnĂ©e. Ses sourcils se plissĂšrent, elle chercha autour dâelle, puis plongea son regard dans celui du sorcier.
â Je te comprends.
â Bien, bien. Et comment tâappelles-tu ?
â Je⊠ça va sĂ»rement me revenir. Câest sot, je devrais le savoir.
â Comment es-tu arrivĂ©e ici ? Demanda Vertu.
Haussement dâĂ©paules â jolies Ă©paules â impuissant.
â Tu ne sais pas qui tu es, ni ce que tu fais lĂ . Que sais-tu de Xyixiantâh ?
â Xyixiantâh⊠oui, un souvenir⊠petit, loin. Je connais Xyixiantâh. Qui est-ce ?
â Sais-tu lire ? Câest le nom marquĂ© sur cette plaque sur le couvercle du sarcophage, juste derriĂšre ta tĂȘte. Je pense que câest peut-ĂȘtre ton nom.
â Peut-ĂȘtre. Si vous le souhaitez, vous pouvez mâappeler Xyixiantâh. Je pense que câest un nom appropriĂ©.
Elle porta son doigt (petit et gracieux) contre la plaque, et la lut. Elle hocha la tĂȘte.
â Tu peux marcher ?
Elle se leva sans peine. Ses muscles avaient conservĂ© toute leur force, ses articulations toute leur souplesse. Elle posa son pied (mignon) dans lâindigne poussiĂšre de ce lieu de mort et se leva de toute sa hauteur, qui nâĂ©tait dâailleurs pas trĂšs Ă©levĂ©e. Elle contempla de nouveau le vaste chaos autour dâelle, ainsi que les trois aventuriers couverts de boue, de suie et de sueur qui lâenvironnaient. Elle dĂ©visagea longuement Morgoth, qui ne savait pas quel parti prendre mais trouvait cela agrĂ©able, puis passa Ă Vertu, qui fut Ă la fois irritĂ©e et curieuse de cette attention, puis elle fit quelques pas et enjamba divers dĂ©bris pour observer Mark avec la mĂȘme attention.
â Au moins, fit celui-ci entre deux halĂštements, il y a quelquâun ici qui sâintĂ©resse un peu Ă moi. Vous savez, ça se fait dans certaines compagnies dâaider les compagnons blessĂ©s.
â Que tâes-t-il arrivĂ©Â exactement ? Demanda Morgoth.
â En suivant TES conseils, jâai sautĂ© pour Ă©viter TON sortilĂšge, et je me suis mal reçu sur MON tibia, qui est cassĂ©. Et ça fait un mal de chien, outre le fait que je ne peux plus me dĂ©placer et encore moins me battre.
â Ah oui, voyons ça (il dĂ©chira de sa dague le pantalon du Chevalier, et considĂ©ra sa cuisse tumĂ©fiĂ©e et dĂ©jĂ bleuissante). Oh, en effet, ton diagnostic Ă©tait le bon, câest bien une fracture du tibia. Mes maĂźtres m'avaient enseignĂ© que certains hommes originaires de la lointaine Khneb avaient un tibia dans la cuisse au lieu de la jambe, et ça m'avait bien Ă©tonnĂ© sur le coup, mais je constate que c'Ă©tait vraiâŻ! CuriositĂ©s de la nature... Tu jouis en tout cas de remarquables connaissances en anatomie !
â Câest nĂ©cessaire pour un combattant qui veut frapper lĂ oĂč ça fait mal. Peux-tu quelque chose pour moi ? Tu es nĂ©cromancien, il paraĂźt.
â Je connais un charme appelĂ© « Emperlement de lâAme » qui pourrait tâendormir pendant trente jours et trente nuits, le temps que tes os se ressoudent. Maintenant que jây pense câest totalement idiot, tu mourrais de faim et de soif. Voyons que je rĂ©flĂ©chisse⊠La Noire Conjonction dâAznaboth⊠non, ça câest pour ressouder les squelettes des gens dĂ©jĂ morts. Ah, jây songe, il y a la Florescence Coruscative de JoĂżlaraht, qui te ferait pousser une troisiĂšme jambe, il suffirait alors dâamputer celle qui est cassĂ©e⊠Quoi ? Je cherche, je cherche. Attends, il y a sĂ»rement quelque chose dâintĂ©ressant Ă ce sujet dans le Codex Incubus⊠FlĂ©trissement, Perversion, Putraillification oculaireâŠ
â Si câest tout ce que tu as Ă me proposer, ton bouquin, tu peux te leâŠ
â Ah, fit Vertu, nous avons Ă©tĂ©s imprudents de nous aventurer lĂ -dedans sans le secours dâun prĂȘtre.
Puis elle se tourna vivement vers celle quâil convenait dâappeler Xyixiantâh.
â Mais dis donc toi, si tu es une prĂȘtresse de Melki, tu pourrais nous aider.
Xyixiantâh se retourna, cherchant derriĂšre elle la personne Ă qui on sâadressait, puis dĂ©signa sa poitrine dâun doigt perplexe.
â Oui, tu portes le symbole sacrĂ© de Melki, et il est en or, comme celui des prĂȘtres de cette dĂ©esse, et contrairement Ă ceux des adeptes qui sont dâargent et gĂ©nĂ©ralement de facture plus grossiĂšre. Tu nâas aucun souvenir lĂ -dessus ?
â Pas vraiment. Qui est Melki ?
â Il faut donc que je passe ma vie Ă enseigner la thĂ©ologie ? Melki, comme je lâai dĂ©jĂ appris Ă Morgoth pas plus tard que tout Ă lâheure, est la dĂ©esse protectrice des arts et de la beautĂ©. Sa doctrine est que la facultĂ© de discerner le beau du laid est la maniĂšre que les dieux crĂ©ateurs ont inculquĂ© aux hommes de distinguer le bien du mal.
â Est-ce vrai ?
â Câest en tout cas la doctrine de Melki. Il sâagit dâune dĂ©esse bienfaisante et pacifique, dont les prĂȘtres sont partout bien accueillis. Ils rĂ©pandent la joie, la paix et la comprĂ©hension entre les races grĂące aux arts quâils promeuvent. Tu la connais peut-ĂȘtre mieux sous le nom elfique de YeshmilaĂŻ.
â Oh, comme ça mâa lâair digne dâintĂ©rĂȘt !
â Oui, enfin tout ça cïżœïżœest la thĂ©orie. Attends, je vais tâenseigner quelques conjurations clĂ©ricales simples, tu pourras ainsi, en te concentrant sur lâimage que tu te fais de Melki et en tâaidant de ton symbole sacrĂ©, soulager notre pauvre compagnon, quâen dis-tu ?
â Tu penses vraiment que je pourrais faire une chose pareille ? Jâaimerais tant pouvoir aider... euh⊠machin lĂ âŠ
â Mark. Allez, prends ton symbole dans ta main.
â Oh, comme il est joli. Câest le visage de Melki ?
â Câest en tout cas son symbole, Melki est supposĂ©e ĂȘtre dâune beautĂ© incomprĂ©hensible aux mortels. Tu tiens ton symbole en direction de la blessure. Dans lâautre sens. Et câest lâautre jambe.
â Euh, fit Mark un peu inquiet de servir de cobaye, finalement, je crois quâune bonne vieille attelleâŠ
â Ne prĂȘte aucune attention aux protestations de ton patient et concentre-toi sur ta foi en Melki. Laisse-toi envahir par la douce quiĂ©tude de lâamour divin.
â Dâaccord.
â Ă mesure que tu tâĂ©lĂšves dans la transe, tu te rapproches de la frontiĂšre qui sĂ©pare le monde physique et grossier du monde mystique, Ă ce stade, lâĂ©nergie vitale doit commencer Ă irradier de ton symbole, et tu peux la sentir dans tes mains.
â Oui, tu as raison, regarde, ça brille !
â Ne te laisse pas distraire et reste Ă ce que tu fais. Maintenant, tu vas chanter une ancienne priĂšre pour invoquer lâaction purificatrice de la dĂ©esse et conjurer les force destructrices. RĂ©pĂšte aprĂšs moi :
Vertu se mit Ă entonner un chant aux tonalitĂ©s inconnues, empreint de mystĂšre. Bien quâil soit dans une langue inconnue, que peu dâelfes comprenaient encore, on devinait quâil Ă©voquait avec nostalgie un paradis perdu, un temps ancien que lâhomme nâavait pas connu, oĂč la noble race avait vĂ©cu en paix avec le monde. La voleuse nâĂ©tait certes pas la plus mauvaise chanteuse qui soit, et malgrĂ© la difficultĂ© des accents et de la rythmique, Xyixiantâh fut bientĂŽt en mesure de le reprendre.
Quels que fussent les talents vocaux de Vertu, ils faisaient pitiĂ© en comparaison de ceux dont Xyixiantâh fit montre. Les trois auditeurs furent frappĂ©s par ce chant pur, qui les transporta lâespace dâun instant loin de la grotte fĂ©tide, loin des malĂ©fices dĂ©liquescents du DivisĂ©, dans les terres du rĂȘve.
Puis la voix se tut comme une feuille morte touchant le sol, obligeant les Ăąmes de nos compagnons Ă regagner le monde lourd des mortels.
â Câest un truc comme ça ?
â Je⊠hum⊠oui, plus ou moins, acquiesça Vertu aprĂšs sâĂȘtre Ă©clairci la gorge. Oui, câest tout Ă fait ça. Regarde, la jambe est guĂ©rie, ta magie a rĂ©ussi !
â Oooooh !
Elle tùta de ses petits doigts la cuisse musculeuse, qui ne présentait plus aucun signe de blessure.
â Bravo fillette, se rĂ©jouit le Chevalier Noir, je ne ressens plus aucune douleur.
Il se releva et fit quelques pas prudents avant de reprendre une dĂ©marche normale. TrĂšs satisfaite dâelle-mĂȘme, Xyixiantâh sâadressa Ă Vertu.
â Pendant que je chantais, jâai senti que câĂ©tait quelque chose que je savais faire, câest curieux non ?
â Sans doute un souvenir de ta vie passĂ©e. JâespĂšre que dâautres te reviendront Ă mesure que tu prendras des forces, et jâespĂšre aussi que tu nous en feras part, nous pourrons alors tâaider dans ta recherche.
â Moi aussi je lâespĂšre, je suis curieuse de savoir qui je suis.
â Et moi donc. Bon, maintenant que la place est nette, finissons dâexplorer cette salle.
Les deux sarcophages restants Ă©taient tombĂ©s fort obligeamment du plafond, il fut donc aisĂ© de les ouvrir. Lâun contenait les restes dâun humanoĂŻde trapu Ă lâossature massive, Ă la poitrine exceptionnellement large et dont le crĂąne allongĂ© garni de crocs robustes nâavait rien dâhumain. Morgoth compara ce crĂąne Ă celui dâun chien, et convainquit ses compagnons quâil devait sâagir dâun lycanthrope, ou loup-garou. Ils nâoubliĂšrent pas dâinspecter la plaque de cuivre qui lui correspondait, et qui indiquait le nom de Zananfo. Lâultime coffre de bronze abritait un squelette dâaspect plus humain mais qui, aprĂšs un examen plus attentif, rĂ©vĂ©la la prĂ©sence de longues griffes aux mains, et dâune paire de canines particuliĂšrement dĂ©veloppĂ©es. Prenant le crĂąne Ă pleine main, le jeune nĂ©cromancien fit remarquer Ă ses compagnons comment ces canines Ă©taient percĂ©es chacune dâun canal, et en dĂ©duisit quâil sâagissait assurĂ©ment dâun mort-vivant de la variĂ©tĂ© des vampires. Pour appuyer son exposĂ©, il leur fit aussi remarquer que le nom inscrit sur la derniĂšre plaque, Marakidu, Ă©tait typique du royaume de Phalyngeste, une contrĂ©e pauvre et arriĂ©rĂ©e situĂ©e plus Ă lâest dans les monts du Portolan, et qui avait la rĂ©putation dâĂȘtre infestĂ©e depuis des siĂšcles par la lĂšpre du vampirisme.
Ils fouillĂšrent les restes de la machine infernale, sans rien y trouver qui vaille la peine de sâen encombrer, puis remontĂšrent avec prĂ©caution jusquâau recoin tĂ©nĂ©breux dâoĂč le DivisĂ© avait fait irruption. Ils pataugĂšrent avec dĂ©goĂ»t dans son cadavre, qui semblait disposĂ© Ă se dĂ©composer Ă une vitesse surnaturelle, comme si la mort rĂ©clamait son dĂ» avec dâautant plus dâardeur quâil lui avait Ă©chappĂ© longtemps. Ils parvinrent enfin dans le rĂ©duit, une chambre circulaire de cinq pas de diamĂštre et juste assez haute pour quâon nâait pas besoin de se baisser pour progresser, creusĂ© avec une rĂ©gularitĂ© surprenante dans une obsidienne aux reflets roux (mais peut-ĂȘtre Ă©tait-ce dĂ» aux torches). Le centre Ă©tait occupĂ© par une autre machine, ou bien une autre piĂšce de la machine, Ă laquelle convergeaient les deux faisceaux de cĂąbles encore fumants. Ils dĂ©couvrirent avec horreur que le DivisĂ© nâĂ©tait pas seulement un magma humain, mais quâil sâĂ©tait aussi fondu intimement dans cette mĂ©canique dont jadis, la partie centrale avait dĂ» ĂȘtre un siĂšge. Morgoth lâĂ©tudia, et y trouva la confirmation dâune thĂ©orie quâil Ă©laborait depuis quelques temps dĂ©jĂ .
â Le secret des dieux, lâimmortalitĂ©, bien sĂ»r. Telle Ă©tait la quĂȘte du DivisĂ©. Cette machine quâil avait construite, ou fait construire, nâavait quâun seul but, lui confĂ©rer cette immortalitĂ©. Pour cela, il avait emprisonnĂ© quatre crĂ©atures, un vampire immortel parce quâil est dĂ©jĂ mort, un lycanthrope immortel par sa malĂ©diction, un troll immortel par sa facultĂ© de rĂ©gĂ©nĂ©ration, et enfin une elfe, dont la longĂ©vitĂ© est proverbiale. Cette mĂ©canique devait soutirer lâessence vitale de chacun des quatre captifs, les fondre, puis les transmettre Ă celui qui occupait ce siĂšge. Mais quelque chose nâa pas fonctionnĂ©, ou a trop bien fonctionnĂ©, peut-ĂȘtre a-t-il prĂ©sumĂ© de sa science, toujours est-il quâau lieu de devenir lâĂ©gal dâun dieu, il sâest mĂ©tamorphosĂ© en cette chose hideuse. Oui, il lâa eu, lâimmortalitĂ©, et il a dĂ» la chercher longtemps, mais je ne pense pas quâil Ă©tait prĂȘt Ă payer ce prix-lĂ .
â Triste destin.
Ils mĂ©ditĂšrent quelques secondes, puis reprirent leurs recherches. Le seul autre point dâintĂ©rĂȘt Ă©tait un couloir de section parfaitement circulaire qui continuait Ă sâenfoncer dans la montagne, en lĂ©gĂšre montĂ©e. Vertu sây aventura en premier, comme Ă son habitude, mais estima que si monstre il y avait, le raffut quâils avaient fait Ă©tait suffisant pour les ameuter. La nature des parois ne permettait pas de dissimuler un piĂšge, aussi fut-elle assez rapide. ArrivĂ©e Ă un obstacle, elle fit signe Ă ses compagnons qui, pressĂ©s dâen finir, arrivĂšrent au pas de course.
CâĂ©tait une porte ronde, Ă©norme, dont lâembrasure Ă©tait alĂ©sĂ©e afin de sâadapter au mur avec la plus grande prĂ©cision. Le battant prĂ©sentait une forĂȘt de pistons et de crĂ©maillĂšres, actionnĂ©es par une roue au centre de laquelle trĂŽnait un petit loquet Ă lâair sournois. Lâensemble Ă©tait entiĂšrement mĂ©tallique, de lâacier le plus solide, paraissait fort lourd et ne prĂ©sentait aucune trace de corrosion.
Comme de coutume, Vertu sâagenouilla devant la porte, examina tout ce quâil y avait Ă examiner avant dâeffleurer quoique ce soit, et ne trouva rien de notable. Elle porta son oreille et nâentendit pas plus, mais il est vrai que lâobstacle semblait si massif quâon aurait pu faire fonctionner une forge naine de lâautre cĂŽtĂ© sans quâun bruit ne passe.
â Bel ouvrage, commenta Mark, impressionnĂ©. Je me demande comment on a fait pour lâamener lĂ .
â Probablement en morceaux, et on lâaura montĂ©e ici. Bon, poussez vous, je vais actionner le loquet.
Ils sâĂ©cartĂšrent du passage, aux aguets, et Vertu poussa la petite piĂšce mĂ©tallique du bout de son arme. Elle dut forcer un peu, mais il pivota finalement, dĂ©voilant un mĂ©canisme circulaire long comme le pouce, fait dâun alliage dorĂ©, au centre duquel Ă©tait amĂ©nagĂ© un minuscule motif en relief. Vertu sourit.
â Un griffon issant entourĂ© de pointes. Et je parie que la bague dâArcelor sây adapte parfaitement. VoilĂ le mystĂšre Ă©clairci : la bague est une clĂ©Â !
â Une clĂ©, fit Morgoth, tu veux dire quâon nous a payĂ©s uniquement pour que notre destinataire puisse ouvrir cette porte ? Oui, ça se tient, la bague a des relents magiques qui pourraient tout Ă fait servir Ă identifier une clĂ©. Hmm⊠Dis-moi, vu lâĂ©paisseur et vu la façon, je suppose que ce qui est derriĂšre est de grand prix, il me tarde de savoir ce que câest.
â Tu raisonnes Ă lâenvers, Morgoth. RĂ©flĂ©chis, le DivisĂ© gardait la porte, comment ceux qui nous payent auraient-ils pu ĂȘtre au courant quâil y avait une serrure et une clĂ©Â Ă trouver sans le combattre et le tuer ? Non, je pense que personne nâest venu ici depuis ces sombres expĂ©riences. Notre commanditaire ne souhaite pas ouvrir cette porte pour aller de lâautre cĂŽtĂ©, mais pour venir ici ! Câest lui que nous trouverons si nous ouvrons la porte, attendant impatiemment sa bague. Il ignore sans doute lâexistence de lâentrĂ©e que nous avons empruntĂ©e.
â Mais oui, tu as sans doute raison, opina le magicien. Encore une fois, ta logique est frappante.
â Sa logique est sotte, objecta Marken. Si notre commanditaire souhaite tant pĂ©nĂ©trer dans cette grotte, pourquoi ouvrir la porte ? Il nâa quâĂ payer une demi-douzaine de piocheurs et creuser un tunnel pour la contourner. Câest lâaffaire dâune journĂ©e de boulot, pas plus.
â Je vois que malheureusement tu nâes pas trĂšs familier de la gĂ©ologie. La roche sombre que nous voyons ici nâest pas une pierre vulgaire, câest de lâobsidienne rubanĂ©e. Essaie dâen dĂ©tacher un fragment, ou simplement dâen rayer la surface de ton Ă©pĂ©e, tu auras beau essayer, tu nây parviendras pas. Câest le plus dur des minĂ©raux, et seule une magie puissante a permis de façonner ce couloir et la salle lĂ -bas. Il est impossible de creuser, et je gage quâil est impossible de dĂ©foncer la porte de quelque maniĂšre. Comme Morgoth lâa fait remarquer, cette porte est bien Ă©paisse, et ne peut que garder quelque chose de trĂšs prĂ©cieux, comme le secret de lâimmortalitĂ©. VoilĂ ce que recherche notre commanditaire, et il est visiblement prĂȘt Ă y mettre le prix. Maintenant que jây rĂ©flĂ©chis, si ce couloir continue droit dans la mĂȘme direction, il doit ressortir de lâautre cĂŽtĂ© de la montagne, ce qui, si mon sens de lâorientation ne me fait pas dĂ©faut et si Arcelor a dit vrai, nous mĂšne droit Ă Valcambray. Il a Ă©voquĂ© une falaise surmontĂ©e de grottes, si tu te souviens bien, Morgoth, ce passage doit dĂ©boucher dans lâune dâentre elles.
â Excusez-moi, intervint Xyixiantâh, est-il normal que je ne comprenne pas un traĂźtre mot Ă ce que vous dites ?
â Nous tâexpliquerons les tenants et les aboutissants de toute cette affaire, sois sans crainte. En attendant, il faut songer Ă ce que nous allons faire.
â Et je suppose que tu as dĂ©jĂ une idĂ©e ?
â Et bien en fait, il y a deux solutions. La premiĂšre consiste Ă ouvrir cette porte pour en avoir le cĆur net. Mais comme je vous lâai expliquĂ©, il est trĂšs possible quâon tombe sur notre commanditaire, ou sur des hommes Ă sa solde. Ils se demanderont ce quâon fait ici, pourquoi on a dĂ©truit la machine, et toutes ces choses, et⊠enfin bref, la situation risque de devenir embarrassante. Voici pourquoi ma prĂ©fĂ©rence va Ă lâattitude suivante : on ressort tranquillement par lĂ dâoĂč on vient, on fait le dĂ©tour par la vallĂ©e pour rejoindre Valcambray, on donne lâanneau et le parchemin comme prĂ©vu, on achĂšte ce qui nous manque pour voyager, et de lĂ , on galope Ă bride abattue jusquâĂ Banvars. Si comme je lâespĂšre ils mettent longtemps Ă ouvrir la porte, Ă explorer la piĂšce, Ă comprendre que le saccage est rĂ©cent â sâils le comprennent â et Ă faire le rapprochement avec nous, il nây a aucune chance quâils nous retrouvent. Et quand bien mĂȘme, nous avons accompli notre mission, il nây a pas tromperie de notre part non ?
La proposition reçut lâassentiment gĂ©nĂ©ral, en partie parce quâelle impliquait de ressortir au plus tĂŽt de cet endroit pesant. La petite troupe prit donc le chemin du retour.
Et donc, aprĂšs avoir explorĂ© tout ce quâil y avait Ă explorer dans lâantre du DivisĂ©, notre groupe dâaventuriers en sortit par le conduit de cheminĂ©e, un peu plus nombreux et beaucoup plus riche. Les heures passĂ©es dans un donjon sont longues, et la nuit Ă©tait tombĂ©e, depuis peu dâaprĂšs Morgoth qui connaissait la position des Ă©toiles en cette saison. Ils auraient pu passer une nouvelle nuit dans la grotte surplombant la vallĂ©e, qui leur avait dĂ©jĂ fourni un abri sĂ»r, mais ils rĂ©pugnaient profondĂ©ment Ă rester plus longtemps dans le dĂ©plaisant voisinage de lâabominable crĂ©ature quâils venaient de tuer. Ils remirent donc dans le trou la pierre gravĂ©e aux armes de Miaris, et par dessus, composĂšrent un nouveau tas de cailloux semblable Ă celui quâils avaient dĂ©mantelĂ© pour entrer. Puis, ayant dissimulĂ© leurs traces, ils repartirent nuitamment dans la campagne en quĂȘte dâun nouveau campement, en expliquant toute lâhistoire Ă leur nouvelle recrue.
Pour changer, ils jetĂšrent leur dĂ©volu sur un chĂątaignier aux branches hautes, qui Ă©taient nĂ©anmoins accessibles Ă un grimpeur du fait quâil poussait au flanc dâun gros rocher blanc, quâil Ă©tait facile dâescalader. Tant bien que mal, ils y trouvĂšrent un repos bienvenu, hormis Xyixiantâh qui fit le guet, car dâune part elle jouissait du pouvoir dâinfravision ce qui en faisait la meilleure sentinelle, et dâautre part elle sortait de cent quarante ans de torpeur, elle nâavait donc pas sommeil.
Le reste du plan de Vertu se dĂ©roula sans accroc. Le lendemain, ils se mirent en route dĂšs potron-minet et poursuivirent leur chemin Ă travers le pays hostile, sans rencontrer dâautre opposition quâun ours quâils Ă©vitĂšrent de froisser. Ils trouvĂšrent un ruisseau dans lequel ils se baignĂšrent, car ils Ă©taient tous fort sales. Il plut un peu, aussi. Et ils virent de loin, assis sur un rocher, un loup blanc qui les regardait avec insistance. Hormis cela, ce fut une randonnĂ©e paisible de quelques heures, Ă lâissue de laquelle ils aperçurent la falaise en demi-lune que leur avait dĂ©crite Arcelor Niucco, et repĂ©rĂšrent tout de suite le fortin de Valcambray. Il sâagissait dâun espace carrĂ© large de deux-cent pas de long enclos dâune palissade solide haute comme deux hommes, plantĂ©e dans une assise de pierre. Par deux larges portails dĂ©fendus par des miradors de bois, des bĂ»cherons sâactivaient Ă rentrer des rondins jusquâĂ une zone de stockage, dâautres abritĂ©s sous des auvents les dĂ©bitaient en planches, poutres et cannes plus faciles Ă transporter, avant de les charger sur de larges gabares qui descendaient ensuite la riviĂšre en direction du sud. La seule habitation semblait ĂȘtre le donjon, vaste bĂątiment de bois bĂąti en retrait, aux pieds dâun Ă©boulis impressionnant descendant de la falaise.
Ils se prĂ©sentĂšrent aux hommes dâarmes qui gardaient une des entrĂ©es, et demandĂšrent Ă voir le chevalier dâOlanza (AprĂšs toutes ces pĂ©ripĂ©ties, Vertu avait failli oublier son nom). On les fit pĂ©nĂ©trer, sous bonne escorte, dans le vaste donjon de bois. Ils attendirent quelques temps dans une antichambre austĂšre, avant de pouvoir rencontrer le fameux chevalier, qui Ă©tait un homme bientĂŽt ĂągĂ© mais dont la vigueur martiale transparaissait encore sous son allure Ă©lĂ©gante. Vertu lui remit le parchemin avec cĂ©rĂ©monie, et comme elle lâavait prĂ©vu, il ne jeta quâun regard poli au rouleau.
â Et qui me prouve que vous ĂȘtes bien envoyĂ©s par Arcelor ? Demanda le chevalier, soudain nerveux.
â Et bien⊠fit Vertu, faussement embarrassĂ©e⊠Ah, mais attendez, il nous avait remis â ah, oĂč lâai-je miseâŠ
Le chevalier blĂȘmit tandis quâelle faisait mine de chercher la chevaliĂšre dans toutes ses poches.
â Ah, voilĂ Â ! Il nous avait remis cette bague en tĂ©moignage de son identitĂ©.
â Merci, donnez-la moi, je la lui rendrai lorsque lâoccasion sâen prĂ©sentera.
â Mais bien sĂ»r, avec plaisir.
Le maĂźtre du fort sâempara de lâanneau, tentant de camoufler son impatience, mais nul doute que lâart de la comĂ©die nâavait pas fait partie de sa formation professionnelle.
â Ah, nous voici bien aise dâavoir accompli notre mission. Nous lâavons accomplie de façon satisfaisante, je lâespĂšre ?
â Hein ? Ah, oui, je pensais Ă autre chose. Allez trouver maĂźtre Anobar, mon comptable, dans lâaile ouest. Il est au courant et vous baillera votre dĂ».
Et sans plus de cĂ©rĂ©monie, le chevalier courut Ă des affaires qui avaient lâair bien urgentes. Ils trouvĂšrent donc le dĂ©nommĂ© Anobar qui sâacquitta en bon or du montant exact qui Ă©tait prĂ©vu, montant dont ils dĂ©pensĂšrent une bonne partie pour sâoffrir quatre chevaux, des provisions, quelques flĂšches et du menu matĂ©riel qui leur faisait dĂ©faut, ainsi que des vĂȘtements dĂ©cents pour Xyixiantâh, qui avait attirĂ© bien des regards en dĂ©ambulant en bikini dans ce lieu habituellement si peu visitĂ© par les femmes. Ils ne se pressĂšrent pas trop, car Vertu avait calculĂ©, Ă la vue de la montagne, quâil devait y avoir deux bons kilomĂštres de couloir, câest Ă dire quâau pire, en comprenant tout de suite et en se pressant beaucoup, il aurait fallu quatre heures Ă un homme trĂšs intelligent et trĂšs bon coureur pour faire lâaller-retour entre le fortin et la caverne. Ainsi quittĂšrent-ils lâexploitation forestiĂšre au petit pas du voyageur qui mĂ©nage sa monture, heureux, pour une fois, de conclure une affaire sans avoir Ă tirer lâĂ©pĂ©e.
Une fois quâils eurent quittĂ© les abords du fort, ils pressĂšrent le pas en coupant Ă travers champs, pour perdre leurs Ă©ventuels poursuivants. Ils virent un deuxiĂšme loup blanc (peut-ĂȘtre Ă©tait-ce le mĂȘme que le matin), assis sur un autre rocher, quâils purent dĂ©tailler plus avant, car il Ă©tait plus prĂšs. CâĂ©tait une belle bĂȘte, dâune taille exceptionnelle. Son comportement Ă©tait un peu curieux, mais aprĂšs les horreurs dont ils avaient Ă©tĂ© tĂ©moins dans la caverne, ils nây firent pas trop attention.
Le soir venant, ils trouvĂšrent une clairiĂšre abritĂ©e du vent dans un vallon, prĂšs dâun ruisseau, et y firent leur feu. Ils devisĂšrent joyeusement, se racontĂšrent des histoires pour la plupart inventĂ©es, et songĂšrent tout haut Ă ce que chacun comptait faire de sa part du butin, dont Vertu avait Ă©valuĂ© le montant Ă huit-cent ducats par personne. Elle enseigna aussi Ă Xyixiantâh quelques priĂšres supplĂ©mentaires Ă adresser Ă Melki pour attirer ses faveurs, lui parla longuement des rites, des mythes et des temples. Elle avait de ces choses une grande science, qui Ă©tonna ses amis, lesquels ne lui savaient pas tant dâintĂ©rĂȘt pour la religion, mais ils ne lui en dirent rien.
Ils allaient se coucher pour profiter dâun repos bien mĂ©ritĂ©, lorsque Xyixiantâh poussa un cri. Ă lâorĂ©e du bois, assis, se trouvait le grand loup blanc. Lâapparition fantĂŽmatique ne manifestait aucune peur, aucune agitation, il se contentait de considĂ©rer le groupe dâhumains qui lui faisait face avec des yeux dâun bleu profond. Puis il rejeta la tĂȘte en arriĂšre et Ă©mit un hurlement glacial, faisant taire tous les autres bruits de la forĂȘt. Morgoth sentit alors ses membres sâengourdir, et il sâaperçut avec horreur que, malgrĂ© tous ses efforts, il ne pouvait plus faire le moindre mouvement. Un deuxiĂšme hurlement, ce fut Ă Vertu de se pĂ©trifier, un troisiĂšme et Xyixiantâh se figea Ă son tour. Ă ce moment, une cavalcade se fit entendre, un cavalier dĂ©boula dans la clairiĂšre au triple galop. Sa mise Ă©tait splendide, son armure de fer plein rutilait dâargent, son heaume au blanc cimier sâouvrait sur son visage sĂ©vĂšre et dĂ©terminĂ©, que Marken reconnut : câĂ©tait le paladin quâils avaient croisĂ© dans le prieurĂ© de Noorag, celui qui se faisait appeler Jehan de Garofalo. Il dĂ©monta avec vigueur Ă une vingtaine de pas du Chevalier Noir, et tira sa grande Ă©pĂ©e Ă©tincelante, sur la lame de laquelle perlaient des Ă©clairs de puissance. Ses intentions Ă©taient Ă©videntes, aussi Mark ne sâembarrassa pas de paroles, et dĂ©gaina Ă son tour son Ă©pĂ©e.
Le choc des armes explosa dans la nuit. Les deux combattants, sans sâĂȘtre jamais frĂ©quentĂ©s, se connaissaient pourtant intimement. Ils Ă©taient tous deux de noble extraction, avaient le mĂȘme Ăąge, avaient eu la mĂȘme formation aux armes, peut-ĂȘtre avaient-ils mĂȘme frĂ©quentĂ© les mĂȘmes maĂźtres, les mĂȘmes champs de bataille. Chacun avait cultivĂ© sa force et sa souplesse, pris soin de ses armes et fourbi ses bottes secrĂštes, chacun avait passĂ© ses nuits Ă combattre ses ennemis imaginaires. Leurs fureurs de vaincre Ă©taient Ă©gales. Seule diffĂ©rence entre eux deux, lâun agissait par soif dâor et de domination, lâautre cherchait la gloire et la sagesse. Etait-ce rĂ©ellement si important ?
Le duel dura une Ă©ternitĂ©. Le paladin et le brigand portĂšrent chacun maint coups, et en reçurent autant. Le Chevalier Noir Ă©tait en armure lĂ©gĂšre et son arme Ă©tait quelconque, les chances Ă©taient donc contre lui. Mais nul combat nâest gagnĂ© dâavance lorsque deux hommes se battent qui sont de force Ă©gale, et câest ainsi quâil triompha : le justicier abattit sa lame de toute la force que son bras contenait encore, et Mark para de la sienne, posant sa paume gauche sur le plat de son fer, Ă lâextrĂ©mitĂ©. Son arme Ă©tait vaillante, mais elle nâĂ©tait pas faite pour supporter ce genre de coups, une fissure se propagea, sâĂ©largit, et la lame se brisa dans une gerbe de fragments dâacier. Le paladin eut un instant dâhĂ©sitation devant le dĂ©veloppement de lâaffaire, qui le favorisait soudain. Mais le Chevalier Noir nâĂ©tait pas dĂ©sarmĂ© pour autant, car lâĂ©pĂ©e avait cĂ©dĂ© en biseau, formant une sorte de long stylet. Les deux combattants Ă©taient proches, trop proches, Mark nâhĂ©sita pas, lui, et jetant toutes ses forces dans ce coup quâil savait ĂȘtre dĂ©cisif, il enfonça ce quâil lui restait de fer sous le plastron immaculĂ© de son ennemi, perfora les mailles et le tricot de peau, et remonta jusquâau cĆur.
Combattant expĂ©rimentĂ©, il recula pour se mettre Ă lâabri des derniers coups du paladin, qui resta debout un instant, luttant pour conserver lâĂ©quilibre, puis finalement, tomba dans lâherbe, bras en croix, sans lĂącher son Ă©pĂ©e.
Mark considĂ©ra avec respect le corps de son adversaire, puis toisa le loup blanc qui attendait toujours, Ă la lisiĂšre de la forĂȘt. Il Ă©tait las, et souhaitait plus que tout en finir. Une chouette blanche sortit du bois derriĂšre le grand canidĂ©, et se dirigea dans le silence le plus complet vers le combattant Ă©puisĂ©. ArrivĂ©e Ă peu de distance, elle Ă©tendit ses ailes, et se transforma en un homme de grande taille, jeune et bien bĂąti, dâune beautĂ© si stupĂ©fiante que Mark, sâil nâavait Ă©tĂ© si fatiguĂ© et malgrĂ© son goĂ»t pour les femmes, en aurait Ă©tĂ© Ă©mu. Ses longs cheveux noirs et bouclĂ©s tombaient sur sa poitrine blanche en torrents, ses yeux noirs dĂ©gageaient une puissance et une chaleur propre Ă susciter lâadoration. Il portait, dans le dos, deux grandes ailes blanches, et il Ă©manait de toute sa personne une lumiĂšre crue qui Ă©clairait la clairiĂšre comme en plein jour. Dâune voix douce, venue de nulle part, lâange sâadressa au Chevalier Noir.
â Ton rĂšgne de terreur touche Ă sa fin, crĂ©ature malfaisante. Hegan le vengeur mâenvoie, moi, AzymaĂ«l, pour te prendre, ta noirceur dâĂąme te vaudra les tourments dâune Ă©ternelle agonie.
â Alors si tu me prends, il te faudra aussi prendre ce grand coquin qui te sert de maĂźtre, ce Hegan qui tâa envoyĂ©.
Le sens de la diplomatie nâĂ©tait pas la qualitĂ© la plus Ă©minente de Marken-Willnar Von Drakenströhm. Du reste, il savait bien que la diplomatie ne lui servirait Ă rien dans cette affaire.
â Tu ajoutes ainsi le blasphĂšme au sacrilĂšge, rĂ©torqua AzymaĂ«l aprĂšs un instant de surprise. Tu nâamĂ©liores pas ton cas.
â BlasphĂ©mer ? Je dis ce qui est. Regarde moi, bougre dâĂąne emplumĂ©, jâai pillĂ©, brĂ»lĂ©, massacrĂ© tout mon saoul des annĂ©es durant, jâai bu et mangĂ© Ă foison, jâai pris le pain dans la bouche dâenfants qui criaient famine, violĂ© nonnes et moinillons, passĂ© au fil de mon Ă©pĂ©e plus de manants que je nâen peux compter, simplement pour le plaisir dâentendre les cris des veuves, jâai mis Ă la question ceux qui nâavaient rien Ă me dire, jâai brĂ»lĂ© des villages, des citĂ©s mĂȘme, jâai menti, trahi et assassinĂ© ceux qui me faisaient confiance, et ça a durĂ© des annĂ©es comme ça. Et je nâai guĂšre Ă©tĂ© puni de ma vie de pĂȘcheur, puisque durant toutes ces annĂ©es de vilenie, jâai joui des plus grandes richesses et des plus belles femmes, jâai vĂ©cu dans lâor et la soie, jâai connu toutes sortes de pays dont souvent jâai cĂŽtoyĂ© les princes, je ne me suis pas ennuyĂ© un seul jour, et par dessus tout jâai toujours Ă©tĂ© mon propre maĂźtre. Et quâa-t-il fait, ton noble dieu, pour arrĂȘter mes ravages ? OĂč Ă©tait-il lorsque je crevais les yeux des vestales de Miaris, quand jâempalais les bourgeois de Kunob ? Pourquoi tâa-t-il envoyĂ© maintenant pour mettre fin Ă mes actions, alors quâil aurait Ă©tĂ© si simple Ă ton tout-puissant seigneur de me faire occire par un quelconque de ses serviteurs voici bien des annĂ©es ? Il nâa rien fait, voilĂ tout ce que je vois, il mâa laissĂ© agir Ă ma guise. Et Ă lâinstar dâun quelconque marchand de tapis, il ne sâest rĂ©veillĂ© jusquâau jour oĂč jâai touchĂ© Ă ses prĂ©cieuses reliques pleines dâor et de diamants. Retourne donc voir ton maĂźtre, laquais, rapporte-lui mes paroles, et demande-lui pourquoi il nâa envoyĂ© personne pour mâarrĂȘter avant ce jour, je suis curieux de savoir ce quâil a Ă dire pour sa dĂ©fense.
Penaud devant tant de verve, lâange disparut. Quelques instants plus tard, il revint se poser au mĂȘme endroit, et resta coi. Un homme sortit du bois Ă sa suite, et le grand loup blanc le suivit. CâĂ©tait un vieillard au port haut et Ă lâair peu commode, marchant avec un bĂąton alors quâil nâen avait nul besoin, et portant sur son Ă©paule un aigle blanc. Bien quâil fut plus discret que lâange, bien quâil nâĂ©mit aucune aura cĂ©leste, Mark comprit immĂ©diatement Ă qui il avait affaire.
â Est-ce toi, le mortel qui met en cause ma divinitĂ©Â ? RĂ©pond !
â Câest moi, dĂ©itĂ© bouffie dâorgueil, rĂ©torqua Marken qui savait que le temps nâĂ©tait pas Ă la pusillanimitĂ©.
â Mes actions Ă ton endroit te dĂ©plaisent, mâa-t-on dit. Quels sont tes griefs ? Parle !
â Je trouve, Hegan, que tu es mal placĂ© pour me donner des leçons de morale, toi qui nâes intervenu en rien pour mâarrĂȘter. Moi, ainsi que tous les scĂ©lĂ©rats de mon espĂšce, sommes laissĂ©s libres de rĂ©pandre la douleur et la ruine sur le monde, sans que tu ne fasses rien pour nous en empĂȘcher, car vous autres dieux ĂȘtes bien trop absorbĂ©s par vos querelles sottes pour vous prĂ©occuper de rendre le monde meilleur. On peut trancher, Ă©craser, Ă©viscĂ©rer de toutes les façons sans que ça ne vous Ă©meuve le moins du monde. Par contre, dĂšs quâon dĂ©fonce la porte dâune Ă©glise ou quâon pisse dans un bĂ©nitier, houlalĂ , sacrilĂšge, lĂšse-divinitĂ©, câest ange de la vengeance, loup blanc, tempĂȘte dâĂ©clairs et malĂ©diction jusquâĂ la septiĂšme gĂ©nĂ©ration. Pourriture cĂ©leste, dieu fainĂ©ant, je tâaurai peut-ĂȘtre respectĂ©, je tâaurai donnĂ© le droit de juger mes actions si tu mâavais envoyĂ© un adversaire pour arrĂȘter mon bras, mais en vĂ©ritĂ©, toi et les tiens, vous nâĂȘtes que des bouffons inutiles, des fantasmes, des profiteurs de crĂ©dulitĂ©. Retourne donc au nĂ©ant avec tes lois imbĂ©ciles, je te renie !
â Jâai rarement entendu tenir des propos aussi blasphĂ©matoires, et jamais on ne me les avait crachĂ©s au visage comme tu viens de le faire. Tu mĂ©rites un chĂątiment exemplaire.
Soudain, Marken perdit pied et sâaperçut quâil Ă©tait soulevĂ© dans les airs par la puissance du dieu. Il entendit, derriĂšre lui, un craquement vĂ©gĂ©tal, un arbre qui tout Ă lâheure nâĂ©tait quâun hĂȘtre paisible se tordait pour se hĂ©risser dâĂ©pines. Et lentement, il dĂ©riva, sans rien pouvoir faire pour lâempĂȘcher, se rapprochant lentement de lâarbre torturĂ©, jusquâĂ ce que les branches en pointe ne dĂ©chirent sa peau. Et il fut transpercĂ© par les membres, le torse et lâabdomen, ses hurlements se couvrirent de hoquets sanglants, et son corps martyrisĂ© fut agitĂ© de spasmes telle une poupĂ©e de chair.
â Sais-tu, mortel, combien de temps je puis tâinfliger ce supplice ? Mon pouvoir est sans limite, et je puis te faire renaĂźtre Ă la vie, puis tâempaler longuement sur cet arbre, et soigner de nouveau tes blessures, et tâempaler encore, et ainsi de suite jusquâĂ la consommation des siĂšcles, pour lâĂ©dification des fidĂšles et ma plus grande gloire.
Et le corps, plus mort que vif, du Chevalier Noir sâĂ©loigna lentement du tronc ensanglantĂ©.
â Sache aussi, mortel, que la douleur que tu viens dâĂ©prouver est bien peu de chose en regard de ce que je puis tâinfliger si, par caprice, il me venait lâidĂ©e de te rendre plus sensible Ă la souffrance. Une telle sorcellerie nâest pas dans mes attributs habituels, mais je la connais toutefois. Pour lâinstant, je vais te redonner vie.
Une lumiĂšre cĂ©leste nimba alors Marken, et miraculeusement, ses blessures se refermĂšrent aussi vite quâelles Ă©taient apparues. LâĂ©treinte du dieu se desserra, et le Chevalier Noir roula dans la poussiĂšre aux pieds de Hegan, haletant, blĂȘme, son corps encore perclus de douleur.
â Songe Ă cette souffrance, subie sans cesse, durant mille fois mille siĂšcles, câest cette damnation qui est promise aux gens de ta sorte.
Marken, frappé par la puissance divine, ne pouvait plus que gémir et pleurer sur son sort.
â Toutefois, tes paroles emplies de haine mâont troublĂ©es, et il ne sera pas dit que je nây aurai pas rĂ©pondu. Peut-ĂȘtre ai-je par trop abandonnĂ© les hommes au mal et au chaos. Tu me reproches de ne pas avoir envoyĂ© de justicier pour rĂ©parer les plaies du monde, peut-ĂȘtre as-tu raison. Je vais donc accĂ©der Ă ta supplique, et envoyer sur cette terre maudite un justicier, un dĂ©fenseur du bien et du beau, un noble guerrier qui montrera lâexemple par son courage et sa compassion, et qui traquera et combattra sans rĂ©pit ceux que tu nommes les scĂ©lĂ©rats. Marken-Willnar Von Drakenströhm, de ce jour, tu es mon paladin. Va, rĂ©pands la justice et lâamour partout oĂč tes pas te conduiront.
Marken, dans un effort surhumain, releva la tĂȘte et interrogea le dieu du regard. Pourquoi, demandait-il, pourquoi me choisir pour cette tĂąche ?
â Sache, Marken, que ceci est la derniĂšre chance qui te sera offerte dâĂ©chapper Ă ce juste chĂątiment dont tu viens dâavoir un aperçu. Te voici maintenant mon paladin, et pour le rester, il te faudra agir comme un paladin. Mais gare Ă toi si dâaventure, par des actes indignes, tu perdais cette qualitĂ©, car tu serais alors sans attendre prĂ©cipitĂ© dans la GĂ©henne.
â Je⊠jeâŠ
â Nâoublie pas que dĂ©sormais, Marken, lâange AzymaĂ«l tâaccompagnera en tous lieux. Va sans crainte pourfendre le mal, car toujours je serai avec toi. Jâai lâĆil sur toi, Marken, oh oui, jâai lâĆil sur toi.
Et Hegan, dieu de la Loi, disparut progressivement du monde des mortels, ne laissant derriĂšre lui quâun rire, et lâange AzymaĂ«l, impassible.
AussitĂŽt que le dieu eut quittĂ© la clairiĂšre, Vertu, Morgoth et Xyixiantâh retrouvĂšrent leur libertĂ© de mouvement, et se portĂšrent au secours du Chevalier Noir, plus mort que vif. Ils le rĂ©confortĂšrent, le soignĂšrent, on eut dit que son Ăąme avait Ă©tĂ© brisĂ©e. Bien que paralysĂ©s, ils nâavaient rien perdu ni du combat, ni de lâintervention divine, et comprenaient que leur compagnon vivait une expĂ©rience des plus difficiles. Il finit par sombrer dans le sommeil.
Lorsquâils se retournĂšrent, lâange avait disparu, sans un bruit. Un hibou blanc, perchĂ© sur une branche au-dessus du camp, les contemplait fixement. Bien quâils fussent Ă bon droit suspicieux, ils retournĂšrent Ă leurs couvertures et rejoignirent Mark au pays des songes.
Ils dormirent fort longtemps, et lorsquâils sâĂ©veillĂšrent, une brume Ă©paisse voilait les collines alentours, donnant Ă la scĂšne un air de rĂȘve. Seul le cadavre du paladin allongĂ© dans lâherbe attestait que la scĂšne de la veille nâĂ©tait pas un cauchemar. Lorsque Mark se leva, sa mine Ă©tait grise, et il nâavait nulle intention de faire des discours. Un canari blanc se posa sur son Ă©paule, et sembla lui murmurer quelque chose Ă lâoreille. Il se retourna vers ses compagnons et, entre ses dents serrĂ©es, avec dans la voix des accents meurtriers, leur dit :
â Donnons Ă ce fier combattant de la loi une digne sĂ©pulture, gnagnagna.
Comprenant que câĂ©tait un commandement divin, ils sâexĂ©cutĂšrent, et enterrĂšrent Jehan de Garofalo, en armure, au bord du ruisseau, avec une belle pierre dessus. Vertu jugea utile de faire rĂ©citer Ă Xyixiantâh une priĂšre des morts. Mark allait planter lâĂ©pĂ©e Ă la tĂȘte de la tombe, comme le voulait lâancienne coutume des guerriers, lorsquâun gazouillis du petit oiseau retint son bras.
â Quoi ?!?
â Cuicui !
â Oh non, merde, quand mĂȘme pas la Holy Avenger !
â Cui !
Et obĂ©issant Ă lâinjonction, le Chevalier noir prit lâĂ©pĂ©e de justice, la glissa dans son fourreau, sâassit lourdement les pieds dans lâeau, prit son visage dans ses mains, et sanglota sans retenue. Morgoth, tendant lâoreille aux borborygmes qui Ă©manait du guerrier abattu, crut entendre :
â JusquâĂ la lie ! JusquâĂ la lie !
Lorsquâil fut remis, ils reprirent la route. Ils franchirent cols et vaux, bois et riviĂšres, parvinrent sans encombres jusquâĂ la route, quâils ne quittĂšrent plus jusquâĂ Banvars, capitale et principal attrait du royaume de MisĂšne.
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1. Il avait prĂ©tendu sây connaĂźtre en chevaux, car il en avait dissĂ©quĂ©s plusieurs durant ses Ă©tudes. Il se rendait maintenant douloureusement compte du gouffre sĂ©parant la thĂ©orie de la pratique. p
2. Mark fredonna alors quelques mesures de « Mister Lovergod â Shabba » pour appuyer son propos.
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