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LEMONDE pour Le Monde.fr | 28.02.11 | 18h18
Ice Berg : Les "psy" constatent-ils une augmentation des consultations pour des
probl mes relationnels ou de comportement li s l'utilisation grandissante et
pr coce des crans ?
Oui, les psychologues et les psychiatres sont aujourd'hui norm ment consult s
pour l'usage jug excessif des jeux vid o ou des nouveaux r seaux sociaux.
Pol : Comprenez-vous l'angoisse des parents sur ce sujet ou la trouvez-vous
disproportionn e ?
Les parents ont raison d' tre inquiets, mais pas pour la raison qu'ils croient.
La consommation excessive d' crans l'adolescence n'est, en r gle g n rale,
pas le signe de troubles psychologiques. En revanche, c'est vrai que la fr
quentation excessive des crans peut nuire d'autres activit s, et les parents
doivent la r guler.
Tom : Pendant quelle dur e quotidienne doit-on autoriser les enfants tre
devant des crans (ordinateur, t l vision) ?
L'Acad mie am ricaine de p diatrie a propos en 1999 un guide pour les parents
: pas d' cran avant 2 ans (les sp cialistes s'accordent aujourd'hui parler de
3 ans), une heure par jour entre 3 et 6 ans, 2 heures entre 6-9 ans et 3 heures
au-del . Mais il s'agit de temps r el global, incluant la t l vision,
l'ordinateur pour jouer, l'ordinateur pour travailler, la console portable...
Yan : La t l vision et les jeux vid o font partie de leur poque et de leur
quotidien. Comment ne pas les mettre en marge sans tout leur interdire et
rentrer en conflit avec leur d sir qui semble d' tre en phase avec leur temps ?
Pourquoi dit-on que les parents doivent cadrer le temps de jeu ? Parce qu'
l'adolescence, les jeunes n'ont pas encore acquis la possibilit de r guler
eux-m mes leurs impulsions. Ils ont de la difficult suivre les d cisions
qu'ils jugent pourtant les plus raisonnables pour eux. C'est pourquoi les
parents doivent veiller ce que les jeux vid o n'occupent qu'une partie du
temps de loisirs. Mais en m me temps, cadrer est totalement insuffisant. Parce
que les jeux vid o comportent beaucoup d'aspects positifs et que les parents
ont tout gagner s'y int resser.
Quand les parents accompagnent en s'int ressant aux jeux de leurs enfants, ils
savent cadrer avec beaucoup plus d'intelligence et d'efficacit . Cadrer sans
accompagner est aussi inutile que vouloir accompagner sans cadrer. Les deux
sont indispensables.
Latemotiv : Un enfant face tous ces crans peut-il devenir fou ? Et perdre la
relation au r el ?
Jlrenck : Qu'en est-il des rep res d'espace et de temps chez des jeunes riv s
sur ces fen tres "magiques" par lesquelles virtuellement les distances
s'abolissent, et l'imm diat devient la norme ? Des signes perceptibles de
"mutations", d'incomp tences spatio-temporelles, etc., ont-ils t observ s ?
La pratique des jeux vid o, comme celle des nouveaux r seaux sociaux, modifie
le rapport l'espace, au temps, la construction de l'identit , et la place
que nous donnons aux activit s partag es et aux activit s solitaires.
Mais une semblable r volution a d j accompagn d'autres grandes innovations
comme l'invention de l' criture, et, dans une moindre mesure, de la diffusion
du livre gr ce l'imprimerie. Les modes de fonctionnement nouveaux rep r s
chez les enfants et les adolescents ne sont ni meilleurs ni pires que ceux
auxquels nous sommes traditionnellement familiers.
La culture des crans est en train de remplacer celle du livre. Face ce
bouleversement, le pourcentage d'enfants pr sentant des troubles mentaux reste
stable, et eux seuls courent le risque de d velopper des pathologies. Il ne
faut pas confondre la sph re d'activit dans laquelle une pathologie est rep r
e avec la cause de celle-ci.
Docteur Olive : L' cran est-il comparable de la drogue, tant au niveau
chimique (dopamine...) que psychologique ?
Elvire : L'utilisation quotidienne de consoles de jeux ou d'Internet ne
peut-elle pas g n rer des m canismes addictifs chez les enfants ? Je constate
que mes enfants ont parfois du mal "d crocher" si je ne les y invite pas
fermement.
Dans les ann es 1990, Aviel Goodman a d velopp l'id e qu'il existerait des
addictions sans substance. Mais ce jour, il n'y a pas de consensus des sp
cialistes sur l'existence d'une addiction l'Internet, au virtuel ou aux jeux
vid o. Pourquoi ? Parce que plus ces jeux voluent, et plus ils donnent de
l'importance la socialisation via Internet.
Evidemment, l' tre humain adore changer, ou plus pr cis ment bavarder, et nous
connaissons tous cela. Mais on ne peut pas dire pour autant qu'il existe une
addiction au bavardage. Et c'est ce que font aujourd'hui la plupart des
adolescents quand ils vont sur les jeux vid o ou les r seaux sociaux : bavarder
avec leurs copains. Le seul probl me est chez ceux qui vont dans les jeux vid o
pour jouer seuls. C'est pourquoi les parents doivent toujours poser la question
leur enfant : "est-ce que tu joues seul ou avec d'autres ?" Jouer seul est le
plus inqui tant, et si l'enfant r pond qu'il joue avec d'autres, il faut lui
demander s'il joue avec d'autres qu'il conna t ou qu'il ne conna t pas. La r
ponse la plus rassurante est celle o il retrouve le soir dans ses jeux des
camarades de classe qu'il c toie la journ e.
Adrien : Les r seaux sociaux ne sont-ils pas des lames double tranchant :
d'un c t , l'incroyable possibilit pour qui l'utilise d' changer en temps r el
et, de l'autre, un cloisonnement autour d'un cran, une certaine solitude face
l' cran ?
Dans les r seaux sociaux, on n'est jamais seul, par d finition. D'autant plus
que des tudes ont montr que les jeunes, la diff rence des adultes,
retrouvent pr f rentiellement dans ces r seaux des personnes de leur ge,
qu'ils connaissent par ailleurs. Les adultes cherchent plut t rencontrer des
inconnus, avec le d sir d'avoir des aventures...
Lapin : L' cran ne risque-t-il pas de remplacer le parent en terme de
transmission de normes et de valeurs ?
Il y a longtemps que les enfants cherchent dans les crans des rep res pour
savoir comment devenir "grand". La t l vision et le cin ma ont toujours
constitu de tels rep res. Et partir de l , tout se joue autour de la
relation que les enfants ont avec leurs parents. Si ceux-ci fonctionnent selon
des r gles claires et fiables, les enfants renoncent vite appliquer les
recettes qu'il leur semble d couvrir sur les crans. Mais si les parents n'ont
pas de tels rep res, ou, pire encore, se d tournent de leurs enfants, ceux-ci
vont videmment tenter d'appliquer les mod les des crans.
C'est la m me chose aujourd'hui avec tout ce qu'ils trouvent sur Internet. S'il
y a une diff rence, elle est seulement dans le fait que sur Internet, ils sont
non seulement en contact avec des mod les, mais aussi avec la communaut de
leurs camarades, ceux qu'on appelle les pairs. C'est pourquoi aujourd'hui, les
enfants sont beaucoup plus d pendants des mod les pratiqu s par leurs camarades
que par le pass . Mais, comme par le pass , la capacit des parents de proposer
des rep res fiables et r currents reste essentielle.
Mimie : Je n'ai pas la t l la maison, seulement un ordinateur sur lequel mes
enfants regardent de courts dessins anim s. Je passe pour un extra-terrestre
mais je me dis que c'est mieux comme a. Mais cela peut aussi tre double
tranchant...
De plus en plus de parents pr occup s par l'influence des crans sur leurs
enfants pr f rent leur mettre des DVD plut t qu'allumer la t l vision. Les r
gles fix es par l'Acad mie am ricaine de p diatrie en 1999 doivent s'appliquer
de la m me mani re pour ce qui concerne le temps d' cran.
Mais cette formule pr sente un avantage consid rable : permettre l'enfant de
choisir ce qu'il va regarder, de le regarder plusieurs fois s'il en a envie, ce
qui lui permet de comprendre mieux l'histoire et de d velopper sa m moire. En
revanche, ce choix peut conduire l'enfant ignorer l'existence de feuilletons
ou de dessins anim s dont ses camarades vont lui parler. Mais l'exp rience
montre que les enfants dans cette situation s'en d brouillent tr s bien et
qu'il n'y a pas d'inqui tude avoir, d'autant plus qu'ils s'arrangent toujours
pour regarder la t l vision chez leurs copains ou... chez leurs grands-parents.
Si les parents n'allument jamais la t l vision, il vaut mieux qu'ils expliquent
leur enfant que c'est leur choix mais qu'ils sont tout fait dispos s quand
m me parler de ce que l'enfant pourra voir ailleurs qu' la maison.
Glagla : Les adultes ne sont-ils pas les premiers donner le "mauvais exemple"
en passant eux-m mes de nombreuses heures chaque semaine consulter leurs
mails ou changer avec leurs amis sur les r seaux sociaux ?
Une r cente tude am ricaine a montr que les enfants qui regardent le plus la
t l vision sont ceux dont les parents regardent le plus la t l vision...
Autrement dit, si des parents veulent que leurs enfants la regardent moins, le
mieux est qu'ils commencent eux-m mes par r duire leur propre temps d' cran.
Pour ce qui concerne l'utilisation des jeux vid o en r seau, il semblerait que
le fait d'avoir un parent qui joue est plut t dissuasif pour l'enfant de jouer
: le jeu vid o est en effet v cu comme une mani re de fuir les parents, et si
eux-m mes sont joueurs, l'enfant court toujours le risque de se voir donner des
conseils qui l'emp cheront de cultiver l'illusion de fuir l'influence des
parents, notamment du p re.
Enfin, pour ce qui concerne les nouveaux r seaux sociaux, les jeunes y cr ent
leur propre territoire, quel que soit l'usage que les parents en font de leur c
t . Finalement, mon avis, l'important est plut t de cr er dans la famille
des moments o chacun peut parler de ses propres usages des crans. Et le
moment privil gi pour cela me para t tre le repas du soir pris en commun...
sans cran, justement pour parler des crans.
Jos : Quels sont les r els d sagr ments d'une pratique excessive des crans
chez les jeunes enfants (3-6 ans) ? Pouvez-vous les d crire pr cis ment ?
Entre 3 et 6 ans, des tudes ont montr qu'il est essentiel que l'enfant ait
des activit s impliquant l'utilisation de ses dix doigts. C'est pour cela que
traditionnellement, l'enfant cet ge tait invit r aliser des d coupages,
des pliages, des collages, des coloriages... C'est en effet cette activit des
dix doigts qui permet la maturation des r gions c r brales qui permettent
l'appr hension des objets en trois dimensions. C'est pourquoi il vaut mieux
viter le plus possible que l'enfant cet ge-l utilise une console de jeu qui
ne mobilise que deux ou quatre doigts. Et il faut en particulier bannir compl
tement les consoles mobiles (Nintendo DS ou PSP), qui accaparent toute
l'attention de l'enfant.
Au-del , le d sagr ment principal est la r duction des autres activit s et la r
duction du temps disponible pour en avoir. Il y a tellement de choses
apprendre cet ge.
Mais on ne peut pas non plus mettre sur le m me plan la pratique d'un jeu vid o
et l'exploration de sites Internet. Pour un temps d' cran gal, prendre en
compte le type d'activit est essentiel. Tout ce qui socialise l'enfant
travers l' cran et tout ce qui l'invite se poser des questions et r soudre
des probl mes impr vus, favorise son d veloppement. A l'inverse, toutes les
activit s de jeu r p titives, st r otyp es, et plus encore solitaires, sont
inqui tantes.
Destouche : Que pensez-vous des projets de l' ducation nationale qui veut que
les NTICE (nouvelles technologies de l information, de la communication, et de
l enseignement) envahissent le champ ducatif et que les coles deviennent des
cyber-caf s ?
Le corps enseignant n'est pas pr t laisser transformer les coles en cybercaf
s ! En revanche, l' cole a un r le capital jouer (comme les parents, mais
diff remment d'eux) pour que les enfants soient introduits de la meilleure fa
on aux nouvelles technologies. L' cole doit expliquer aux enfants d s l' cole
primaire les trois r gles de base d'Internet : tout ce qu'on y met peut tomber
dans le domaine public ; tout ce qu'on y met y restera ternellement ; et tout
ce qu'on y trouve est sujet caution, parce qu'il est impossible de rep rer
les images de la r alit des images falsifi es.
L' cole a galement un r le essentiel jouer pour expliquer aux enfants les
mod les conomiques qui sous-tendent Facebook, YouTube, Dailymotion..., et
aussi l'importance du droit la dignit et du droit l'image. Avant d' tre un
lieu o l'on utilise les nouvelles technologies, l ' cole doit tre un lieu o
les enseignants les connaissent suffisamment pour mettre les enfants en garde
contre leurs dangers et leurs pi ges.
Quant l'utilisation des nouvelles technologies l' cole, les mod les sont
encore l' tude. On s'oriente aujourd'hui dans deux directions : d'abord, la
mise au point de jeux vid o travers lesquels les enfants puissent acqu rir
des apprentissages utiles (jeux qu'on appelle "serious games") ; et ensuite,
l'utilisation des outils num riques que les enfants poss dent, commencer par
leur t l phone mobile et leur iPod. La meilleure mani re qu'ils n'utilisent pas
ces machines pour s' chapper des cours est encore de les obliger travailler
avec ! Mais nous ne sommes qu'au d but de ces recherches.
Anna : Je constate (mes coll gues aussi) chez mes l ves de 9 ans de grosses
difficult s de concentration et une nette tendance au zapping. Est-ce li aux
jeux vid o et la t l vision ?
Le cerveau des nouvelles g n rations, et d'ailleurs de tous ceux qui sont gros
consommateurs de nouvelles technologies, ne fonctionne plus comme par le pass .
Le d sir d'obtenir une r ponse rapide, le fait de passer rapidement d'un sujet
un autre, la difficult de concentration, tout cela fait partie des nouvelles
fa ons de fonctionner. C'est vrai qu'elles sont inadapt es au syst me
d'enseignement traditionnel. Mais le probl me est que rien ne prouve ce jour
qu'elles soient inadapt es au fonctionnement qui sera exig de chacun d'entre
nous dans dix ou vingt ans. On voit d j de jeunes employ s qui sont incapables
de se concentrer sur une seule t che et passent sans cesse de l'une l'autre
pour les r soudre en parall le, et non plus successivement. C'est tr s d
routant pour les vieux cadres qui les regardent. Mais ils arrivent faire le
travail pas plus mal que leurs a n s, m me si la m thode para t d router la
logique qui veut qu'on r solve plusieurs t ches de natures diff rentes les unes
apr s les autres. Voil le genre de paradoxe auquel il faut nous habituer.
Certains p dagogues am ricains sugg rent m me que la seule chose qu'il faudrait
apprendre aux l ves serait la programmation de machines, car demain l'humanit
se divisera en deux : ceux qui savent les utiliser (pensons nos smartphones
d'aujourd'hui !) et ceux qui sauront si mal le faire qu'ils seront rapidement
marginalis s. C'est pourquoi les enseignants doivent s'engager eux-m mes dans
l'usage des nouvelles technologies pour mesurer l'ampleur des bouleversements
qu'elles imposent au fonctionnement psychique et aux proc dures
d'apprentissage, et relativiser leurs dangers possibles.
Didon : Comment choisir les dessins anim s que peuvent regarder des petits
enfants partir de 2 ans et demi ?
Rappelez-vous que le Conseil sup rieur de l'audiovisuel a repris son compte
le slogan "Pas d' cran avant 3 ans". Cela ne signifie pas qu'un enfant soit
menac dans son d veloppement s'il regarde une demi-heure ou une heure de t l
vision par jour. Mais cela signifie qu'il a toujours mieux faire, parce qu'
cet ge-l , ce qui importe, c'est qu'il puisse interagir avec le monde
environnant d'une mani re qui fasse intervenir tous ses sens.
La t l vision nous offre une relation r duite la vue et l'audition. Si un
enfant n'a jamais l'occasion de regarder les programmes que les parents
regardent pour eux, pourquoi en effet ne pas lui mettre de temps en temps un
dessin anim ? Mais avant l' ge de 3 ans, et m me un peu au-del , il n'y
comprendra rien de toute fa on. Seuls comptent le rythme, qui doit plut t tre
lent, et les couleurs, plut t harmonieuses...
Tom : Pensez-vous qu'il y a un ge limite pour avoir un t l phone portable ?
L' ge auquel les parents ach tent un t l phone portable leur enfant baisse de
plus en plus. Il n'est pas rare aujourd'hui de voir des enfants en poss der en
CM1. La seule chose que je peux dire aux parents, c'est que plus t t un enfant
aura un t l phone portable, et plus rapidement il s' loignera de ses parents. A
partir de l , tout d pend donc de leurchoix...
La "une" du "Monde Magazine" dat 26 f vrier.DR
Chat mod r par Emmanuelle Chevallereau