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L'image c'est la mort

Je ne sais pas quoi faire. AprÚs tout, l'esthétique et l'image semblent peu importer aux anarchistes, et je pense que ce sentiment et ce point de vue deviennent de plus en plus compréhensibles pour moi. Il y a dans l'image, qu'elle soit singuliÚre ou multiple, traitée avec soin ou non, une qualité statique qui fige tout dans son cadre et rayonne une staticité autour de soi aussi. L'image est un moment dans le temps, non pas son accumulation. Il n'y a pas d'image qui traduise un procédé, il y a seulement des images qui, aprÚs le procédé de leur création, se retrouvent à éteindre celui-ci. La fin de la création est la mort du mouvement, et une image en est la tombe. Re-présentation. Ce qui s'est présenté une fois déjà tombe dans les ténÚbres, c'est là ou l'image conçue comme une représentation tente de relever le corps, le cadavre d'un geste, rongé par les scissions qui ont suivi le mouvement. C'est à la mémoire d'un défunt qu'on érige une image, c'est dans son absence qu'on la regarde. Mao, Staline, Lénine le savaient bien. Les familles se retrouveraient-elles à penser ces derniers comme des monolithes, des murs d'idées, s'ils n'avaient pas l'obligation culturelle d'ériger leur portrait dans leur foyer? Non, ils verraient ces pÚres de la misÚre rouge comme ce qu'ils sont: des humains qui traversent le tissu de l'existence en se pliant et se mouvant comme les connexions synaptiques dans les plis de notre cerveau, jamais statiques, toujours malléables. Surtout, emprisonnés dans l'écoulement du temps, forcés à travailler les changements qui les traversent. Il n'y aurait pas de pensée à une personne sans son image statique.

Alors pourquoi les anarchistes s'efforcent de faire de mĂȘme? Leur image aussi est une image de la mort. On commĂ©more avec des banniĂšres, des drapeaux, et des portraits des maĂźtres Ă  penser. A quel but sinon celui de se rappeler de leurs leçons? Mais celles-ci ont Ă©tĂ© faites il y a longtemps, et ce n'est pas que le passage du temps qui remet en cause leur place. Les contextes sont vastement diffĂ©rents, quoi qu'en disent les anarchistes-mĂȘme, en placant des nĂ©o- devant fĂ©udalisme, royalisme, libĂ©ralisme, etc. On s'efforce de crĂ©er des liens entre hier, il y a 50 ans, et aujourd'hui, pour pouvoir changer demain, pour que dans 50 ans on n'ait plus Ă  le faire. Oublie-t-on la validitĂ© historique d'aujourd'hui? Pourquoi comparer notre condition actuelle Ă  celle du dĂ©but des annĂ©es 1920, le monde et ses Ă©vĂšnements contemporains ne sont-ils pas assez lourds, assez grands et significatifs que pour tenir sur leurs propres pieds? Pourquoi faire revenir des images d'autrefois, soient-elles faites aujourd'hui ou non, alors que nous nous rendons devant un monde qui est animĂ©, qui vit? Pourquoi vouloir y plaquer des images qui le reprĂ©sentent alors qu'il est lĂ  et qu'il bouge?

Toute image est hors de notre contrĂŽle. Une fois faite, elle est un paquet d'informations, et nous ne pouvons rien y oter ni ajouter. Elle ne changera rien en elle-mĂȘme non plus. Nous n'avons que le contrĂŽle sur ses moyens de diffusion et sur ses ancrages physiques, Ă  savoir une matiĂšre sculptĂ©e, un papier imprimĂ©, ou un fichier numĂ©rique. Quand on a Ă©rit "a" sur la feuille, c'est que nous avons arrĂ©tĂ© de le faire, que notre main n'est plus dans ce geste. L'encre de notre plume sur le papier tente de faire revenir ce moment, de le suggĂ©rer, ou de faire pratiquer son souvenir.

Les anarchistes ont raison de ne pas se fier Ă  l'image, car celle-ci les arrĂȘterait. S'ils s'efforcent de se prĂ©senter Ă  traver elle, ils ne verront que ce fameux cadavre, comme se regarder dans un miroir, l'inabilitĂ© d'affecter le visage en face librement. A tout moment on pourra publier une nouvelle image, sauf que celle-ci sera tout autant morte. Ce n'est qu'un instant qui y est prĂ©sent, et l'instant n'est pas un Ă©coulement de temps. L'image du mouvement anarchiste n'est que l'aspect de sa mort. On ne peut plus agir si on devient image, si on devient symbole. Une affiche "nous sommes tous antifascistes" ne dit que "fut un temps, nous pensions que nous Ă©tions tous antifascistes" - elle ne dit rien sur le prĂ©sent. Hormis son utilitĂ© nostalgique, une affiche anarchiste n'a pas plus de raison d'exister. DĂšs l'achĂšvement de sa crĂ©ation elle n'est plus que matiĂšre pour les historiens, qui inventeront des rĂ©cits sur le "comment, quand, oĂč, pourquoi" elle fut.

Elle deviendra aussi un grain de sable dans l'arsenal de la récupération des images, pour que d'autres qui ne l'ont pas créée se fassent paraßtre pareils à ceux qui en revanche l'ont créée.

Tout celà est certainement trÚs négatif, pessimiste et voué à ne faire découler que la tristesse. Je le ressens, et c'est bien voulu. Comment travailler la mort? En faire découler une utilité? Une poésie? Un parnassiennisme Gautiéresque?

Peut-ĂȘtre que travailler l'image graphique anarchiste me mĂšne plus fort que toute autre recherche Ă  creuser la tombe de cette derniĂšre. Peut-ĂȘtre que ma recherche de master en design graphique n'est qu'un long mot d'adieu de deux ans Ă  cette discipline.

Pour faire revivre l'image, ou plutĂŽt faire vivre une nouvelle, il ne faut jamais la terminer, ne jamais lever son crayon du papier, pour que ce premier soit violemment percĂ© et grattĂ© par ce dernier, sans jamais pouvoir se reposer. Comme les murs-hĂŽtes de graffiti, oĂč un geste efface la reprĂ©sentation d'un autre qui a eu lieu auparavant, le sauvant ainsi de sa mort figĂ©e. Il ne faut pas laisser l'image Ă©chapper au mouvement, si l'on souhaite toute autre chose que la mort. A bas le A dans le cercle, Ă  bas le chat noir, Ă  bas la figure de la main de l'ouvrier, de l'insurgĂ©, dĂ©chirez le portrait de Malatesta, de Makhno, de Ferrer et laissez-les vivre dans l'anonymitĂ© de notre pensĂ©e. Ils ont Ă©xistĂ©, leur existence a Ă©tĂ© forte, comme celle de tout autre ĂȘtre humain, assez grande et assez consĂ©quente pour n'avoir aucun besoin d'ĂȘtre re-prĂ©sentĂ©e. Faites-vous vivre vous-mĂȘme, organisez et luttez au lieu de prĂ©senter, bon dieu.

Je suis colĂšre, je l'entends, je l'assume, et c'est parce que je suis colĂšre que je peux aussi ĂȘtre et ne pas me reprĂ©senter. Ou enfin, je pensais avoir Ă©tĂ© colĂšre quand ces mots ont Ă©tĂ© Ă©crits, vous n'en saurez rien de plus Ă  travers ces mots.

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L'image c'est la mort was published on 2023-10-25