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Historique

1

J'ai toujours été seul, à part, d'aussi loin que je me souvienne.

Si l'on voulait chercher des raisons, nous pourrions certainement en trouver dans mon intérêt précoce pour les livres, activité solitaire. Les premiers bouquins que j'ai dévorés sont des romans de Sherlock Holmes. La construction de mon mode de pensée, mais également de mon vocabulaire et de mes tournures de phrases, s'est faite sur des auteurs du XIXᵉ siècle. Mes récréations se passaient invariablement sous un préau le nez dans un bouquin, dédaignant une quelconque activité sociale ou sportive. Lorsque l'on me privait de mes livres, je protestais en marchant en rond dans la cour, penseur péripatéticien avant l'heure. J'avais déjà plus d'affinités avec des auteurs morts qu'avec mes contemporains.

Une autre raison possible serait notre isolement familial. Nous avons toujours vécu à la campagne. Notre famille s'est renfermée sur elle-même, mes parents avaient peu voire pas d'amis, nous étions « le clan ». Je ne dis pas que je ne pouvais pas aller voir des camarades de classe, mais pourquoi demander à ses parents de faire plusieurs kilomètres quand eux-mêmes ne semblaient pas sortir ?

Arrivé en dernière année de primaire, l'institutrice demandera à mes parents pourquoi ils ne m'avaient pas fait sauter une classe. Je voulais à l'époque exercer un métier dans la cryptologie. C'est le début d'une affection de bien des enseignants à mon égard, ce qui, bien entendu, empirait ma cote sociale.

Si j'ai pu me faire quelques amis au collège, sur quatre années je peux facilement en compter deux passées à simplement fixer un mur, assis dans un escalier. Sur les dernières, le besoin d'affection faisait prendre n'importe quelle jeune fille comme cible de mes amours, toujours sans succès. Une camarade m'expliqua qu'il me faudrait attendre l'université, que les filles n'étaient pas encore assez mûres pour moi...

Ce besoin de trouver une « âme sœur », quelqu'un qui me comprenne parfaitement, m'a suivi au lycée. Je passai la première année à être une sorte de confident d'une grande partie des jeunes femmes de la classe. Ma capacité d'écoute attire nombre et nombre de gens, même parmi les plus étranges, mais passons. Confident, certes, mais cordialement détesté par l'ensemble de la gent masculine pour cette proximité, et la partie féminine me percevait plus comme « l'ami gay » que comme potentiel petit ami.

Du fait d'une bourde de ma part, due à un excès de confiance mal placé, j'ai terminé les deux dernières années de lycée comme cible d'un harcèlement public, le genre qui se produit quand un établissement tombe sur la sextape d'une jeunette, la poussant au suicide. Une solitude agressive, seulement ponctuée de quelques moments avec une première petite amie. Pas l'âme sœur intellectuelle recherchée, toutefois.

L'iut informatique commençait d'ailleurs par sa rupture. Parmi les premiers de la promotion, j'avais dès le premier semestre le niveau pour corriger les travaux des professeurs, qu'ils fussent pompés sur Internet ou simplement truffés de fautes. J'aurais sans doute sombré si je n'avais pas découvert les paradis artificiels, et lié d'amitié avec une petite communauté de Dionysos en herbe, faisant passer mes émotions avant ma raison.

La seconde année marqua le début de ma plus importante histoire d'amour. Puis le passage en philosophie, les meilleures années de ma vie. J'avais tout pour moi : ce qui pouvait le plus se rapprocher de la sœur tant recherchée, des camarades passionnants pouvant me comprendre, mon propre appartement... Bref, je vivais.

Mais rapidement survint un problème qui s'insinua en moi : plus je philosophais, plus je me coupais du monde commun. Il me devenait progressivement de plus en plus difficile d'éteindre mes pensées, au point de n'en pas trouver le sommeil. Les conversations anodines sur la météo m'irritaient. Je ne comprenais pas comment des gens au premier abord intelligents pouvaient à ce point mal guider leurs pensées. J'en vins à haïr la cause qui se présentait à moi : la philosophie universitaire qui travestissait la discipline pour en faire une quête sans fin du système de pensée parfait. Je faisais mien le mantra de Descartes : il ne faut pas philosopher plus de quelques heures par an, et agir à partir de ce que l'on a produit.

La situation était explosive. Quand ma petite amie partit en voyage d'étude, je sombrais dans une profonde dépression, délaissant mes études, passant mes journées seul. J'aurais sans aucun doute pu obtenir cette licence, si je m'y étais attelé ne serait-ce que quelques heures par semaine.

Quand mon aimée revint, elle insista pour que l'on vive ensemble dans une autre ville. Le plan était simple : je trouvais du boulot, elle finissait ses études, tout cela dans le bonheur, la joie et l'allégresse. Ayant englouti mes maigres économies dans ce projet, sans amis à des dizaines de kilomètres à la ronde, je tentai avec acharnement de décrocher un job. N'importe lequel. Même au Service civique. Sans succès. Le reste du temps, je m'appliquais à devenir le parfait homme de maison, accomplissant toutes les tâches ménagères dans la solitude de notre appartement commun. Ce qui devait arriver arriva. Elle se sépara de moi après quelques mois de ce ménage, me laissant infortuné, brisé, sans but.

De retour au domicile parental, j'ai sombré. Mes amis éparpillés, sans le sou, je n'avais pour seule chaleur humaine que les messages envoyés par quelques proches. Et si la situation s'est quelque peu améliorée depuis, elle reste pour moi indépassable.

L'espoir de trouver un emploi s'envole un peu plus chaque jour. L'éventualité de partager ma vie avec quelqu'un reste inatteignable au vu des quelques courtes aventures au détour de sites de rencontres. Dans le peu d'interactions sociales qu'il m'est possible d'effectuer, je sens bien que la fatigue me submerge. Mes facultés cognitives ne sont plus suffisantes pour être en mesure de débattre quand l'occasion se présente, de toute manière.

Bref, je ne vois pas d'avenir. Le plus drôle, c'est que j'ai toujours su que je ne passerai pas la trentaine. J'avais surpris un de ces enseignants qui m'avait à la bonne lorsque, sur une fiche de début d'année, j'avais inscrit « mourir à trente-trois ans » comme projet d'avenir. Ce n'était pas pour le symbole christique, je suis agnostique. Je ne peux tout simplement pas me projeter au-delà.

La mort me panique, mais elle m'a longtemps appelé. Ce n'est pas tant de la fascination qu'une présence qui rôde autour de moi, seule compagne de ces années de solitude, revenant régulièrement me tenter après m'avoir laissé quelque répit. Ces derniers mois, elle se fait plus pressante, justement parce qu'elle sait que je n'ai plus de cartes à lui opposer. Un dernier coup de poker, peut-être ?

2

Nous nous vendons au monde exactement comme une entreprise vend un produit. Nous utilisons les mêmes codes, les mêmes méthodes marketing, publicitaires. Nous sommes devenus des produits à vendre. Professionnellement, sur le marché du travail. Sentimentalement, sur les sites et applications de rencontre. Personnellement, dans nos amitiés, nos relations. Psychologiquement, dans notre rapport à nous-mêmes et dans notre perception du moi.

J'ai joué l'autruche trop longtemps. Je pensais naïvement que cela ne concernait qu'une partie un peu abrutie de notre génération. Vous savez, celle dont les médias traditionnels aiment à se gausser. Mais j'ai rencontré certaines personnes plus jeunes, j'ai ouvert les yeux sur certains problèmes de féminisme. C'est l'air du temps, cela s'est aggravé avec la socialisation globale. Le monde est passé dans le paraître. C'est l'analyse que l'on donne à l'élection de Trump ces derniers mois : les faits n'ont plus d'emprise, seules comptent les émotions. À présent, le seul critère pertinent pour juger une œuvre artistique, cinématographique, vidéoludique, c'est de savoir si elle nous plaît ou non. Il suffit de prendre un bain dans les commentaires Youtube, Facebook, sur Twitter pour s'apercevoir qu'une critique argumentée ne sert plus à rien ; la popularité vient de l'émotion, plus du rationnel. Ce n'est pas un phénomène nouveau, après tout le marketing politique existe depuis des décennies. Ce qui est nouveau, c'est surtout l'ampleur que prennent les événements.

Je suis largué face à tout ça. Moi, le petit ouvert d'esprit qui voit plus loin que le strabisme de cette fille, que le surpoids de cette autre, le superficiel m'ennuie. L'émotion, c'est bien, mais sans intellect je me dessèche.

Je faisais cette réflexion à une amie : sur Tinder --et même sur les autres sites de rencontre--, les filles se ressemblent toutes. Les produits sont les mêmes. Tout y est sans saveur, les imperfections y sont gommées, tout ce qui pourrait faire l'épice, le sel d'une personne est aseptisé. Le comble, quand la *catchphrase* de Meetic est « si vous n'aimez pas vos imperfections, quelqu'un les aimera pour vous » !

Alors comment trouver de l'intérêt pour ce monde d'images ? Moi qui, de tout temps, ai recherché l'être en-soi et non son image, comment m'insérer dans cette société qui glorifie le paraître ? Si toutes les personnes se valent, comment faire un choix qui sera réellement impactant ? N'allons-nous pas vers une réduction à la moyenne, dans les relations sociales comme dans notre propre construction de nous pour coller à cette société ? Et, de là, comment s'étonner du malaise profond que peuvent ressentir celles et ceux qui ne sont plus en adéquation avec l'image que la société impose ?

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