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Fin dâun aprĂšs-midi de printemps, Ă moins quâil ne sâagisse dâun hiver dĂ©clinant. Peu importeâŻ; Ă ce moment de lâhistoire, toutes les saisons se ressemblent. Ce nâest pas vraiment le hasard qui a poussĂ© le conducteur de la petite auto Ă emprunter cette rue, Ă moins que le hasard ne consiste Ă rejouer quasi quotidiennement le mĂȘme rituel. Sans doute veut-il sâassurer que la maison est toujours lĂ , sans doute espĂšre-t-il sans trop y croire quâil aura droit, aujourdâhui plutĂŽt quâun autre jour, Ă lâune de ces apparitions Ă©phĂ©mĂšres qui vous tordent lâesprit, sans doute se prĂ©pare-t-il sans trop y croire Ă lâimprobable promesse dâune belle embardĂ©e.
Pourtant, le non-hasard fait parfois bien les choses, car la voici justement qui rentre chez elle. Marche sur le trottoir, perdue dans ses pensĂ©es. Ralentit Ă lâapproche du portail, le pousse, rejoint lâentrĂ©e de la maison en quelques pas lĂ©gers, presque aĂ©riens, ouvre la porte, disparaĂźt.
Embardée. Puis impulsion.
Garer lâauto le long du trottoir opposĂ©. Ouvrir la portiĂšre. Sâextirper du vĂ©hicule. Traverser la rue entre deux voitures pressĂ©es. Pousser le portail, sâengager dans lâallĂ©e, atteindre le seuil, sonner Ă la porteâŠ
Et aprĂšsâŻ? Rien, Ă©videmment rien ne peut se produire. La porte ne saurait sâouvrir, il est hors de question ne serait-ce que dâentrevoir lâintĂ©rieur de la maison. Ce nâest pas rĂ©el. Comprenez-vousâŻ? Cela ne peut, cela ne doit pas ĂȘtre rĂ©el, car Ă ce moment de lâhistoire, le verbe se nourrit de lâirrĂ©alitĂ© mĂȘme.
Ă ce moment de lâhistoire, les mots sâĂ©coulent en flots intarissables. Rien nâest tout Ă fait en ordre, ni les ĂȘtres ni les choses ne se tiennent tout Ă fait Ă leur place, les planĂštes ne suivent pas tout Ă fait la mĂȘme orbite. Il a suffi dâun simple pas, dâun tout petit pas de cĂŽtĂ©, pour obtenir ce rĂ©sultat, cet Ă©cart Ă peine perceptible qui ouvre un boulevard Ă la furieuse impatience du verbe.
Ici â disons plutĂŽt dans ce presque ici â, il y a les gens qui entrent dans les maisons et ceux qui ne peuvent quâen imaginer lâintĂ©rieur, parce que pour eux les portes des maisons ne sâouvrent jamais. Les premiers ignorent jusquâĂ lâexistence des seconds, quand les seconds ne font que rĂȘver lâexistence des premiers. RĂȘver, câest-Ă -dire aligner des mots, Ă©laborer des enchaĂźnements de phrases qui racontent sans la connaĂźtre la vie qui se dĂ©roule derriĂšre les portes closes.
La mĂȘme scĂšne se reprĂ©sentera peut-ĂȘtre demain, peut-ĂȘtre un peu diffĂ©rente â la saison aura changĂ©, les pas sur le trottoir se feront plus traĂźnants, le portail grincera dâune autre façon â, alors il faudra gommer, remplacer un mot çà et lĂ , ou bien tout rĂ©Ă©crire. Ă tout moment de lâhistoire, lâirrĂ©alitĂ© se nourrit du verbe quâelle nourrit. Ăcrire, nâest-ce pas, ce nâest souvent rien dâautre quâoffrir au serpent le festin de sa propre queue.
Mais, direz-vous, quâadvient-il du verbe lorsque les ĂȘtres et les choses reprennent leur place, lorsque tout se remet en ordreâŻ? Pour vous rĂ©pondre, il faudrait raconter la fin de lâhistoire, lâautre fin de lâhistoire. Quelque chose comme ceci :
Pousser le portail, sâengager dans lâallĂ©e, atteindre le seuil, sortir la lettre de la poche, lâintroduire et la pousser dans la fente au bas de la porte.
Bien sĂ»r, la lettre passerait sans peine de lâextĂ©rieur vers lâintĂ©rieur de la maison, en un glissement lĂ©ger, presque aĂ©rien. DisparaĂźtrait.
Les mots feraient alors festin dâeux-mĂȘmes, jusquâĂ disparaĂźtre Ă leur tour. DisparaĂźtraient aussi la maison, lâallĂ©e, le portail, les trottoirs, la rue, la petite auto, tous ces substituts au rĂ©el dĂ©sormais dispensables. Comprenez-vousâŻ? Comprenez-vous enfinâŻ?
DĂ©cembre 2019
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