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J’ai quitté mon bullshit job

2022-07-03

Après six mois de service dans la fonction publique, mon contrat arrivait à terme et je devais choisir entre accepter un renouvellement et trouver un autre emploi. Résigné à accepter, j’ai finalement annoncé mon départ de ce bullshit job – qui s’est déroulé aussi mal que je le pensais. L’expression a été popularisée par D.Graeber dans son ouvrage Bullshit Jobs paru en 2018, le terme est élégamment traduit sous l’expression plus polie de « Travail de bureau ». Plus une description du système en place que d’un guide, ce livre m’a néanmoins apporté le recul nécessaire sur l’état de l’emploi en général et mes propres aspirations. Résigné, j’étais prêt à accepter de continuer un travail qui n’a pas lieu d’être mais où je me sentais obligé de simuler des tâches au quotidien – si bien que j’en ressentais une fatigue réelle en fin de journée. Les mains liées dans un modèle qui ne correspondait pas à mes attentes, ne me permettait pas de faire usage de mes capacités – avec une paie proportionnelle — et où le manque de collaboration créait des ruptures entre les personnels, j’ai plié bagages.

Prise de poste

Mon diplôme en main, mes projets ont été modifiés de part les répercussions du contexte sanitaire. J’avais la promesse d’une bourse de thèse devant me permettre de continuer dans un laboratoire où j’aurais effectué des recherches sur la rythmicité du traitement de l’information dans le cadre de la perception de l’environnement chez l’Homme – tout un programme. Parachuté de façon précoce sur le marché du travail avec pour bagage un certificat stipulant que j’étais apte à évaluer une situation et la commenter dans un pamphlet, je n’ai eu d’autre choix que de chercher ma place. Aspirant à un poste de chercheur, je me suis résigné – faute de doctorat – à un poste plus bas dans l’échelle de la fonction publique, qui a pour avantage d’être relativement claire sur les postes existant et les salaires en jeu, et visait ainsi un grade d’ingénieur d’étude. À mon aise avec l’outil numérique et les chiffres, je pensais pouvoir m’insérer en proposant des services de biostatisticien comme promis lors de mon cursus. Deux ans après, j’attends encore de voir ce titre apparaître dans un intitulé de poste… Le marché de l’emploi est tel que selon moi il existe deux types d’emploi : celui en bas de tableau, dénommé ShitJob par D.Graeber, qui est nécessaire, mal rémunéré et socialement sujet à moqueries, et celui en haut de l’échelle, trop rémunéré, socialement bien vu, nécessitant des compétences cultivées sur plusieurs générations et, paradoxalement, souvent un travail de bureau. Faute d’expérience et par déontologie, j’ai choisi de me ranger du côté des ShitJobs à un poste suprennament Bullshit.

Bullshit job

A bullshit job is a form of paid employment that is so completely pointless, unnecessary, or pernicious that even the employee cannot justify its existence even though, as part of the conditions of employment, the employee feels obliged to pretend that this is not the case (D:Graeber Bullshit Jobs)

Comme décrit par D.Graeber, un BullShit Job, se définit par « une forme d’activité rémunérée, dont l’utilité est telle que la personne en poste ne peut justifier son existence, bienqu’elle se sente obligée de prétendre le contraire dans le cadre du travail ». Cette définition simple repose sur de multiples idées, décrites en détails dans son ouvrage. L’intitulé « Assistant d’Enseignement : Préparateur de TP » m’a laissé penser à un poste en collaboration étroite avec le corps enseignant de telle sorte à ce que l’on établisse le programme pédagogique et que je sois en charge de toutes les manipulations et préparations tandis que les professeurs se chargeraient de la partie théorique des enseignements. Il n’en fut rien.

Au quotidien, mon travail consistait principalement à faire semblant d’être occupé et parfois indiquer l’emplacement du matériel. Mon poste pouvait être entièrement remplacé par un système d’inventaire – première chose que j’ai numérisé de manière à gagner en efficacité. Cela n’est pas tout à fait exact et il me fallait également gérer les stocks – également automatisable –, en assurer la manutention – parce que les cartons sont livrés à l’entrée du bâtiment et pas directement dans la salle –, faire la vaisselle et mélanger quelques rares réactifs. Ces deux dernières tâches pourraient justifier un emploi, malheureusement dans mon cas ce n’est pas moi mais une collègue qui s’en chargeait à partir des informations que je lui transmettais. J’ai évidemment essayé de lui en reprendre une partie, mais les appareils nécessaires lui avaientt été exclusivement assignés tant sur l’autorisation d’usage que sur l’emplacement physique. Paradoxalement, personne ne semblait se rendre compte, encore moins de s’offusquer, de mon rôle de relais entre le corps enseignant, une base de données bricolée de toute pièce et une collègue qui elle même ne faisait que surveiller un lave-vaisselle et une cocotte-minute – véridique, le budget faisait que l’autoclave pour l’intégralité du bâtiment et des services était une antiquité qui s’utilise comme une cocotte-minute faisant fit des notions de sécurité. À noter que lorsque je parle de mélanger des produits, là encore, je ne m’attendais à rien et j’ai quand même été déçu. La plupart des produits étaient simplement des poudres à réhydrater et passer à la cocotte-minute selon le temps indiqué sur les emballages. Une difficulté similaire à la cuisson d’un paquet de nouilles instantanées. Pour les rares produits synthétisés de-novo, les formulations étaient tirées de classeurs antiques photocopiés et probablement obsolètes, appliqués sans une once de réflexion. Chaque produit avait sa propre éprouvette où une ligne annotée en toutes lettres indique la quantité de produits à mélanger, ceci permettant de « ne pas avoir à faire de calcul ». De toute manière, avec des produits périmés depuis un demi-siècle je vois mal en quoi ça pourrait déranger…

J’ai longtemps vu mon occupation de ce poste comme étant du sous-emploi, que mes aptitudes me permettaient de rendre automatique des tâches qui autrement demanderaient un effort. Seulement, le problème ne venait pas de là mais du poste lui-même et de l’environnement profossionnel : rien n’empêcherait de faire des économies et créer de-novo l’intégralité des produits qu’on utilisait, de même, rien ne m’empêcherait d’avoir une place visible au sein des enseignements qui, de toute manière, sont des répétitions d’une année sur l’autre voire au sein de la même année. Si la majorité de mon temps était utilisée à naviguer sur Internet, c’est avant tout à cause d’un système inefficace – et permissif, seule différence avec le secteur privé où l’effort à fournir pour simuler le travail serait plus important.

Au delà de ce sentiment de vacuité, je ne pensais pas avoir la légitimité d’occuper ce poste. Non pas parce que non qualifié pour y accomplir les tâches, mais au contraire parce que trop qualifié et privant de fait, une autre personne probablement moins qualifiée d’accéder à ce poste qu’elle mènerait avec plaisir – les goûts et les couleurs.

Prendre la porte

Mon contrat arrivé à terme, j’ai décidé de ne pas le renouveller malgré les quelques encouragements à continuer, de manière à trouver un emploi qui soit mieux payé et/ou – je ne suis qu’un Homme – qui fasse plus de sens. Une simple veille quelques jours a pourtant suffit à me rappeler comment j’en étais arrivé à la situation actuelle et pourquoi le système n’était pas prêt de changer. Non seulement les portails classiques d’offres d’emploi mais également les contemporains se voulant différent, sont remplis d’emplois ne faisant pas de sens. Est-ce que la seule solution aujourd’hui pour donner un sens à son activité est de se tourner vers l’agriculture ? À défaut, et pour la quiétude de l’esprit – et des mains –, faut’il se résoudre à des postes éprouvants ?

I believe that this instinct to perpetuate useless work is, at bottom, simply fear of the mob. The mob (the thought runs) are such low animals that they would be dangerous if they had leisure; it is safer to keep them too busy to think (G.Orwell, Down and Out in Paris and London)

Le poste ne m’offrant aucun épanouissement et – comme répété maintes fois par les collègues – n’ayant aucune perspective d’évolution, j’ai préféré quitter le groupe plutôt que d’alimenter mon malaise. Une occupation officielle me permettrait à la fois de cultiver du temps personnel et d’assurer une rentrée d’argent à la fin du mois. Le tout n’étant absolument pas exclusif que ce soit à mes contributions à l’écosystème du libre ou à la recherche d’un meilleur emploi, qui sait quel niveau de bullshit je pourrais atteindre avant d’en avoir fait le tour mais tout cela serait-il vraiment justifié ? Être – mal – payé par l’ensemble de la société, pour occuper un poste qui n’a pas de raison d’être ? J’envisage sérieusement d’appliquer la philosophie du « Fake it ’til you make it ». en mentant ouvertement sur mon CV de telle sorte à m’ouvrir les portes vers de meilleurs bullshit jobs où, je suis sur, je serai capable de simuler l’effort aussi bien – si ce n’est mieux.