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Publié le 7 mai 2023 et modifié le 8 mai 2023
Les idĂ©olangues mâintĂ©ressent depuis longtemps. Ce sont des langues qui doivent leur existence non pas aux alĂ©as des siĂšcles et des millĂ©naires, mais Ă lâactivitĂ© crĂ©ative dĂ©libĂ©rĂ©e. Câest en cela quâelles se distinguent des « langues naturelles », qui sont le fruit de lâaccumulation dâune foule de mutations spontanĂ©es plus ou moins fortuites qui les travaillent et qui les adaptent graduellement. Ces langues nous sont donnĂ©es avec le monde, et câest pour ainsi dire sans effort que nous â câest-Ă -dire lâhumanitĂ© â les avons crĂ©Ă©es et les faisons Ă©voluer.
Mais Ă ce mot dâeffort que jâemploie, il manque peut-ĂȘtre lâĂ©pithĂšte de conscient, car il sâagit en fait dâun travail colossal. Les linguistes sont bien au fait de lâinfinie complexitĂ© des systĂšmes linguistiques, et malgrĂ© les quelques deux mille quatre cents ans qui ont passĂ© depuis PÄáčini, malgrĂ© le pouvoir de la technique moderne, nous sommes encore bien loin du jour oĂč nous pourrons dire : « Voici comment fonctionne une langue. »
MĂȘme aprĂšs ce jour, lâeffort quâon devra fournir pour extraire lâinformation linguistique du cerveau dâun seul locuteur risque dâĂȘtre absolument phĂ©nomĂ©nale. Car la langue est un systĂšme fait de centaines de milliers de rĂšgles, nettement plus que ce quâaucune grammaire de rĂ©fĂ©rence nâa jamais pu arriver Ă consigner.
Et cela sans parler du fait que ces rĂšgles purement linguistiques, en plus du sens conventionnel quâelles expriment, donnent lieu Ă un autre niveau de complexitĂ© qui a pour effet de modifier lâinterprĂ©tation des Ă©noncĂ©s en fonction du contexte dans lequel ils sont prononcĂ©s. Quand au restaurant on entend le serveur nous demander « Est-ce que câest terminĂ©? », on comprend que ce nâest quâune maniĂšre de dire « Puis-je vous dĂ©barrasser? ». De mĂȘme, « Je prendrais bien de lâeau. » veut souvent dire quelque chose comme « Peux-tu me passer de lâeau? » Ce niveau dâanalyse porte le nom de pragmatique et complexifie encore lâinterprĂ©tation et lâanalyse de la langue.
Ainsi, si lâĂ©laboration des langues est inconsciente, elle reste le fruit dâune somme prodigieuse dâefforts, distribuĂ©s sur des milliers dâannĂ©es et entre des milliers ou des million dâindividus. Ce sont des systĂšmes de ce genre que se proposent de recrĂ©er les idĂ©olinguistes. On imagine bien que cette activitĂ© nâa rien dâĂ©vident. Lâimmense complexitĂ© â non pas seulement numĂ©rique mais structurale surtout â dâune langue et la diversitĂ© des formes possibles rend en outre impensable lâĂ©laboration dâune recette fixant la mĂ©thode de leur crĂ©ation. Câest en cela que lâart se distingue de la technique.
Page Wikipédia sur les langues construites
Je souhaite dâabord avertir le lecteur que, lâidĂ©olinguisme Ă©tant pour moi une activitĂ© solitaire, et bien que je crois connaĂźtre plutĂŽt bien les tendances de plusieurs communautĂ©s idĂ©olinguistiques, je ne saurais mâen faire le porte-parole, ne serait-ce que le temps de cet article. Gardons alors Ă lâesprit que je ne parlerai que de ma perspective et de mes impressions. Quelque chose me dit cependant que mon comportement et mes idĂ©es ne sont pas totalement originaux.
Les formes linguistiques Ă©tant infiniment variĂ©es, et puisquâon est bien forcĂ© de choisir parmi elles si on veut finir un jour par crĂ©er une langue, il faut se donner des critĂšres de sĂ©lection permettant de prĂ©fĂ©rer une forme Ă une autre ou une idĂ©olangue Ă une autre. Ces critĂšres dĂ©pendent Ă©videment du ou des buts que visent lâidĂ©olinguiste en crĂ©ant sa langue. Les combinaisons possibles sont trĂšs variĂ©es, donc.
Il me semble que tous ces critĂšres, aussi nombreux et divers quâils soient, peuvent ĂȘtre rĂ©unis sous le concept de beautĂ©, câest-Ă -dire quâils sont tous lâexpression dâune certaine conception de la beautĂ©, dans un contexte particulier. LâidĂ©olinguisme Ă©tant un art, la dimension esthĂ©tique y joue un rĂŽle de grande importance dans lâorientation et dans lâĂ©valuation des crĂ©ations. Je ne suis jamais encore tombĂ© sur une idĂ©olangue dont le but nâĂ©tait pas dâĂȘtre belle, agrĂ©able Ă entendre ou Ă utiliser, pour lâidĂ©olinguiste ou pour dâautres. MĂȘme des langues comme le lojban ou lâithkuil, dont les crĂ©ateurs mettent surtout en Ă©vidence lâaspect technique, ne sont pas pour autant dĂ©pourvues de motivations esthĂ©tiques, ne serait-ce que parce que câest cet aspect technique quâon peut trouver beau ; on ne doit pas sous-estimer la valeur de lâĂ©lĂ©gance dans les crĂ©ations thĂ©oriques. Dans ce genre dâĆuvre oĂč lâatteinte de lâobjectif â lui-mĂȘme difficile Ă dĂ©finir prĂ©cisĂ©ment â est difficile Ă mesurer, lâidĂ©e de beau est nĂ©cessairement liĂ©e Ă celle de bon.
Page WikipĂ©dia sur lâithkuil
Souligner lâuniversalitĂ© du critĂšre esthĂ©tique ne veut pas dire affirmer lâexistence dâun Ă©talon universel pour juger des idĂ©olangues. En fait, câest affirmer prĂ©cisĂ©ment lâinverse, car la beautĂ© est Ă©minemment subjective. Tout le monde ne sâentend pas pour dire que telle ou telle autre idĂ©olangue est belle ou dĂ©plaisante, bien construite ou mal construite, etc. Cela dĂ©pend du but de la langue, ou mieux, de la perception favorable ou dĂ©favorable quâa de ce but celui qui en juge et de lâapprĂ©ciation de ce juge quant Ă lâatteinte de ce but.
Mais cette section a pour titre « Le bon goĂ»t idĂ©olinguistique ». Câest donc que tous les jugements ne sont pas Ă©gaux, pas entiĂšrement subjectifs. Encore une fois cependant, pas dâĂ©talon universelle, mais plutĂŽt diffusion et conventionalisation des jugements esthĂ©tiques dans une communautĂ©. Il sây installe toujours en effet, quâon parle dâune communautĂ© qui rassemble des amateurs des idĂ©olangues ou dâautres choses, une conception plus ou moins dominante qui impose plus ou moins doucement une idĂ©e du beau, un bon goĂ»t. Que ce phĂ©nomĂšne soit bon ou mauvais ne mâimporte pas prĂ©sentement, je me contente de souligner cette tendance gĂ©nĂ©rale[1].
Ce fait a pour corollaire que lâidĂ©e de « bon goĂ»t » que se fait un individu dĂ©pend grandement des personnes quâil frĂ©quente, de sa socialisation. Le plus souvent, il adoptera leurs jugements, et plus ceux avec qui il interagira viendront dâhorizons diffĂ©rents, plus son goĂ»t sera raffinĂ©.
Je veux donner quelques exemples de communautĂ©s dâidĂ©olinguistes, ainsi que leurs tendances esthĂ©tiques. La plus active est probablement celle qui sâest bĂątie autour de r/conlangs, sur Reddit. Elle tend Ă prĂ©fĂ©rer les idĂ©olangues naturalistes, qui tentent dâimiter le mieux possibles lâallure et le fonctionnement des langues naturelles. On observe la mĂȘme inclination chez le balado Conlangery.
Communauté r/conlangs (en anglais)
Le balado Conlangery (en anglais)
Si les idĂ©olangues naturalistes sont solidement ancrĂ©es dans la liste de diffusion Conlang, les idĂ©olangues idĂ©alistes [2]y trouvent une belle place. Quant Ă la liste de diffusion Auxlang, elle est exclusivement dĂ©diĂ©e aux discussions portant sur les idĂ©olangues auxiliaires, câest-Ă -dire sur les langues qui sont crĂ©Ă©es pour servir de moyen de communication entre les cultures de langues diffĂ©rentes.
Liste de diffusion Conlang (en anglais)
Liste de diffusion Auxlang (en anglais)
LâAtelier est un forum francophone dĂ©diĂ© Ă lâidĂ©olinguisme. Jâadmets et je regrette ne pas bien le connaĂźtre ; je ne saurais donc pas en donner lâorientation exacte. DâaprĂšs mes quelques visites, je crois quâon y trouve de tout, beaucoup dâidĂ©olangues personnelles ne se souciant pas nĂ©cessairement de naturalisme, mais aussi des langue idĂ©alistes. Je tenais Ă mentionner cette communautĂ© en dĂ©pit de mon manque de connaissance, car il sâagit de la seule communautĂ© francophone que je connais, et je veux lâencourager ; elle est en outre assez active. Je me donne pour objectif de la frĂ©quenter plus souvent et dây participer activement.
Plusieurs ont peut-ĂȘtre du mal se reprĂ©senter un jugement esthĂ©tique en idĂ©olinguistique. Sur quoi peut-il porter? Je veux en donner quelques exemples. Il sâagit de critĂšres dâidĂ©olinguistes naturalistes, car ce sont ceux que je connais le mieux.
Le lecteur sera peut-ĂȘtre surpris dâapprendre quâun critĂšre comme lâeuphonie joue rarement un rĂŽle dĂ©terminant dans la formulations des jugements sur lâagencement et la distribution des sons dâune langue. Plusieurs communautĂ©s (surtout celles qui tendent Ă prĂ©fĂ©rer les idĂ©olangues naturalistes) se sont dotĂ©es de moyens plus sophistiquĂ©s et objectifs. LâidĂ©e de symĂ©trie du systĂšme phonologique en est un. Le systĂšme phonologique dâune langue contient lâensemble ses sons tels quâils sont perçus par ses locuteurs. Un son nâest pas une unitĂ© inanalysable, mais peut ĂȘtre dĂ©composĂ© en une sĂ©rie des traits distinctifs. Le phonĂšme /p/ a ainsi les traits suivants: pulmonique, occlusive, bilabiale, sourd, oral, etc ; le phonĂšme /b/ ne diffĂšre de /p/ que par ce quâil est sonore (non sourd), donc par la vibration des cordes vocales au moment de le produire ; le phonĂšme /m/ ne diffĂšre de /b/ que par ce quâil est nasal (non oral) ; le phonĂšme /t/ ne diffĂšre de /p/ que par ce quâil est alvĂ©o-dentale (non bilabiale) ; etc. Or, on a remarquĂ© que les phonĂšmes des langues naturelles tendent Ă sâorganiser autour de ces traits distinctifs. Par exemple, si une langue possĂšde les occlusives /p/, /t/ et /k/ et quâelle possĂšde aussi la version sonore de /k/ (/g/), on sâattend Ă quâelle possĂšde aussi les versions sonores de /p/ et /t/ (/b/ et /d/). Des exceptions existent toujours, mais il sâagit dâune tendance universelle, et on sâattend Ă en voir le reflet dans les idĂ©olangues naturalistes.
Un autre exemple de critĂšre esthĂ©tique qui sous-tend gĂ©nĂ©ralement les jugements formulĂ©s par les idĂ©olinguistes naturalistes a trait Ă la prĂ©sence dâirrĂ©gularitĂ©s. Comme les langues naturelles prĂ©sentent un nombre variable dâaccidents dans lâapplication de certaines rĂšgles grammaticales, une idĂ©olangue qui se veut plausible de ce point de vue doit en contenir au moins un certain nombre. Il en existe deux types : les « irrĂ©gularitĂ©s irrĂ©guliĂšres » et les « irrĂ©gularitĂ©s rĂ©guliĂšres ». Les premiĂšre sont les vrais irrĂ©gularitĂ©s, quâon doit apprendre par cĆur et quâon ne peut vraiment gĂ©nĂ©raliser. Les secondes sont en fait le rĂ©sultat de lâapplication de certaines rĂšgles dans un certain environnement. Ainsi, la rĂšgle du « h » aspirĂ© en français est un exemple dâirrĂ©gularitĂ© irrĂ©guliĂšre, car il nâexiste pas de rĂšgle synchronique qui permette dâidentifier les mots qui demandent lâĂ©lision de lâarticle dĂ©fini et ceux qui lâinterdisent ; il faut apprendre par cĆur quâon dit « le hĂ©ros » et non « *lâhĂ©ros » et quâon dit « lâharmonie » et non « *la harmonie ». En revanche, dans une langue comme le catalan, la rĂšgle dâĂ©lision de lâarticle dĂ©fini est un exemple dâirrĂ©gularitĂ© rĂ©guliĂšre. Elle stipule que lâarticle doit ĂȘtre Ă©lidĂ© devant une voyelle, sauf si cette voyelle est /i/ ou /u/ et quâelle nâest pas accentuĂ©e[3]. Ainsi, on dit « la universitat » (lâuniversitĂ©) et non « *lâuniversitat », car ici lâaccent tombe sur la derniĂšre syllabe, et on dit « lâu dâoctubre » (le premier octobre) et non « *el u dâoctubre » parce que lâaccent tombe sur le /u/. Une idĂ©olangue naturaliste devrait donc inclure des irrĂ©gularitĂ©s des deux types et devrait idĂ©alement justifier leur existence Ă lâaide dâune explication plausible de leur Ă©mergence.
Il en existe beaucoup dâautres, et jâaurais pu ajouter Ă ces critĂšres ceux de la cohĂ©rence interne, du niveau de complexitĂ© appropriĂ©, de lâoriginalitĂ© des moyens grammaticaux, de la monumentalitĂ© de lâĆuvre, etc.
LâidĂ©e de bon goĂ»t idĂ©olinguistique quâon a dĂ©veloppĂ©, nâest pas quâun guide, cependant. Il peut parfois dĂ©router et asservir le disciple. Il mâest en effet arrivĂ© quelques fois de me dire que la crĂ©ation serait plus simple si on ne mâavait pas montrĂ© de standards aussi Ă©levĂ©s, pour ainsi dire. Jâai dâailleurs remarquĂ© que les idĂ©olinguistes qui ont commencĂ© leurs activitĂ©s avant lâavĂšnement dâinternet et donc avant lâĂ©tablissement de la grande majoritĂ© des communautĂ©s idĂ©olinguistiques ont souvent crĂ©Ă© une seule langue, Ă laquelle ils pouvaient concentrer toutes leur Ă©nergie et leur crĂ©ativitĂ© idĂ©olinguistique. Ă lâinverse, il nâest pas rare et mĂȘme plutĂŽt normal aujourdâhui pour une seule personne de crĂ©er une foule de langues plus ou moins achevĂ©es. Si mon impression est vraie, on pourrait proposer que les idĂ©olinguistes, qui Ă©taient avant complĂštement coupĂ©s (ou presque) de leurs camarades, tendaient Ă ĂȘtre plus satisfaits de leur idĂ©olangue que moi et mes contemporains, qui aurions acquis des standards que nous peinerions Ă atteindre.
Jâai Ă©tudiĂ© plusieurs idĂ©olangues et, homme de mon temps, jâai entrepris dâen crĂ©er un certain nombre. Parmi les quelques heureuses dâentre elles qui ont dĂ©passĂ© le stade de simple brouillon, il en est une qui, bien que tout soit relatif, se dĂ©marque par sa maturitĂ© et la prĂ©cision de sa description. Cette langue, je lui avait donnĂ© le nom de syosta. Elle possĂšde une grammaire sâĂ©tendant sur un peu plus de cent pages de livres de poche et un dictionnaire dĂ©passant les quatre cents entrĂ©es[4]. Inutile de dire que les langues naturelles, de mĂȘme quâun grand nombre dâidĂ©olangues, sont beaucoup plus riches et dĂ©taillĂ©es, mais ce stade de dĂ©veloppement est dans le domaine du respectable selon moi.
Le syosta rassemble un certain nombre de caractĂ©ristiques qui me plaisent beaucoup : lâergativitĂ©, les manipulation de la valence et les contraintes sur la relativisation, notamment. Mais je nâen suis pas satisfait. Elle est le fruit dâun projet scolaire et porte la trace de lâempressement avec lequel le calendrier mâa forcĂ© Ă en mener le dĂ©veloppement. Câest peut-ĂȘtre en raison de ce manque de temps que je voyais transparaĂźtre dans la langue que, une fois le travail remis, je ne lui ai plus touchĂ©.
Mon intĂ©rĂȘt pour lâidĂ©olinguisme nâa pas faibli, seulement, ce projet mâa aussi permis de saisir dans sa pleine mesure ce quâil faut de temps et dâefforts pour construire une langue, une langue dĂ©taillĂ©e et subtile, une langue dont je pourrais ĂȘtre fier, qui pourrait enfin me satisfaire. Je ne peux donc pas me tromper trop souvent si je veux avoir le temps dans ma vie de crĂ©er une langue mature qui me plaise. Cette entreprise, si je la veux durable, doit dĂšs ses dĂ©buts sâengager sur un chemin favorable.
Jâaime croire que je suis un homme de principe ; je veux donc choisir pour ma langue un principe quâelle devra pleinement respecter. Câest lui qui guidera mes choix et câest par lui que je pourrai mesurer la rĂ©ussite ou lâĂ©chec de mon idĂ©olangue. Je veux parler du principe que jâai choisi et des raisons, pratiques et esthĂ©tiques, qui ont conduites Ă ce choix.
Comme on doit dĂ©jĂ lâavoir compris, jâai Ă©tĂ© grandement influencĂ© par le courant naturaliste de lâidĂ©olinguisme ; câest par lui que jâai dĂ©couvert cet art. Or, depuis quelques temps, je tente de lâabandonner. Ce nâest pas que jâen rejette maintenant les visĂ©es, que je les trouve moins louables, au contraire. Câest plutĂŽt que, dâabord, jâai le sentiment que je ne pourrai jamais, dans ce cadre, crĂ©er une idĂ©olangue qui me plaise, quâil me serait impossible de satisfaire le principe naturaliste : il est trop ambitieux ; il surpasse mes capacitĂ©s. Ensuite, jâai le bonheur dâavoir dĂ©couvert un principe alternatif tout aussi sĂ©duisant, seulement, Ă ma portĂ©e je crois.
Nous savons depuis Saussure que la langue est une convention arbitraire et que, dans les limites quâimpose la facultĂ© de langage, la forme dâune langue ne dĂ©pend finalement que dâune suite dâĂ©vĂ©nements contingents. Il suffit pour sâen convaincre de jeter un coup dâĆil Ă la diversitĂ© des langues du monde. Pour lâidĂ©olinguiste, cela signifie quâil lui faut choisir parmi une infinitĂ© dâoptions. Il est facile de se perdre dans cet abondance ; câest certainement mon cas. Comment arrĂȘter son choix si on ne connaĂźt quâune infime fraction des possibilitĂ©s? Comment ne pas anticiper un regret en sâimaginant dĂ©couvrir plus tard, lorsquâil sera difficile de reculer, une option qui nous plairait davantage? Il me faut limiter les options possibles. Je place mon espoir dans la contrainte et dans lâignorance.
Plus un principe est contraignant, plus il oriente la création. Les options ne disparaissent pas pour autant, mais un cadre plus restrictif aide à les filtrer. Je postule que si la contrainte plaßt au créateur la création lui plaira aussi.
Jâenvie parfois les crĂ©ateurs des premiers temps de lâidĂ©olinguisme pour qui lâabondance des options devait sembler plus lĂ©gĂšre. Dâune part, dâoptions, ils en avaient considĂ©rablement moins, car elles ne se diffusaient pas aussi facilement et Ă©taient donc bien moins accessibles. On nâa pas besoin de ce quâon ignore, disait Laborit. Dâautre part, les risques dâun choix importaient bien moins. Non seulement obĂ©issaient-ils Ă un sens esthĂ©tique souvent moins exigeant, mais aussi le choix lui-mĂȘme Ă©tait en quelque sorte secondaire. Les premiers idĂ©olinguistiques Ă©taient les premiers habitants dâun nouveau monde, et ce qui importait alors Ă©tait de dĂ©fricher, de bĂątir et de semer. Il fallait manger et passer lâhivers ; voilĂ Ă quoi se mesurerait le succĂšs. Ces tĂąches ne demandent plus autant d'effort et de crĂ©ativitĂ© Ă nous qu'Ă nos prĂ©dĂ©cesseurs, et aujourd'hui câest sur lâallure de la maison quâon se concentre pour juger du travail dâun idĂ©olinguiste. Ce serait une bonne stratĂ©gie, il me semble, pour allĂ©ger le poids et le nombre des options, que de faire comme les anciens et de dĂ©fricher de nouvelles terres, lĂ oĂč les conceptions esthĂ©tiques que jâai acquises perdent de leur pertinence. Les forĂȘts vierges se font rares dans le domaine du naturalisme.
Quâon me comprenne bien : il ne sâagit pas de faire une langue mĂ©diocre. Il sâagit au contraire de mâorganiser pour Ă©viter la mĂ©diocritĂ©. Jâidentifie mes critĂšres esthĂ©tiques, jâidentifie mes limites et je cherche le moyen de satisfaire les uns en respectant les autres. De mĂȘme, il ne faut pas se mĂ©prendre sur lâattitude : je ne me rĂ©signe pas Ă dĂ©laisser le principe naturaliste, ce nâest pas non plus par rĂ©signation que jâadopte un autre principe. Chronologiquement, lâalternative est arrivĂ© avant le dĂ©sir dâalternative ; il nây a jamais eu recherche, mais trouvaille puis comparaison.
Quel est donc le principe qui orientera le développement de mon idéolangue? Ce principe sera la pile.
Un pile est une structure de donnĂ©es trĂšs simple mais aussi trĂšs polyvalente. Elle fonctionne comme une pile ordinaire : les Ă©lĂ©ments sont empilĂ©s les uns sur les autres, on ne peut accĂ©der quâĂ lâĂ©lĂ©ment supĂ©rieur et on ne peut ajouter des Ă©lĂ©ments Ă la pile quâen les plaçant Ă son sommet.
Article Wikipédia sur la pile
Lâanalogie avec un certain mode de calcul arithmĂ©tique sert souvent Ă en exemplifier le comportement. La pile illustrĂ©e ci-bas peut ainsi ĂȘtre le rĂ©sultat de lâempilement successif de 8, de 43 et de 61, dans cet ordre.
âââââ | 6 1 | <--- Sommet de la pile âââââ | 4 3 | âââââ | 8 | âââââ
Dans cette configuration, seul 61 est accessible. On peut manipuler la pile par des opĂ©rations. Supposons un opĂ©rateur de sommation +. Il fonctionnerait de la maniĂšre suivante : il dĂ©pilerait 61, dĂ©pilerait 43, en ferait la somme et empilerait le rĂ©sultat, dans cet ordre. Lâimportant ici, câest que seul lâĂ©lĂ©ment supĂ©rieur est accessible. Voici lâĂ©tat de la pile aprĂšs cette opĂ©ration.
âââââ | 104 | âââââ | 8 | âââââ
Un opérateur de soustraction - fonctionnerait de maniÚre analogue. En voici le résultat.
âââââ | -96 | âââââ
Dans la notation que nous avons coutume dâutiliser, ce calcul peut ĂȘtre reprĂ©sentĂ© ainsi :
8 - (43 + 61)
Il existe une notation alternative Ă celle qui nous est familiĂšre, dont les expressions se calculent trĂšs simplement Ă lâaide dâune pile. Il sâagit de la notation polonaise inverse, dans laquelle, plutĂŽt que de se placer entre leurs opĂ©randes, les opĂ©rateurs se placent Ă leur droite. Ainsi, 2 + 3 est sâĂ©crit 2 3 + dans cette notation, et 8 - (61 + 43) sâĂ©crit :
8 43 61 + -
Pour interprĂ©ter le rĂ©sultat Ă lâaide dâune pile, il suffit de lire les Ă©lĂ©ments de gauche Ă droite, et selon leur nature, de les empiler ou de les appliquer, les nombres sâempilant et les opĂ©rateurs sâappliquant. Voici lâĂ©volution de la pile au cours de lâinterprĂ©tation de la reprĂ©sentation de notre calcul en notation polonaise inverse. Chaque colonne correspond Ă lâĂ©tat de la pile aprĂšs la lecture dâun Ă©lĂ©ment.
âââââ | 6 1 | âââââ âââââ âââââ | 4 3 | | 4 3 | | 104 | âââââ âââââ âââââ âââââ âââââ | 8 | | 8 | | 8 | | 8 | | -96 | âââââ âââââ âââââ âââââ âââââ
Remarquons que la notation polonaise inverse ne fait pas usage des parenthĂšses : lâordre dâapplication des opĂ©rations est donnĂ© par lâordre dâapparition des opĂ©rateurs correspondants. Ainsi, plutĂŽt que de placer des parenthĂšses, on change lâordre relatif des opĂ©rateurs et des opĂ©randes.
8 43 61 + - = 8 - (43 + 61) = -96 8 43 61 - + = 8 + 43 - 61 = -10 8 43 - 61 + = 8 - 43 + 61 = 26 âŠ
Article Wikipédia sur la notation polonaise inverse
Cette notation me sĂ©duit par sa simplicitĂ©, par sa flexibilitĂ© et par son Ă©lĂ©gance. Sa simplicitĂ© vient de ce que ses rĂšgles syntaxiques sont trĂšs peu nombreuses et prĂ©visibles. Elle peut se passer complĂštement de la notion de la prioritĂ© des opĂ©rations, par exemple. Elle est flexible notamment car elle nâest pas limitĂ©e Ă des opĂ©rateurs unaires ou binaires. On peut en effet imaginer un opĂ©rateur ternaire PLUS_MOINS, qui soustrait Ă un nombre la somme de deux autres nombres.
8 43 61 PLUS_MOINS = 8 43 51 + -
On peut aussi imaginer un opĂ©rateur empilant plus dâun Ă©lĂ©ment sur la pile. En voici un exemple assez artificiel :
UN_DEUX + = 1 2 +
Son élégante vient de sa simplicité et de sa flexibilité.
La syntaxe de ma langue fonctionnera donc comme une pile. Peut-ĂȘtre ne voit-on pas bien comment une langue peut fonctionner selon ce principe. En fait, on peut faire lâanalogie entre nombre et nom et entre opĂ©rateur et verbe. Par exemple :
2 1 - moi pain manger Je mange du pain.
lui Dieu croire Il croit en Dieu.
Mais le modĂšle de la pile nâest pas Ă©quivalent Ă celui dâune langue tĂȘte finale, dans laquelle la tĂȘte est toujours placĂ©e Ă la fin du syntagme. Les diffĂ©rences fondamentales sont trop complexes pour que je les expose ici ; je les rĂ©serve pour un autre article. Je peux tout de mĂȘme en donner un exemple. Puisque la pile est une structure simple, on peut la modifier simplement. On peut par exemple inverser lâordre de deux Ă©lĂ©ments.
pain moi INV manger Je mange du pain.
On peut supprimer un élément.
moi pain patates SUPP manger Je mange des patates
On peut dupliquer un élément.
Ami DUP parle Un ami parle Ă un ami (ouâŻ: Des amis se parlent)
Et cetera.
La pile nâest pas un principe idĂ©olinguistique totalement inexplorĂ©. Le fith, entre autres, est basĂ© sur ce principe. Cependant, si sa qualitĂ© de pionnier et la nature du principe suffit Ă rendre l'idĂ©olangue digne dâĂ©loge, je ne trouve pas son approche satisfaisante. Le mode dâinterprĂ©tation des phrases est trĂšs peu dĂ©taillĂ©, par exemple. En particulier, je me demande comment un prĂ©dicat (un verbe) peut ĂȘtre modifiĂ© sâil consomme ses arguments et disparaĂźt aussitĂŽt quâil est placĂ© sur la pile. La langue est somme toute trĂšs peu documentĂ©e.
Page sur FrathWiki (en anglais)
Page Langmaker archivée (en anglais)
Survol par David J. Peterson (en anglais)
Le principe de pile satisfait tous mes critĂšres. Dâabord, il est contraignant. Il rĂ©duit considĂ©rablement le nombre des options ; les structures prĂ©sentes dans les langues naturelles ou dans dâautres idĂ©olangues ne sâappliquent pas (ou alors trĂšs difficilement) Ă une langue Ă pile. Ce fait contribue beaucoup au respect de la contrainte dâignorance et rĂ©duit encore une fois le nombre des options. Puisque la pile est un appareil syntaxique trĂšs peu explorĂ© en idĂ©olinguistique, mises Ă part celles venant du fith et de quelques autre pionniers, les options se limiteront Ă ce que je pourrai imaginer.
Cette langue dont je planifie le dĂ©veloppement et dont cet article est lâacte de naissance, je lâai baptisĂ©e jex ([ÊeÊ], « jĂ©che »). Jâai lâintention dâen faire une idĂ©olangue personnelle, qui se dĂ©veloppera en mĂȘme temps que moi.
Je compte lâapprendre. Les structures dâune idĂ©olangue basĂ©e sur le principe de pile sont Ă©videmment trĂšs diffĂ©rentes de celles des langues naturelles, et on peut douter de la capacitĂ© dâun humain Ă l'apprendre. Je suis sceptique moi aussi. Je suppose quâil est impossible pour un humain dâexploiter tout le potentiel de la pile, mais ça ne veut pas dire quâun sous-ensemble pas tout Ă fait Ă©quivalent aux langues naturelles soit hors de sa portĂ©e. Ce sera au moins lâoccasion dâen apprendre plus sur notre facultĂ© de langage.
Je rendrai compte du développement du jex dans des articles subséquents. Au travail!
[1] Je peux tout de mĂȘme en dire quelques mots. Une communautĂ© dâindividus est fondamentalement une communautĂ© dâintĂ©rĂȘts, et ce sont ces intĂ©rĂȘts qui lâunissent et la maintiennent. Ainsi, si, par exemple, cette communautĂ© rassemble des partisans de la crĂ©ation dâune langue internationale destinĂ©e Ă favoriser la communication au sein de lâhumanitĂ©, il est essentiel dâaccorder une certaine prĂ©pondĂ©rance aux discussions qui ont trait Ă ce thĂšme, plutĂŽt quâaux langues de Tolkien, par exemple. LâintĂ©rĂȘt dâune communautĂ© peut Ă©voluer avec le temps, mais il importe que ce changement se fasse surtout de lâintĂ©rieur, sans quoi la communautĂ© risque la dissolution. Une certaine unitĂ© dans les jugements est donc utile, nĂ©cessaire mĂȘme, pour favoriser les discussions qui intĂ©ressent les membres dâune communautĂ©. En revanche, des jugements trop intransigeants ne sont pas favorables Ă la communautĂ©. Si les intĂ©rĂȘts de ses membres sont particuliĂšrement nichĂ©s, elle risque la disparition en refusant lâapport de ceux dont les idĂ©es sont assez semblables mais pas suffisamment compatibles. Si cette intransigeance est imposĂ©e par un petit nombre, elle risque aussi de faire fuir des membres, qui ne se reconnaĂźtraient alors plus dans son attitude. Au contraire, il nâexiste pas de ciment plus fort si elle est unanime.
[2] Nâayant pas trouvĂ© dans la tradition francophone de terme satisfaisant pour traduire « engelang » ou « engineered language », jâai dĂ©cidĂ© dâen forger un moi-mĂȘme. Jâai choisi celui dâidĂ©olangue idĂ©aliste car il suggĂšre que les langues de ce genre ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©es pour concrĂ©tiser un idĂ©al. Dans le cas du lojban, il sâagit de la minimisation des ambiguĂŻtĂ©s Ă lâaide de la logique des prĂ©dicats, dans le cas du toki pona, il sâagit de la recherche du minimalisme, etc. Il y avait bien lâoption dâ« idĂ©olangue expĂ©rimentale », mais elle me semble accorder une trop grande importance Ă lâoriginalitĂ© et Ă lâinnovation. Toute idĂ©olangue premiĂšre en son genre est expĂ©rimentale, mais ce nâest pas nĂ©cessairement lĂ son trait caractĂ©ristique. Si on se mettait en grande nombre Ă faire des idĂ©olangues logiques du mĂȘme style que le lojban, il sâen suivrait forcĂ©ment une certaine normalisation, et lâactivitĂ© perdrait son caractĂšre expĂ©rimental, sans que lâessence de ce genre dâidĂ©olangues sâen trouve altĂ©rĂ©e.
[3] Notons cependant que, si en catalan le placement de lâaccentuation suit des tendances morphophonologiques certaines, plusieurs exceptions existent.
[4] Peut-ĂȘtre les retoucherai-je un jour de maniĂšre Ă les rendre publiables ici.
â Selve